Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet/02

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G. Lenôtre
Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 349-382).
LES AGENTS ROYALISTES EN FRANCE
AU TEMPS DE LA RÉVOLUTION ET DE L’EMPIRE

L’AFFAIRE PERLET

II[1]
L’AGENCE ROYALE

David Monnier et Botot, flairant en Fauche-Borel un songe-creux gonflé de prétentions plutôt qu’un dangereux conspirateur, jugèrent que ce naïf ne valait pas d’être arrêté : il serait plus utile d’entretenir une correspondance avec ce prolixe agent des Princes que de l’envoyer à Cayenne : ils lui procurèrent donc un passe-port au nom de Louis Frédéric Borelly, en lui laissant entendre, pour mieux l’amorcer, que cette faveur lui était accordée par Barras en personne, « comme preuve de ses dispositions franches et loyales. » Pour faciliter sa sortie de Paris, Monnier l’accompagna même, « en vertu d’un ordre spécial, » jusqu’à Charenton, lui fit promettre qu’on s’écrirait et accepta une traite de 7 200 francs que le libraire lui glissa dans la main avec sa magnificence habituelle. Cinq jours plus tard, Fauche passait la frontière, arrivait, de nuit, à Neuchâtel, où sa femme et ses enfants le pleuraient, le bruit de son arrestation et de son exécution s’étant répandu en même temps qu’on apprenait en Suisse les événements de Paris. Mais il ne séjourna pas longtemps dans sa petite ville : il se sentait trop indispensable pour consentir h, priver de ses services la cause des Bourbons : en outre, il avait hâte d’entamer avec les confidents de Barras la négociation dont il venait de poser si habilement les bases ; enfin l’armée française menaçait la principauté de Neuchâtel et il ne doutait pas que sa capture ne fût le but de l’expédition. Il quitta donc de nouveautés siens, passa en Bavière, gagna Augsbourg où il retrouva bon nombre de « fructidorisés ; » il y fut présenté à M. de Vezet, à M. de Précy, tous deux agents de Louis XVIII, et c’est ainsi qu’il s’affilia définitivement à cette vaste conspiration royaliste dont le Roi proscrit tenait les fils et qui comptait, disséminés dans toute la France et presque dans toute l’Europe, des complices en nombre infini dont l’histoire, si jamais on peut l’écrire, composera le plus étonnant chapitre des chroniques clandestines de la Révolution.


Le drame auquel sera mêlé Fauche-Borel paraîtrait invraisemblable si l’on ne s’arrêtait à portraire tout d’abord le monde singulier auquel il va désormais s’adapter. Il ne s’agit pas, bien entendu, de présenter ici un tableau complet de ces agences secrètes qu’entretint en France le parti royaliste, depuis 1792 jusqu’en 1814, et de leurs insaisissables ramifications ; il suffit de fixer certains points de repère dans ce dédale presque inexploré et d’esquisser quelques-unes des figures les plus caractéristiques de ce grouillement d’inconnus. Si cet aperçu semble peu flatteur, on ne doit pas oublier que les monarchistes se trouvaient mal préparés à la propagande politique : leur conviction, plus instinctive que réfléchie, était de celles qu’on ne discute guère ; elle tenait moins du raisonnement que d’une dévotion chevaleresque : de là leur ferveur intransigeante, leur foi volontairement aveugle dans le succès toujours prochain, et, par suite, leur imprévoyance et leurs maladresses.

Après les grandes déceptions de 1792, le comte de Provence, régent de France depuis la mort de son frère Louis XVI, avait erré de Coblentz à Namur, à Hamm en Westphalie, à Livourne, à Turin ; il s’était fixé durant l’été de 1794 dans les Etats de Venise, à Vérone, et c’est là qu’il se proclama précipitamment Roi dès que circula le bruit de la mort de Louis XVII au Temple, événement depuis longtemps prévu, — on n’oserait écrire « désiré, » — en l’attente duquel Louis XVIII occupait son impatience à « étudier dans les ouvrages spéciaux le cérémonial du Sacre ; » il en avait même répété avec ses intimes les principales scènes « comme s’il eût été au moment de partir pour Reims. » Sa Cour de Vérone était modeste, encore qu’il y tînt opiniâtrement son rôle de Roi ; dès son « lever, » il était paré selon l’étiquette, « décoré de ses cordons et ceint de son épée qu’il ne quittait que pour se mettre au lit. » Quand il ne donnait pas audience, il s’enfermait chez lui « et on l’entendait se promener en long et en large avec beaucoup d’agitation, » seul exercice que lui permettaient sa goutte et sa corpulence. Jamais il ne sortait, passant des heures à lire le Moniteur et autres journaux venus de France ; il s’intitulait et les Cours étrangères le nommaient Comte de Lille et lorsqu’un visiteur lui donnait le titre de Majesté, il poussait de profonds soupirs. Sa table était peu abondante, sans élégance ; sa domesticité mal vêtue, son appartement pauvrement meublé.

Le comte d’Avaray, son « capitaine des gardes, » était le grand favori, l’intime, l’inséparable, « un véritable ami, une sorte de frère ; » poitrinaire, mélancolique, homme d’honneur et de loyauté, mais opiniâtre, il était de ceux qui souhaitaient de formidables représailles comme don de joyeux avènement de la monarchie restaurée. Le duc de la Vauguyon, « premier ministre » du monarque exilé, se montrait plus modéré ; aussi d’Avaray l’avait-il pris en grippe : le maréchal de Castries, bientôt évincé, le baron de Flachslanden, le marquis de Jaucourt complétaient le « Conseil du Roi ; » quelques gentilshommes, un chapelain, un secrétaire, deux commis formaient sa Cour et composaient ses bureaux. La maison de Vérone était « le temple de l’ennui ; » toutes les figures y étaient « allongées et bâillantes. »

Il fallut pourtant quitter ce morne asile ; l’armée de Bonaparte approchait et quoiqu’on ne redoutât pas beaucoup « toute cette ladrerie de la Provence et du Languedoc conduite par un capitaine gueux, » la sérénissime république de Venise invita Louis XVIII à s’éloigner. Il protesta et partit incognito, le 21 avril 1796, à trois heures du matin, seul dans une berline légère avec son fidèle d’Avaray, par la route de Bergame et du Saint-Gothard, tandis que la Vauguyon, « qui lui ressemblait beaucoup, » prenait ostensiblement la route du Tyrol. Le comte de Lille traversa la Suisse, se rendant à l’armée des émigrés ; le 28 avril, dans la nuit, il arrivait à Riegel, en Brisgau, où le prince de Condé avait son quartier général.

Louis XVIII put se croire là véritablement Roi, tant les Condéens l’acclamèrent. Leur foi était si ferme qu’ils s’imaginaient tenir en lui la victoire ; lui-même en fut grisé ; il prit goût à la représentation ; il montait à cheval, exercice qui lui était peu familier ; il passait ces revues dont on faisait au Directoire des gorges chaudes et où l’on voyait paraître, ricane Barras, « des régiments de quinze, de dix et même de quatre hommes. » « Sire, voilà votre régiment d’Auvergne, disait sérieusement le prince de Condé, voilà votre régiment de Champagne, votre régiment de la Couronne... Les tambours battaient aux champs, le canon tirait... » Mais la présence du Roi à l’armée gênait l’Autriche qui, comptant encore sur la victoire, ne voulait pas en partager les profits ; il reçut l’ordre de s’éloigner et dut obéir. Où s’arrêter ? Ce Bourbon errant épouvantait toutes les Cours de l’Europe, qui redoutaient, en lui donnant asile, les représailles de la République française. Seul, le duc de Brunswick consentit, par pitié, à le recevoir, sous la condition qu’il n’habiterait pas sa capitale et qu’il se logerait à l’auberge. C’est ainsi que, à la fin d’août 1796, la « Cour de France « s’installe à Blankenbourg, au pied du Harz, pays froid et brumeux, dans la chétive maison d’un épicier « dont la façade est toute en vitrages et dont les chambres sont à peine logeables. » Trois pièces : l’une devient l’appartement du Roi ; l’autre est réservée aux « gentilshommes de service » et sert en même temps de chapelle ; la troisième est « la Galerie, » à la fois salon et salle à manger. O Versailles ! Dans ce taudis Louis XVIII allait régner dix-huit mois, si c’est régner que de dire : « Mon peuple, mon sceptre, ma couronne, » et d’assurer, au moyen de correspondances incessantes, la liaison entre une nuée d’agents secrets ou se croyant tels, disséminés dans toutes les régions du « royaume de France. »

Dès avant la chute de Robespierre, le Roi avait à Paris un émissaire, un espion pour mieux dire, chargé de surveiller et d’activer les progrès de l’esprit public. C’était Lemaitre, désigné dans la correspondance sous les noms de Letraine, Boissy, le Juif, et sous bien d’autres encore. Lemaitre était né conspirateur : la trigauderie, le mystère, les caches, les dangers, les poursuites, les travestissements lui étaient aussi indispensables qu’à tout autre l’air et le pain. On le voit, ou on croit le voir, parmi les émigrés, à Bâle, en 1794 ; il avait dû se signaler, au temps de la Terreur, comme un habile homme et rendre à la cause royale d’éminents services, qui n’ont pas été révélés, puisque, dès Thermidor, en dépit d’antécédents peu recommandables, Louis XVIII l’élisait son représentant à Paris et lui confiait la direction de sa plus importante agence. Il faut croire que Lemaitre ne prit pas la chose très au sérieux ; même après la défaite de l’insurrection des sections, au 13 vendémiaire, il n’eut pas la précaution de se confiner chez lui ; il fut « cueilli » par un inspecteur de police, au café de Valois, où il venait tranquillement lire les journaux et prendre sa demi-tasse ; on trouva dans la cuisine de son logement, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, à peine dissimulée, mais très bien classée, toute la correspondance de l’agence royale, et Lemaitre, traduit devant une commission militaire, fut guillotiné en place de Grève. Comme il était l’une des très rares victimes de la répression conventionnelle, on estima généralement que ce conspirateur obstiné savait trop de choses ; « chacun souhaitait qu’il disparût pour qu’il n’eût personne à faire rougir ou périr. »

