Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet/01

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G. Lenôtre
Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 126-152).
LES AGENTS ROYALISTES EN FRANCE
AU TEMPS DE LA RÉVOLUTION ET DE L’EMPIRE

L’AFFAIRE PERLET

I
FAUCHE-BOREL

Quand, le 30 janvier 1786, Louis Fauche épousa sa cousine Augustine Borel, il était commis dans la maison de son père, Samuel Fauche, libraire-imprimeur à Neuchâtel, la jolie ville du Jura suisse, alors capitale d’une principauté placée sous la suzeraineté du roi de Prusse. Louis Fauche, beau garçon de vingt-quatre ans, solide et gaillard, expérimenté déjà et entreprenant, initié dès son jeune âge aux affaires de librairie, avait, depuis 1780, beaucoup voyagé, fait un stage dans une maison d’édition de Hambourg, séjourné plusieurs fois à Paris et visité les principales villes de France. Dans l’intervalle de ces tournées, il rentrait pour l’hiver à Neuchâtel et se plaisait dans la société des auteurs français dont quelques-uns, connus sinon célèbres, tels que Mercier ou Mirabeau, étaient les clients de la librairie paternelle où s’imprimaient leurs ouvrages.

Le jeune Fauche, en effet, aimait se frotter à ce que l’on appelait, alors comme aujourd’hui, » les gens en vue ; « toute renommée l’éblouissait ; il était de ceux qu’un nom noble, un titre pompeux fascinent et ensorcellent. Aussi ne résistait-il pas toujours au vain plaisir de se hausser et à celui, plus grand encore, d’ajouter foi aux embellissements dont il agrémentait le récit des moindres circonstances de sa vie. Quelqu’un qui l’a bien connu disait de lui : « Il croyait profondément tout ce qu’il se racontait à lui-même. » Assez vulgaire et très naïf de nature, actif et remuant par tempérament, peut-être se jugeait-il supérieur à la destinée médiocre qui paraissait lui être réservée ; serviable, d’ailleurs, » comme un bon Suisse, » il ne craignait pas de conseiller les gens et de se mêler, sans qu’ils l’en priassent, à leur existence : c’est ainsi que, ayant rencontré à Lyon l’un de ses compatriotes, nommé Jérémie Vitel, fixé dans cette ville, il le décida à venir s’installer à Neuchâtel, le recommanda à son père, lui fit épouser sa sœur quelques années plus tard, vouant ainsi, sans le vouloir ni le prévoir, ce malheureux et sa descendance à un lamentable et tragique avenir. Car il semblait écrit que toutes les conceptions du pauvre Fauche tourneraient en catastrophes, sans que jamais l’implacable rigueur des réalités put le guérir de ses illusions.

Après deux ans de mariage, il s’établit libraire à son compte ; il reçut de son père, à cet effet, « pour commencer le commerce, » un fonds de publications diverses, évalué, dans un acte notarié en date du 27 mai 1788, à la somme de 30 000 livres de France. Il s’installa, sous le nom de Fauche-Borel, à Neuchâtel même, dans une vieille maison appartenant à sa belle-mère et située rue de l’Hôpital. Ce début modeste prenait, dans son esprit entiché des grandeurs, les proportions d’un événement européen. Son imprimerie naissante devient à ses yeux « un immense établissement typographique ; » il la déclare « l’une des plus belles de la Suisse. » « Des éditions entières de l’Encyclopédie, de la Description des Arts et Métiers, dont les fondateurs n’avaient pas su tirer avantage, me procurèrent, dit-il, de grands bénéfices. » Il est possible qu’il ne s’exagérât point l’importance de son industrie ; pourtant cet avis inséré à l’Almanach de Neuchâtel parait indiquer que, sept ans après sa création, sa librairie gardait les proportions d’une simple papeterie provinciale : « LOUIS FAUCHE-BOREL, éditeur de cet Almanach, ayant une imprimerie assortie en très beaux caractères, est à même d’entreprendre tous les ouvrages que l’on voudra bien confier à ses presses : à part les articles de sa librairie..., il a un assortiment complet de livres à l’usage des écoles de la ville et de la campagne, ainsi que livres classiques d’histoire, de littérature, géographie, psaumes en chagrin, en maroquin et autres de différents formats, papiers à la rame de toutes grandeurs pour dessins et plans, papiers en couleurs, cartons, encres de la petite Vertu rouge et noire ; livres blancs, carnets de poche, parchemin, vélin, papier de musique rayé, cire d’Espagne, crayons, encre de la Chine, cartes de visite, enveloppes, plumes à écrire... On trouvera chez lui du papier d’emballage et des maculatures à la livre..., etc. » Enfin, Fauche-Borel informe également le public qu’il continue « la fabrique de vinaigre fondée par sa belle-mère et que, en conséquence, il achète les vins propres à le faire. » Quant aux « bénéfices, » sans doute étaient-ils moins considérables qu’il ne les avait escomptés dans son incorrigible optimisme, puisque, ayant entrepris, en 1790, de rebâtir en pierres de taille la façade de sa vieille maison de la rue de l’Hôpital, il lui fallut grever son immeuble d’une hypothèque pour satisfaire à cette dépense, et hypothéquer encore, quatre ans plus tard, la plus-value que sa demeure prenait du fait de cette restauration. Il était donc réduit, à vrai dire, sinon au besoin, du moins aux expédients, et cette façade neuve, copieusement sculptée, plaquée sur une bicoque « en ruine, » apparaît là comme un parfait symbole du prurit de jactance qui démangeait son propriétaire.

Il n’est pas surprenant, du reste, que l’argent ne s’accumulât point dans le panier percé du jeune libraire ; soit qu’il négligeât de tenir ses comptes, soit qu’il estimât productive la théorie de la poudre aux yeux, il ne se privait pas de vivre en liesse et menait le train d’un riche négociant. Chaque année, dès la fin de l’hiver, il partait pour un long voyage, visitait la Hollande, le Danemark ou l’Allemagne, et passait l’été à Paris ; il trouvait des charmes à la vie d’auberges, aux rencontres de hasard, aux promiscuités de la diligence ; bon vivant, il ne dédaignait pas les plantureux dîners des tables d’hôte où il trouvait, par surcroît, un auditoire appréciateur de son encyclopédique emphase. Ayant senti qu’il n’était pas prophète en son pays, peut-être espérait-il passer pour tel aux yeux de compagnons d’un soir, aussitôt quittés qu’éblouis. Et puis, il savait conter, — et avec quel aplomb ! — de si mirobolantes histoires où toujours son importante personne tenait le beau rôle ! N’assurait-il pas avoir été reçu, à Versailles, par la reine de France, qui l’avait accueilli « avec une grande bonté, » et remercié chaudement de sa visite ? N’était-il pas intimement lié avec le fameux Mirabeau, qui l’avait pris pour confident et dont il se disait l’élève et l’adversaire en politique ? Tout prenait, dans ses hâbleries, l’allure épique ou théâtrale : ainsi exaltait-il la noble conduite de son beau-frère, Jérémie Vitel, qui, pour ne pas révéler le nom de Mercier, l’auteur anonyme du Tableau de Paris, imprimé dans ses ateliers, fut jeté à la Bastille, et refusa héroïquement d’acheter sa grâce au prix d’une dénonciation. Louis XVI, touché de ce beau trait, avait ordonné qu’on mît sur le champ ce Spartiate en liberté.

