Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 14

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 294-302).
Seconde partie - Chapitre XIV

Ottilie se dirigea en hâte vers la maison d’été. Dès qu’elle y fut arrivée, elle fit appeler le chirurgien et lui remit l’enfant. Cet homme expérimenté et toujours prêt à remédier à tous les accidents possibles, prodigua à cette frêle créature des secours proportionnés à sa constitution. La jeune fille le seconda avec activité ; apportant elle-même les objets qu’il demandait, elle allait, venait et donnait des ordres avec suite et précision. En la voyant se mouvoir ainsi, on eût dit qu’elle marchait, agissait et vivait dans un autre monde ; c’est que les grands événements, qu’ils soient heureux ou malheureux, nous font croire que tout autour de nous a changé de nature.

L’habile chirurgien continua ses efforts gradués ; Ottilie chercha à lire ses espérances dans ses yeux, car il ne répondait rien à ses questions réitérées. Bientôt cependant il secoua la tête d’un air de doute, et lorsqu’elle lui demanda positivement s’il croyait pouvoir sauver le malheureux enfant, il laissa échapper de ses lèvres un non à peine articulé. Au même instant Ottilie quitta l’appartement, qui était la chambre a coucher de sa tante, pour passer dans la pièce voisine ; mais, à quelques pas du canapé, elle tomba sans mouvement sur le tapis.

On entendit la voiture de Charlotte entrer dans la cour, et le chirurgien courut au-devant d’elle pour la préparer au malheur qui venait d’arriver. Il ne la rencontra pas ; car, au lieu de monter directement à sa chambre à coucher, elle entra au salon où elle vit sa nièce étendue par terre sans apparence de vie. Une femme de chambre accourut du côté opposé en poussant des cris lamentables ; le chirurgien arriva presque aussitôt et fut forcé de tout avouer. Charlotte cependant croyait encore à la possibilité de rappeler son enfant à la vie ; le prudent chirurgien s’en applaudit et se borna à la prier de ne pas demander à voir son fils en ce moment, puis il s’éloigna pour l’entretenir dans son erreur, en lui faisant croire que sa présence était nécessaire auprès de son petit malade.

Charlotte s’est assise sur le canapé, Ottilie est toujours couchée sur le tapis. Sa malheureuse tante la soulève par un effort pénible, et attire sur ses genoux la belle tête de la jeune fille. Le chirurgien entre et sort à chaque instant ; il feint de redoubler d’efforts pour l’enfant, tandis qu’il ne s’occupe plus que des deux dames. Minuit vient de sonner, le silence de la mort règne dans la contrée et dans la maison. Charlotte comprend enfin qu’elle a perdu son enfant, elle veut du moins avoir près d’elle ses restes inanimés, et l’on dépose sur le canapé un panier où repose ce petit corps glacé, enveloppé dans des mouchoirs de laine chauds et blancs ; son visage seul est découvert ; il semble dormir.

Le bruit de cette catastrophe ne tarda pas à mettre tout le village en émoi. Dès qu’il arriva au Major, il quitta l’auberge et se rendit à la maison d’été. N’osant y entrer, il interrogea les domestiques qui couvaient çà et là, et finit par dire à l’un d’eux de faire descendre le chirurgien. Celui-ci ne se fit pas long-temps attendre ; quelle ne fut pas sa surprise, en reconnaissant son ancien protecteur ! Sa présence dans un pareil moment lui parut de bonne augure ; aussi se chargea-t-il avec plaisir de préparer Charlotte à le recevoir. Voulant s’acquitter de cette tâche délicate avec toute la prudence nécessaire, il commença par lui parler de plusieurs personnes absentes qui ne pouvaient manquer de partager sa juste douleur. Ce genre de conversation l’amena naturellement à prononcer le nom du Major ; et il l’imposa pour ainsi dire à la pensée de la malheureuse mère, en lui rappelant le dévouement sans bornes dont cet ami sincère lui avait déjà donné tant de preuves. Passant du récit à la réalité, il lui apprit qu’il était là, à sa porte, et n’attendait qu’un mot pour paraître.

Au même instant le Major entra, Charlotte l’accueillit avec un sourire douloureux. Il s’avança doucement et s’arrêta en face d’elle. Elle releva la couverture de soie verte qui couvrait le cadavre de l’enfant, et, à la faible lueur d’une seule bougie, le Major reconnut avec une secrète terreur, dans les traits de cet enfant, sa propre image immobilisée par la mort. D’un geste, Charlotte lui désigna un siège près d’elle, et tous deux restèrent ainsi en face l’un de l’autre pendant toute la nuit, sans prononcer un seul mot. Ottilie était toujours appuyée sur les genoux de sa tante, dans une attitude calme et respirant doucement. Elle dormait ou semblait dormir.