Déjà par ordre du roi de Blankenbourg, une seconde agence fonctionnait à Paris, composée de l’abbé Brotier, du chevalier Despomelles et de Duverne de Praile, tous trois collaborateurs du malheureux Lemaitre. Brotier, helléniste réputé, éditeur de Plutarque et du Théâtre des Grecs, quoique extrêmement ferré sur la morale d’Epictète, n’avait point peut-être les qualités de discrétion et de prudence qu’exigeait la délicate mission de représenter à Paris la monarchie proscrite. Il passait pour être disputailleur et inconséquent ; l’abbé Maury disait de lui : « S’il ne s’agit que de tout brouiller, on ne pouvait trouver mieux que l’abbé Brotier ; il désunirait les légions célestes. » Despomelles, ancien maréchal de camp, était plus ordonné : mais il vivait à Bourg-la-Reine et s’occupait presque exclusivement de diriger une vaste association, qui, sous le nom d’Institut philanthropique, étendait ses ramifications dans toute la France. Despomelles se faisait illusion sur la puissance de cette société secrète ; il était, écrit Mallet du Pan, « de ces hommes qui voient des clochers dans la lune. » Duverne de Praile, ancien officier de la marine royale, émigré rentré et caché sous le nom de Dunan dans sa propriété du Nivernais, était venu offrir ses services à Louis XVIII, lors du passage de celui-ci à Zurich, en avril 1796 : on l’avait employé à quelques missions en Angleterre et en Vendée. Tels étaient les agents que le frère de Louis XVI autorisait « à parler et à agir en son nom pour tout ce qui concernait le rétablissement de la monarchie. » Il leur adjoignit La Villeurnoy, ex-maître des requêtes, dépossédé de sa charge par la Révolution, homme fin, de manières distinguées, mais besoigneux, soucieux surtout de trouver un mari pour sa fille et de gagner le titre de ministre de la police dans la monarchie restaurée. L’agence avait pour mission de se concilier les militaires, de corrompre l’Administration, de préparer des élections royalistes, tâche écrasante qu’auraient à peine menée à bien des politiques experts, connaissant à fond le personnel gouvernemental et l’opinion du pays : les commissaires royaux étaient des novices, très confiants en leur propre adresse et trop enclins à prendre leurs désirs pour des faits acquis ; conspirateurs de comédie, fort communicatifs avec tout le monde et gardant entre eux seuls une réserve soupçonneuse, s’accusant réciproquement « d’imprudents bavardages, d’ambitions cachées, de défauts de zèle, de basses convoitises et même de trahison. »

La première préoccupation des représentants du Roi avait été l’organisation de leurs bureaux, centre d’un va-et-vient incessant de complices et d’émissaires de tous rangs, pêle-mêle de turbulents, de fidèles, de vendus, de traîtres aussi : on y verra Rochecotte, l’intrépide chouan, qui se fait fort, avec cinquante hommes, d’enlever les cinq Directeurs ; — Bourmont, sous le nom de Reynard, agent principal du Roi en Bretagne et en Vendée, — l’héroïque et tenace Frotté et son ancien camarade du régiment de colonel-général, le prince Louis de la Trémoille, tous deux de même âge, également dévots de la Royauté ; — un avocat de talent, Jean-Marie François, ex-émigré, ex-précepteur des ducs d’Angoulême et de Berry, qui vit, rue de la Lune, dans une chambre machinée et pourvue d’une armoire tournante, permettant, en cas d’alerte, la fuite par un escalier dérobé : — Carlos Sourdat, jeune garçon de vingt ans, petit, chétif, au teint brun, aux cheveux et aux sourcils très noirs, aux yeux de braise, âme candide et cœur résolu ; — deux vieilles filles, effacées et silencieuses, Madeleine et Josèphe More de Prémilon, servant de secrétaires à l’agence ; — Bénard, employé dans les bureaux du Directoire, un des « corrompus, » sans doute, qui s’est offert pour conquérir Barras à la cause royale ; — le baron allemand Léonard de Poli, éclopé à béquilles chargé spécialement d’enrôler de « bons garçons » pour le coup décisif ; — Dandré, l’ex-constituant, inféodé à l’Angleterre « et à tous les partis qui peuvent payer, » homme d’une laideur repoussante, mais d’une pénétrante sagacité et qui fait sa fortune à servir un Roi sans royaume ; — Jouve, autre « corrompu, » chef de bureau au ministère de l’Intérieur, acquis au parti monarchique ; — un chanteur populaire, Ange Pitou, tour à tour et sans cesse arrêté, mis en liberté, hué, applaudi et chantant toujours ses vaudevilles aux carrefours ; — un grand seigneur, le prince de Carency, jeune débauché sceptique et séduisant qui, en sa qualité de fils du duc de la Vauguyon, premier ministre de Louis XVIII, est le confident de tous les secrets de la conspiration ; — un pauvre abbé normand, Julien-René Leclerc, qui vit depuis quatre ans, tantôt caché dans les fourrés du bois de Vincennes, tantôt à Paris même, exerçant « l’emploi simulé » de clerc de procureur ; signe caractéristique : un œil vairon ; — un tailleur à façon, mué pour la circonstance en « homme de loi ayant patente de commissionnaire » et nommé Béranger-Mersix : il est l’un des dépositaires des fonds de l’agence, et son petit garçon, âgé de dix ans à cette époque, se rappellera plus tard que son père l’employait à porter aux conjurés de l’argent, « dont ceux-ci, disait-il, paraissaient user plus pour leurs besoins particuliers que pour l’accomplissement de leurs projets. » Ce petit garçon deviendra le chansonnier Béranger.

L’or anglais coulait à flots, en effet ; le chargé d’affaires en Suisse du cabinet britannique, Wickham, se tenait en relations constantes avec l’agence au moyen d’un émissaire « probe et roué » appelé Bayard. C’était le moment où les commissaires royaux estimaient si bien préparées les voies de la Restauration qu’ils souhaitaient tenir sous la main, à Paris, un prince de la famille royale tout prêt à cueillir la couronne. Louis XVIII réservait cette tâche facile et glorieuse à son neveu le duc de Berry, alors âgé de dix-neuf ans. L’un des membres de l’agence, Duverne de Praile, avait entrepris le voyage d’Angleterre afin de préparer l’entrée en France du jeune prince : il répondait de la tête de celui-ci comme de la sienne : il le conduirait par la Hollande et la Belgique jusqu’à Saint-Omer ; de là il gagnerait avec lui les environs de Paris, lui procurerait une carte de sûreté pour entrer dans la ville où vingt abris sûrs devaient s’ouvrir, afin de recevoir l’avant-coureur du Roi. La chose était donc décidée et Duverne revenait de Londres, fier d’un autre succès : il avait décidé les ministres anglais à verser 300 000 francs par mois à l’agence, plus 188 000 francs « pour habiller les troupes royales ! »

Et voilà que tout s’effondre en une demi-heure. Le 31 janvier 1797, Duverne, Brotier et La Villeurnoy, fidèles à leur mission de « gagner habilement les officiers, » se sont rendus chez le chef d’escadron Malo qu’ils se flattent d’avoir circonvenu et avec lequel ils ont pris rendez-vous à l’Ecole militaire qu’il habite et où sont casernés ses dragons. Malo a caché deux de ces hommes sous les matelas de son lit : il reçoit les naïfs conspirateurs qui n’ont déjà plus de secrets pour lui ; ils lui exhibent, sans nulle méfiance, les pleins pouvoirs qu’ils tiennent de Sa Majesté Louis XVIII et dont ils ont pris grand soin de se munir. Aussitôt ils sont tous les trois happés par les soldats, conduits au bureau Central, puis à la Tour du Temple redevenue depuis peu prison d’État. L’agence royale de Paris avait vécu. L’effet de cette arrestation fut, pour le petit monde de comparses qui gravitaient autour d’elle, celui d’un coup de bêche dans une fourmilière ; chacun courut au plus pressé ; le chevalier Despomelles, le seul des commissaires royaux qui fût encore en liberté, eut le temps de détruire les plus compromettantes des pièces conservées dans les archives ; la sœur de Duverne de Praile brûla en hâte d’autres papiers ; Carlos Sourdat s’empara des brevets signés en blanc par le Roi et des portraits de Louis XVIII destinés à la propagande ; quant au pauvre abbé Leclerc, l’homme à l’œil vairon, il escamota les dossiers de Brotier et les croix de Saint-Louis que les commissaires royaux avaient le droit « de fabriquer et de distribuer. » La police s’empara donc seulement des pièces que les conjurés ne parvinrent pas à détruire, et il arriva ceci, qui est vaudevillesque : au nombre des écrits saisis se trouvait une noble et généreuse proclamation de Louis XVIII que l’agence avait été fort empêchée de répandre : cette proclamation fut publiée au Moniteur, et reproduite dans nombre de journaux ; le retentissement en fut immense et le chevalier Despomelles pouvait, sans hâblerie, écrire au Roi : — « Votre Majesté ne se doute pas du merveilleux effet qu’a produit sa proclamation... Cela lui a conquis une foule de partisans... » L’arrestation de ses commissaires valait donc à Louis XVIII un succès que ne lui avait jamais procuré leur maladroit dévouement.

Il faudrait raconter comment l’un de leurs affidés, — Sourdat bien probablement, — tenta audacieusement de les tirer de leur prison ; comment, lorsqu’on apprit qu’ils allaient comparaître devant le Conseil de guerre, le brave Ange Pitou, le chanteur des rues, s’évertua à les sauver en achetant leurs juges : il dépensa à cette « acquisition » tout l’argent gagné à chansonner le gouvernement et les sommes qu’il emprunta sous sa garantie à des royalistes aussi peu fortunés que lui ; comment, quelques jours avant l’ouverture des débats, Duverne de Praile, pris de peur, « avant même qu’on lui eût donné l’assurance de la vie, comme il l’avait demandé, » révéla le fonctionnement complet de l’agence, dénonçant tous les affiliés, « leur résidence, leurs ressources, les attenances de chacun. » On devrait esquisser aussi le procès des conjurés devant le Conseil de guerre siégeant à l’Hôtel de Ville : outre Brotier, La Villeurnoy et Duverne dont ses compagnons ne soupçonnaient pas les délations, comparurent devant les juges le baron de Poli, Carlos Sourdat, Béranger-Mersix, les demoiselles More de Prémilon et une douzaine de complices obscurs. Après un mois de débats, les quatre premiers accusés furent, à l’unanimité des voix, déclarés coupables et condamnés à la peine de mort, immédiatement commuée, et non moins unanimement, par le tribunal, en quelques années de détention. Les révélations de Duverne de Praile, et aussi l’argent d’Ange Pitou, avaient contribué à émousser les rigueurs de la répression. Brotier, Duverne et La Villeurnoy furent écroués à la Tour du Temple où l’on se promettait de les oublier. Le désarroi gouvernemental était tel à ce printemps de 1797, les fonctionnaires de tous ordres croyaient si peu à la durée du régime directorial que l’emprisonnement ralentit à peine l’activité des commissaires royaux : du fond de leurs cachots ils continuaient à participer aux « travaux » de l’agence dissoute dont était seul titulaire leur collègue Despomelles, demeuré, comme on l’a dit, en liberté. Il correspondait avec un comité royal installé à Augsbourg et dont Wickham était l’homme important. Mais ce n’était là qu’un expédient : la monarchie comptait en France trop de partisans pour que le Roi n’eût point, à Paris même, un représentant presque officiel : les prisonniers du Temple désignèrent donc à l’honneur périlleux de leur succéder l’abbé d’Esgrigny.

