Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 5

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 190-210).
Seconde partie - Chapitre V

Entraînée par le tourbillon des plaisirs les plus bruyants et les plus bizarres, Luciane continua à fouetter devant elle l’ivresse de la vie au milieu du tourbillon des plaisirs sociaux. Son cortège grossissait de jour en jour ; car elle savait s’attacher, par sa bienveillance et par sa générosité, tous ceux qu’elle n’avait pu réussir à attirer par son extravagance et ses folies.

Sa grande-tante et son futur rivalisaient entre eux pour prévenir ses désirs, aussi ne connaissait-elle pas même la valeur des choses qu’elle prodiguait. Lorsqu’une dame de sa société lui paraissait moins richement habillée que les autres, elle l’affublait à l’instant d’un châle magnifique ou de toute autre parure qui lui manquait ; et elle imposait ces dons avec tant d’adresse et de bonté, qu’il était aussi impossible de les refuser que de s’en offenser.

Quand elle se transportait d’un lieu à un autre, un des jeunes gentilshommes qui l’accompagnaient toujours, était spécialement chargé d’aller à la découverte des vieillards et des malades indigents, et de leur distribuer, de sa part, de riches aumônes ; ce qui lui donnait la réputation d’ange tutélaire, de seconde providence des malheureux. Cette réputation flattait agréablement sa vanité, mais elle l’exposait en même temps à des inconvénients graves et réels ; car cette orgueilleuse bienfaisance la rendait le point de mire, non-seulement des pauvres, mais des paresseux et des intrigants.

Le hasard qui semblait lui être toujours favorable, fit qu’on parla un jour devant elle d’un jeune homme du voisinage fort beau et fort bien fait, mais qui avait perdu la main droite dans une bataille. Cette mutilation, quoiqu’honorable, l’avait rendu si misanthrope qu’il s’était consacré tout entier à l’étude, et ne voyait qu’un très-petit nombre d’anciens amis avec lesquels il ne se trouvait pas réduit à la fâcheuse nécessité d’expliquer toujours de nouveau la catastrophe qui l’avait privé de sa main.

Luciane se promit d’attirer ce jeune homme au château. Elle réussit d’abord à le faire assister à ses réunions intimes, où elle le traita avec tant de prévenances et tant d’égards, qu’il finit par se décider à venir à ses assemblées quotidiennes, et même à ses fêtes brillantes. Dans toutes les circonstances possibles, elle avait toujours soin de le placer à ses côtés, et toutes ses attentions étaient pour lui. A table, elle le servait elle-même ; et quand la présence de quelque personnage important la forçait à l’éloigner, les domestiques avaient ordre de prévenir tous ses désirs. Enfin elle témoigna tant d’égards pour son malheur, et semblait chercher si sincèrement à le lui faire oublier, qu’il finit par s’en applaudir. Pour mettre le comble à ses séductions, elle l’engagea à écrire de la main gauche et à lui adresser ses essais. Le malheureux jeune homme sentit que par ce moyen il pourrait prolonger ses rapports avec la plus séduisante des femmes, même lorsqu’il serait loin d’elle. Aussi se livra-t-il avec passion au travail qu’elle lui avait conseillé, et il lui semblait qu’il venait de s’éveiller à une vie nouvelle et pleine de charmes. Les lettres et les vers qu’il adressait à Luciane, et la préférence marquée qu’elle continuait à lui accorder, loin d’exciter la jalousie du futur, n’étaient à ses yeux qu’une preuve nouvelle du haut mérite de sa fiancée. Au reste, il avait assez observé son caractère pour être certain que la plupart de ses bizarreries étaient de nature à détruire les soupçons à mesure qu’elle les faisait naître. Elle aimait à se jouer de tout le monde, à railler et à tourmenter tantôt l’un, tantôt l’autre ; à pousser, heurter, culbuter tous ceux qui l’entouraient, sans distinction de sexe, d’âge ou de rang ; mais elle n’accordait à personne le droit d’en agir de même envers elle. S’offensant de la moindre liberté, elle savait tenir les autres dans les bornes de la plus sévère bienséance, que cependant elle dépassait à chaque instant. Etait-ce légèreté ou principe ? mais si elle aimait passionnément les louanges, elle savait braver le blâme ; et si elle cherchait à captiver les cœurs par ses prévenances, elle ne craignait pas de les blesser par son humeur moqueuse et satirique.

