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Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 312-318).
Seconde partie - Chapitre XVI

Lorsque Mittler arriva près du Baron pour lui faire part du départ d’Ottilie, il le trouva seul, et la tête appuyée dans sa main droite. Il paraissait souffrir.

— Est-ce que votre mal de tête vous tourmente encore ? lui dit-il.

— Oui, et j’aime cette souffrance, car elle me rappelle Ottilie. Peut-être est-elle en ce moment appuyée sur sa main gauche ; car, vous le savez, pour elle, le mal est au côté gauche de la tête. Il est sans doute plus fort que le mien, pourquoi ne le supporterais-je pas avec autant de patience qu’elle ? Au reste, cette souffrance a pour moi quelque chose d’utile, de salutaire ; elle me rappelle puissamment la patience angélique qui complète toutes les perfections dont elle est douée. Ce n’est que lorsque nous souffrons que nous comprenons combien il faut de grandes et hautes qualités pour supporter la douleur.

Enhardi par l’air de résignation de son jeune ami, Mittler s’acquitta de sa commission par degrés, et en racontant comment le retour d’Ottilie à la pension n’avait d’abord été chez les deux dames qu’une pensée, un vague désir, puis un projet, et bientôt après une résolution définitivement arrêtée.

Édouard ne répondit que par des monosyllabes qui semblaient prouver qu’il laissait Charlotte et sa nièce maîtresses de faire ce qu’elles Voulaient, et que pour l’instant son mal de tête l’absorbait au point de le rendre indifférent à tout.

Mais à peine Mittler l’eut-il quitté qu’il se leva et se promena à grands pas dans sa chambre. Jeté violemment en dehors de lui-même, il ne sentait plus son mal de tête, son imagination d’amant était surexcitée ; il voyait Ottilie seule, sur une route qu’il connaissait parfaitement et dans une auberge dont il avait successivement habité toutes les chambres. Il pensait, il réfléchissait, ou plutôt il ne pensait, il ne réfléchissait point ; il désirait, il voulait, quoi ? la voir, lui parler ? mais pourquoi, dans quel but ? comment aurait-il pu se le demander ? Il ne chercha pas même à lutter ; une puissance irrésistible l’entraîna machinalement.

Son premier soin fut de se confier à son valet de chambre, qui se procura en peu d’heures tous les renseignements nécessaires.

Dès le lendemain matin, Édouard se rendit seul et à cheval à l’auberge ou Ottilie devait passer la nuit. Il y arriva beaucoup trop tôt. L’hôtesse l’accueillit avec des transports de joie ; elle lui devait un grand bonheur de famille, son fils avait servi sous ses ordres et fait une action d’éclat dont lui seul avait été témoin. Guidé par la justice, le Baron avait fait valoir cette action auprès du général en chef, et obtenu pour le jeune soldat une décoration méritée, et que l’envie et la jalousie avaient cherché à lui disputer. L’heureuse mère ne négligea rien pour lui prouver sa reconnaissance, et pour le recevoir dignement ; elle fit nettoyer en hâte son salon qui, malheureusement, lui servait en même temps de garde-meuble et d’office. Il refusa d’en prendre possession, lui dit de le réserver pour une jeune dame qu’il attendait ; et se fit arranger pour lui un petit cabinet qui donnait sur le corridor.

L’hôtesse présuma que ces mesures cachaient quelque mystère, et elle s’estima heureuse de trouver sitôt l’occasion de faire quelque chose qui pût être agréable au protecteur de son fils.

Pendant le reste de la journée Édouard fut en proie aux sensations les plus contradictoires ; tantôt il visitait la chambre qui devait servir de demeure à Ottilie, et qui, malgré son singulier mélange d’élégance et de rusticité, lui paraissait un séjour céleste, et tantôt il formait des projets sur la manière de se présenter à elle, et il se demandait s’il devait la surprendre ou la préparer à sa présence. Cette dernière opinion lui parut la plus sage, et il se mit à lui écrire le billet suivant.


ÉDOUARD A OTTILIE.

« Pendant que tu liras ce billet, ma bien-aimée, je serai là, tout près de toi. Ne t’en effraie point ; que pourraistu craindre de ton ami ? Je ne te contraindrai pas à me recevoir, non ; je ne me présenterai devant toi que lorsque tu me l’auras permis.

« Avant de m’accorder ou de me refuser cette grâce, songe à ta position, à la mienne. Je te remercie de t’être abstenue jusqu’ici de toute démarche irrévocable ; celle que tu es sur le point de faire, cependant, est grave, significative. Je t’en conjure, reviens sur tes pas, car tu marches vers un point où nous serons forcés de dire : Là notre route nous sépare ! Demande-toi de nouveau si tu peux, si tu veux être à moi. Si tu le peux, tu nous accorderas à tous un grand bienfait, pour moi surtout, il sera incommensurable.

« Souffre que je te revoie, de ton consentement et avec joie. Que ma bouche puisse t’adresser cette douce question : Veux-tu m’appartenir ? et que ta belle âme y réponde. Ma poitrine, Ottilie, cette poitrine sur laquelle tu t’es appuyée quelquefois, c’est là ta place pour toujours !… »


Tout en traçant ces mots, l’idée que l’objet de ses plus chères affections ne tarderait pas à arriver le saisit avec tant de force, qu’il la croyait déjà à ses côtés.

— C’est par cette porte qu’elle entrera, se dit-il ; elle lira ce billet, je la verrai en réalité, ce ne sera plus une douce vision comme il m’en est apparu tant de fois ; mais sera-t-elle toujours la même ? Son extérieur, ses sentiments seraient-ils changés ?