Ancien vicaire général de Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux, l’abbé d’Esgrigny, émigré en 1792, ayant fait partie de l’expédition de Quiberon, s’étant soustrait à la fusillade par un subterfuge ingénieux, erra durant un an dans la Vendée et en Anjou. C’est là que vint le trouver l’avis de se rendre à Paris pour y remplir une mission importante. Il se dirigea vers la capitale, toujours se cachant, réussit à passer les barrières, se présenta chez Rochecotte et prit l’intérim de l’agence. Mais la tâche était trop nouvelle pour ce pauvre prêtre depuis si longtemps vagabond : et l’abbé d’Esgrigny, tiraillé et déçu, s’efforçait à se dérober. On en était là à l’approche de Fructidor : la légèreté, les divisions, l’imprudence, les querelles, les irréductibles illusions des royalistes avaient compromis cette institution que nul ne prenait au sérieux, et cela précisément à l’heure où la France, lassée de désordres et d’intrigues, appelait de ses vœux un gouvernement fort, honnête et stable qui lui rendit son calme bonheur depuis tant de mois aboli.


Le tableau serait trop incomplet si n’y figurait pas, au moins par spécimens, la foule d’émissaires utiles ou encombrants, de besoigneux plus doués d’aplomb que d’adresse, de contre-révolutionnaires sincères et ardents, de mystificateurs, d’étourdis, d’utopistes qui, par dévouement réel ou par intérêt, mettaient spontanément au service du Roi et de ses agences leur zèle souvent brouillon et compromettant. Bon nombre de royalistes, accoutumés depuis des années à la vie aventureuse de la Chouannerie, retrouvaient, en ces équipées, « l’espèce de satisfaction » d’aller de cache en cache et de vivre de cette existence de romanesques dangers « dont les hommes de ce parti avaient une si longue habitude. » Ils s’exposaient à la mort, à la déportation ou, tout au moins, à l’emprisonnement ; mais il semble que ce risque était pour eux un attrait de plus : cette lutte de ruses avec la police aiguillonnait leur activité.

Au premier rang de ceux dont on retrouvera les noms au cours de ce récit, il faut citer l’abbé de La Marre : « quarante à quarante-cinq ans, grand bel homme, cheveux noirs poudrés, figure pleine ; » au moral, si l’on en croit un bulletin de police, c’est un « atroce scélérat, » jadis très lié avec Saint-Just et certains membres du Comité de salut public. Il a des amis dans tous les camps, se présente à Blankenbourg, séduit d’Avaray et obtient la confiance du Roi dont il devient le courrier préféré, sorte de plénipotentiaire nomade. Il s’appelle tantôt Falike, tantôt Bellecombe ou David Pachaud, et cette simple précaution déroutera toutes les polices.

Un autre ecclésiastique, l’abbé Ratel, quoique mentionné parfois comme « agent principal des princes, » est moins en vue que de La Marre. Ce n’est point qu’il ne s’agite ; complice de Brotier et condamné comme tel à la déportation, il s’échappe, passe en Angleterre, est chargé par le cabinet britannique de porter une somme d’argent considérable aux militants du parti, rentre en France sous le nom de Lemoine, y reste peu, retourne à Londres, vit là « joyeusement, » forme de grands projets, n’en exécute aucun. — Est-ce lui cet abbé R... qui s’offrira, en 1800, pour « frapper » le premier Consul ? — Et quand on lui demandera des comptes, il les fournira si peu limpides qu’il cessera d’être employé.

Sur Danican tout le monde est d’accord : « le plus vain, le plus bavard, le plus fanfaron et, en même temps, le plus nul des hommes, » disait Real. Soldat au régiment de Barrois, en 1782, gendarme en 1789, son avancement fut rapide : quatre ans plus tard il était général de brigade et divisionnaire en 1795, malgré quelques heurts dans sa carrière : on a dit qu’il fut protégé par Camille Desmoulins et qu’il compta au nombre des « gardes du corps » de Robespierre. Comment ce pur révolutionnaire se trouva-t-il investi du commandement des sections royalistes insurgées, au 13 vendémiaire, contre la Convention ? Personne n’a pu le dire, ni lui-même ; cet inexplicable promotion lui valut d’être, durant une soirée, l’adversaire, — vite en déroute, — de Bonaparte, grand honneur pour un stratège de sa taille. Il était loin déjà quand la commission militaire du Théâtre Français le condamna à mort. En Angleterre, où il se réfugia, sa quasi-gloire fut payée d’une pension de 12 000 fr. ; pour la gagner, le « général « parcourra l’Europe, .formant contre la République des plans d’attaque dont pas un ne recevra un commencement d’exécution. Il ira chez le Roi, à Blankenbourg ; chez Wickham, en Suisse ; se posera en fier-à-bras ; on l’accusera, sans preuve, de l’assassinat des plénipotentiaires de Rastadt ; il menacera de débarquer à Paris et « d’enlever » le Directoire ; plus tard, il parlera d’escamoter Napoléon. Les bulletins de police font de lui un épouvantail ; puis, comme il n’entreprend rien, on l’oublie.

La monarchie proscrite n’avait pas que des partisans de cette sorte : beaucoup d’hommes modérés et sages lui restaient obstinément fidèles et la servaient activement, mais sans fracas : tels Imbert Colomès, l’ancien premier échevin de Lyon : Camille Jordan, autre Lyonnais, d’une droiture et d’une pureté modèles ; le vieux président du parlement de Besançon, de Vezet ; Précy, le héros malheureux de l’insurrection lyonnaise contre la Terreur, et nombre d’autres dont la coopération, quoique plus efficace que celle des tapageurs, resta volontairement effacée. On peut même assurer qu’ils ne considéraient pas sans tristesse la vaine agitation de tant d’étourdis, voire de tant d’imposteurs avérés que la misère incitait à guigner le succès éventuel de la cause royale comme une spéculation profitable, et qui s’y consacraient « à corps perdus, » d’autant plus bruyants et prometteurs qu’il ne se sentaient pour talent que leur audace, pour préparation que leur besoin de se signaler ou de soutirer quelques louis : — « des fantômes dans les ténèbres, » écrivait d’eux Mallet du Pan. Ceux-ci sont légion : on les reconnaît tout d’abord à une disproportion flagrante entre l’énormité de la tâche qu’ils s’offrent à remplir et la modicité du salaire qu’ils mendient : comme cet inconnu qui, moyennant 720 francs, prétendait acheter les cinq Directeurs et les amener soumis et repentants aux pieds du Roi ; — ou cet autre qui, plus tard, sollicite l’envoi de douze louis qui lui sont nécessaires pour rallier Bonaparte au parti des Bourbons ; — ou ce troisième, médecin au pays de Gex, qui, à très bas prix, propose au prince de Condé « d’introduire la peste en France. » Hors les quémandeurs atteints de folie manifeste ou les fanatiques offrant leurs poignards, Louis XVIII ne rebute personne ; il répond à tous ; non point qu’il imagine tirer jamais parti de ces extravagances ; mais il ne veut décourager aucun dévouement, si obscur et si saugrenu soit-il. Quoique chacune des heures de son exil lui apporte une leçon, et qu’il acquière peu à peu « cette grande vertu royale « dont par le Casanova « et qu’on nomme la dissimulation, » il demeure crédule à tout ce qui le flatte. Il est entouré de conseillers méfiants dont l’affection le devrait mettre en garde : d’Avaray veille à écarter les indiscrets ; le duc d’Havre a montré le danger d’employer des personnes « qui, jouissant de peu de crédit, compromettent à la fois ceux qu’ils servent et ceux qui les secondent ; » mais eux-mêmes, par amour pour leur maître, écoutent les dupeurs dont les vantardises bercent leurs illusions. Qu’importent, au reste, ces vilenies ? Louis XVIII se sait armé d’une force qu’aucune puissance humaine ne peut entamer ni détruire : son « droit. » Il est sans ressource et sans asile ; il n’a pas de quoi vêtir ses valets ni garnir sa table ; mais il est le Roi de France ; c’est parce que personne au monde ne peut lui ravir ce titre que les guerres sévissent et que tous les trônes sont ébranlés. Quels que soient les hommes qui usurperont sa place, tyrans redoutés ou conquérants invincibles, ils ne seront jamais que des aventuriers et des éphémères. Lui-même ne peut pas vouloir qu’il en soit autrement ; sa disparition ne changerait rien à cette imprescriptible préordination ; sa mort ne serait qu’un incident sans portée : et c’est là sa pensée constante, sa religion, sa foi, sa certitude. Le jour où il quitta l’armée de Condé, à Dillingen, dans la Forêt-Noire, comme la balle d’un assassin demeuré inconnu avait effleuré son front, et que son entourage épouvanté manifestait ses craintes et son indignation, quelqu’un dit : — « Une ligne plus bas pourtant ! — Eh bien ! fit Louis XVIII, le Roi de France se fût appelé Charles X. » Telle était toute sa politique, et l’habileté des plus experts diplomates, la formidable puissance des armes, devaient rester sans prise contre ce roc inattaquable.