Dans tous les châteaux de la contrée on s’empressait de lui faire, ainsi qu’à sa société, l’accueil le plus gracieux et le plus distingué, et cependant elle ne revenait jamais de ses visites sans prouver, par ses observations railleuses, que son esprit ne saisissait jamais que le côté ridicule des diverses situations de la vie.

Là, c’étaient trois frères qui avaient vieilli dans le célibat parce que chacun d’eux aurait cru manquer à la politesse, s’il n’avait pas cédé à l’autre le privilège de se marier le premier. Ici une petite jeune femme tourbillonnait autour d’un mari vieux et grand, et ailleurs un petit homme éveillé vivait à l’ombre d’une géante disgracieuse. Ailleurs encore on butait à chaque pas dans les jambes d’un enfant, tandis qu’un autre château, malgré la nombreuse société qu’elle y réunissait, lui avait semblé vide, parce qu’il n’y avait pas d’enfants.

— Les vieux époux, disait-elle, devraient se faire ensevelir le plus tôt possible, afin que l’on pût du moins entendre, dans leur lugubre demeure, les bruyants éclats de rire des collatéraux. Quant aux jeunes époux, il faut qu’ils voyagent, car la vie de ménage les rend souverainement ridicules.

Les choses inanimées ne trouvaient pas chez elle plus d’indulgence ; sa malignité s’excitait sur les antiques tapisseries de haute lisse, comme sur les tentures les plus modernes ; sur les respectables tableaux de famille, comme sur les plus frivoles gravures des modes du jour.

Tous ces travers, cependant, n’étaient pas le résultat d’une méchanceté réfléchie, mais d’une pétulance folle et présomptueuse. Jamais encore elle ne s’était montrée malveillante pour personne, Ottilie seule lui inspira ce sentiment, et elle ne chercha pas même à le déguiser. Tout le monde remarquait et louait son ac tivité infatigable, tandis que Luciane n’en parlait jamais qu’avec une amertume dédaigneuse. Pour la convaincre du mérite de cette jeune fille, on lui apprit qu’elle étendait ses soins jusque sur les jardins et sur les serres, et dès le lendemain Luciane se plaignit de la rareté des fleurs et des fruits, comme si elle avait oublié que l’on était au milieu de l’hiver. Elle poussa même la malice jusqu’à faire enlever chaque jour, sous prétexte d’orner les appartements et les tables, les fleurs en boutons et les branches vertes des arbres, afin de détruire ainsi, pour toute la saison prochaine, les espérances d’Ottilie et du jardinier dont elle secondait les intelligents travaux.

Persuadée que la pauvre enfant ne pouvait se mouvoir à son aise que dans le cercle domestique, Luciane l’en arracha malgré elle, tantôt pour aller aux assemblées ou aux bals du voisinage, tantôt pour grossir le cortège de ses promenades en traîneau et à cheval, à travers la neige, la glace et la tempête. En vain Ottilie chercha-t-elle à lui faire comprendre que ses devoirs de ménagère la retenaient à la maison, et que sa santé était trop délicate pour un pareil genre de vie, Luciane avait pour principe que tout ce qui lui convenait ne devait gêner ni incommoder personne.

Bientôt cependant elle eut lieu de se repentir de ce despotisme ; car Ottilie, quoique toujours la moins parée, était, aux yeux des hommes du moins, la plus belle. Sa mélancolie pensive les attirait, et sa douceur inaltérable les fixait. Le futur lui-même subissait, sans le savoir, cette fascination ; il aimait à s’entretenir avec elle, et à la consulter sur un projet qui le préoccupait fortement.

L’Architecte S’était décidé enfin à lui montrer se s dessins et sa collection d’objets d’antiquité, il consentit même à lui faire voir les travaux qu’il avait exécutés dans les domaines du Baron, ainsi que les restaurations et les peintures de l’église et de la chapelle. Cette complaisance eut le résultat qu’elle ne pouvait manquer d’avoir : le futur de Luciane conçut une haute idée du talent et du caractère de l’Architecte.

