Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet/03

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LES AGENTS ROYALISTES EN FRANCE
AU TEMPS DE LA RÉVOLUTION ET DE L’EMPIRE

L’AFFAIRE PERLET

III [1]
PERLET

Un mois à peine après son arrivée à Londres, Fauche Borel reçut une lettre de son frère François, fixé à Berlin. François Fauche restait, depuis son séjour à Paris, en correspondance avec Perlet, ce pauvre hère de journaliste qui, objet des rancunes jacobines, végétait maintenant, après cent aventures retentissantes, ruiné, sans moyens de refaire sa fortune, mais se vantant de garder au cœur les irréductibles convictions du plus pur royalisme. Perlet écrivait donc à François Fauche, épanchant ses tristesses et ses rancunes, lui confiant sans détour sa douleur de voir la France courbée sous le joug d’un tyran. Très estimé des anciens « fructidorisés, » conservant des relations dans tous les partis, « » ayant même, disait-il, pour ami l’un des plus puissants fonctionnaires du nouveau régime, il savait que Bonaparte n’était pas aimé ; l’entourage de l’Empereur supportait impatiemment son despotisme et n’aspirait qu’à la délivrance ; plusieurs de ses généraux ne cachaient pas leur jalouse hostilité et, si l’on parvenait à grouper ces mécontents, nul doute que la cause du roi ne trouvât en eux des champions résolus ». Tel était le thème de la missive de Perlet à François Fauche. Celui-ci, dont le commerce, plein d’intermittences, était peu prospère, gagné, d’ailleurs, par l’exemple de son frère aux faciles et profitables besognes de la pêche en eau trouble qu’était la politique de l’émigration, aperçut tout le parti que l’on pourrait tirer d’un homme tel que Perlet, bien renseigné, connaissant à fond les gens et les choses de la révolution, et tout disposé, d’ailleurs, par sa haine contre Bonaparte, qui négligeait de l’employer, et par ses rancunes contre les jacobins, qui l’avaient proscrit, à servir les Bourbons auxquels, de notoriété publique, il s’était montré fidèle, même aux plus mauvais jours du Directoire. Un tel homme serait un correspondant précieux et dont ni la sincérité, ni l’attachement ne pouvaient être suspectés. François Fauche répondit donc à Perlet par une lettre très affectueuse, l’invitant à « ouvrir son cœur » et l’assurant que tout ce qu’il pourrait écrire concernant l’état de l’opinion en France serait très utile à la cause royale. Perlet « ouvrit son cœur » et se livra tout entier : — « Les choses, dit-il, étaient beaucoup plus avancées qu’il ne l’avait annoncé dans sa première lettre : il existait à Paris un Comité secret, composé de très hautes personnalités et formé dans le but de renverser Bonaparte à la première occasion favorable. Au nombre des membres influents de ce Comité, comptaient des maréchaux et des ministres, partisans résolus de la légitimité ; l’ami auquel il avait fait allusion en était l’un des plus influents ; la police elle-même y était représentée de façon éminente, et cela expliquait le mystère, jusqu’à présent impénétrable, dont bénéficiait cette association aussi puissante que ténébreuse. »

Exultant au reçu de cette stupéfiante révélation, François Fauche ne crut pas pouvoir garder pour lui une communication de cette importance. Il la soumit à M. le comte de Moustier, représentant de Louis XVIII à Berlin ; Moustier, non moins surpris et non moins ravi, expédia aussitôt la lettre de Perlet au Roi son maître, fixé, depuis six ans, à Mitau, en Courlande, où il était l’hôte du czar Alexandre. En attendant l’approbation du Prétendant, il fallait « battre le fer » et entretenir activement cette correspondance : mais il convenait d’agir avec une prudence extrême, de crainte de compromettre l’héroïque Perlet, d’abord, et aussi les membres du Comité royal qui siégeait, ignoré du monde entier, à Paris. Fauche-Borel fut avisé au plus tôt de l’existence de ce Comité : il ne pouvait quitter Londres où il était entré, sur la recommandation de A Vickham, dans les bureaux de M. de La Chapelle, chargé d’affaires de Louis XVIII auprès du roi George III, ce qui lui valait une pension annuelle de 400 guinées — 10 600 francs. Mais il importait qu’il informât sans délai le cabinet britannique de la situation nouvelle créée par les confidences de Perlet, de façon à ce que l’Angleterre se tînt prête à agir, — et à payer, — dans le cas où les Bourbons seraient rappelés en France avant d’avoir le temps de se retourner.