Ce succinct exposé des moyens et du personnel dont le parti royaliste disposait est nécessaire à l’intelligibilité des incidents qui vont suivre : sans ce préambule, on serait en droit de s’étonner que, débarquant à Augsbourg, parmi les émigrés, Fauche-Borel fût pris un seul instant au sérieux. Il y retrouvait toutes les « fortes têtes » du parti, composant ce qu’on appelait « l’agence de Souabe, » — Précy, de Vezet, Imbert Colomès, Dandré, — sans parler d’un certain nombre de « fructidorisés » groupés là pour garder le contact avec Wickham, le grand distributeur des millions de l’Angleterre. Ces gens, sagaces pourtant, avaient tous été en rapport avec tant de visionnaires ou d’exploiteurs qu’ils n’en étaient plus à compter leurs erreurs et leurs déceptions : soit indélébile courtoisie, soit conviction que le négociateur de l’affaire Pichegru pouvait rendre d’importants services, le libraire Neuchâtelois fut reçu en renfort appréciable. C’est ainsi que, trop porté déjà à se croire un personnage, il prit, de la confiance qu’on lui témoigna et de la politesse avec laquelle on écouta ses amplifications, une opinion démesurément avantageuse de sa valeur. Tout concourait par malheur à entretenir cette illusion : lorsque, quittant Augsbourg, il arriva à Berlin, comme on était curieux de questionner un échappé de Paris, il fut prié à diner par le prince de Reuss, avec Son Excellence le comte Panin, ambassadeur de Russie, Son Altesse le feld-maréchal Repnin, envoyé extraordinaire du Czar, et lord Elgui, ambassadeur d’Angleterre auprès de Sa Majesté prussienne. Fauche les intéressa « vivement » en leur parlant du 18 fructidor et de Pichegru : il confia aux éminents convives, — et par la même occasion à tous les serviteurs qui tournaient autour de la table, — « le projet qu’il avait conçu de gagner Barras à la cause des Bourbons. » — « Tout ce que je leur dis parut leur faire impression, » écrit-il, et cela doit être authentique, car ces diplomates de carrière, taciturnes et impénétrables par habitude professionnelle, devaient juger unique en son genre ce conspirateur qui prenait, en leurs personnes, pour confidents tous les cabinets de l’Europe. Il aurait bien voulu s’en expliquer avec le roi Frédéric-Guillaume et sollicita une audience qu’il n’obtint pas ; le Roi se privait des conseils du libraire « pour ne pas contrarier la politique de ses ministres. » Fauche se contenta donc d’exposer ses vues au comte Haugwitz, ministre des Affaires étrangères et président du Conseil. Il fut écouté « avec beaucoup de soin » et l’Excellence lui exprima sa gratitude par ces paroles textuellement rapportées : — « C’est bien précieux ce que vous nous dites, M. Fauche, nous vous en devons des remerciements. » Sur quoi le libraire se retira et se prépara à partir pour Londres « où il était appelé par le ministère britannique. » Il l’assure et, peut-être, le croyait-il : car, on n’en saurait douter, le malheureux était dès lors atteint d’une aberration d’un genre assez rare et qu’on pourrait désigner sous le nom de mégalomanie diplomatique. Les crises de cette vésanie allaient désormais se succéder avec une intensité progressive, jusqu’au jour, lointain encore, où le pauvre homme succomberait à son mal dans un dernier coup de délire.

En août 1798, il s’embarque pour l’Angleterre, et, là encore, révèle à qui veut l’entendre, qu’il se dispose à « corrompre » Barras et va clore par ce coup d’éclat l’ère des révolutions. Il donne quelques avis au cabinet britannique, indique « la route qu’il faut suivre pour obtenir des résultats décisifs, » secoue la torpeur des agents du Roi, et s’insinue en conseiller chez tous les hommes d’Etat. — « Il y a dans les Cours, écrivait La Bruyère, des apparitions de gens aventuriers, d’un caractère libre et familier, qui se produisent eux-mêmes, protestent qu’ils ont dans leur art toute l’habileté qui manque aux autres, et qui sont crus sur leur parole. » Fauche-Borel était de ceux-là

Quand, au début de l’hiver, il se décida à regagner Hambourg, une désagréable surprise l’attendait : il avait si souvent et à tant de monde exposé son projet de « corrompre » Barras, qu’un émigré, M. de la Maisonfort, auquel il avait ressassé sa combinaison, se l’était appropriée, jugeant l’idée fructueuse, et s’en faisait gloire auprès de Louis XVIII. Fauche cria « au voleur ; » en vain l’infortuné libraire revendique l’idée de « l’affaire, » s’efforçant d’en évincer la Maisonfort et d’y reprendre le premier rôle : elle l’absorbe durant toute l’année 1799. Il court de Hambourg à Berlin, à Mitau, en Courlande, où se trouve maintenant Louis XVIII, se fixe à Wesel, sur le Rhin, pour être plus à portée des espions que lui dépêche Barras et que Fauche prend sottement pour des émissaires. Il se dit sûr de réussir, et peut-être ici ne s’illusionne-t-il pas, car il est très possible que Barras ait conçu le projet de vendre aux Bourbons la République qu’il sentait parvenue à son terme et dont il n’attendait plus aucun avantage. Fauche reçoit de Paris des lettres encourageantes : tout va bien, ou : sous peu de bonnes nouvelles. Il va les attendre à Francfort et là il apprend, avec stupeur, par les gazettes, la chute du Directoire : un nouveau pouvoir s’élève ; Barras s’effondre et, avec lui, la machination de Fauche-Borel qui, pour la seconde fois, voit, à la veille du succès, sa diplomatie déjouée par les soubresauts de la politique française.

Ce grand événement se répercuta, comme on le sait, dans toute l’Europe ; la Révolution était terminée ; les Puissances armées contre la France allaient se résigner à traiter avec le nouveau Consul. Fauche-Borel, lui, ne désarme point ; au printemps de l’année 1800, il part pour l’Angleterre « dans l’intention d’éclairer les ministres de Sa Majesté britannique. » Ceux-ci, pour se débarrasser sans doute de cet encombrant rêveur, le chargent de porter une dépêche à Wickham, qui se trouve aux environs de Vienne. Fauche traverse l’Europe « à toute chaise ; » il voyage à présent en personnage de marque, heureux de vivre, de rouler sans arrêt, de descendre aux bonnes auberges ; il aime ce mouvement continu qui berce ses chimères, la traversée des petites villes, l’admiration des bonnes gens qui, du pas de leur porte, contemplent au passage ce grand seigneur vite entrevu, bien rencogné sur les coussins, se rengorgeant, la face épanouie, ses gros yeux à fleur de tête, tandis que le postillon, le cornet aux lèvres, sonne une fanfare et que le maître du relai, bonnet bas, s’empresse à servir Son Excellence. Il va ainsi, en moins d’un an, de Vienne à Wesel, à Hambourg, retourne à Londres, retraverse l’Europe pour atteindre Baireuth, revient à Francfort et, pour la première fois depuis quatre ans, s’arrête enfin, dans l’été de 1801, à Neuchâtel, — chez lui, — et revoit sa maison, sa femme et ses enfants.

Sa bourse était bien garnie, car, pendant ce séjour, il acheta cinq cents louis un beau terrain à quelque cent toises de la ville, dans un site agréable, au lieu dit le Vieux Châtel et s’occupa aussitôt d’élever là une maison de campagne. Mais il était écrit que la politique aurait toute sa vie et, comme sortaient à peine de terre les fondations de l’immeuble projeté, Fauche reçut de Londres une lettre l’invitant à se rendre au plus tôt auprès des ministres anglais. L’Europe, — en paix cependant pour la première fois depuis dix ans, — a besoin de son concours : il part, prend la route de France, traverse Paris, bien qu’il n’ignore pas que la police consulaire le guette, gagne Calais sans être inquiété, et arrive à Londres. Il apprend là que le cabinet britannique lui réserve une mission de haute confiance et dont la réussite exige une habileté sans pareille : quoique le Gouvernement anglais ait signé la paix avec la République française, il n’a pas renoncé à replacer les Bourbons sur le trône : il veut abattre Bonaparte et, pour obtenir ce résultat, opposer à son prestige, de jour en jour grandissant, celui de deux hommes dont le nom est demeuré populaire et qui sont aimés de l’armée : Pichegru et Moreau. Pichegru, échappé par prodige à son exil de Cayenne, est à Londres ; il consent à se rapprocher de Moreau et c’est lui qui a désigné aux ministres de George III Fauche-Borel comme étant le seul homme capable de mener à bien la réconciliation désirée. Fauche partira donc pour Paris, afin de tâter les intentions du vainqueur de Hohenlinden. Telle est la version du libraire ; il est probable que la vérité s’y trouve tout au moins « embellie. »

Ce qui est sûr, c’est qu’il quittait Londres le 5 juin 1802 et, soit qu’il poussât l’inconscience jusqu’à la témérité, soit que l’amour des lucratives intrigues l’eût aveuglé au point de lui ôter toute prudence, six jours plus tard, il s’établissait à Paris où, depuis près de cinq ans, son nom et son signalement étaient connus des policiers de tous grades. On peut croire que, semblable en cela à beaucoup de ses contemporains, il jugeait attrayante cette vie romanesque et périlleuse du conspirateur contraint à la double face, à la dissimulation, aux feintes incessantes, à une perpétuelle lutte d’astuce contre les espions qui foisonnaient dans le Paris de cette époque si bien machiné pour ces existences clandestines : rues étroites et sinueuses, encombrées et grouillantes, maisons à double sortie, raccourcis imprévus, angles sombres, longs passages à nombreuses issues ; dès le déclin du jour on circule dans l’ombre, les rares lanternes des carrefours repèrent, mais n’éclairent pas ; à vingt pas de chez soi, on est un étranger, et l’on trouve dans tous les quartiers des logements avec caches, trappes, armoires tournantes, cheminées à échelles, enseignes réceptacles, alcôves à coulisse, que fabrique secrètement avec art un marguillier de la paroisse Saint-Laurent, nommé Spin. Fauche-Borel se logea rue et hôtel des Bons Enfants ; il comptait que sa nationalité et son apparence de placide libraire, venu à Paris pour affaires de son commerce, lui épargneraient les tracasseries de la police ; il ignorait que son double jeu était connu et qu’il était déjà noté comme un incorrigible meneur ayant toujours « un projet de complot dans une poche et un manuscrit à éditer dans l’autre. » Cette fois, le but avoué de son voyage était « de renouveler connaissance avec ses confrères » et il apportait des écrits inédits de Jean-Jacques Rousseau, — les mêmes dont il avait jadis pris prétexte pour pénétrer chez Pichegru à Blotzheim, — qui, dès son arrivée, furent acceptés par Bossange, Masson et Besson, libraires éditeurs, rue de Tournon, n° 6.