Riche, et amateur passionné des arts, ce jeune seigneur était assez sage pour sentir qu’il perdrait son temps et son argent, s’il suivait au hasard le penchant qui le poussait à faire bâtir et à réunir des objets curieux. La direction d’un homme prudent et expérimenté lui était indispensable, et personne ne pouvait mieux remplir son but que l’Architecte, dont il venait de faire connaissance d’une manière si inattendue : il en parla à Luciane qui l’excita à s’attacher sans délai ce jeune artiste.

En allant ainsi au-devant des désirs de son futur, elle n’avait d’autre intention que d’enlever à Ottilie un homme remarquable qui lui avait voué une amitié si tendre, qu’on ne pouvait manquer d’y reconnaître un commencement d’amour. L’idée que les conseils et les secours d’un artiste aussi distingué pourraient lui être utiles à elle-même, n’entrait pour rien dans sa conduite. Cependant il avait déjà plus d’une fois donné à ses fêtes improvisées un mérite réel ; mais loin de lui en savoir gré, elle ne supposait pas même la possibilité qu’elle pût avoir besoin de ses avis ; elle se croyait supérieure en tout et à tout le monde. Au reste, l’intelligence et l’adresse de son valet de chambre qui lui avaient suffi jusque là, étaient en effet tout ce qu’il fallait pour exécuter ses inventions vulgaires et bornées ; car jamais elle ne voyait, pour célébrer les anniversaires ou tout autre jour remarquable, qu’un autel où brûlait l’encens et la flamme du sacrifice, un buste, des couronnes, des guirlandes et des transparents.

Ottilie était parfaitement à même de donner à son futur cousin une juste idée de la position dans laquelle se trouvait l’Architecte. Elle savait que Charlotte ne pouvait ni ne voulait plus l’employer, et que, sans l’arrivée de Luciane et de sa brillante suite, il aurait déjà quitté le château ; la rigueur de la saison rendant d’ailleurs toute construction impossible, lors même qu’on aurait voulu en faire exécuter. L’intelligent artiste avait donc plus que jamais besoin d’un protecteur qui eût le pouvoir et la volonté d’utiliser son talent.

Les rapports de cet artiste avec l’aimable Ottilie étaient nobles et purs comme elle. La jeune fille aimait à le voir déployer sous ses yeux les forces actives de sa belle intelligence, comme on aime à être témoin des utiles travaux et des honorables succès d’un frère. Son affection calme et paisible ne sortait pas de ses limites ; une passion quelconque ne pouvait plus trouver de place dans son cœur qu’Édouard remplissait tout entier ; Dieu, lui qui pénètre partout, pouvait seul y régner avec lui.

Plus l’hiver devenait rigoureux et les routes impraticables, plus on s’applaudissait du hasard qui avait mis tout le voisinage à même de passer, en bonne compagnie, cette triste saison avec ses courtes journées et ses nuits interminables. Le torrent des visiteurs qui inondait le château allait toujours en croissant ; on avait tant parlé de la vie joyeuse qu’on y menait, que ces bruits attirèrent les officiers en garnison dans les environs. Les uns, aussi bien élevés que bien nés augmentèrent la satisfaction générale, tandis que les autres causèrent plus d’un désordre par leur manque d’usage et leur grosse gaîté.

Au milieu de ce mouvement perpétuel, le Comte et la Baronne arrivèrent de la manière la plus inattendue ; leur présence convertit tout à coup cette cohue bigarrée en une véritable cour. Les hommes les plus distingués par leur rang et leurs manières se groupèrent autour du Comte, et la Baronne donna l’impulsion aux dames qui, toutes, rendaient justice à son mérite supérieur.

On avait été surpris d’abord de les voir arriver ensemble et publiquement. L’air de satisfaction qui respirait sur leur visage avait mis le comble à cette surprise. En apprenant que la femme du Comte venait de mourir, et que, par conséquent, il pouvait épouser la Baronne dès que les convenances sociales le lui permettraient, on comprit leur gaîté et on la partagea franchement.