En attendant cet heureux jour, la correspondance se pour- suivait, extrêmement active, entre Perlet et François Fauche. Ce dernier préconise « les plus minutieuses précautions : » il est effrayé des dangers auxquels « son bien cher ami » s’expose et consterné de sa témérité : « il ne faut pas écrire en clair ; il ne faut pas signer Perlet : ne sait-il donc pas qu’il y a en France un cabinet noir, et que, si une seule de ses lettres y était ouverte, c’en serait fait de lui et de tous les membres du Comité ? « Et il envoie des formules d’encre invisible ; encore n’ose-t-il tracer ces deux mots et prend-il, pour faire comprendre la chose, un détour : — « M. Guillot part demain pour Paris, il vous porte une petite boite contenant deux fioles d’élixir pour les dents. » — « Quant à moi, proteste-t-il, je ne vous ai point nommé : ma tête tombera avant que votre nom sorte de ma bouche. Les intermédiaires doivent, en effet, rester ignorés jusqu’au terme des récompenses... J’espère que vous brûlez les originaux et que les copies ne restent pas chez vous... » Perlet, il est vrai, semble ne rien craindre, tant est forte et sincère l’ardeur royaliste qui l’anime : il consent cependant, pour rassurer sur son sort le trop craintif François Fauche, à signer du pseudonyme de Bourlac et à faire usage des encres sympathiques ; mais celles-ci sont trop corrosives ou trop faibles ; elles brûlent le papier ou manquent de mordant. L’une des lettres est devenue sous leur action complètement indéchiffrable, et il est convenu qu’on réservera ces procédés chimiques pour les secrets d’importance. On fera habituellement usage d’un vocabulaire de convention, et, puisque les correspondants sont l’un et l’autre imprimeurs, leur cryptographie se composera de termes empruntés à leur profession et de noms connus dans le commerce de la librairie : papier signifie « artillerie ; » in-quarto, « armée intérieure ; » petit format, « tribunal ; » vignettes, « frégates ; » figures, « fusillades ; » volumes détachés, « biens nationaux ; » Moreau devient Firmin Didot ; Louis XVIII, Fietta ; Macdonald, Charon ; le parti royaliste, Fain et Cie ; Desmarest, Crapelet ; le préfet de police Dubois, Cellot frères ; le comte d’Avaray, l’intime confident du Roi, Courtemer ; Fauche-Borel, Dodeley ; la mère Bonaparte (sic), Mme Masson ; Napoléon, Le Petit ; Fouché, Maradan ; l’Autriche, la veuve Frölich ; etc., etc., ce qui produit des textes bizarres, tels que celui-ci : — « Riss et Saucet ne conçoivent pas cette vénération que les compositeurs portent aux vieilles presses. Girvel seul est bouquiniste et telle est la puissance des vertus qui le guident, qu’en moins de six mois, il força les papetiers à l’admirer et à ne plus voir en lui que leur plus utile espérance, » — ce qui veut dire : — « Les Russes ne conçoivent pas cette vénération que les peuples portent aux vieilles monarchies. Le roi de Suède seul est dans les bons principes et telle est la puissance des vertus qui le guident que, en moins de six mois, il força les nations à l’admirer... » Le stratagème était grossier, car, en supposant que les espions du cabinet noir ouvrissent les lettres de François Fauche, — indiscrétion dont elles étaient préservées, ainsi qu’on le verra bientôt, — ils n’eussent pas manqué de s’étonner du cas extraordinaire de « ce bouquiniste forçant, par la puissance de ses vertus, l’admiration des papetiers. » Mais François Fauche, auteur de ce vocabulaire, était fier de son œuvre : — « On peut tout dire, écrivait-il, sous le masque de la librairie. »