Dans cette même maison habitait un autre libraire nommé Charles-Frédéric Perlet avec lequel, quoiqu’il s’en défende, Fauche dut lier connaissance, car il retrouvait en lui un compatriote, Perlet étant né à Genève, où il avait vécu longtemps et où il s’était marié. Devenu veuf, établi imprimeur à Paris, il y avait entrepris, en novembre 1790, la publication d’un journal qui connut la vogue et prospéra. Quoique cette feuille portât le titre de Journal de Perlet, celui-ci n’y écrivait guère : il passait pour fort peu instruit et même pour « ne posséder aucune espèce d’aptitude, » en quoi on se trompait, comme on le verra… D’ailleurs Perlet devait inspirer confiance à Fauche-Borel, car il était bon royaliste : il se vantait d’avoir contribué, en 1795, par un article retentissant, à la libération de Madame Royale, fille de Louis XVI. Compris dans les proscriptions de Fructidor, déporté à Cayenne, rappelé d’exil au début du Consulat, il fit en Europe une dramatique rentrée en scène : le bateau qui le portait se brisa sur les côtes d’Ecosse ; Perlet, jeté au rivage, recueilli par des pêcheurs, transporté à Edimbourg, avait séjourné en Angleterre et visité l’Allemagne avant de rentrer à Paris où il s’était fixé depuis deux ans précisément dans cette maison où Fauche fréquentait, en l’été de 1802, sous le prétexte d’imprimer ses inédits de Jean-Jacques Rousseau. Perlet, marié en secondes noces à la sœur de l’écrivain Fiévée, essayait alors de retrouver son succès d’antan ; mais ruiné par la proscription, sans crédit, sans talent, il végétait dans un vague commerce de librairie et se trouvait réduit aux expédients. C’était un homme de quarante-trois ans, de belle taille, aux yeux bruns et portant sur le visage quatre « signes particuliers « périlleusement signalétiques pour un ex-proscrit dont les démêlés avec la police ne sont pas terminés, — deux au côté gauche de la bouche, l’autre au dessus du nez près de l’œil gauche et un petit trou au milieu du menton.

Après quelques jours passés rue des Bons-Enfants, Fauche-Borel crut prudent de s’établir dans un quartier plus solitaire : il confia ce désir à Mme Masson, femme de son éditeur, et celle-ci lui trouva un logement discret rue Saint-Hyacinthe, non loin de la place Saint-Michel. Il transporta là ses papiers les plus importants et commença les démarches dont le cabinet britannique l’avait chargé : il vit Moreau, dans la coquette maison que celui-ci occupait à Chaillot, rue Saint-Pierre, lui parla, avec son abondance accoutumée, de Pichegru, du parti royaliste, de la Restauration prochaine de la Monarchie ; commis voyageur en corruption et « marchand de consciences, » il montra au général les prometteuses lettres patentes rédigées par Louis XVIII à l’adresse de Barras et qui n’avaient pas été utilisées ; il les sortait volontiers de sa poche, ainsi qu’une lettre autographe du Roi, qu’il portait sur lui en manière d’honorable référence. Moreau ne se laissa pas tenter : Fauche lui prête un long discours ; mais il paraît manifeste qu’il fut mis froidement à la porte, car il ne risqua pas une seconde visite. Il fut plus heureux chez un fervent royaliste qui n’était autre que cet abbé Leclerc, affligé d’un œil vairon, qu’on a vu, en janvier 1797, sauver au péril de sa vie, les dossiers et les croix de Saint-Louis de l’agence Brotier. L’abbé Leclerc vivait, caché sous le nom de Boisvalon, dans une maison de la rue du Pot de fer ; Fauche le trouva « très au courant de tout ce qui se passait en France » et très déterminé à reprendre, dès l’occasion, la vie d’aventures. Depuis près de quinze jours le libraire neuchâtelois courait ainsi les rues de Paris, menant de front son commerce et sa conspiration : le 7 juillet, comme il sortait de chez ses éditeurs, Bossange et Masson, et qu’il tournait l’angle de la rue de Tournon pour s’engager dans la rue du Petit-Lion, deux hommes surgirent derrière lui, le poussèrent dans un fiacre et le conduisirent à la Préfecture de police. Le soir même, il entrait à la prison du Temple, était écroué dans les formes et enfoui, sous des portes de fer, dans la Tour tragique, au grand secret.


III
PRISON D’ÉTAT

Sans prétendre que Fauche se réjouît d’être en prison, on discerne aisément qu’il acceptait avec philosophie ce désagrément. Son incarcération consacrait de façon éclatante l’importance des services par lui rendus à la cause royale, et il n’y a pas besoin de lire entre les lignes de ses abondants Mémoires, ou des lettres demeurées à son dossier, pour constater combien il était intimement flatté de compter au nombre des détenus de cette déjà légendaire Tour du Temple, réservée aux captifs de marque, où devaient plus ou moins séjourner les plus zélés champions de la Monarchie : la détention de la famille royale avait rendu cette prison fameuse et, depuis lors, si l’on excepte quelques noms d’obscurs anarchistes depuis longtemps disparus, le livre d’écrou ressemblait à un armoriai : pour combler de faveurs ses plus fermes soutiens, la Restauration prochaine n’aurait qu’à puiser en cette liste de fidèles persécutés.

Fauche prit donc sa captivité en patience : le premier mois, passé au secret, fut, certes, peu agréable ; dans l’étroit réduit où il gisait enfermé, il souffrait du manque d’air et d’exercice ; à part les gardiens chargés de lui apporter sa nourriture, il ne voyait personne de tout le jour et ne recevait d’autres visites que celles des chauves-souris dont la vieille tour foisonnait ; mais, ces jours d’épreuve terminés, dès qu’il fut admis au régime commun, il jugea la réclusion très supportable. C’est que le Temple alors ne ressemblait en rien à ce qu’on imagine d’une prison : le concierge en était le maître absolu, à la fois directeur, économe, geôlier-chef et administrateur ; pourvu qu’il représentât à toutes réquisitions les pensionnaires que lui envoyait le Grand-Juge ou la Préfecture de police, il faisait dans son domaine la loi à sa guise, décrétait le règlement qui lui était le plus commode et traitait en camarades les détenus selon son humeur ou ses sympathies. Or le concierge du Temple était, en 1802, le geôlier le plus jovial, le plus « arrangeant, » le moins vétilleux qu’on put souhaiter : il s’appelait Louis-François Fauconnier, était âgé de cinquante ans, et avait femme et cinq enfants. On ne peut dire comment il gagna ses grades et la place enviable qu’il occupait ; il assurait, dans un rapport, « avoir servi la Révolution de sa personne et de toute sa fortune ; » c’était un homme bien bâti, au nez busqué, aux cheveux bruns, au front dégarni ; bon vivant, assez instruit, s’exprimant bien, aimant à rire et facile à vivre, pourvu qu’on ne lui demandât rien qui l’exposât à perdre sa place. Il commandait au Temple depuis quatre ans et se flattait d’avoir apporté au régime des prisonniers certaines modifications appréciables : à sept heures du matin, ses guichetiers ouvraient les portes des cachots et les détenus étaient libres de se promener dans tout l’enclos jusqu’à dix ou onze heures du soir, suivant la saison. Il autorisait les visiteurs du dehors à pénétrer au Temple à toute heure du jour et de la soirée, à partager les repas des prisonniers, à monter dans leur chambre et à y séjourner ; de sorte que la sinistre tour dont les locataires forcés ne manquaient pas d’argent, prenait, à certains jours, l’aspect d’un hôtel de bon ton où l’on faisait bombance à tous les étages : d’ailleurs, Fauconnier avouait ses préférences pour ceux de ses pensionnaires qui, friands de bonne chère, ne négligeaient pas de l’inviter à diner : il leur recommandait aussi la prudence, n’étant pas sûr de tous les détenus, au nombre desquels pouvaient se glisser des espions, — des moutons en terme d’argot pénitentiaire ; — « Il ne faut rien dire devant moi qui puisse être répété à la police, car si je ne le rapportais pas, d’autres s’en chargeraient, et je perdrais ma place. » Une telle liberté d’action était laissée aux détenus que l’un d’eux, ecclésiastique vénérable, transforma sa cellule en oratoire et y conservait le Saint-Sacrement.

Dès que Fauche fut libéré du secret. Fauconnier tint à le présenter lui-même aux autres détenus : le libraire, que les belles fréquentations chatouillaient agréablement, trouvait là de quoi se satisfaire : il allait, durant son séjour au Temple, lier connaissance avec nombre de gentilshommes dont il dresse orgueilleusement la liste : le duc de Bouillon, le prince Pignatelli, le marquis de Puyvert, le marquis de Rouzière, les comtes de Valmorel et de Frotté, le baron de La Rochefoucauld, les chevaliers de Vaudricourt, de Mézières et de Velcourt : un richissime Anglais, lord Camelfort, beau-frère de lord Grenville, sans compter d’autres personnages notables dont il se targuera toujours d’avoir partagé la captivité. De si belles relations le rehaussent à ses propres yeux et lui font apprécier le séjour de la prison ; d’autant qu’il ne s’y trouve pas matériellement malheureux : il a de l’argent ; il semble même en avoir beaucoup. Et puis il reçoit des visites : on n’a pas oublié, peut-être, les deux enfants de son beau-frère Vitel, qu’on a vus pleurant leur père, fusillé à Genève au temps de la Terreur : l’ainé, Edouard, a maintenant atteint sa vingt-troisième année ; il tient à Paris, rue des Saints-Pères, un petit établissement de commissionnaire en librairie ; quotidiennement, souvent même deux fois par jour, il vient au Temple causer avec son oncle Fauche et se charge de sa correspondance au dehors, car, dans cette prison de bonne compagnie, on s’abstient de fouiller les visiteurs. Fauche-Borel voit fréquemment aussi une de ses parentes, Neuchâteloise fixée à Paris où elle a épousé un officier de cavalerie originaire d’Alsace, nommé Scholl. Même l’attentionné concierge, plein de sollicitude pour le libraire, lui offre d’installer dans son logement un dépôt de livres que placera dans Paris le fils Fauconnier ; Fauche s’empresse d’adopter cette combinaison où il voit l’avantage de continuer ses affaires et surtout d’y intéresser le concierge. Avec la belle assurance dont il est coutumier, il trouve en cette association une telle garantie de sécurité que le voilà du Temple même, complotant de nouveau et poursuivant la mission dont l’a chargé le cabinet britannique : il écrit à Moreau qui, d’ailleurs, s’obstine à ne pas répondre ; il envoie son neveu Edouard Vitel chez le général, au château de Grosbois et chez l’abbé Pichegru, frère du proscrit de Fructidor ; il correspond même avec l’Angleterre par l’entremise de son co-détenu, lord Camelfort, et jamais, sans doute, prisonnier d’Etat n’aura, du fond de son cachot, conspiré aussi audacieusement contre l’autorité qui le tient captif.