Ottilie seule se rappela avec une vive douleur leur première visite, et tout ce qui avait été dit alors sur le mariage et le divorce, sur le devoir et les penchants, sur les désirs et sur la résignation. Ces deux amants dont, à cette époque, rien encore n’autorisait les espérances, se représentaient devant elle, sûrs enfin de leur bonheur, au moment même où tout lui imposait la loi de renoncer au sien. Il était donc bien naturel qu’elle ne pût les revoir sans étouffer un soupir et essuyer furtivement une larme de regret.

A peine Luciane eut-elle appris que le Comte aimait la musique, qu’elle organisa des concerts, où elle espérait briller par son chant qu’elle accompagnait de la guitare, instrument dont elle se servait avec art. Quant à sa voix, elle était belle et bien cultivée ; mais il était aussi impossible de comprendre les paroles qu’elle chantait que celles de toutes les belles chanteuses allemandes qui font les délices des salons. Un soir son triomphe fut troublé par un incident peu flatteur pour son amour-propre.

Au nombre des auditeurs se trouvait un jeune poète qui, pour l’instant, était l’objet de ses préférences, parce qu’elle voulait le mettre dans la nécessité de composer des vers pour elle, et de les lui dédier authentiquement. Pour hâter ce résultat, elle avait pris le parti de ne chanter que les vers de ce poète. Dès que le premier morceau fut fini, il vint comme tout le monde, ainsi que la politesse l’exige, la féliciter sur son admirable talent. Luciane, qui en avait espéré davantage de sa part, hasarda, mais en vain, plusieurs allusions sur le choix des paroles. Forcée enfin de reconnaître qu’il ne la comprenait pas, ou qu’il ne voulait pas la comprendre, elle chargea un des gentilshommes de sa suite, accoutumé à exécuter ses ordres, de demander directement au poète récalcitrant si ses vers, chantés par une si belle bouche et une voix si séduisante, ne lui avaient pas paru plus beaux qu’à l’ordinaire.--Mes vers ? demanda le poète surpris, mais je n’ai entendu que des voyelles, et pas même nettement articulées ! N’importe, il est de mon devoir de remercier cette dame de son aimable attention, et je m’en acquitterai.

Le Courtisan était trop bien appris pour rendre à sa souveraine un compte fidèle de sa mission, le poète paya sa dette par des phrases sonores, mais banales, et Luciane lui exprima assez clairement le désir de pouvoir chanter à la première occasion une romance composée par lui et pour elle. Piqué de cette demande, il eut un instant la pensée de lui présenter un alphabet, et de lui conseiller de prendre au hasard les premières lettres venues, avec l’intention d’en former un hymne à sa louange, qu’elle pourrait ensuite appliquer au premier air qu’il lui plairait de choisir ; mais il sentit à temps que cette ironie eût été trop amère, et même inconvenante. La soirée cependant ne devait pas se passer sans faire subir à Luciane une humiliation complète, car on ne tarda pas à lui apprendre que le jeune poète venait de glisser dans le cahier de musique d’Ottilie un charmant petit poème qu’il avait composé sur un des airs favoris de la jeune fille, et dans lequel respirait un sentiment trop tendre pour qu’il fût possible de ne l’attribuer qu’à la simple galanterie.

Les personnes avides de louanges et dominées par le besoin de briller, se croient ordinairement aptes à tout, et s’attachent presque toujours de préférence à ce qu’elles font mal. Luciane était plus que toute autre soumise à cette loi ; aussi ne tarda-t-elle pas à chercher de nouveaux succès dans la déclamation. Sa mémoire était bonne, mais son débit était calculé sans intelligence, et exalté sans passion. Elle avait, en outre, contracté la mauvaise habitude de ne jamais rien réciter sans faire des gestes qui confondaient désagréablement le genre lyrique et épique avec le genre dramatique.

Le Comte, dont l’esprit pénétrant avait saisi en peu de jours tous les travers de la société dont il était, pour ainsi dire, le chef et le directeur, suggéra à Luciane un projet qui devait lui fournir le moyen de se poser d’une manière nouvelle devant ses admirateurs.

— Vous avez autour de vous, lui dit-il, beaucoup de personnes spirituelles et gracieuses, et je suis étonné qu’avec leur secours vous n’ayez pas encore représenté quelques tableaux célèbres. Ces sortes de représentations demandent une foule de soins et d’apprêts, j’en conviens, mais elles ont un charme infini.