Tenant toujours la plume à la main, il allait jeter sur le papier les pensées qui se présentaient à son imagination. Au même instant une voiture entra dans la cour et il ajouta en hâte les mots suivants :

« C’est toi, je t’entends arriver, adieu, pour un instant seulement, adieu ! »

Puis il plia le billet et écrivit l’adresse ; mais il était trop tard pour le cacheter, et il se sauva dans un cabinet qui donnait sur le corridor, Se souvenant tout à coup qu’il avait laissé sur la table sa montre et le cachet qui y était attaché, il sentit qu’Ottilie ne devait pas voir ces objets avant d’avoir lu sa lettre, et il retourna sur ses pas pour les enlever. Déjà il les tenait dans sa main, quand il entendit la voix de l’hôtesse qui désignait à la jeune voyageuse la chambre où elle allait l’introduire. Craignant d’être surpris, il s’élança vers le cabinet ; mais avant de l’atteindre, un courant d’air en ferma violemment la porte, et la clef qui était restée en dedans, tomba sur le plancher du cabinet. Hors de lui il secoua la porte avec violence, mais elle ne céda point. Combien n’envia-t-il pas alors le sort des fantômes qui se glissent à travers les serrures ! Ne sachant plus ce qu’il voulait où ce qu’il devait faire, il se cacha le visage contre le chambranle de la porte. Ottilie entra du côté opposé, et l’hôtesse qui la suivait se retira presque aussitôt, car la présence inattendue et l’attitude singulière d’Édouard l’avait surprise et même effrayée.

La jeune fille aussi venait de le reconnaître, et il se tourna vers elle, car il avait conservé assez de présence d’esprit pour sentir qu’elle devait l’avoir vu. Ce fut ainsi que les deux amants se trouvèrent de nouveau en face l’un de l’autre.

Muette et immobile, Ottilie le regarda d’un air sérieux et calme ; mais au premier mouvement qu’il fit pour s’approcher d’elle, elle recula jusqu’à la table.

— Ottilie ! s’écria-t-il, pourquoi ce terrible silence ? Ne sommes-nous déjà plus que des ombres qui se dressent en face l’une de l’autre ? Écoute-moi, c’est par un hasard funeste que tu me trouves ici. Regarde, là, sur cette table, je t’ai écrit, j’y ai déposé le billet qui devait te préparer à ma présence. Je t’en conjure, lis-le, et puis décide, prononce notre arrêt.

Elle baissa les yeux vers le billet, le prit après une courte hésitation, le déploya, le lut sans aucune émotion apparente, le replia et le replaça en silence sur la table. Puis elle éleva ses mains jointes vers le ciel, les rapprocha de sa poitrine, s’inclina en avant comme si elle voulait se prosterner devant Édouard, et le regarda avec une expression si déchirante, qu’il s’enfuit désespéré, et chargea l’hôtesse, qui était restée dans la salle d’entrée, d’aller veiller sur la malheureuse jeune fille.

Ne sachant plus que faire, que devenir, il se promena à grands pas dans cette salle. La nuit était venue et le plus morne silence régnait chez Ottilie. L’hôtesse sortit enfin et ferma la porte à clef. La pauvre femme était émue, embarrassée. Après un instant d’hésitation, elle offrit au Baron la clef de la chambre d’Ottilie ; il la refusa d’un geste désespéré. L’hôtesse posa la chandelle sur une table et se retira.

Édouard se jeta sur le seuil de la porte d’Ottilie et l’arrosa de ses larmes. Jamais encore deux amants n’ont passé si près l’un de l’autre une nuit aussi cruelle.

Le jour parut enfin, le cocher était pressé de partir ; l’hôtesse vint ouvrir la chambre d’Ottilie et y entra. En voyant la jeune fille qui s’était jetée tout habillée sur son lit, où elle paraissait dormir paisiblement, elle revint sur ses pas et invita Édouard par un sourire compatissant à s’approcher. Il se tint un instant debout devant son lit, mais il lui fut impossible de soutenir la vue de la malheureuse enfant qui l’avait banni de sa présence. L’hôtesse n’eut pas le courage de la réveiller ; elle prit une chaise et s’assit en face d’elle. Bientôt Ottilie ouvrit ses beaux yeux et se leva. L’hôtesse lui offrit à déjeuner, elle refusa d’un geste. Édouard renvoya l’hôtesse qui venait de rassembler toutes ses forces, et se présenta devant la jeune fille.

— Je t’en supplie, lui dit-il, adresse-moi un mot, un seul mot. Fais-moi du moins connaître ta volonté ? donne-moi tes ordres, je t’obéirai.

Elle garda le silence. Il lui demanda de nouveau avec amour, avec délire, si elle voulait lui appartenir. Elle baissa les yeux et sa belle tête s’agita avec une grâce ineffable, mais ce mouvement était un signe négatif.

— Veux-tu te rendre à la pension ? lui demanda Édouard avec égarement.

Elle secoua la tête d’un air indifférent ; mais lorsqu’il lui demanda si elle voulait lui permettre de la ramener près de Charlotte, elle y consentit par un geste plein de confiance. Il ouvrit la fenêtre pour donner des ordres au cocher, Ottilie profita de ce moment pour glisser rapidement derrière lui. Sortant de la chambre avec la rapidité de l’éclair, elle descendit l’escalier et s’élança dans la voiture. Le cocher prit le chemin du château ; Édouard suivit la voiture à cheval, mais à une certaine distance.