Tout cela, du reste, parait assez louche : la police n’ignorait pas la téméraire et ténébreuse besogne à laquelle le libraire neuchâtelois employait les loisirs de sa détention ; elle savait, sans qu’il s’en doutât, le but de son voyage en France, et cette réconciliation de Pichegru avec Moreau qu’il avait entreprise n’était pas pour gêner le Premier Consul. Bonaparte, en effet, soucieux d’évincer ces deux illustres rivaux, les voyait sans déplaisir ruiner leur popularité par des compromissions avec ce Fauche-Dorel, agent soudoyé de l’Angleterre : et, peut-être, tandis que le détenu s’applaudissait de son astuce, servait-il inconsciemment les plans de celui qu’il voulait combattre. Fauriel, bien renseigné, quoiqu’il n’appartint plus à la police au moment où Fauche jouait ce rôle étrange d’agent provocateur sans le savoir, Fauriel, à coup sûr perspicace, semble avoir pénétré la complication de cette obscure intrigue : — En poursuivant Moreau de ses propositions, « Fauche-Borel, écrit-il, ne pouvait agir que par l’influence même de l’autorité qui le retenait dans les fers ; » et une note ajoutée à son manuscrit complète le diagnostic : — « Je crois qu’il était de bonne foi. » C’est bien ça : toute sa vie Fauche, si infatué de ses talents diplomatiques, sera, « de bonne foi, » le jouet et la dupe de ses adversaires ; et, si l’on croit devoir s’étendre sur son séjour au Temple, c’est parce que la police consulaire le gardait là — en observation, pourrait-on dire, — étudiant ce phénomène de vanité et de maladresse, en prévision du profit qu’elle tirerait lot ou tard de tant de présomption, d’incompétence et de crédulité.


Il arriva que, après dix-huit mois de supportable captivité, pressentant que les événements politiques allaient se précipiter et que, si l’on n’y mettait obstacle, Bonaparte usurperait le trône de France, Fauche-Borel jugea qu’il était le seul homme capable de contrarier un si audacieux projet ; il lui fallait au plus tôt gagner l’Angleterre, afin d’éclaircir les monarchies européennes et de leur dicter un plan de conduite. Il résolut donc de s’évader du Temple, et il faut reconnaître qu’il manigança ingénieusement cette difficile entreprise. Edouard Vitel qui, comme on l’a dit, venait au Temple deux fois par jour, et était en conséquence parfaitement connu des guichetiers, commanda à un modeleur un masque en cire fait à sa ressemblance ; de son côté, Fauche manifesta le désir de célébrer par une solide bombance le 1er janvier de l’année 1804, et il convia à cette agape, outre quelques-uns de ses co-détenus et deux ou trois amis du dehors, le concierge Fauconnier qu’il avait souvent invité à sa table et qui s’en était bien trouvé. Fauche l’allécha par la perspective d’une ripaille monstre, avec vins des bons crus, Champagne à discrétion et liqueurs de choix.

Au jour dit, dès le matin, il tira de sa réserve particulière de vénérables bouteilles et les distribua, en manière d’étrennes, aux guichetiers et aux porte-clefs. Il eut soin de les abreuver durant toute la journée, afin de les entretenir en de favorables dispositions. Le soir, les invités se présentèrent, entre autres Edouard Vitel, portant sous son ample manteau le masque de cire et, sous prétexte d’une rage de dents, tenant sur sa joue un bandeau qui lui cachait la moitié du visage. Les guichetiers compatirent à la malchance du jeune homme et l’introduisirent dans la pièce où le couvert était dressé : c’était une petite salle située au premier étage du bâtiment du greffe.

On se mit à table : on mangea et l’on but fort, sauf le malheureux Vitel que la douleur empêcha de prendre sa part de la gaité générale. Vers neuf heures, au moment du café, l’amphitryon se leva, afin d’aller jusqu’à sa chambre et d’en rapporter une bouteille de crème des Barbades dont Fauconnier était particulièrement friand. En traversant l’antichambre, le libraire jeta sur son dos le manteau d’Edouard Vitel, plaqua sur son visage le masque figurant les traits de son neveu, rabattit son chapeau jusqu’au nez de cire et, tenant son mouchoir appliqué sur sa joue de façon à dissimuler du mieux possible la compromettante fixité du postiche, il descendit en hâte l’escalier, passa devant le guichetier endormi et cuvant son vin, traversa la cour, parvint à la loge du portier qui, occupé comme les autres à fêter le ci-devant 1er janvier, demanda, — le prenant pour Vitel, — « comment allait sa fluxion. » Fauche répondit par un grognement de douleur. Le cordon était tiré, la porte entrebâillée ; il l’ouvrit, la referma derrière lui et se trouva dans la rue. Il était libre. Tout en brisant et en éparpillant au hasard de sa marche le masque auquel il devait sa délivrance, il se dirigeait vers la rue Saint-Lazare qu’habitait son parent Scholl, l’officier de cavalerie dont on a déjà cité le nom. Fauche savait trouver là asile, en attendant de risquer le départ pour l’Angleterre. Scholl l’attendait, en effet, et lui fit fête : Fauche était ivre de joie ; la seule ombre à son bonheur était le remords d’avoir laissé Edouard Vitel aux mains de son geôlier et l’anxiété de savoir comment ce dernier accepterait la mystification si habilement perpétrée par son prisonnier.

Fauconnier avait attendu, d’abord patiemment, en vidant le fond des bouteilles, que Fauche-Borel apportât le précieux flacon de liqueur ; ne le voyant pas reparaître, il alla à sa recherche et Vitel profita de son absence pour s’esquiver ; ce qu’il réussit sans peine : un seul des guichetiers, à demi ivre, s’étonna : — « Mais n’êtes-vous pas déjà sorti, monsieur Vitel ? — Oui, mais ne m’avez-vous pas vu rentrer ? » Il passa la porte, mêlé à un groupe de plusieurs personnes venues au Temple pour fêter la nouvelle année avec des prisonniers, arriva rue Saint-Lazare presque en même temps que son oncle, puis il rentra chez lui, rue des Saints-Pères. Le lendemain, il reprit son train ordinaire, s’acquitta, sans se cacher, des obligations de son commerce ; mais, à la tombée du jour, il venait de rentrer chez lui, quand il vit paraître Fauconnier, accompagné d’un commissaire et d’une douzaine de policiers : il fut mené par eux à la Préfecture, pressé de questions, et comme il refusa de révéler l’asile de son oncle, il rentra le même soir au Temple, non plus en visiteur, cette fois, mais en captif. Presque à la même heure, Fauche-Borel repassait, lui aussi, encadré de gendarmes, la porte de la prison. Il avait été arrêté chez Scholl au moment où il venait d’écrire à sa femme une lettre annonçant sa prochaine arrivée à Neuchâtel, retour au bercail qui était, d’ailleurs, bien loin de ses intentions ; il avait inséré dans cette lettre un court billet qu’il priait Mme Fauche de mettre aussitôt à la poste et qui était destiné à égayer l’ami Fauconnier. Par ce billet il s’excusait, en termes goguenards, d’avoir quitté le geôlier de façon un peu brusque : « mais celui-ci était mari et père et il partagerait certainement la joie qu’éprouvait Fauche-Borel à retrouver enfin sa femme et ses enfants. » Tel était le thème de ce badinage : on s’en divertit beaucoup au Temple, — pas Fauche-Borel, — quand, deux semaines plus tard, arriva de Neuchâtel à l’adresse de Fauconnier, ce persiflage de l’évadé réintégré dans son cachot depuis une quinzaine de jours.

La situation du pauvre libraire n’était pas enviable : son ex-ami Montgaillard, vendu au régime triomphant, le dénonçait avec une diabolique insistance et signalait à la police qu’elle tenait en lui, sous les verrous, l’un des plus incorrigibles agents des princes. On était au début de cette année 1804 qui devait marquer dans les annales de la Tour du Temple, déjà si chargées de drames. Journées tragiques, nuits d’angoisses, expectatives d’épouvantes. Cela commença par un cri lugubre qui retentit, un matin, dans le silence du donjon. — « Au secours ! Un couteau ! Un couteau ! » L’un des détenus, .nommé Bouvet de Lozier, présumé agent de Louis XVIII, venait de se pendre : on coupa à temps la cravate de soie qu’il avait prise comme hart et Fauconnier le rappela à la vie. Interrogé, tout pantelant, il dévoila une vaste conspiration dont les princes proscrits, Moreau, Pichegru, Cadoudal étaient les chefs et qui avait pour but l’enlèvement ou l’assassinat du Premier Consul. Et, dans les jours qui suivirent, Fauche-Borel vit successivement arriver au Temple tous ceux que ce moribond avait dénoncés : Moreau, d’abord, calme et résigné ; Pichegru, qu’il aperçut, traversant le préau, vêtu d’un frac bleu, « boitant tout bas, » un mouchoir blanc enveloppant sa main gauche ; Georges Cadoudal, le terrible Breton, un colosse trapu, agile et imposant, en dépit de son obésité : Fauche le voyait, par le trou de sa serrure, couché sur son lit, les mains liées sur le ventre et surveillé par deux gendarmes. Bientôt le Temple regorgea : plus de cent détenus étaient entassés dans les quatre étages de la Tour ; il y avait là de tout : paysans du Morbihan, officiers de la marine anglaise, gentilshommes français, pêcheurs normands, ci-devant grands seigneurs, généraux, gens du peuple, même deux enfants de neuf à dix ans, mousses de l’équipage du capitaine Wright et captivés avec lui, qui dessinaient au charbon, sur tous les murs du préau, des potences au fil desquelles était suspendu Bonaparte : les compagnons de Cadoudal se groupaient sous les arbres pour réciter le chapelet ou chanter des cantiques ; d’autres jouaient aux barres, la plupart insouciants, résignés à la mort, mais redoutant les interrogatoires dont certains revenaient les doigts mutilés par les poucettes des policiers. On voyait aussi, parmi cette population hétéroclite, circuler un prêtre, septuagénaire, dont la sainteté, la sérénité et l’indulgence avaient conquis les plus hostiles : c’était le Père Picot de Closrivière : de même qu’il avait traversé la révolution en quête de crimes à absoudre et de misères à soulager, il se mêlait à la foule turbulente des détenus, parlant à tous de pardon et d’espérance. On l’avait emprisonné parce qu’il avait reçu trop d’aveux et savait trop de choses ; la police insinuait à ce « vieux fou » qu’il obtiendrait sa liberté en échange de quelques confidences : il n’avait même pas compris et il s’estimait heureux d’être là puisqu’il y trouvait des âmes à fortifier et des incrédules à convaincre. Fauche-Borel ne se douta jamais que de pieuses femmes, dans Paris, sollicitées par son saint compagnon de captivité, adressaient au ciel des prières afin d’obtenir sa conversion au catholicisme.