Ce genre d’amusement convenait parfaitement au goût et au caractère de Luciane, aussi s’empressa-t-elle de suivre le conseil indirect que le Comte venait de lui donner, et dont elle avait le droit d’espérer de grands succès. Sa taille élégante, ses formes arrondies, sa figure régulière et expressive, ses beaux cheveux bruns, son cou blanc et souple, tout en elle enfin était parfait et digne de servir de modèle au plus grand peintre ; et son penchant pour les tableaux vivants serait sans doute devenu une passion exclusive, si elle avait su qu’elle était plus belle encore quand elle était tranquille et calme, que lorsqu’elle se mouvait sans cesse ; car alors elle avait quelque chose de turbulent qui devenait parfois disgracieux.

Ne pouvant se procurer les tableaux des grands maîtres que l’on voulait représenter, on se contenta des gravures qui se trouvaient au château. On choisit d’abord le Bélisaire de Van-Dick. Le personnage assis du vieux général aveugle fut confié à un gentilhomme déjà avancé en âge, grand, bien fait et d’une physionomie noble. L’Architecte se chargea du guerrier qui, debout devant le général, le regarde avec une tristesse compatissante ; par un hasard singulier, il avait réellement beaucoup de ressemblance avec ce guerrier. Luciane s’était modestement contentée de la jolie jeune femme que l’on voit au fond du tableau, faisant passer de sa bourse dans sa main, l’aumône qu’elle destine à l’aveugle. La vieille qui semble lui dire qu’elle va trop donner, et la troisième femme qui déjà remet son offrande à Bélisaire ne furent point oubliées.

Les préparatifs nécessaires pour exécuter ce tableau et ceux qui devaient le suivre, conduisirent beaucoup plus loin qu’on ne l’avait pensé d’abord ; à chaque instant on avait besoin d’une foule de choses qu’il était difficile de se procurer à la campagne, et surtout au milieu de l’hiver, où les communications sont lentes et souvent même impossibles.

Tout retard était antipathique à Luciane, aussi sacrifia-t-elle sans hésiter tous les objets de sa garde-robe qui pouvaient servir pour faire des draperies et des costumes tels que les exigeaient les tableaux. L’Architecte s’occupa activement de la construction du théâtre et de la manière de l’éclairer ; le Comte le seconda de son mieux, et lui donna souvent d’utiles et sages conseils.

Lorsque tout fut prêt enfin, on réunit une société nombreuse et brillante qui, depuis longtemps déjà, attendait avec impatience la première représentation.

Après avoir préparé les spectateurs par une musique appropriée au sujet du tableau de Bélisaire, on leva le rideau. Les attitudes étaient si justes, les couleurs si heureusement harmonisées, la lumière si savamment disposée, qu’on se croyait transporté dans un autre monde. Au premier abord cependant, cette réalité, mise ainsi à la place d’une fiction artistique, avait quelque chose d’inquiétant.

Le rideau retomba, mais les vœux unanimes des spectateurs le firent relever plus d’une fois. Bientôt la musique les occupa de nouveau, et jusqu’au moment où tout fut prêt pour la représentation d’un second tableau d’un genre plus élevé. Ce tableau causa une surprise générale et agréable, car c’était la célèbre Esther, du Poussin, devant Assuérus. Dans le personnage de la reine à demi évanouie, Luciane parut dans tout l’éclat de sa beauté et de ses grâces. Les filles qui la soutenaient étaient jolies, mais elle les avait si prudemment choisies, qu’aucune ne pouvait lui porter ombrage. Il est inutile, sans doute, d’ajouter qu’Ottilie fut toujours exclue par elle de la représentation de tous ces tableaux. L’homme le plus beau de la société, et le plus imposant en même temps, avait été chargé d’occuper le trône d’or du grand roi, si semblable à Jupiter ; ce qui acheva de donner à l’ensemble un cachet de perfection qui tenait du merveilleux.

La réprimande paternelle de Terburg, que la belle gravure de Wille a rendue familière à tous les amis des arts, était le sujet du troisième tableau, aussi intéressant dans son genre que les deux premiers.