Soucieux de ne pas manquer une occasion de se créer des relations et d’accroître son importance. Fauche, durant l’un de ses séjours à Paris, sollicita et obtint son affiliation à la franc-maçonnerie. « C’était, dit-il, le besoin et l’obligation du moment ; qui ne pouvait se dire maçon n’était rien dans le monde. » Il reçut « les trois premiers grades » dans la loge delà Douce Union, grâce à la puissante protection de son confrère, le libraire Guillot, lequel devait, cinq ans plus tard, être condamné à mort et exécuté comme faux monnayeur. De retour à Neuchâtel, Fauche y fonda une loge maçonnique qui ne prospéra point : la capitale du Jura suisse était trop voisine de la France pour que les événements de Paris n’y absorbassent point, dès le printemps de 1789, toutes les attentions. Les émigrés, en juillet déjà, passaient en masse la frontière, les uns à pied, chargés de paquets, d’autres à cheval ou dans des voitures dont on ne pouvait distinguer les armoiries, tant elles étaient couvertes de boue ou de poussière ; les gens se tenaient à leurs fenêtres ou sur leur seuil pour voir le navrant défilé de ces proscrits volontaires ; les auberges de Neuchâtel furent bientôt remplies ; on dut loger les arrivants dans les maisons particulières, et Fauche obtint pour son compte l’honneur d’héberger plusieurs prêtres. Mais il fréquentait de préférence chez les émigrés à noms étincelants : de Rochechouart, de Champdivers, de Crillon, de Bombel, de Roquefort, de Montbarey ; ce dernier était prince, et Fauche-Borel réussit à l’obtenir pour locataire. Aux moins illustres, aux plus besogneux, il confiait une pacotille de ses marchandises et de ses catalogues qu’ils allaient colporter en Allemagne, en Suisse ou dans la haute Italie ; à ceux dont le nom présentait des garanties, mais qui se trouvaient momentanément dans l’embarras, il prêtait de l’argent, — « sur leur simple parole, » proclamait-il, — « contre de grosses lettres de change, » affirmaient les mauvaises langues. C’est ainsi qu’il devint royaliste ; il signala son zèle en imprimant le texte de cette Déclaration de Pilnitz, concertée, le 26 août 1791, entre les deux frères de Louis XVI et les souverains étrangers, premier manifeste de la coalition qui fut répandu à profusion dans toute la France.

Les avertissements ne lui manquaient pas, cependant : un drame dont fut victime son beau-frère Jérémie Vitel eût dû lui servir de leçon et le mettre en garde contre la politique. Vitel, à la suite de revers de fortune, avait résolu de s’expatrier ; il attendait à Genève une occasion de passer en Amérique. Par malheur, gagné à la cause monarchique par l’exemple de Fauche, en butte aux persécutions des jacobins genevois, accusé de pactiser avec les ennemis de la liberté, il fut condamné à mort et fusillé un jour de juillet 1794. Le malheureux laissait sans ressources sa femme et deux enfants, Edouard, qui approchait de ses quinze ans, et Charles, d’un an plus jeune. Celui-ci, apprenant la condamnation, courut vers le lieu du supplice, espérant peut-être attendrir les bourreaux : l’exécution était déjà terminée et il fallut arracher l’enfant du sol ensanglanté où le corps de son père venait de tomber. On retrouvera Edouard et Charles au cours de ce récit.

Un autre deuil dont Fauche-Borel ne dit mot dans ses copieux Mémoires mit en émoi les habitants de Neuchâtel : la mère de sa femme se suicida en se jetant dans le lac. Du fait de ce décès Mme Fauche-Borel héritait de la maison de la rue de l’Hôpital, déjà grevée, comme on l’a dit, de deux hypothèques. La librairie, même augmentée du commerce de vinaigre fondé par la défunte et dont Fauche continuait l’exploitation, n’était pas des plus prospères ; on ne s’enrichit pas en imprimant des brochures de propagande, voire la Déclaration de Pilnitz, ou des tragédies sur la mort de Louis XVI composées par des émigrés poètes. Pourtant il restait au ménage Fauche-Borel bien des éléments de modeste bonheur : il eût suffi que le père de famille consentit à raccourcir ses visées prétentieuses, à s’occuper de son négoce et à ne plus se croire promis aux grandes aventures. Mme Fauche était une bonne femme, très simple, très charitable et laborieuse : elle avait donné à son mari cinq enfants, deux fils et trois filles, de quoi retenir au logis le nomade libraire ; en ces années de Terreur, alors qu’il ne pouvait plus songer au voyage annuel de Paris, il s’assagit quelque peu et se confina davantage dans sa librairie. Mais ce n’était là qu’une escale : au premier souffle dont se gonflerait sa vanité, il allait remettre à la voile.


Dans ce calme intérieur qui semblait voué à la monotone sérénité bourgeoise, apparut, certain soir, au début du printemps de 1795, à neuf heures, comme Fauche-Borel soupait en famille, un personnage qu’il n’avait jamais vu : taille médiocre, visage pâle, joues creuses, yeux pétillants sous de gros sourcils presque noirs, nez long, menton de galoche : l’inconnu paraissait être bossu, ou du moins, fortement voûté ; il avait l’air « d’un juif portugais. » Il se nomma : « comte Maurice de Montgaillard, » s’installa sans façon, tout de suite fut « éblouissant « et captiva ses bonasses auditeurs. C’était le diable.

Tous les chroniqueurs qui ont dû citer ce nom de Montgaillard l’ont unanimement accolé aux qualificatifs généralement réservés à Satan, l’infernal tentateur ; et si l’Histoire devait un jour s’avouer déconcertée, ce serait en présence de cette effrayante figure d’espion Protée qui surgit, s’évapore, reparaît, tantôt enjôleur et séduisant, tantôt cynique et implacable, vendant ceux qui l’achètent, traversant quarante ans de révolution en gardant la faveur, non seulement de tous les régimes, mais aussi celle de leurs adversaires les plus obstinés, trafiquant de ses serments, étincelant d’esprit, habile à convaincre, captieux, brutal, insinuant, autoritaire, obséquieux, arrogant et pourvu d’un de ces intrépides aplombs qui désarçonne les honnêtes gens. Il s’appelait Roques et sortait d’une famille noble, mais pauvre du Languedoc. Élevé à l’école royale militaire de Sorrèze, puis cadet gentilhomme au régiment d’Auxerrois, officier sans bravoure, démissionnaire après deux campagnes à la Martinique, il se fixe à Paris, et s’insinue à la petite cour qui entoure Mgr Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux résidant fréquemment, loin de ses ouailles, à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Montgaillard se frotte à Necker, se pousse, pateline, épouse une filleule de l’archevêque, bien rentée, sortant du couvent et comblée de magnifiques cadeaux par l’entourage de Son Eminence. Deux garçons naissent de cette union ; mais Montgaillard ne s’attarde pas aux délices du ménage : admis dans la noble société parisienne, fréquentant chez les ministres comme chez les beaux esprits, dès le début de la révolution il s’occupe d’agiotage, s’enrôle parmi les agents secrets de la Cour, se mêle aux préparatifs de la fuite du Roi, prête, — du moins s’en vante-t-il, — une forte somme d’argent à Louis XVI et, — toujours à l’en croire, — sacrifie le reste de sa fortune au salut de la Reine, captive à la Tour du Temple. Il passe en Angleterre, vient en Belgique, rentre en France ; il circule à sa fantaisie, quoique inscrit sur la liste des émigrés où son nom est bien vite rayé, — faveur insigne. Qui sert-il ? Les princes ou la révolution ? Qui le protège ? Il séjourne à Paris durant la Terreur, se montrant partout, même autour de l’échafaud quand la « fournée « vaut le dérangement. Au printemps de 1794, le voilà en mission au camp autrichien, poussant jusqu’au quartier général du duc d’York, obtient d’être présenté à l’empereur François II. Vient-il là, comme on l’a dit, en porte-parole de Robespierre ou tente-t-il à son propre et personnel profit d’engager quelque intrigue lucrative ? Il traverse « mystérieusement » les avant-postes des deux armées, trainant avec lui le ci-devant curé de son village natal, l’abbé Du Montet qu’il présente comme le précepteur, — in partibus, — de ses enfants. Le voilà de nouveau en Angleterre où l’envoie le duc d’York ; on y accueille comme un phénomène cet échappé de la Terreur, seul témoin oculaire et bien renseigné des tragédies parisiennes, déjà légendaires. Montgaillard devient à ce titre un objet de curiosité : on parle de lui dans les cercles de Londres, les journaux relatent ses récits ; il est reçu chez Pitt, mandé par le duc de Glocester, invité chez les ministres et chez les princes de la maison régnante ; il publie un pamphlet contre la République française où il se révèle parfaitement instruit des événements et des dessous de la politique ; puis, comme il est repassé sur le continent, se dirigeant vers la Suisse, il rencontre aux bords du Rhin un ancien camarade de Sorrèze qui le présente au prince de Condé. Et le voilà, changeant ses batteries et combinant de nouvelles manœuvres.