Et puis, il arriva qu’on entendit, un matin d’avril, un grand vacarme dans la prison. Les guichetiers s’empressaient, consternés ; Fauconnier bousculait ses gens ; une terreur planait, sans qu’on sût encore quel nouveau drame s’ajoutait à tous ceux dont le vieux donjon avait été le théâtre : il vint des juges en robe, des officiers ; enfin passa une civière sur laquelle un cadavre était étendu : celui de Pichegru qu’on emportait vers le Palais de Justice afin d’autopsie solennelle. Fauche, que ce décès imprévu émeut particulièrement, questionne les geôliers, s’informe, enquête, s’évertue à établir que son voisin de cellule ne s’est pas donné la mort, ainsi qu’on le proclame, mais qu’il a été assassiné ; et pas un instant il ne conçoit un remords de ce lamentable dénouement. Si le conquérant de la Hollande, au désespoir de sa gloire avilie, est mort misérablement dans l’oubliette de cette Tour maudite, c’est parce que sa déchéance eut pour origine cette rencontre dans un village d’Alsace où, pour la première fois, quelqu’un l’incita impunément à trahir son devoir. L’a-t-on assez pourchassé à lui offrir des millions, des châteaux de rêve, à lui promettre la reconnaissance du monde, à lui persuader que l’honneur même lui commandait la désertion ! L’a-t-on assez grisé de fallacieuses paroles et d’illusions flatteuses ! Tout cela pour aboutir à cette flétrissure du trépas volontaire et de l’inhumation clandestine.

Les quarante-cinq accusés du grand procès qui s’ouvrit en mai quittèrent le Temple pour la Conciergerie ; le 9 juin l’arrêt était rendu : vingt-et-un furent acquittés, dix-neuf étaient condamnés à mort ; la peine de sept d’entre eux fut commuée ; ils devaient avec les cinq autres, punis de deux ans de prison, traîner de geôle en geôle jusqu’à la chute de l’Empire récemment institué. Quant à Fauche-Borel, soit que le suicide de Pichegru eût rendu inutile sa comparution devant le tribunal, soit que la police estimât opportun de ménager cet étourneau prétentieux et bavard, il fut extrait du Temple et expédié à la prison de la Force, parmi les détenus de droit commun. La Force était un cloaque sordide et infamant : mais de ce transfèrement, le libraire souffrait plus dans son orgueil que dans ses aises : et c’est bien là-dessus que l’on comptait.

Cette police consulaire, encore que, depuis près de deux ans, elle ne fût pas officiellement sous la direction de Fouché, conservait les traditions de la forte organisation dont il l’avait armée, alors qu’il en était le chef. Elle continuait ses errements et ses procédés : d’ailleurs, il est avéré que, même durant son interrègne, il exerçait sur cet important service l’autorité occulte d’un créateur. Les deux acolytes éminents dont il avait fait choix et qu’il allait conserver durant toute la durée de son second ministère, Real et Desmarest, avaient été dressés à son école et s’inspiraient de ses leçons. L’un et l’autre sont de ces gens dont on peut dire, comme du « fameux cardinal, » qu’ils ont fait trop de bien pour en dire du mal et trop de mal pour en dire du bien. Ainsi que Fouché lui-même, ainsi que tous ceux qui disposent en maîtres de la vie et de la liberté de leurs contemporains, ils ont eu des détracteurs acharnés et des apologistes fervents. Real qui, au dire des uns, était de figure « irrégulière, mais charmante d’expression et éclairée par un regard bleu, lucide et transparent, » avait, selon d’autres « une tête de chat-tigre qui restait toujours présente à la mémoire, quand on l’avait une fois aperçue. » Tous s’entendent à lui accorder infiniment d’esprit et de malice ; il était « tout police des pieds à la tête. » D’après Pasquier, qui le connut bien, « il n’avait pas le cœur aussi mauvais que pouvait le faire supposer une sorte de jovialité qui ne l’abandonnait jamais, même dans l’exécution des mesures les plus rudes... Il interrogeait les prévenus sur un ton de dureté et d’ironie tout à fait inconvenant. » Mais il lui arrivait parfois de « témoigner des sentiments généreux exprimés avec une sensibilité expansive. » Il fut, jusqu’à la rentrée de Fouché au pouvoir, le directeur de la police sous l’autorité du Grand Juge. Desmarest, son sous-ordre, chef de la division de la sûreté générale et de la police secrète, prêtre défroqué, naguère jacobin bruyant, habile homme d’affaires et, pour tout dire, assez déclassé, était « intelligent, prudent et habile. » Homme d’ordre et de probité, il avait, a dit Sainte-Beuve, « cette gravité, cette discrétion qui prouvent l’honnête homme... » à moins que, comme d’autres l’ont assuré, il ne fût « étranger à toute délicatesse... ne répugnât à aucune trahison, employant sa profonde et criminelle habileté à devenir... l’instigateur des plus odieuses mesures. » Au vrai, l’habitude l’avait rendu, sinon impitoyable, du moins insensible : il excellait dans les interrogatoires, trompant les malheureux qui tombaient entre ses mains, par une allure bonasse et presque de camaraderie, » les désorientant, les déroutant, les désarçonnant par des questions insidieuses « et les servant à la justice merveilleusement « cuisinés » et, en même temps, persuadés qu’ils avaient trouvé en lui un soutien, voire un défenseur. Fauche-Borel devait tomber dans ce panneau-là

Real et surtout Desmarest commandèrent durant toute la durée de l’Empire l’armée « ténébreuse et bigarrée » de la police secrète. Plusieurs milliers de cartons d’archives témoignent de leur perspicace activité : il y a là de quoi fournir pendant des siècles les chroniqueurs de sujets singulièrement variés : drames, parfois affreux, où jouent leur rôle des odieux espions, des naïfs pris au piège, des magistrats implacables, des femmes hardies et rusées. Les dissensions politiques ont de vilains dessous. Certes, la fusillade et la guillotine sont trop, souvent la conclusion des questionnaires si facétieux de Real et si enlaçants de Desmarest ; mais, respectueux du précepte de Fouché, ils ne veulent pas de parti pris « la mort du pécheur : « ce qui leur importe avant tout, c’est « d’être renseignés. » Leur rabat-on quelque chouan, quelque émissaire d’une de ces agences royales dont on a essayé d’esquisser le fonctionnement, ils ne leur laissent de répit qu’après les avoir confessés, vidés de tout ce qu’ils peuvent connaître : si le pauvre homme éperdu, séduit, terrifié, affolé par les promesses et les menaces, résiste encore et répugne à livrer ses secrets, il « marinera » dans un cachot, supprimé du monde, se croyant oublié, jusqu’au jour où, n’en pouvant plus, il consentira à livrer ses amis. Comme ce boueur enrichi qui, pour que ses fils ne rougissent pas de son ancienne profession, exigeait, avant de les doter, qu’ils se plongeassent jusqu’au cou en un tonneau rempli de fange, Réal et Desmarest imposaient à leurs patients « un bain de police « et une épreuve de forfaiture ; ils y gagnaient de tenir à jamais le malheureux par la preuve de sa félonie forcée, soigneusement conservée à son dossier, et de pouvoir, à leur fantaisie, le discréditer aux yeux de son parti. Combien, et des plus nobles, et peut-être des plus braves, qui auraient courageusement subi, sans un aveu, les tortures physiques, ne supportèrent pas sans faiblir cette torture morale. Des noms éclatants de notre histoire étaient devenus ainsi des noms de traîtres ; on doit les taire et se borner à citer les plus obscurs : Bayard. le courrier de Wickham, — l’ancien précepteur des ducs d’Angoulême et de Berry, François, dont les noms ont déjà figuré dans ce récit, passèrent ainsi du service des princes à celui de Fouché ; Dubouchet, chef d’une agence royaliste de la Provence, après avoir mérité le sobriquet de Cadoudal du Midi, fut enrôlé parmi les mouchards de Desmarest ; Alphonse de Beauchamp, gentilhomme désemparé, devint, lui aussi, « l’un des rouages de la formidable machine ; » d’autres, comme Rivoire ou Vernègues, transfuges du camp royaliste, « moutonnaient » pour Réal dans les prisons ; le pur et chevaleresque Carlos Sourdat, l’ancien agent de Brotier et de La Villeurnoy, rallié à force de harcèlements, suppliait qu’on l’envoyât à l’armée et n’obtint de porter l’uniforme qu’après avoir « donné des gages » de sa contrition.

Fauche-Borel eut moins de résistance ; après trois jours passés dans l’abjection de la prison de la Force, il était, pour emprunter un mot au vocabulaire de la police, « cuit à point. » Il adresse à Desmarest une humble supplique, protestant de son repentir, attestant que la mort de Pichegru, avec lequel il était lié, le libère complètement ; il proclame « son attachement au Gouvernement ; » sa soumission est sans ambages, et rien de plus net : — « Je me livre entièrement à vous, ainsi que j’en ai eu souvent le désir : vous savez que je puis vous servir bien directement et que peu de personnes en ce moment peuvent le faire avec autant d’avantages que moi. Je vous développerai mes moyens et saurai mériter votre confiance par ma discrétion, mon zèle et mon dévouement : c’est en m’attachant aux personnes qui savent travailler et distinguer les intrigants des honnêtes gens que je puis espérer mon avancement et l’avantage de ma famille. »

Desmarest expérimenta-t-il aussitôt ce zèle dont lui faisaient hommage la platitude et la peur ? Fouché, rentré au ministère quelques semaines plus tard, tira-t-il du libraire, comme entrée de jeu, des dénonciations ou des renseignements utiles ? C’est probable ; car, le 16 août, Fauche obtenait de rentrer au Temple, sans doute en qualité de « mouton. » Il y revenait non plus comme prévenu de conspiration, mais seulement de manœuvres contre la sûreté de l’Etat : la différence était appréciable et tel était le prix dont on payait son reniement. Il ne restait plus qu’à lui rendre la liberté : mais pour lui conserver son crédit et ne pas le « brûler » aux yeux des émigrés vers lesquels il devait retourner, non plus en féal, mais en espion, il fallait à son élargissement quelques atermoiements.