Un vieux chevalier assis et les jambes croisées semble parler à sa fille avec l’intention de toucher sa conscience. L’expression de ses traits et de son attitude prouve, toutefois, qu’il ne lui dit rien d’humiliant, et qu’il est plutôt peiné qu’irrité. La contenance de la jeune personne, debout devant lui, mais dont on ne voit pas le visage, annonce qu’elle cherche à maîtriser une vive émotion. La mère, témoin de la réprimande, a l’air embarrassée ; elle regarde au fond d’un verre plein de vin blanc qu’elle tient à la main et dans lequel elle parait boire à longs traits.

En choisissant la position de la fille réprimandée, Luciane savait sans doute qu’elle lui fournirait l’occasion de faire ressortir tous ses avantages. Il était en effet impossible de voir quelque chose de plus beau et de plus suave que les tresses de ses longs cheveux bruns, que les contours de sa tête, de son cou, de ses épaules. Sa taille, que les modes du jour cachaient et déguisaient si désagréablement, se dessinait avec une grâce parfaite sous ce costume du moyen-âge. L’Architecte avait eu soin de draper lui-même les nombreux plis de sa robe de satin blanc ; et il ne put s’empêcher de convenir que cette copie vivante était infiniment supérieure à l’original jeté sur la toile par le pinceau d’un grand artiste. L’admiration qu’elle excita fut telle qu’on ne cessa de faire relever le rideau. Le bonheur qu’éprouvaient les spectateurs en contemplant cette belle personne qui leur tournait le dos, devait nécessairement faire naître le désir de voir son visage ; mais personne n’osait exprimer ce désir. Tout à coup un jeune gentilhomme, vif jusqu’à l’audace, prononça à haute voix cette formule qu’on met parfois à la fin des pages : _Tournez, s’il vous plaît_ ! Tous les spectateurs la répétèrent aussitôt en chœur, mais en vain. Les personnages du tableau connaissaient trop bien leurs intérêts pour répondre à un appel aussi contraire à l’esprit et à la nature de l’œuvre d’art dont ils voulaient donner une juste idée. La jeune fille resta immobile, le chevalier conserva l’attitude d’un père qui gronde doucement un enfant chéri, et la mère ne détourna point ses regards du fond du verre dans lequel elle buvait toujours sans faire diminuer le vin qu’il contenait.

Nous croyons pouvoir nous dispenser de donner le détail d’une foule d’autres représentations qui étaient presque toutes empruntées aux délicieuses scènes de cabarets et de foires que nous devons aux meilleurs peintres de l’école flamande.

Le Comte et la Baronne annoncèrent enfin leur départ, en promettant de venir passer au château les premières semaines de leur mariage ; et Charlotte vit avec plaisir que Luciane et sa suite ne tarderaient pas à imiter cet exemple. Le séjour de plus de deux mois que sa fille venait de faire près d’elle, l’avait suffisamment convaincue que son union avec l’homme qu’on lui destinait, lui assurerait un heureux avenir. Ce jeune gentilhomme, en effet, ne se bornait pas à l’aimer tendrement, il était fier d’elle. Riche, mais modéré dans ses désirs, toute son ambition se renfermait dans la possession d’une femme généralement admirée. Son besoin de voir tout en cette femme, et de n’être quelque chose que pour et par elle, était si prononcé, qu’il se sentait douloureusement affecté, lorsqu’une connaissance nouvelle ne donnait pas toute son attention à Luciane, et cherchait plutôt à se mettre en rapport avec lui, ainsi que cela lui arrivait quelquefois, surtout avec les hommes d’un certain âge et d’un caractère grave, dont il gagnait l’estime et la bienveillance par son mérite et son amabilité.

Les arrangements du futur avec l’Architecte n’avaient pas été longs à conclure. Après le nouvel an, l’artiste devait venir rejoindre le jeune couple dans la capitale, où il se proposait de passer le carnaval. Luciane se promettait d’exploiter cette époque de folies par les plaisirs les plus vifs et les plus variés. La représentation des tableaux qui lui avaient déjà valu tant de brillants succès, occupaient le premier rang sur la liste de ses projets d’amusement. Elle ne songea pas même à l’argent que pourrait coûter la réalisation de ces projets, car sa grande-tante et son futur l’avaient accoutumée à n’attacher aucune importance aux sommes qu’elle dissipait pour ses plaisirs.