Le prince Louis-Joseph de Condé, qui commandait la petite armée des émigrés échelonnée sur la rive droite du Rhin, avait alors, en janvier 1795, son quartier-général au joli château que les évêques de Spire possédaient à Bruchsal, bourgade badoise, voisine de Carlsruhe. Condé approchait de la soixantaine : brave, sachant commander, il joignait à ses qualités militaires renommées « un tact très fin et une courtoisie sévère. » Pourtant, s’il ne manquait pas de prévoyance, l’énergie lui faisait défaut ; aussi méticuleux et timoré en affaires que résolu sur le champ de bataille, » il concevait de grands projets, mais reculait devant leur exécution. » Son armée, à cette époque, ne comptait plus que 4 à 5 000 hommes, tous Français, tous volontaires. C’était un étrange spectacle que cette réunion d’anciens officiers, de magistrats, voire de bourgeois, portant le sac du fantassin ou maniant l’étrille du cavalier dans une égalité parfaite. Egalité de misère, car le corps de Condé était à la solde autrichienne, — un pain de munition et douze sous par jour pour les hommes ; rien pour les officiers, nombreux cependant. A la table du quartier-général, on mangeait comme au bivouac le pain de troupe. La pénurie était telle que la princesse de Monaco, la maîtresse de Condé, dut vendre ses diamants et son argenterie pour subvenir aux besoins de la petite Cour. A vrai dire, l’armée royale mourait de faim, ce dont les Allemands demeuraient ébahis ; ils ne pouvaient comprendre comment ces fous de gentilshommes français, possédant en leur pays châteaux, bonnes rentes et gros emplois, se résignaient si gaiement, pour un futile point d’honneur, à manœuvrer fusil à l’épaule, le ventre creux, sous la bise. — « Vous aviez de bons gages, disaient-ils, et vous ne deviez pas y renoncer. » Ainsi jugeaient ces âmes basses qui jamais ne devaient rien comprendre à cette guerre intestine entre royalistes et républicains. Longtemps après, sur l’un des terrains de cette lutte fratricide, à Oberkamlach, subsistait encore un cénotaphe portant cette inscription : — Ici plusieurs milliers de Français s’égorgèrent sans que nous sachions précisément pourquoi.

Face à ce noble corps de troupes, cantonnaient sur la rive gauche du Rhin, depuis Huningue jusqu’aux portes de Mayence, les deux armées du Rhin et de la Moselle qu’un arrêté du Comité de salut public allait bientôt réunir sous le commandement de Pichegru, le glorieux conquérant de la Hollande. Là aussi les soldats « défaillaient de misère ; « ils manquaient de pain, de vêtements, de chaussures ; autour de leurs bivouacs ils erraient en haillons, sans bas, sans capotes ; vivaient sous des huttes de terre et ne pouvaient rien se procurer avec les assignats de leur solde, les mendiants mêmes n’en voulaient plus. Nos malheureux soldats arrachaient les vignes et déterraient « jusqu’aux plus petites racines pour faire la soupe, » ou cueillaient du trèfle qu’ils mettaient au pot en guise de légumes. Les officiers et les généraux, même ceux dont les poches se gonflaient de papier-monnaie, n’étaient pas plus avantagés : ils vendaient leurs chevaux et leurs équipages pour se procurer du numéraire. Quand on avait quelques écus, on allait à Bâle faire bombance et les officiers de l’armée républicaine se rencontraient avec ceux de Condé aux tables d’hôte de cette ville neutre où ils échangeaient « toutes les honnêtetés imaginables. » « Les soldats sans-culottes eux-mêmes faisaient, par-dessus le Rhin, des avances aux émigrés, leur criaient des « compliments » et, pour fraterniser, les musiques patriotes jouaient, après la retraite, des airs royalistes : O Richard, ô mon Roi ! — ou des refrains de circonstance : — N’allez plus dans la Forêt noire ! pour envoyer, dans le calme du crépuscule, un bonsoir conciliant aux proscrits dont ces mélodies lointaines, venues de France, avivaient la mélancolie.

Avec sa perspicacité de grand aventurier toujours en éveil, Montgaillard s’était vite rendu compte de la singularité de cette situation favorable à l’exercice de son malveillant génie. Il ne s’était pas attardé longtemps à Bruchsal, avait offert au prince de Condé ses services pour la négociation d’un emprunt et, ne pouvant s’arrêter à Bâle où il n’était point permis aux émigrés de séjourner plus de vingt-quatre heures, il s’était fixé à quatre lieues de là, sous le nom de Pinault, à Rheinfelden, petite ville d’eau dépendant des états du margrave de Bade. Logé à l’auberge de l’Ange, il y avait composé un nouvel ouvrage, l’An 1795 et, ce prétexte en poche, il était parti pour Neuchâtel, afin de se présenter, comme on l’a vu, chez le libraire Fauche-Borel auquel il réservait l’honneur d’éditer son manuscrit.


Nul ne s’étonnera que le naïf imprimeur se déclarât flatté de la proposition. Il avait entendu parler du célèbre comte de Montgaillard comme d’un gentilhomme de pure race et de solide loyauté et aussi comme d’un pamphlétaire à succès. Au vrai, il se figurait l’homme tout autre et, d’après son nom éclatant, il l’avait imaginé grand, robuste, exubérant et pourfendeur. L’aspect de ce chafouin, aux yeux perçants, au ton incisif et autoritaire, le décevait un peu ; mais le visiteur se montra si fervent royaliste, il avait tant d’esprit, parlait politique en diplomate si expérimenté et faisait preuve de tant d’usage du monde que Fauche fut subjugué et sentit grandir son importance, quand ce célèbre comte de Montgaillard, l’ami de Louis XVI et de la Reine, le commensal et le confident des princes et des hommes d’Etat de France, d’Allemagne et d’Angleterre, accepta, sans l’ombre de fierté, l’hospitalité que lui offrit le libraire et s’installa chez celui-ci pour y terminer son livre.

Fauche-Borel fut grisé par tant de condescendance : enfin il tenait à demeure un grand personnage, familier de toutes les Cours, avec lequel il lui était loisible d’échanger des considérations sur les événements et qui appréciait, lui, l’humble et bénévole dévouement du bon Neuchâtelois à la cause royale. De ceci Montgaillard ne se cachait pas, dût en souffrir la modestie de son hôte ; il laissait habilement traîner des lettres, ou même donnait lecture des rapports qu’il adressait au comte d’Antraigues dont les bureaux de Venise concentraient la correspondance des agents royalistes, avoués ou secrets, disséminés en France et à l’étranger. Dans ces rapports de Montgaillard, le libraire surprenait des passages tels que ceux-ci : — « J’avoue hautement les obligations que je dois à M. Fauche, car sa façon de penser honorerait le cœur des ministres... Les services qu’il a rendus à la bonne cause exigent la reconnaissance du Gouvernement, car c’est la chose publique qui est redevable à M. Fauche... » Et ces lignes plus enivrantes encore : — « Je n’ai point hésité à faire part de sa conduite à l’armée de Condé et si j’avais les moyens d’en instruire M. le Régent, je m’empresserais de mettre sous ses yeux les services, si j’ose dire, sublimes que M. Fauche rend à la monarchie française... »

