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Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 169-176).
Seconde partie - Chapitre III

Il est si agréable de s’occuper d’une chose qu’on ne sait qu’à demi, que nous ne devrions jamais nous permettre de rire aux dépens de l’amateur qui s’occupe sérieusement d’un art qu’il ne possédera jamais, ni blâmer l’artiste qui dépasse les limites de l’art où son talent a acquis droit de cité, pour s’égarer dans les champs voisins où il est étranger.

C’est avec cette disposition bienveillante que nous allons juger les peintures dont l’Architecte se disposa à orner la voûte et les places vides des murailles de la chapelle. Ses couleurs étaient prêtes, ses mesures prises, ses cartons dessinés. Trop modeste pour prétendre à la création, il se borna à reproduire avec goût et intelligence les délicieuses figures et les ornements antiques dont il possédait les esquisses et les plans.

L’échafaudage était dressé et son travail s’avançait rapidement, car les fréquentes visites de Charlotte et d’Ottilie doublaient son courage et enflammaient son imagination. De leur côté, les dames ne pouvaient se lasser d’admirer ces vivantes figures d’anges dont les draperies savamment éclairées, se détachaient si bien de l’azur du ciel, et qui, par leur cachet de piété simple et calme, invitaient à une douce méditation.

Un jour l’artiste avait fait monter Ottilie près de lui sur son échafaudage. La vue d’objets commodément étalés, et dont elle avait appris à se servir à la pension, éveilla tout à coup chez cette jeune fille un sentiment artistique dont elle n’avait jamais supposé l’existence ; et, saisissant la palette et les pinceaux, elle termina très-heureusement une draperie commencée.

Satisfaite de voir sa nièce s’occuper ainsi, Charlotte devint plus solitaire ; l’isolement était un besoin pour elle, car là, seulement, il lui était possible de se livrer aux tristes pensées qu’elle ne pouvait communiquer à personne.

L’agitation fiévreuse et les tourments outrés que les événements les plus communs causent aux hommes vulgaires, nous font sourire de pitié ; mais nous nous sentons pénétrés d’un saint respect quand nous voyons devant nous un noble cœur où le destin mûrit une de ses plus mystérieuses combinaisons, sans lui permettre d’en hâter le développement et d’aller ainsi au-devant du bien ou du mal qui doit en résulter pour lui et pour les autres.

Édouard avait répondu à la lettre de sa femme, avec calme, avec résignation, mais sans abandon, sans amour surtout. Quelques jours après avoir écrit cette lettre, il disparut de sa retraite, et cacha si bien les traces de la route qu’il avait prise qu’il fut impossible de les découvrir. La voie de la publicité, celle des journaux apprit enfin à Charlotte que son mari était rentré dans la carrière militaire, car son nom figurait avec honneur dans le récit d’une bataille où il s’était distingué. La pauvre femme osa à peine se féliciter du bonheur avec lequel il venait d’échapper à tant de dangers, car elle savait qu’il en chercherait de nouveaux, non par amour pour la gloire, mais parce qu’il préférait la mort à la nécessité de renouer ses anciennes relations avec sa femme. Plus elle s’affermissait dans cette conviction, si douloureuse pour elle, plus elle s’efforçait de la cacher au fond de son âme.

Ignorant toujours le parti extrême que le Baron avait pris, et heureuse de cette ignorance, Ottilie s’était passionnée pour la peinture. Charlotte lui avait accordé avec plaisir la permission de travailler avec l’Architecte au plafond de la chapelle, et le ciel que représentait ce plafond se peupla rapidement de gracieux habitants. Devenus plus habiles par l’exercice et par l’émulation, les deux artistes faisaient des progrès visibles à mesure qu’ils avançaient dans leur travail. Les figures, surtout, dont l’Architecte s’était spécialement chargé, avaient une ressemblance plus ou moins grande avec Ottilie. Sa présence constante impressionnait le jeune artiste au point qu’il ne pouvait plus rêver d’autre physionomie que celle de cette belle enfant. Un seul ange restait encore à faire, il devait être le plus beau, et il le devint en effet : en le voyant, on eût dit qu’Ottilie planait dans les sphères célestes.