Le départ de Luciane et de sa suite était définitivement arrêté ; mais il ne pouvait s’effectuer de la manière habituelle et vulgaire, car chez elle tout avait un cachet en dehors des allures ordinaires de la vie.

A la fin d’un splendide dîner qui avait surexcité la gaîté des convives, on railla la maîtresse du château sur la rapidité avec laquelle on avait dévoré toutes ses provisions d’hiver, et sur la fausse honte qui l’empêchait d’avouer franchement à ses hôtes qu’ils n’avaient qu’à chercher fortune ailleurs puisqu’elle ne pouvait plus les nourrir.

Le gentilhomme qui, dans la représentation des tableaux, s’était chargé du personnage de Bélisaire, aspirait depuis longtemps au bonheur de posséder la charmante Luciane chez lui ; son immense fortune lui permettait de satisfaire toutes les fantaisies de cet objet de son adoration. Encouragé par la plaisanterie que l’on venait de faire, il osa exprimer nettement ce désir.

— Puisque la famine vous chasse d’ici, belle dame, lui dit-il, ayez le courage d’en agir à la polonaise : venez me dévorer chez moi, et ainsi de suite à la ronde, jusqu’à ce que vous ayez affamé la contrée tout entière.

Cette proposition charma la jeune étourdie ; on fit les paquets à la hâte et, dès le lendemain, l’essaim s’abattit dans sa nouvelle ruche. On y trouva plus d’espace, plus d’abondance et de profusion, et par conséquent moins d’ordre, de commodité et de bien-être réel ; d’où il résultait une foule de quiproquo et de situations comiques, qui achevèrent d’enchanter Luciane.

La vie qu’elle menait et qu’elle faisait mener aux siens, devenait toujours plus désordonnée et plus sauvage : des battues dans les forêts, des courses à pied et à cheval, des collations et des danses en plein air au milieu des neiges et des glaces, enfin tout ce qu’il était possible d’imaginer de plus fatigant, de plus bizarre et de plus anti-civilisé, remplissait ses jours et une partie de ses nuits. Ne pas assister à ses folles parties, c’était lui déplaire ; et qui aurait osé braver un pareil anathème ?

Ce fut ainsi qu’elle s’avança de château en château, chassant, chantant, dansant, courant en traîneau, à pied et à cheval. Toujours entourée de cris de joie et d’admiration, elle arriva enfin à la capitale, où les récits des aventures galantes et les plaisirs de la cour et de la ville donnèrent enfin une autre direction à son imagination. Au reste, sa grande-tante, qui avait eu soin de la précéder de plusieurs semaines, s’était empressée de prendre toutes les mesures nécessaires, pour la faire rentrer sous le joug des habitudes du monde élégant.

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EXTRAIT DU JOURNAL D’OTTILIE.

« Le monde prend les hommes pour ce qu’ils veulent être, mais il faut du moins qu’ils aient l’intention d’être quelque chose. On aime, en général, beaucoup mieux supporter ceux qui nous importunent, que de souffrir ceux qui nous semblent nuls. »

« On peut tout imposer à la société ; elle accepte tout, hors les conséquences de ce qu’elle a accepté. »

« On ne connaît jamais que très-superficiellement les personnes qui viennent nous voir : pour juger leur valeur réelle, il faut les observer chez elles. »

« Rien ne me parait plus naturel que de trouver des sujets de blâme et des défauts aux personnes qui nous visitent, et de les juger sévèrement quand ils nous ont quitté ; car en venant chez nous elles nous ont, pour ainsi dire, donné le droit de les mesurer d’après nos manières de voir. C’est une censure dont, en pareil cas, les personnes les plus justes ne s’abstiennent que fort rarement. » « Mais lorsqu’on va chez les autres, et que l’on voit leur entourage, les nécessités qui les enchaînent, les obstacles qui les retiennent, les devoirs qu’ils accomplissent et les contrariétés qu’ils supportent, il faudrait être déraisonnable ou malveillant pour s’apercevoir de ce qu’il peut y avoir de mal ou de ridicule chez des personnes respectables sous tant de rapports. »

« Ce que nous appelons la décence et les mœurs, n’est qu’un moyen pour faire arriver les hommes, de bon gré, à des résultats où il ne serait pas même toujours possible de les conduire par la force brutale. »