A la joie d’être si hautement prisé, de savoir les grands de la terre informés de son nom et de ses mérites, se joignait la satisfaisante vanité de traiter en intime un gentilhomme de grand nom et de pouvoir dire, à tout bout de phrases, monsieur le comte, ou même, mon cher comte, et de produire un tel personnage aux Neuchâtelois émerveillés. Bref, Fauche déjà était envoûté et ne pouvait plus se soustraire à la maléfique domination du roué. Celui-ci, certain maintenant de son influence sur ce pauvre homme dont sa clairvoyance avait vite pénétré la vanité et les ambitions, guettait, de Rheinfelden où il était retourné, l’occasion d’un « coup magnifique. » Il apprit que l’Angleterre, « pour aider les bons Français à rétablir dans leur patrie l’ordre et la tranquillité publique, » s’était résolue à fournir des subsides à l’armée du prince de Condé, lequel, dès la fin de mars, « acceptait avec reconnaissance les bienfaits de Sa Majesté britannique. » Aussitôt le Pactole coula à Mulheim, bourgade badoise où Condé avait porté son quartier-général ; en moins de quatre mois, outre la solde et le ravitaillement de la troupe, le pauvre prince qui, peu de temps auparavant, avait dû refuser 500 livres à sa fille, recevait plus d’un demi-million et voyait avec ébahissement, mais non sans quelque inquiétude, s’ouvrir à son actif un crédit de trois millions et demi pour « services secrets. » Il y a une corrélation frappante entre les premières averses de cette pluie d’or et l’entrée en scène de Montgaillard. Le jour même où Condé s’installait à Mulheim, Montgaillard y arrivait de son côté : avec sa jactance insinuante, son habileté à convaincre, il eut vite raison du faible prince et le conquit à son plan diabolique : il avait conçu le projet « d’acheter Pichegru, » et il se faisait fort d’amener à la cause royale ce plus illustre des généraux de la République ; il suffisait de lui offrir « le bâton de maréchal de France, le cordon rouge et la grand’croix, le château de Chambord à vie, quatre pièces d’artillerie enlevées aux Autrichiens, un à deux millions comptants, 120 000 livres de pension... » moyennant quoi, les troupes républicaines arboreront la cocarde blanche, le drapeau fleurdelysé flottera sur tous les clochers d’Alsace et la forteresse d’Huningue ouvrira ses portes à l’armée de Condé. Le prince hésitait ; il avait peur de s’engager sans l’assentiment formel du prétendant, Monsieur, frère de Louis XVI, qu’on appelait le Régent et qui habitait Vérone. Pour brusquer les choses, Montgaillard mit à Condé « le marché en main, » alléguant qu’il n’avait pas de temps à perdre, de graves intérêts réclamant sa présence en Italie. Condé, toujours timoré et tatillon, le supplia de temporiser et de retourner à Rheinfelden, pour y attendre sa décision. Montgaillard obéit. Une semaine n’était pas écoulée qu’il était rappelé à Mulheim : le prince consentait à tenter l’aventure et voulait en arrêter au plus tôt les moyens d’exécution. Montgaillard répondit à cette invitation pressante par un long mémoire et prit, non point la route de Mulheim, mais celle de Neuchâtel.

Il avait réfléchi, en effet, que si « l’achat » du général Pichegru, au moyen des millions de l’Angleterre, offrait au négociateur éventuel une occasion sûre de se signaler et de s’enrichir, elle ne laissait pas que de présenter aussi quelque péril. L’homme assez téméraire pour pénétrer en France, pour aborder le conquérant de la Hollande et pour lui proposer de trahir sa patrie, risquait fort de ne pas revenir d’une expédition si hasardeuse. Pichegru, à la vérité, n’était ni jacobin forcené, ni sanguinaire ; il ne taisait à personne son mécontentement contre l’incurie des comités de la Convention auxquels il imputait la misère de ses soldats. Mais il pouvait se trouver à son quartier-général des représentants du peuple mal disposés à la conversation, et il y avait bien des chances pour que l’agent secret du prince de Condé, s’insinuant en ce milieu révolutionnaire dans l’intention de débaucher le commandant en chef, fût traité comme un vulgaire espion et fusillé sans forme de procès. Montgaillard s’était donc résolu à partager l’aubaine : il garderait pour lui-même les avantages et réserverait les dangers à son bon ami Fauche-Borel.

Arrivé chez le libraire, il y fut reçu « avec la plus grande cordialité. » On causa politique ; Montgaillard exalta de nouveau les services rendus par Fauche à la bonne cause, thème d’un effet immanquable ; puis il l’engagea vivement à entreprendre le court voyage de Mulheim et d’aller faire sa cour au prince de Condé « qui avait quelque chose de particulier à lui dire. » Fauche, alléché, pensa qu’il s’agissait de son imprimerie et se félicitait d’autant plus de mettre toutes ses presses au service de la Royauté française, que c’était l’Angleterre qui payait, — et largement, les commissaires britanniques ne paraissant inquiets que d’une chose, « c’était de ne point dépenser assez d’argent. » Il se mit donc aussitôt en route, également ravi de la perspective d’être admis chez une Altesse royale et de la lucrative affaire qu’il entrevoyait. Trente-sept lieues séparent Neuchâtel de Mulheim par la route de Soleure et de Bâle ; il n’y avait pas de quoi rebuter le nomade libraire : il lui était réservé d’entreprendre de bien autres voyages, et c’était là le premier pas d’un vagabondage qui, de vingt ans, ne devait plus cesser.

Quoique l’honneur d’être reçu par le prince de Condé lui montrât tout en beau, il eut une déception en pénétrant chez Son Altesse. Son imagination lui jouait des tours. Il s’attendait à voir un conquérant : il trouvait un homme timide qui lui fit un accueil aimable et, d’un air embarrassé, le traita en vieille connaissance : — « Mon cher monsieur Fauche... » Puis il le remercia de ses bons offices et de son dévouement ; Montgaillard n’avait point menti et avait chaudement vanté les mérites de son imprimeur. — « Or, poursuivit le prince, après s’être perdu dans quelques considérations préparatoires, je me suis déterminé à faire sonder les généraux de la Convention, et j’ai jeté les yeux sur vous pour porter les paroles du Roi au général Pichegru, afin de le déterminer à servir la cause de la monarchie en lui faisant connaître que la République n’est qu’une chimère. »

Fauche, stupéfait, craignait de comprendre. Quand le prince se tut, il essaya d’exprimer son étonnement et de se tirer au mieux de cette mauvaise affaire, protestant qu’il se sentait peu propre à remplir une semblable mission ; « d’ailleurs, il était père de famille, chef d’une maison de commerce qui réclamait tous ses soins ; au surplus, il n’avait pas d’ambition et ne désirait rien d’autre que de vivre de son travail parmi les siens... » Mais Condé ne l’écoutait pas ; s’approchant de lui, il reprit : « Monsieur Fauche, je n’en choisirai pas un autre. » La leçon lui avait été faite et bien faite ; il posa la main sur la poitrine du libraire, à la place du cœur : « Vous avez cela là, et vous réussirez. » Quant à la récompense offerte, elle était intéressante : dès la Restauration accomplie, » un million, la direction de l’Imprimerie royale, l’inspection générale de la librairie de France et le cordon de Saint-Michel. » En cas d’insuccès, mille louis indemniseraient Fauche de son dérangement.

Comment résister à un si grand prince, — porteur d’un si beau nom, — qui s’attendrit en vous parlant et propose de vous défrayer royalement pour un voyage de quelques lieues ? Certes, ce voyage n’était pas sans risques ;: mais... un million ! « Si vous voyez un Genevois se jeter par la fenêtre d’un cinquième étage, disait le duc de Choiseul, vous pouvez le suivre en toute assurance : il y a cinquante pour cent à gagner. » Fauche fit le saut : il ne se défendit plus, mit en bons termes son dévouement aux pieds de Son Altesse, pour qui il devint aussitôt : Mon cher Fauche, — et il sortit de là rayonnant d’orgueil, comprenant qu’il entrait de plain pied dans la grande histoire. Il avait obtenu dix jours de répit, afin de se préparer à ce rôle glorieux, et, dans la diligence qui le ramenait à Neuchâtel, il commença seulement à déchanter. En rentrant chez lui, il lui fallait instruire sa femme de l’extraordinaire expédition qu’il allait entreprendre : « Tu es un homme perdu ! » cria-t-elle en fondant en larmes. Lui-même ne dormit pas de la nuit. A l’aube, Mme Fauche recommença ses lamentations ; mais bientôt ses pleurs cessèrent ; elle se résigna héroïquement ; sans doute son mari lui fit-il comprendre que la rémunération de son sacrifice terminerait leurs soucis d’argent et assurerait leur avenir. Et puis, Montgaillard était là, remontant les courages, s’occupant des passeports nécessaires, s’ingéniant à trouver des motifs qui justifiassent le terrible voyage : le mieux serait que Fauche prit sur la route la qualité de négociant et déclarât venir en France pour y acheter des biens nationaux. Sous le prétexte de ne point laisser le libraire se lancer seul dans cette périlleuse aventure, mais en réalité pour lui donner un surveillant, Montgaillard fit choix d’un second Neuchâtelois, ex-agent secret du roi de Prusse, nommé Antoine Courant, qu’il avait étudié à fond et qu’il jugeait être « d’un sang-froid imperturbable et d’une exceptionnelle intrépidité. » Quand il vit les deux hommes bien lestés par ses soins de papiers faux et de références mensongères, il avisa le prince de Condé de leur prochaine visite, les mit en voiture, les « recommanda à Dieu « et partit pour les environs de Bâle, où il allait paisiblement « attendre de leurs nouvelles. »

On était au cœur de l’été de 1795 ; quand Fauche et son acolyte parvinrent à Mulheim, le prince de Condé hésitait de nouveau. Il craignait d’agir sans l’autorisation expresse du Régent qui, depuis quelques jours, s’était, à Vérone, proclamé Roi de France et de Navarre sous le nom de Louis XVIII, par droit de succession au petit prisonnier du Temple dont on avait récemment annoncé le décès. Pourtant, Condé consentit à ce que Fauche tentât personnellement auprès de Pichegru une première démarche ; il ordonna qu’on remît au libraire 7 200 francs pour ses frais. Le 26 juillet. Fauche et Courant, retrouvaient à Bâle Montgaillard qui, de cette ville, assumait sans danger « la direction principale de la négociation » et auquel les deux émissaires devaient adresser leur correspondance. Puis, le 29 au matin, ils se mirent en route, se dirigeant, à tout hasard, vers Strasbourg.