D’abord il appela à Paris son frère François, le libraire de Hambourg, qui arriva porteur d’instructions très pressantes adressées par le roi de Prusse à son ministre en France, le marquis de Lucchesini : tandis que celui-ci postulait en faveur du détenu, François Fauche, profitant de son séjour dans la capitale pour conclure quelques affaires, entra en rapports avec ce libraire Perlet dont on a conté sommairement ci-dessus la réussite première, les vicissitudes et la déchéance. Perlet, on l’a dit, était de Genève, presque un concitoyen de Fauche ; il se montra très serviable, offrit l’appui de ses relations : quoique chaud royaliste, — du moins à l’en croire, — il était lié d’amitié d’enfance avec un personnage bien autrement influent que ne pouvait l’être le ministre de Prusse : c’était Veyrat, l’inspecteur général de la Préfecture de police, — une puissance. Veyrat lui aussi était Genevois ! nul doute qu’il ne s’entremit avec empressement à obtenir la libération sollicitée. De ces rencontres et de ces démarches aucune trace ne subsiste aux dossiers : on en est réduit aux Mémoires de Fauche-Borel qui, sur ces incidents, est, par trop rare exception, singulièrement laconique et dont le récit témoigne même de quelque embarras. Bref, grâce à l’action combinée du ministre de Prusse et d’un policier redouté, Fauche vit enfin s’ouvrir les portes de sa prison après trente et un mois de détention. L’arrêté ordonnait qu’il serait conduit par la gendarmerie jusqu’à la frontière et déposé sur le territoire de Sa Majesté prussienne. Son frère et le concierge Fauconnier lui-même, qui avait eu le temps de s’attacher à son prisonnier, l’accompagnèrent jusqu’à Saint-Denis, première étape du long trajet ; là le libraire fut lié d’une corde dont deux gendarmes enroulèrent à leur poignée les extrémités, et on se mit en route, à pied : telle était l’étiquette du voyage « par la correspondance, » c’est-à-dire de brigade en brigade. Le soir venu, on déposait pour la nuit, dans une prison de village, l’infortuné libraire, dont la délicatesse souffrait grandement de ce régime. A Laon, il obtint de la complaisance du brigadier de gendarmerie une chaise de poste ; il traversa Namur, Aix-la-Chapelle, passa le Rhin et arriva enfin, le 6 mars, à Wesel, hors du territoire de l’Empire : il était entré en France, deux ans et demi auparavant, agent royaliste : il en sortait espion aux gages de Fouché.

Il semble bien qu’il ne comprit pas, dès l’abord, la gravité et le danger de cette évolution. On l’eût bien étonné en l’avertissant qu’il avait rivé une chaîne dont il ne se déchargerait pas aisément. Il ne pouvait raisonnablement se flatter de l’avoir rompue par le seul fait de passer la frontière : la police de Réal et de Desmarest étendait ses tentacules sur toute l’Europe et nul de ceux dont elle avait à se plaindre, fussent-ils à Berlin, à Rome ou à Vienne, n’échappait à son étreinte... « Toute la Suisse, l’Allemagne, la Prusse, le Danemark étaient sous l’influence de Bonaparte, à tel point qu’il eût suffi d’un mot de son ambassadeur auprès d’une de ces Puissances pour nous faire ramener en France prisonniers, » écrivait un chouan évadé des geôles de l’Empire. Or l’arrivée de Fauche-Borel en Prusse était déjà signalée de Paris à M. de la Forest, l’ambassadeur de France à Berlin ; on le recommandait « à sa surveillance spéciale. » A quel parti allait s’arrêter Fauche ? Servirait-il ses nouveaux maîtres ou les Bourbons ? Essaierait-il de jouer l’alternance ou même de cumuler les deux emplois ? Pour débuter, il adressa, de Wesel même, un premier rapport à Desmarest ; puis il se dirigea vers Berlin. Comme il faisait halte à Munster, il eut un instant d’émotion en y rencontrant ce Leclerc-Boisvalon, l’homme à l’œil vairon, l’infatigable royaliste qui, depuis si longtemps, vivait de hasards et passait de cache en cache ; celui-là même auquel Fauche-Borel avait rendu visite l’avant-veille de son arrestation. Les deux hommes s’abordèrent avec une méfiance réciproque : Fauche, que sa conscience tourmentait peut-être, s’inquiétait de trouver là juste à point pour constater son passage, ce nomade de la « bonne cause, » dont les agissements et les moyens d’existence restaient mystérieux. Cet énigmatique Leclerc était-il un mouchard de Fouché, chargé de s’assurer que le transfuge restait fidèle au pacte qu’il avait conclu, ou un agent de l’Angleterre déjà informé de la défection du libraire ? Celui-ci préféra ne pas approfondir la question et s’éloigna au plus vite ; car, à cette époque, et dans ce monde douteux qui composait ce qu’on pourrait appeler les résidus de l’émigration, on ne savait jamais si l’on avait affaire à un ami sûr ou à un faux frère ; combien de ces malheureux, repoussés de partout, à bout de misères, d’humiliations, de dégoûts, s’étaient résignés à vendre leur âme dans l’espoir d’obtenir du pain et de mériter plus tard la grâce de rentrer en France ?

En arrivant à Berlin, Fauche dut se présenter à l’Ambassadeur de France, qui lui donna le choix entre trois résidences : Breslau, Dantzig ou Varsovie, où il serait placé sous la surveillance de la police française. La perspective de ce noviciat ne le réjouissait guère : qu’irait-il faire là ? Comment y retrouver, au service secret de l’Usurpateur, une situation égale à celle que lui avait value la confiance des Princes ? Il fallait aviser, car il ne possédait plus un thaler : à Wesel, il avait dû mettre ses deux montres en gage : il lui était interdit de rentrer à Neuchâtel, ce dont il se consolait, du reste, sa vieille maison de la rue de l’Hôpital étant, pour sa valeur, un théâtre trop mesquin, car il vit, à présent, dans la fréquentation des « têtes couronnées. » Payant d’audace, il a résolu de servir Fouché, pour ne point s’attirer de ce côté-là des désagréments, mais de poursuivre en même temps sa carrière d’agent des Bourbons, si malencontreusement interrompue, alors qu’elle s’annonçait brillante et productive. Il ne traverse pas une capitale sans se croire obligé de rendre ses devoirs au souverain du pays : c’est ainsi que, à Brunswick, il se présente à Son Altesse sérénissime le duc régnant ; à Potsdam, il obtient une audience du roi de Prusse Frédéric-Guillaume et de la reine Louise, dont les paroles bienveillantes « resteront burinées dans son cœur. » Il va voir à Berlin M. Jackson, ministre d’Angleterre, M. le comte de Nowosiltzoff, ambassadeur de Russie, auquel il remet trois notes « importantes » destinées à S. M. le Tsar. Partout il raconte sa captivité au Temple ; on l’écoute « avec attendrissement. » Il s’occupe ensuite à « réveiller en Prusse l’esprit militaire » dont le sommeil, sous cette latitude, n’est jamais bien profond, et il publie, dans ce dessein, à ses frais, une brochure de d’Antraigues : car il sait rendre ses démarches lucratives : il faut le croire, puisque, dès le début de son séjour à Berlin, il dispose déjà de sommes assez importantes. Si grand est son désir de paraître bien renseigné qu’il lui advient de transmettre à Londres, par la voie d’un courrier de cabinet, l’heureuse nouvelle de la sanglante défaite subie par Napoléon... à Austerlitz ! Le bruit d’une victoire des Russes s’était, en effet, propagé à Berlin, et Fauche se pressait un peu trop de l’authentiquer conformément à ses vœux.

Entre temps, pour endormir les méfiances de l’ambassadeur de France sous la surveillance duquel il est placé, il envoie, par l’entremise de cette Excellence, des rapports à Desmarest, — rapports insignifiants, il est vrai, mais qu’il promet de compléter prochainement. De fait, il adressa bientôt, et par deux voies différentes, à la police de Paris un document de première importance : c’était la copie, faite, insistait-il, » sur l’original qui lui avait été communiqué, » d’une déclaration indignée et I émouvante de Louis XVIII protestant solennellement contre l’occupation de son trône par le général Bonaparte. Fauche rendait un véritable service aux acolytes de Fouché en leur signalant cette pièce à sensation dont l’introduction clandestine en France aurait pu raviver des souvenirs redoutés. Mais, tandis qu’il dénonce hypocritement à Desmarest cet écrit subversif, Fauche l’imprime à Berlin, le tire à dix mille exemplaires et se charge de l’expédier à toute la société parisienne, à tous les gens en place, à tous les libraires qu’il connaît en France, à nombre de particuliers qu’il sait disposés à le propager et même à son ami Fauconnier, le concierge du Temple. Quand, avisé par des peureux, tremblants de recevoir, sans savoir d’où, cet imprimé compromettant, Desmarest eut fait saisir à la poste une bonne partie des envois ; quand il eut constaté que toutes les adresses étaient de la main de Fauche-Borel et que celui-ci s’activait à répandre le manifeste dénoncé par lui comme séditieux, il ne lui fallut pas longtemps pour lire dans le double jeu de ce fourbe ingrat : un rapport fut adressé à l’Empereur et l’ordre fut expédié à Berlin de mettre ce mystificateur en arrestation. Le roi de Prusse y consentit volontiers, car, s’apprêtant à combattre Napoléon, il s’ingéniait à faire figure du plus docile de ses alliés ; il joua même l’indignation en apprenant la scélérate impertinence du libraire... auquel il conseilla secrètement de se mettre à l’abri des poursuites de ses gendarmes. Fauche l’assure dans ses Mémoires, et ce doit être vrai, car cette duplicité porte bien la marque prussienne. Profitant sans tarder de cet amical avis, Fauche s’embarqua pour l’Angleterre. Il croyait échapper ainsi à la vengeance de Desmarest : mais déjà celui-ci, d’esprit inventif et plein de ressources, mûrissait sa revanche en policier de génie. — « Il est très probable, écrivait-il à l’Empereur, que le trompeur sera un jour pris au piège qu’il a tendu. »


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.