La bougie s’était éteinte, le crépuscule du matin éclairait l’appartement, et semblait arracher le Major et son amie à un rêve lugubre. Charlotte le regarda d’un air résigné et lui dit à voix basse, comme si elle craignait de réveiller Ottilie :

— Dites-moi, mon ami, quelle combinaison du destin vous a fait arriver ici, pour être témoin d’une pareille scène de deuil et de douleur ?

— Je crois, répondit-il sur le même ton, que la réserve et les moyens préparatoires seraient en ce moment inutiles et déplacés. Je vous trouve dans une situation si terrible, que la mission dont je suis chargé et que je croyais importante et grave, ne me parait plus qu’un événement ordinaire.

Puis il l’instruisit avec calme et simplicité de l’arrivée d’Édouard et du but dans lequel il l’avait envoyé près d’elle. Il lui parla même des espérances personnelles qu’Édouard l’avait autorisé à concevoir, si tous ses projets pouvaient se réaliser. Son langage était franc, mais aussi délicat que l’exigeaient les circonstances. Charlotte l’écouta tranquillement, et sans manifester ni surprise ni irritation.

— Je ne me suis encore jamais trouvée dans un cas semblable, dit-elle d’une voix si faible, que, pour l’entendre, le Major fut obligé d’approcher son siège du canapé ; mais j’ai toujours eu l’habitude, quand il s’agissait de prendre une détermination grave, de me demander : Que ferai-je demain ? Je sens que le sort de plusieurs personnes qui me sont chères est en ce moment entre mes mains ; je ne doute plus de ce que je dois faire, et je vais l’énoncer clairement : Je consens au divorce. Ce consentement, j’aurais dû le donner plus tôt ; mes hésitations, ma résistance ont tué ce malheureux enfant ! Quand le destin veut une chose qui nous paraît mal, elle se fait en dépit de tous les obstacles que nous nous croyons obligés d’y opposer par raison, par vertu, par devoir. Au reste, je ne puis plus me le dissimuler, le destin n’a réalisé que mes propres intentions, dont j’ai eu l’imprudence de me laisser détourner. Oui, j’ai cherché à rapprocher Ottilie d’Édouard, j’ai voulu les marier ; et vous, mon ami, vous avez été le confident, le complice de ce projet. Comment ai-je pu voir dans l’entêtement d’Édouard un amour invariable ? Pourquoi, surtout, ai-je consenti à devenir sa femme, puisqu’on restant son amie je faisais son bonheur et celui de la malheureuse enfant qui dort là, à mes pieds ? Je tremble de la voir sortir de ce sommeil léthargique ! Comment pourra-t-elle supporter la vie, si nous ne lui donnons pas l’espoir de rendre un jour à Édouard plus qu’elle ne lui a fait perdre, par la catastrophe dont elle a été l’aveugle instrument ? Et elle le lui rendra, j’en ai la certitude, car je connais toute l’étendue de sa passion pour lui. L’amour qui donne la force de tout supporter, peut tout remplacer. Quant à ce qui me concerne, il ne doit pas en être question en ce moment. Eloignez-vous en silence, cher Major, dites à votre ami que je consens au divorce, que je m’en remets, pour le réaliser, à lui, à vous, à Mittler. Je signerai tout ce que l’ on voudra ; qu’on me dispense seulement d’agir, de donner des conseils, des avis.

Le Major se leva et pressa sur ses lèvres la main que Charlotte lui tendit par-dessus la tête d’Ottilie.

— Et moi, murmura-t-il d’une voix à peine intelligible, que puis-je espérer ?

— Dispensez-moi de vous répondre, mon ami ; nous n’avons pas mérité d’être toujours malheureux, mais sommes-nous dignes de trouver le bonheur ensemble ?

Le Major s’éloigna, vivement pénétré de la douleur de Charlotte ; mais il lui fut impossible de s’affliger, comme elle, de la mort de son fils, qui n’était, à ses yeux, qu’un sacrifice, indispensable pour assurer le bonheur de tous. Déjà il voyait de la pensée, d’un côté, la jeune Ottilie tenant dans ses bras un bel enfant plus cher au Baron que celui dont elle avait innocemment causé la mort ; et de l’autre, Charlotte berçant sur ses genoux un fils dont les traits animés lui offriraient, à plus juste titre, la ressemblance qu’il avait reconnue avec effroi sur le visage glacé de la jeune victime du sort.