Quelques cents mètres après les barrières de Bâle est la frontière française. Il y a là un poste de douaniers et de soldats. La chaise de poste qui porte Fauche et Courant doit s’arrêter ; on examine leurs passeports : « citoyens suisses ; » aucune difficulté. La voiture poursuit sur le pavé d’Alsace, laissant à droite le chemin d’Huningue, première forteresse française dont on aperçoit les bastions à travers les arbres. Le soir même, les voyageurs entrent à Strasbourg par la porte ci-devant Dauphine. Dès le lendemain, Fauche se met en campagne : il apprend que Pichegru séjourne à Illkirch, village situé à six kilomètres au Sud de Strasbourg ; il s’y rend. On approche assez facilement du général, auquel les Alsaciens font fête ; mais trois représentants du peuple, Rivaud, Rewbel et Merlin de Thionville, ne le quittent guère et on ne peut songer à l’aborder en leur présence : les commissaires de la Convention sont investis de pouvoirs illimités ; ils ont sur les citoyens droit de vie et de mort, et un étranger trouvé, en temps de guerre, dans un camp retranché, est voué, sans espoir de miséricorde, au peloton d’exécution. Le 11 août, le bruit se répand que le général part pour Huningue ; sur le champ, Fauche court à la poste, commande des chevaux, monte en voiture et le voilà roulant de nouveau sur cette grande route d’Alsace qu’il a parcourue en sens inverse quelques jours auparavant. Son projet n’est pas de pénétrer dans Huningue, forteresse alors renommée, mais de s’arrêter à Saint-Louis, qu’on appelait en ce temps-là Bourg Libre, et qui est situé à la bifurcation des routes de Strasbourg et de Paris à Bâle. Pourtant, comme sa voiture fait halte à Gross-Kembs, le dernier relai, tandis qu’on change les chevaux, le maître de poste, trompé par l’apparence du voyageur et le prenant pour un commissaire de l’armée, le prie de vouloir bien permettre qu’on place dans le coffre de sa chaise un panier de comestibles attendu par l’aubergiste d’Huningue où le général doit diner avec son état-major et les commissaires de la Convention. Fauche s’empresse d’accéder à la proposition : elle lui offre un moyen imprévu de pousser jusqu’à Huningue même et de pénétrer dans l’auberge où se trouve Pichegru. Deux heures plus tard, il passe les portes de la forteresse et sa voiture s’arrête devant l’Hôtel du Corbeau, le plus réputé de la ville et qui est tenu par le citoyen et la citoyenne Schultz.

L’Hôtel du Corbeau était une de ces vieilles maisons alsaciennes où rien n’est sacrifié à l’apparat, mais qui semblent être l’idéal du confortable tel qu’on l’entendait au XVIIIe siècle. Une vaste et claire cuisine et une salle à manger au rez-de-chaussée ; une allée assez étroite conduisant à un escalier de bois qu’il fallait gravir pour arriver au salon, ou, pour mieux dire, à la « pièce d’honneur » située « au bel étage. » Fauche-Borel, descendant de voiture, est accueilli par l’aubergiste qui, tout en déchargeant les victuailles envoyées de Gross-Kembs, croyant, lui aussi, le nouveau venu attaché à l’état-major, l’invite à se rendre au premier étage où va être servi le dîner du général et de ses compagnons. Fauche, le cœur battant sans nul doute, monte l’escalier et se trouve face à face avec Pichegru qui, dans l’attente du repas, se promène de long en large en causant avec un de ses officiers. Le libraire se place « de manière à être remarqué » et, chaque fois que la promenade du général se dirige de son côté, il le fixe avec insistance et « affectation. » Soit que Pichegru reconnût cet étranger pour l’avoir déjà trouvé, les jours précédents, sur son passage, à Illkirck, soit qu’il comprit que cet intrus avait quelque chose à lui communiquer, soit encore, — ce qui est plus probable, — qu’il flairât en lui quelque solliciteur ou quelque indiscret, il dit tout à coup, en élevant la voix : « — Je ne dînerai pas ici, je vais à Blotzheim, chez Mme Salomon. » Et il quitte aussitôt la salle, descend l’escalier, sort de l’auberge. Fauche le suit ; la pluie tombe « à torrents ; » il offre son manteau à l’aide de camp pour en couvrir les épaules du général : — « Non, dit l’officier, le général ne craint pas la pluie ; » et il ajoute, en s’éloignant, sans s’adresser particulièrement à Fauche : — « Il va à Blotzheim, dîner chez Mme Salomon ; Blotzheim est à trois quarts de lieue de la route et il y a des bains à vendre. » Fauche-Borel prend cet à-parte pour une invite. Il rentre dans l’auberge, se place à la table d’hôte, résolu à se rendre à Blotzheim après son dîner. Mais, tout en mangeant, il s’avise qu’un des convives l’examine avec attention ; quelque espion sans doute. Il est urgent de déguerpir. Sans donc attendre la fin du repas, Fauche sort de table, annonçant qu’il va revenir, appelle son postillon, lui commande d’atteler, paie sa note, s’installe dans sa chaise et donne l’ordre : — « Route de Strasbourg. » Mais à peine la voiture a-t-elle passé les portes d’Huningue qu’il met la tête à la portière et crie au postillon : — « A Blotzheim ! « Les chevaux s’arrêtent ; l’homme discute ; il lui est interdit de quitter la route nationale. Un écu de six livres, talisman tout-puissant en ce temps d’assignats, a vite raison de ses scrupules et la chaise de poste, affreusement cahotée, se lance dans un chemin de culture, traverse des labours et arrive au village. Fauche s’informe des « bains à vendre, » se présente à la propriétaire, se déclare amateur, visite l’établissement, tire de sa poche un crayon, prend des notes, fait causer cette femme et apprend d’elle que le général Pichegru vient d’arriver et est descendu chez Mme Salomon, au château voisin du village. — « Comment ! Pichegru est ici ! Je voudrais bien le voir, — Mon petit garçon va vous conduire ».

Une belle avenue, une grille entr’ouverte, Fauche la passe hardiment, demande à parler au général, « au sujet d’une fourniture de vin de Champagne réclamée par l’état-major. » Tout de suite Pichegru parait : — « Vous cherchez à me parler ? » Le libraire, visiblement ému, expose que, possesseur de manuscrits précieux de Jean-Jacques Rousseau, il en prépare une édition ; il souhaiterait la placer sous le haut patronage du général ; il a rédigé une courte dédicace qu’il sort de sa poche. Pichegru prend le papier, le parcourt des yeux ; quelques propos s’échangent à ce sujet. Fauche est déjà congédié : c’est le moment critique : prenant sa résolution, il reprend, parlant bas : — « J’aurais encore à vous parler de choses plus importantes... » Il joue sa vie à cette minute angoissante ; peut-être, s’il ajoute un mot, la foudre va-t-elle tomber sur lui ; peut-être, d’ici un instant, va-t-il être saisi, lié, envoyé à la mort... Pourtant, il poursuit « d’une voix altérée : « — « Je n’ai pas craint de me charger d’une haute mission... — De la part de qui ? — De M. le Prince de Condé. — Et que me veut-il ? — Général... le prince désirerait se concerter avec vous pour réunir son armée à la vôtre et lui faire prêter serment de fidélité au Roi... » Pichegru paraît surpris : — « Rien que ça ? « La foudre pourtant n’est pas tombée ; mais le ton du général se fait sévère : — « Quand avez-vous quitté le prince ? — Le 28 juillet. — Où l’avez-vous laissé ? — A Mulheim. — Qu’êtes-vous devenu depuis ce temps ? — Je n’ai pas quitté Strasbourg et ses environs, cherchant l’occasion de vous parler. — Il est vrai, je vous y ai vu : comment avez-vous pu pénétrer dans Huningue ? — Par ruse et comme attaché à votre suite. — Avez-vous un passeport ? Voyons-le. » Fauche présente son passeport au général, qui l’examine et le rend, disant : — « Il est en règle et peut encore servir. » Et, tout de suite : — « N’avez-vous aucun billet à me remettre de la part du prince ? — Il eût craint de vous compromettre, et moi aussi. — Il faut pourtant savoir à qui l’on parle. Je connais son écriture. Qu’il me dise positivement ce qu’il me veut. S’il m’a cru bon Français, il ne s’est pas trompé. Soyez ici après-demain, à cinq heures du matin. Vous avez tout le temps pour cela. »