L’Architecte s’était promis d’abord de laisser les murs tels qu’ils étaient, en les couvrant toutefois d’une couche de brun clair, sur laquelle les gracieuses colonnes et les riches boiseries sculptées devaient ressortir naturellement par leur ton plus foncé. Mais, ainsi que cela arrive presque toujours en pareil cas, il modifia son premier plan, et décora ces places de corbeilles, de guirlandes et de couronnes de fruits et de fleurs ; la représentation de ces dons précieux de la nature unissait, pour ainsi dire, le ciel à la terre. Dans ce dernier travail, Ottilie surpassa presque son maître : les jardins lui fournissaient les modèles les plus riches et les plus variés, et quoiqu’ils dotassent très-richement ces corbeilles et ces couronnes, les peintures se trouvèrent achevées plus tôt qu’ils ne l’auraient désiré tous deux.

Tout était terminé enfin ; mais les bois des échafaudages et autres objets dont on s’était servi pour peindre gisaient pêle-mêle sur les pavés, cassés et bariolés de couleurs, et l’Architecte pria les deux dames de ne revenir dans la chapelle que lorsqu’il l’aurait fait débarrasser et nettoyer. Pendant une belle soirée, il vint les prier de s’y rendre, demanda la permission de ne pas les accompagner, et s’éloigna aussitôt.

— Quelle que soit la surprise qui nous est réservée, dit Charlotte, je ne me sens pas disposée à en profiter en ce moment. Va voir, seule, ce qu’il a fait, et tu m’en rendras compte. Je suis sûre que tu vas jouir d’un coup d’œil agréable ; mais je veux le juger d’abord par ce que tu m’en diras, je verrai ensuite avec mes propres yeux.

Ottilie, qui savait que sa tante évitait avec soin tout ce qui pouvait l’impressionner ou la surprendre, partit aussitôt et se détourna plusieurs fois dans l’espoir de voir l’Architecte, mais il ne parut point. L’église qui était achevée depuis longtemps n’avait rien de neuf à lui offrir ; elle s’avança donc vers la porte de la chapelle, qui, quoique surchargée d’airain, s’ouvrit sans effort ; et l’aspect de ce lieu, qu’elle croyait connaître parfaitement, lui causa un étonnement mêlé d’admiration : a travers la haute et unique fenêtre qui l’éclairait, tombait un jour grave et bizarrement nuancé ; les vitraux étaient peints, ce qui donnait à l’ensemble un ton étrange, et disposait l’âme à des impressions mélancoliques. Les pavés cassés avaient été remplacés par des briques de forme différente, et unies entre elles par une couche de plâtre, de manière à former des dessins allégoriques. Ce double ornement, que l’Architecte avait fait préparer et exécuter en secret, rehaussait la beauté des peintures. Les stalles antiques savamment sculptées, qu’on avait trouvées parmi les bois et les meubles qui encombraient cette chapelle, étaient symétriquement rangées contre la muraille et offraient de solennels lieux de repos.

Ottilie contemplait avec plaisir ces détails connus, qui se présentaient devant elle comme un tout inconnu ; elle fut s’asseoir dans une des stalles, et ses regards errèrent autour d’elle sans se fixer sur aucun objet ; il lui semblait qu’elle était et qu’elle n’était point ; qu’elle sentait et qu’elle ne sentait point ; que tout disparaissait devant elle, et qu’elle disparaissait devant tout.

Lorsque le soleil, qui avait fait briller les vitraux peints d’un éclat singulier, disparut, Ottilie se réveilla tout à coup de l’inconcevable rêverie dans laquelle elle s’était abîmée, et retourna en hâte au château. Son émotion était d’autant plus vive, que ce jour était la veille de l’anniversaire de la naissance d’Édouard, fête qu’elle s’était flattée de célébrer dans une autre disposition d’esprit, et dans une situation bien différente. Les magnifiques fleurs d’automne brillaient encore sur leurs tiges ; le tournesol levait toujours vers les cieux sa tête altière, et les marguerites aux mille couleurs s’inclinaient modestement vers la terre. Si une faible partie de ce luxe de la nature avait été cueillie, ce n’était pas pour tresser des couronnes à Édouard, mais pour servir de modèle aux peintures qui décoraient un lieu destiné à recevoir des monuments funéraires.