« La société des femmes est l’élément où se développent les bonnes mœurs. »

« Serait-il possible de faire accorder l’individualité avec le savoir-vivre ? »

« Oui, mais il faudrait pour cela que le savoir-vivre ne fût qu’un moyen pour faire ressortir l’individualité. Malheureusement tout le monde aime et désire les hommes et les choses qui ont de la valeur et de l’importance, mais on ne veut pas en être gêné ou contrarié. »

« La position sociale la plus agréable est celle d’un militaire instruit et bien élevé. »

« Les militaires les plus grossiers savent du moins rester dans leur sphère, et, en cas de besoin, ils sont toujours prêts à se rendre utiles ; car la conscience de la force est inséparable d’une certaine bonté instinctive. »

« Il n’y a rien de si insupportable qu’un homme du civil gauche et lourd. Puisqu’il ne se trouve jamais en contact avec des êtres grossiers, on a le droit de lui demander de le politesse et de l’élégance. »

« Lorsque nous vivons avec des personnes qui ont, pour ainsi dire, l’instinct du convenable, nous souffrons pour elles, dès qu’on fait en leur présence quelque chose d’inconvenant. C’est ainsi que je souffre toujours pour Charlotte, quand je vois quelqu’un se balancer sur sa chaise, parce que je sais que cela lui déplaît souverainement. »

« Les hommes n’entreraient jamais avec des lunettes sur le nez dans un appartement où il y a des femmes, s’ils savaient que par là ils nous ôtent l’envie de les regarder et de leur parler. »

« Ils devraient également se garder de déposer leurs chapeaux, lorsqu’ils ont à peine fini de saluer. Cela leur donne quelque chose de comique, parce que la familiarité qui succède immédiatement à un témoignage de respect est toujours ridicule. »

« Il n’est point de signe extérieur de politesse qui ne tire son origine des mœurs ; la meilleure éducation, sous ce rapport, serait donc celle qui enseignerait en même temps et les signes et leur origine. »

« Les manières sont un miroir dans lequel se reflète notre propre image. »

« Il y a une certaine politesse de cœur qui tient de près à l’amour ; c’est elle qui donne les manières les plus agréables et les plus gracieuses. »

« La plus belle relation de la vie est une dépendance volontaire ; mais sans amour cette dépendance serait une impossibilité. »

« Nous ne sommes jamais plus loin de l’accomplissement de nos désirs, que lorsque nous possédons ce que nous avons désiré. »

« Personne n’est plus réellement esclave que celui qui se croit libre sans l’être en effet. »

« Celui qui ose se déclarer libre, se sent enchaîné de toutes parts ; mais dès qu’il a le courage de se reconnaître enchaîné, il se sent libre. »

« L’amour est la seule arme qu’il soit possible d’opposer à la supériorité. »

« Quand des êtres stupides s’enorgueillissent d’un homme supérieur, ils le font haïr. »

« On prétend qu’il n’y a pas de héros en face de son valet de chambre. C’est qu’un héros ne peut être compris que par des héros, et que les valets de chambre ne savent apprécier que leurs pareils. »

« Il n’y a pas de plus grande consolation pour les hommes médiocres, que la certitude que les hommes de génie ne sont pas immortels. »

« Les plus grands hommes tiennent toujours à leur siècle par quelques-uns de ses travers, de ses faiblesses. »

« On croit, en général, les hommes plus dangereux qu’ils ne le sont en effet. »

« Ce ne sont ni les fous ni les sages qu’il faut redouter, mais les demi-fous et les demi-sages, car ceux-là seuls sont réellement dangereux. »

« Il n’y a pas de meilleur moyen possible pour échapper aux hommes, que de se consacrer aux arts. Et cependant, par ce même moyen, on leur appartient plus complètement que jamais, puisque, dans les moments de prospérité comme dans les jours de chagrin et de douleur, tous ont besoin de l’artiste. »

« L’art est la réalisation du difficile, du beau et du bon. »

« Lorsque nous voyons le difficile s’exécuter facilement, nous concevons l’idée de la possibilité de l’impossible. »

« Les difficultés augmentent à mesure qu’on approche du but. »

« Il faut moins de peine et de travail pour semer que pour récolter. »