Pichegru rentra au salon : Fauche sortit du château, exultant de joie, n’en revenant pas de vivre encore. Il remonta dans sa chaise de poste ; en une heure, il arrivait à Bâle, au moment même où les portes de la ville allaient fermer. Il courut chez Montgaillard, lui conta, sans modestie, l’éclatant succès de sa périlleuse expédition ; on a voulu la rapporter ici avec quelques détails, car elle fut le début dans la « politique « de cet étonnant fantoche qui, de ce jour-là, se croira le plus rusé des diplomates et le plus irrésistible des négociateurs. Maintenant il ne lâchera plus Pichegru ; on le verra évoluant sans cesse de la Cour du prince émigré au quartier-général de l’armée républicaine ; au cours de cette longue intrigue, qui n’aboutira qu’à une catastrophe, il ne cessera de crier victoire, annonçant pour le lendemain l’heureuse issue de ses agissements, faisant valoir son dévouement et son habileté, persuadé qu’il s’élève, tandis qu’il s’avilit. Quel que soit l’aveuglement de sa vanité satisfaite, quelque sincères qu’il imagine ses convictions royalistes, il n’est pas vraisemblable qu’il ne sente point parfois l’odieux de son rôle. Corrompre, c’est empoisonner, et c’est le crime auquel il s’emploie.

Au jour dit, Fauche, revenu du camp royal, se présenta à Illkirch, chez Pichegru ; il porte, cousue sous l’aisselle, dans la manche de son habit, la lettre du prince de Condé. Il est introduit dans le cabinet du général où se trouvent quatre ou cinq officiers supérieurs, et le voilà pris de peur : serait-ce un conseil de guerre ? Mais non ; Pichegru congédie ses lieutenants, Çréclame la lettre, la lit d’un regard, et la remet à Fauche. Il consent donc à négocier : l’affaire est « dans le sac, » la Restauration imminente et Fauche va se trouver millionnaire.

Dès son troisième voyage en Alsace, il y arrive cousu d’or : 112 000 livres qu’il a reçues de Wickham, le chargé d’affaires anglais en Suisse. Se représente-t-on ce que peut être un tel trésor en ce pays de France où l’assignat de cent francs vaut douze sous et où la monnaie d’or et d’argent, voire de billon, a depuis longtemps disparu ? Sans doute Fauche en a-t-il laissé quelque chose à Neuchâtel, où il s’est arrêté ; mais c’est encore en Crésus qu’il arrive au camp républicain. Il comble de cadeaux et de « pourboires « ces malheureux officiers français qui ne reçoivent plus que 8 livres par mois en numéraire : il leur donne des montres, des bas, du linge. L’adjudant général Badouville, l’aide de camp et le confident de Pichegru, — Coco ou Cupidon de son nom de guerre, — s’attache aux pas du Suisse opulent, ne « le quitte plus, » se refuse à le laisser partir, — et quand il lui écrit, signe : votre ami pour la vie. Fauche distribue adroitement des boites, des souliers, des pièces blanches à nos pauvres soldats exténués de misère : — « distribution, écrit-il, que j’ai l’air de faire uniquement par compassion, en me récriant sur les torts de la Convention de les laisser manquer de tout. » Il répand des brochures pour « éclairer « les troupes, et paie 100 louis par an le rédacteur de la Gazette des Deux Ponts, afin qu’il rédige sa feuille « dans le sens le plus convenable. » Hélas ! Pichegru lui-même est atteint par ses générosités : on éprouve une sorte de honte attristée à lire dans Fauche-Borel la page où il rapporte comment, ayant relancé jusque dans sa retraite d’Arbois le vainqueur de Menin, il lui glisse furtivement sous sa couverture un rouleau de 500 louis. Même lui, l’acheteur de consciences n’ose pas mettre cet or dans la main du glorieux héros ; un vestige de pudeur lui interdit ce geste offensant ; peut-être sent-il qu’exciter le mépris du général contre les politiciens de Paris, émousser son énergie, éteindre dans son came démoralisée à l’égal de tant d’autres la flamme patriotique, c’est aussi souiller à Jamais la gloire du plus fameux et du plus aimé des généraux de la République.


Montgaillard s’était flatté, on l’a vu, de diriger la négociation. C’est par ses mains que devaient passer tous les rapports de Fauche ou de ses acolytes au prince de Condé, rapports qu’il se chargeait d’avantager en magnifiant son propre rôle d’initiateur et en atténuant de son mieux celui de ses collaborateurs. Mais avec son esprit fûté, il ne fut pas longtemps à s’aviser qu’il était dupé par ses compères. Fauche s’engraissait de l’aventure, tandis que lui, qui l’avait conçue et machinée, vivait de maigres subsides incessamment quémandés. Dès le début de 1796, il se confine à Rheinfelden avec son petit garçon âgé de neuf ans et son fidèle Du Montet. Durant trois mois, il affecte de ne plus se mêler de l’intrigue ; mais reste-t-il aussi oisif qu’il veut le paraître : Fauche le soupçonne, dès cette époque, de vendre bribe à bribe les secrets de la négociation aux agents du Gouvernement français. Le 22 février, le Directoire a donné l’ordre d’arrêter Fauche et Courant comme « espions des émigrés et des ennemis de l’extérieur : » qui donc, si ce n’est Montgaillard, a livré leurs deux noms ? Quand, au printemps de 1796, Pichegru est relevé de son commandement et rappelé à Paris, Montgaillard encore est-il tout à fait étranger à cette disgrâce ? Constatant dès lors que sa combinaison ne lui a pas procuré tout le bénéfice qu’il espérait, il l’abandonne ; mais il essaiera cependant d’en tirer profit, — en la dénonçant. Et le voilà en route vers l’Italie, par Carlsruhe, Stuttgart, Anspach, Munich où il s’arrête quelques jours en août. Ce diable d’homme jouit d’immunités singulières ; ses poches sont bourrées de passeports de toutes mains ; il voyage dans l’Europe en guerre plus facilement qu’on ne circule dans les rues de Paris. Le 2 septembre, il arrive à Venise, se présente audacieusement chez Lallement, ministre plénipotentiaire de la République française, diplomate de carrière, déjà âgé, « sans talent, mais de jugement sain et d’esprit conciliant. » Montgaillard déclare au représentant de la France qu’il est prêt à servir désormais la nation avec autant de zèle qu’il en a mis à servir les Bourbons, « non point, certes, par intérêt ou par ambition ; c’est à la gloire de son pays qu’il désire s’associer. » Encore tout chaud de cette protestation patriotique, il court chez d’Antraigues qui est à Venise l’agent principal de Louis XVIII et le grand dépositaire des secrets de l’émigration ; Montgaillard met à son service son dévouement bien connu pour la cause de la monarchie légitime et, afin de montrer son savoir-faire, il détaille toute l’intrigue Pichegru, citant les noms des négociateurs, spécifiant les dates de leurs tentatives, les résultats obtenus, ceux qu’on escompte encore, — renseignements précieux dont d’Antraigues, qui prend note et se tient au courant de tout, s’empresse de rédiger, sous la dictée de son visiteur, un copieux exposé. Là-dessus, Montgaillard quitte Venise ; il n’a plus rien à y faire. Il voudrait bien gagner Milan où se trouve un « petit gueux « de général, nommé Bonaparte, dont on parle beaucoup et qui, sans doute, serait « à vendre : » mais son flair diabolique l’avertit que cette affaire-là n’irait pas sans difficultés ; aussi, repoussé aux avant-postes, il n’insiste pas, remonte vers le Tyrol, revient à Mulheim, y retrouve le prince de Condé, recommence à protester de son indéfectible attachement à l’auguste famille des Bourbons. Il est reçu froidement, lève le masque, insinue qu’il renonce à la politique, qu’il désire rentrer en France et qu’il y emportera toutes les lettres confidentielles à lui adressées au temps de l’affaire Pichegru par le prince de Condé, si celui-ci ne lui paie pas 12 000 francs cette correspondance compromettante pour un si grand nombre de gens. Le prince s’engage et Montgaillard s’éloigne au plus vite emportant la traite, — et les papiers. Fauche-Borel se lance à sa poursuite : il est d’autant plus intéressé à rejoindre Montgaillard qu’il a prêté à celui-ci 75 louis et que son nom se trouve cité à chacune des pages dont le portefeuille du fugitif est bourré. Il suit sa piste jusqu’à Neuchâtel, le découvre à l’Hôtel du Faucon ; discussion acerbe, rixe, lutte violente, pugilat dont Fauche sort victorieux, emportant, sinon les précieux documents, du moins l’indication de la cachette où ils sont déposés. Il les y dénicha et les expédia à Louis XVIII sans se douter que les plus importants avaient été soustraits ou copiés par Montgaillard qui, muni de ce viatique et, sans doute, d’autres talismans tout aussi puissants, rentra en France, quoique émigré, sans l’ombre de difficultés, avec la conviction que la démoniaque vengeance dont il avait perfidement jeté les germes lui promettait une prochaine revanche.