Préoccupé de ces riants tableaux qui passaient devant son âme, il descendit vers le hameau où il espérait trouver Édouard. Il le rencontra avant d’y arriver. Lui aussi avait passé la nuit dans une cruelle agitation. Espérant toujours entendre ou voir le signal qui devait lui annoncer l’accomplissement de ses vœux, il s’était constamment promené dans les environs de la maison d’été ; aussi n’avait-il pas tardé à apprendre la mort de l’enfant. Cette catastrophe le touchait de plus près que le Major, et cependant il ne pouvait s’empêcher de l’envisager sous le même point de vue. Le compte fidèle que son ami lui rendit de son entrevue avec Charlotte, acheva de le convaincre que rien ne s’opposait plus à ses désirs, et il se décida sans peine à retourner avec lui au hameau. De là ils se rendirent à la petite ville, lieu de leur premier rendez-vous, où ils se proposaient de combiner ensemble les moyens les plus convenables pour réaliser enfin ce divorce depuis si longtemps demandé et refusé.

Après le départ du Major, Charlotte resta plongée dans ses réflexions, mais elle en fut bientôt arrachée par le réveil d’Ottilie. La jeune fille leva la tête et regarda sa tante avec de grands yeux étonnés. Puis elle s’appuya sur ses genoux, se redressa et se tint debout devant elle.

— C’est pour la seconde fois de ma vie, dit la noble enfant avec une imposante et douce gravité, que je me trouve dans l’état auquel je viens de m’arracher. Tu m’as dit souvent que les mêmes choses nous arrivent parfois de la même manière et toujours dans des moments solennels. L’expérience vient de me convaincre que tu disais vrai ; pour te le prouver, il faut que je te fasse un aveu.

Peu de jours après la mort de ma mère, j’étais bien jeune alors, et pourtant je m’en souviendrai toujours, j’avais approché mon tabouret du sopha où tu étais assise avec une de tes amies ; la tête appuyée sur tes genoux, je n’étais ni éveillée ni endormie, j’entendais tout, mais il m’était impossible de faire un mouvement, d’articuler un son. Tu parlais de moi avec ton amie, et vous déploriez le sort de la pauvre petite orpheline, restée seule dans le monde, où elle ne pourrait trouver que déception et malheur, si le Ciel, par une grâce spéciale, ne lui donnait pas un caractère et des goûts en harmonie avec sa position. Je compris parfaitement le sens de vos paroles, et je me posai à moi-même des lois, trop sévères peut-être, mais que je croyais conformes à tes vœux pour moi. Je les ai religieusement observées pendant tout le temps que ton amour maternel a veillé sur moi, et je leur suis restée fidèle, même quand tu m’as fait venir dans ta maison, pendant les premiers mois, du moins.

J’ai fini par sortir de la route que je devais suivre, j’ai violé les lois que je m’étais imposée, j’ai été jusqu’à oublier qu’elles étaient pour moi un devoir sacré, et maintenant qu’une catastrophe terrible m’en a punie, c’est encore toi qui viens de m’éclairer sur ma position, cent fois plus déplorable que celle de la pauvre orpheline qui retrouvait une mère en toi. Couchée comme je l’étais alors sur tes genoux, et plongée dans la même inexplicable léthargie, j’ai entendu ta voix, comme si elle sortait d’un autre monde, parler de moi et me révéler ainsi ce que je suis devenue. J’ai eu horreur de moi-même ; mais aujourd’hui, comme autrefois, je me suis, pendant mon sommeil de mort, tracé la route sur laquelle je dois marcher.

Oui, ma résolution est irrévocablement prise, et tu vas la connaître à l’instant : Je ne serai jamais la femme d’Édouard ! Dieu vient de m’ouvrir les yeux d’une manière terrible sur les crimes que j’ai commis ; je veux les expier ! Ne cherche pas à me faire revenir de cette résolution, prends tes mesures en conséquence, rappelle le Major ou écris-lui à l’instant que le divorce est impossible ! Combien n’ai-je pas souffert pendant mon immobilité ! car à chaque mot que tu lui disais, je voulais me relever et m’écrier : Ne lui donne pas d’aussi sacrilèges espérances !

Charlotte comprit l’état d’Ottilie, tout en croyant toutefois qu’il serait facile de la faire changer de résolution, quand le sentiment qui la lui avait fait prendre se serait émoussé ; mais à peine eut-elle prononcé quelques phrases dont le but était de faire entrevoir les consolations et les espérances que le temps apporte naturellement aux plus grandes infortunes, que la jeune fille s’écria avec une élévation d’âme qui tenait de l’exaltation :

— Ne cherchez jamais à m’émouvoir, à me tromper ! au moment où j’apprendrai que tu as consenti au divorce, je me punirai de mes fautes, de mes crimes, en me précipitant dans ce même lac où s’est éteinte la vie de ton enfant !