La tristesse et la mélancolie de cette soirée rappelaient cruellement à la jeune fille la joie bruyante que le Baron avait fait régner le jour de l’anniversaire de sa naissance à elle ; le feu d’artifice, surtout, pétillait encore à ses oreilles, et brillait à ses yeux ; illusion pleine de charmes et de désespoir, car elle était seule ! Son bras ne se reposait plus sur celui de son ami ; il ne lui restait pas même le vague espoir de retrouver tôt ou tard en lui une consolation, un appui.

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EXTRAIT DU JOURNAL D’OTTILIE.

« Il faut que je signale ici une observation de notre jeune Architecte, car elle m’a paru très-juste : Lorsque nous examinons de près la destinée de l’artiste, et même celle de l’artisan, nous reconnaissons qu’il n’est pas permis à l’homme de s’approprier un objet quelconque, pas même celui qui semble lui appartenir de droit, puisqu’il émane de lui. Ses œuvres l’abandonnent comme l’oiseau abandonne le nid où il est éclos.

« Sous ce rapport la destinée de l’Architecte est la plus cruelle de toutes. Il consacre une partie de son existence et toutes les ressources de son génie à construire et à décorer un édifice ; mais dès qu’il est achevé, il en est banni. C’est à lui que les rois doivent la magnificence et la pompe imposante des salles de leurs palais ; et, cependant, ils ne lui permettent pas de jouir de l’effet merveilleux de son œuvre. Dans les temples, une limite infranchissable l’exile du sanctuaire dont la beauté imposante est son ouvrage, et il lui est défendu de monter les marches qu’il a posées, de même que l’orfèvre ne peut adorer que de loin l’ostensoir qu’il a fabriqué de ses mains. En remettant aux riches la clef d’un palais terminé, il leur donne à jamais la jouissance exclusive de tout ce qu’il a pu inventer pour rendre la vie de tous les jours commode, agréable et brillante. L’art ne doit-il pas s’éloigner de l’artiste, puisque ses œuvre ne réagissent plus sur lui, et se détachent de lui comme la fille richement dotée se détache du père à qui elle doit cette dot ? Ces réflexions nous expliquent pourquoi l’art avait plus de puissance, lorsqu’il était presque entièrement consacré au public, c’est-à-dire, aux choses qui continuent à appartenir à l’artiste, parce qu’elles appartiennent à tout le monde.

« Les anciens peuples du Nord se sont formé, sur la vie au-delà de la tombe, des idées imposantes et graves ; on peut même dire qu’elles ont quelque chose d’effrayant. Ils se figuraient leurs ancêtres réunis dans d’immenses cavernes, assis sur des trônes et plongés dans de muets entretiens, puisqu’ils ne se parlaient que de la pensée. Et lorsqu’un nouveau venu, digne d’eux par sa valeur et par ses vertus, se présentait dans cette majestueuse réunion, tous se levaient et s’inclinaient devant lui. Hier j’étais assise dans la chapelle, dans une stalle sculptée, et, en face et près de moi, je voyais beaucoup de stalles semblables, mais vides. Alors les idées de ces anciens peuples me sont revenues à la mémoire, et je les ai trouvées douces et bienfaisantes. Pourquoi, me suis-je dit, ne peux-tu rester assise ici, silencieuse et pensive, jusqu’à ce qu’il arrive le bien-aimé devant lequel tu te lèveras avec joie pour lui assigner une place à tes côtés ?

« Les vitraux peints font du jour un crépuscule solennel ; mais il faudrait inventer une lampe permanente, afin que la nuit ne fût pas aussi noire.

« Oui, l’homme a beau faire, il ne peut se concevoir que voyant, et je crois qu’il ne rêve pendant son sommeil que pour ne pas cesser de voir. Peut-être aussi portons-nous en nous-mêmes une lumière cachée et prédestinée à sortir un jour de ces profondeurs mystérieuses, afin de rendre toute autre clarté inutile.

« L’année touche à sa fin, le vent passe sur le chaume et ne trouve plus de moissons à faire ondoyer. Les baies rouges de ces jolis arbres au feuillage dentelé semblent seules vouloir nous retracer quelques images riantes de la saison passée, comme les coups mesurés du batteur en grange nous rappellent que dans les épis dorés tombés sous la faucille du moissonneur, il y avait un principe de vie et de nourriture. »