En quoi il prévoyait juste. Quelques jours plus tard, — le 16 mai 1797, — l’armée française prenait possession de Venise : d’Antraigues en fuite était arrêté le 21 à Trieste et conduit au quartier-général de Bonaparte ; on saisissait sur lui la relation détaillée, dictée par Montgaillard, des conciliabules criminels de Fauche-Borel avec Pichegru. Bonaparte envoya la pièce au Directoire qui la reçut vers le 20 ou le 25 juin, et si elle ne constituait pas une preuve positive de la trahison, elle fournissait du moins une arme terrible contre le général Pichegru qui, un mois auparavant, avait été élu président du Conseil des Cinq Cents. La popularité du conquérant de la Hollande était grande ; tout le monde en France pressentait que « la République finirait par un militaire, » et les partis attendaient de Pichegru quelque manifestation décisive. Les Directeurs eux-mêmes, dont la majorité lui était hostile, le ménageaient et le comblaient d’hommages. Lui, imperturbable, de caractère peu liant, méfiant et soupçonneux, « laissait dire, laissait faire et se taisait. » Très modestement installé au quatrième étage d’une maison de la rue du Cherche-Midi, il ouvrait lui-même sa porte aux visiteurs, paraissait fier de son humble origine et dédaigneux des avantages auxquels lui donnait droit son illustration.

Cet été de l’an V fut une singulière époque : la France entière et particulièrement les Parisiens vivaient dans l’état d’esprit des spectateurs d’un drame auxquels un entr’acte accorde quelques instants de répit. On savait que, au signal d’un régisseur inconnu, le rideau allait se relever sur quelque chose de nouveau, mais on ignorait sur quoi. Comme unanimement on jugeait impossible le maintien du régime actuel, comme les élections du printemps avaient amené aux deux Chambres une majorité nettement anti-révolutionnaire, on prévoyait imminente la création d’un gouvernement provisoire avec Pichegru dictateur, — Pichegru, le soldat victorieux qui s’empresserait de restaurer la Monarchie. La Constitution ne fournissait, d’ailleurs, au Directoire aucun moyen légal de résister aux volontés des deux Conseils : elle ne lui attribuait le droit ni de les dissoudre, ni de proroger leurs sessions, ni d’ajourner l’exécution de leurs décrets. En cas de conflit, un seul moyen : le coup de force : mais, de l’avis général, ni l’adroit Barras, ni le chétif La Réveillère, ni le rapace Rewbel n’assumeraient la responsabilité d’un si téméraire expédient : les deux autres directeurs, Carnot et Barthélémy, par haine de leurs collègues, étaient acquis à la réaction. Ce qu’on ignorait, c’est que Barras et ses compères du « triumvirat, » grâce aux astucieuses indiscrétions de Montgaillard, tenaient en réserve, contre Pichegru, une arme formidable et s’apprêtaient à le terrasser en le signalant au peuple comme un traître à la patrie, ayant reçu à son quartier-général les émissaires des ennemis de la France et accepté l’argent de l’étranger.

Le Directoire avait massé des troupes à proximité de la capitale ; Augereau et ses hussards étaient à Paris, prêts à sabrer les royalistes ; mais ceux-ci se sentaient en force : les chefs des Vendéens et des Chouans circulaient audacieusement par la ville comme en pays déjà conquis : on y rencontrait Frotté, Bourmont, d’Autichamp, Bruslart, La Rochejacquelein, Rivière, Polignac, Puyvert, tous ceux qui, depuis cinq ans, conduisaient à « la chasse aux Bleus » les paysans du Bas-Poitou, du Maine et de Normandie. Les émigrés rentraient en foule, grâce à de faux certificats de résidence fabriqués à Londres et qu’on vendait aux arrivants dans tous les ports de débarquement ;on s’en procurait même, moyennant finance, dans les bureaux des ministères et bien des gens assuraient que Barras amassait une fortune à ce commerce vaguement clandestin. Ces revenants menaient joyeuse vie ; dans leur joie de fouler enfin le pavé de ce Paris tant regretté, ils se montraient aux restaurants en vogue, aux maisons de jeu, pêle-mêle avec les mouchards de Barras et les officiers de la garde directoriale. Le 17 fructidor, au restaurant situé à l’angle de la rue du Bac, face au Pont ci-devant Royal, un dîner réunissait dans la salle du bas les principaux chefs royalistes, tandis que, au premier étage, festoyaient Augereau et son état-major. Chaque soir, dans tous les salons de la ville, on coudoyait des gens « frais débarqués d’au delà du Rhin, d’Angleterre ou de Vendée, chacun ayant un nom de guerre et conservant un demi-incognito, car, pour un incognito complet, cela leur était impossible, » tant était incorrigible leur étourderie et communicative leur belle confiance. Ces hommes aimables se préparaient au branle-bas par des badinages et des jeux de mots : on aurait cru, à les entendre, que quelques plaisanteries devaient suffire pour renverser la République : ils surnommaient les Directeurs : les cinq schillings, parce que cinq schillings font en Angleterre la monnaie d’une couronne ; le Luxembourg était devenu la maison de Saint-Cyr, — (de cinq Sires ;:) — on s’extasiait de cette calembredaine d’un joueur : « nos cartes sont singulièrement brouillées ; nous avons, dans le jeu, cinq rois (les directeurs), six valets (les ministres)j en revanche, nous manquons de cœur, nous sommes environnés de piques et les républicains resteront sur le carreau. »

Fauche-Borel s’indignait de la légèreté de « ces Décius à collets noirs ; « car, on le pense bien, estimant sa coopération indispensable aux grands événements en expectative, il était accouru à Paris. Dès le milieu d’août, installé rue de Richelieu, à l’Hôtel du Nord, il jugeait que Pichegru, indolent par nature, avait besoin d’une direction forte et d’encouragements stimulants ; de la réussite éventuelle du général dépendait, d’ailleurs, pour Fauche-Borel lui-même, le gain du million promis par le prince de Condé, sans compter d’autres avantages également appréciables et, chaque matin, il allait, en grand mystère, rendre visite au futur dictateur, afin de l’éclairer de ses lumières ; depuis deux ans il le harcelait de considérations politiques et le gardait, pour ainsi dire, à vue, comme on garde un billet de loterie sur lequel on compte pour gagner le gros lot. C’est une question de savoir si véritablement Pichegru acceptait bouche bée les délayages dont était prodigue le Neuchâtelois, ainsi que celui-ci s’en flatte, ou si, au contraire, comme le raconte Nodier, le général, excédé de cette éloquence, en reconduisant un jour le libraire jusqu’au bas de l’escalier, dit à son aide de camp : — « Lorsque monsieur reviendra, vous me rendrez le service de le faire fusiller... »

Ce qui importe, au surplus, c’est seulement de constater l’importance que s’attribuait Fauche ; persuadé qu’il était l’un des piliers de la cause royaliste, il se montrait partout, affairé, ardélion, surchargé de démarches et de préoccupations, courant de l’un à l’autre, « se concertant avec ces messieurs, » fier d’être écouté, — un peu distraitement peut-être, — par les chefs illustres du parti, M. le comte de Bourmont, M. de Frotté, M. le prince de la Trémoille, et détonnant à coup sûr, parmi ces muscadins héroïques, mais d’allure insouciante, par le ton solennel qu’il affectait maintenant, parlant de soi-même et de ses exploits diplomatiques « avec l’aplomb d’un théologien qui prêche le dogme. » Il avait eu plusieurs fois l’honneur d’entretenir Sa Majesté Louis XVIII ; Mgr le prince de Condé n’entreprenait rien sans prendre ses avis ; cette haute faveur, dont il ne faisait pas mystère, — au contraire, — lui valait une sorte de prestige aux yeux de ces braves royalistes qui, depuis cinq ans, guerroyaient pour ces princes qu’ils n’avaient jamais vus. Fauche était si certain du succès qu’il n’avait même pas pris la précaution de déposer à la police son passeport sous un faux nom. Et voilà que, le 4 septembre, il est réveillé par un coup de canon lointain. Il se lève en hâte, descend dans la rue, avise des placards devant lesquels se groupent les passants ébahis. Il lit : c’est le récit détaillé de ses entrevues de Blolzheim et d’Illkirch avec Pichegru tel que l’indiscret Montgaillard l’a conté à d’Antraigues ! Le nom de Fauche-Borel s’étale là, en toutes lettres, comme celui « du principal agent du Roi et de l’Angleterre, » qualificatif flatteur, mais redoutable. La foudre que tenaient en réerve les « triumvirs « a frappé : Pichegru est arrêté ; les députés royalistes sont sous les verrous, Carnot est mort ou en fuite, Barthélémy gardé à vue. Barras est victorieux ; la Terreur renaît. Que faire ? Trouver un refuge. Chez qui ? Sortir de Paris. Comment ? Fauche se met en route vers Montrouge où habite Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, brave homme qu’il connaît et qui lui donnera certainement asile ; mais la barrière est fermée et il regagne le centre de la ville où, la veille encore, il comptait tant d’amis. De toutes les portes auxquelles il frappe, pas une ne s’ouvre : « ces messieurs « sont déjà terrés ou fugitifs ; et, tandis que le malheureux erre ainsi par les rues, s’attendant à tout moment à être happé par les agents du Directoire, apercevant à tous les carrefours l’affiche du coup d’Etat où son nom saute aux yeux, songe-t-il qu’il est la cause première de la catastrophe ; que les signalés services qu’il se targue d’avoir rendus à la monarchie légitime l’ont compromise, au contraire, peut-être pour toujours ; qu’il a perdu ceux qu’il prétendait sauver ; qu’il aura sa part de responsabilité dans les fusillades, les déportations, les emprisonnements, implacables représailles du faible Directoire triomphant ? Mais non. Fauche ne réfléchit pas à ces répercussions fatales ; il ne pense pas à en tirer une leçon, heureux encore de ne pouvoir lire dans l’avenir que, sur la voie néfaste où il s’est engagé, par puérile gloriole et désir du gain, toutes ses entreprises aboutiront à de semblables désastres. Il ne pense, pour le moment, qu’à son million évanoui et à sa tête qu’il faut sauver. Après de longues randonnées, il est revenu aux environs du Palais-Royal ; en traversant la cour des Fontaines, il rencontre un commis de la librairie Panckouke avec lequel il s’est trouvé naguère en relations d’affaires et qui demeure tout près de là : — « Puis-je monter un moment chez vous ? — Oui, certainement, monsieur Fauche ; montez ; je vais m’informer de ce qui se passe et je reviens aussitôt. » Fauche se glisse dans la maison et retrouve un peu de son calme ; mais le commis reparaît, tout pâle ; il vient de lire les placards ; il a vu... Il craint d’être compromis et ne cache pas qu’il préférerait que son visiteur cherchât un autre asile. Fauche obtient de rester là jusqu’au soir ; sortir avant la nuit serait risquer la mort. Et le voilà, tapi dans une armoire, tandis qu’un commissaire de police, survenu vers midi, procède à une visite domiciliaire.

A la nuit close, il vaguait dans les rues désertes, dont seules rompaient le silence les galopades des hussards d’Augereau ; il traversa les ponts sans malencombre, s’enfonça dans le faubourg Saint-Germain et parvint rue Saint-Dominique au ci-devant hôtel de Luynes. Un avocat provincial, installé depuis quelque temps imprimeur à Paris et nommé David Monnier, a loué une partie de cette noble et vaste demeure pour y installer ses presses dans les grands salons dévastés. Fauche a correspondu jadis pour affaires de librairie avec ce David Monnier et celui-ci le reçoit joyeusement : « Vous êtes chez vous, dit-il, et vous êtes en sûreté ; à la moindre alerte vous n’avez qu’à tirer le cordon que voici... » Il le tire lui-même, une porte dérobée s’ouvre et découvre une cachette pratiquée dans l’épaisseur du mur. Monnier conduit ensuite Fauche au jardin de l’hôtel ; dans le tronc des vieux arbres voisins de la clôture sont fichées de solides chevilles de fer, formant échelons au moyen desquels on peut atteindre la crête du mur et sauter dans la rue de Grenelle. La maison est ainsi machinée depuis le temps de la Terreur. Après avoir de la sorte rassuré le proscrit contre les dangers d’une perquisition improbable, Monnier l’installe dans « un bel appartement meublé en satin jaune, » vestige de splendeurs abolies. L’imprimeur semblait, du reste, accepter d’un cœur léger la catastrophe du jour ; le premier soir on prit le thé, en famille ; le lendemain on eut pour invité « un Anglais « qui pouvait, à l’occasion « rendre de grands services. » « L’Anglais » revient le jour suivant et cette fois la rondeur et la bonhomie de Fauche le séduisirent si bien qu’il divulgua sa véritable personnalité : il n’était pas étranger, se nommait Botot et remplissait depuis plusieurs années les fonctions de secrétaire particulier de Barras qui l’honorait de ses plus intimes confidences. Le Neuchâtelois ne fit pas non plus mystère de son identité : il proclama qu’il était « ce fameux Fauche-Borel, » dont le nom flamboyait sur toutes les murailles et il insista sur ce point « qu’il ne fallait pas voir en lui un émissaire royaliste subalterne, mais l’un des agents principaux de Sa Majesté Louis XVIII » ; même il exhiba au secrétaire de Barras « les pouvoirs qu’il tenait directement du Roi. »

Botot prit très bien la chose : on causa des événements ; Fauche vanta la générosité et le haut esprit politique des princes dont il possédait « toute la confiance ; » le secrétaire de Barras exalta de son côté la mansuétude et la puissante intelligence de son maître ; on se quitta très bons amis.

Rien ne permet de mieux pénétrer la frivole psychologie de Fauche-Borel que son propre aveu des illusions dont sa pauvre cervelle était hantée en ces terribles jours de Fructidor. Pichegru, qu’il a perdu et qu’il disait aimer, part pour Cayenne ; les nobles amis dont le libraire était si orgueilleux la veille sont emprisonnés ou fugitifs ; le parti qu’il servait se trouve brutalement anéanti : lui-même est réfugié chez un inconnu, tandis que les sbires du Directoire le pistent par toute la ville... Il oublie tout cela ; sa pensée est entière à la combinaison d’une nouvelle intrigue ; il va maintenant « corrompre » Barras, lui acheter la France pour la rendre aux Bourbons ; le million perdu sur Pichegru, il le gagnera sur Barras ; déjà se développent en son esprit toutes les phases de ce mirifique projet ; par Monnier il aura Botot, par Botot il aura le Directeur ; dans l’Europe enfin pacifiée grâce à son génie diplomatique, il se voit gratifié d’honneurs et de richesses par les souverains reconnaissants, admis à la Cour des Tuileries, anobli, titré, chevalier des ordres du Roi, directeur de l’Imprimerie royale de France... Il rêve à ces choses éblouissantes, la main sur le cordon de la cachette où il se jettera en cas d’alarme, et guettant le bruit assourdi du pas lourd et cadencé des patrouilles guidées par les policiers qui le cherchent.


G. LENOTRE.