Perlet, d’ailleurs, se dispensait, le plus souvent, d’y recourir. Les nouvelles que, tous les quinze jours, apportaient ses lettres réjouissaient délicieusement François Fauche non moins que Fauche-Borel auquel elles étaient aussitôt expédiées ; et mieux encore étaient-elles reçues, en copies, à Mitau, par le comte d’Avaray et par Louis XVIII lui-même. Elles annonçaient, en effet, que le mystérieux Comité royaliste de Paris, parmi lequel Perlet comptait tant d’amis puissants, se montrait impatient d’agir et que les heures de Bonaparte étaient comptées. Perlet ne pouvait citer aucun nom, car une telle imprudence « perdrait tout ; » mais il donnait comme certain que les plus hauts dignitaires de la Cour impériale, ceux que Napoléon, dans son aveuglement, considérait comme les indéfectibles soutiens de sa couronne, étaient tous gagnés à la cause des Bourbons et n’attendaient qu’un signe du Roi de Mitau pour procéder à sa restauration. Perlot affirmait ces choses étonnantes avec tant d’autorité ; il en développait les causes profondes avec une si manifeste connaissance des plus ténébreux dessous de la politique, qu’il était impossible de mettre en doute ses assertions. Le comte d’Avaray que l’exil, le malheur et la maladie avaient aigri et qui tenait en méfiance les plus avérés royalistes, le comte d’Avaray croyait en Perlet. Le comte de Moustier, représentant de Louis XVIII à Berlin, croyait en Perlet. Louis XVIII lui-même, le plus prudent et le plus circonspect des hommes, avait foi entière en la sincérité de ce loyal correspondant. Il mandait à Moustier qu’il fallait songer à récompenser un tel zèle ; et, en attendant, il voulait, « malgré sa cruelle pénurie, » supporter les frais de cette décisive correspondance. Dès le mois de mai 1806, la seule inquiétude de François Fauche était que les choses n’allassent trop vite et que le Roi fût pris de court : Mitau est si loin de Paris ! Aussi jugeait-il prudent d’organiser un conseil de Régence qui, au cas où l’on serait surpris par les événements, gouvernerait la France jusqu’à l’arrivée de Sa Majesté. Et c’est ainsi que Perlet lui-même se voyait, — non sans étonnement peut-être, — chargé de composer le gouvernement provisoire qui allait succéder à Napoléon et rendre la France au frère de Louis XVI.


Perlet était un mouchard ; le plus obscur, le plus vil, le plus méprisé peut-être de cette tourbe de déclassés dont se composait la police de Desmarest. A son retour de Cayenne où Fructidor l’avait expédié, il n’avait rien retrouvé d’une fortune estimée, d’après ses dires, à 500 000 francs. Le monde avait changé en son absence et il ne parvint ni à rétablir sa situation, ni à trouver un emploi qui l’aidât à vivre. Ayant femme et enfants, las de traîner la misère, il sombra, comme bien d’autres et tenta de s’affilier à la police.

Avant la Révolution, lorsqu’il habitait encore à Genève, il avait là pour ami un prêteur sur gages, nommé Veyrat. qui, accusé d’émission de fausse monnaie, condamné à la prison puis au bannissement, avait reparu aux bords du Léman lors de la querelle entre « les natifs et les oligarches » et s’était montré terroriste impitoyable. Installé à Paris vers la fin de 1795, Veyrat essaya d’abord d’un petit commerce dans le faubourg Saint-Denis ; n’ayant pas réussi au gré de ses ambitions, il entra dans la police et fut créé inspecteur, à l’époque de Fructidor, par le ministre Sotin ; destitué par Dondeau, réintégré sous Duval, ne connaissant rien ni des partis ni des hommes de la Révolution, sans attache à aucune coterie, Veyrat n’avait qu’une conviction : il était avide d’argent. Nommé inspecteur général à la Préfecture de police après le 18 brumaire, il fit fructifier son emploi avec une âpreté ingénieuse. Ce qui le le rendait redoutable, c’était son intimité avec Constant, le valet de chambre de l’Empereur : on le disait même en rapport direct avec Sa Majesté et chef d’une police particulière chargée de renseigner le souverain sur ce qui se tramait à la Préfecture et au Ministère où l’inspecteur général avait ses entrées.

Tel était le puissant personnage auquel Perlet, à bout de ressources, avait exposé sa situation. Veyrat fut compatissant ; il donna audience à Perlet, et l’engagea à « travailler. » Perlet y consentit avec reconnaissance : l’inspecteur général l’essaya d’abord dans quelques menues besognes : il s’agissait, tout simplement, d’aborder, sous un prétexte quelconque, les promeneurs des jardins publics, d’engager avec eux la conversation et, en provoquant leurs confidences, de les amener adroitement à « parler contre le gouvernement, » pour ensuite les dénoncer. On a les premiers rapports de Perlet ; c’est puéril et répugnant. Tout de même, Veyrat reconnut en son élève des dispositions manifestes, car il l’enrôla après six mois d’apprentissage. Je ne sais si Veyrat exigeait de ses néophytes un serment d’obéissance passive et d’aveugle servilité ; mais on retrouve non daté, écrit de la main de Perlet, cet engagement solennel qui ressemble à une profession de vœux éternels : « Tout ce que tu me diras de faire, je le ferai. Je ne regarderai point en arrière. Eprouve-moi ; si tu me trouves faible, sacrifie-moi. Ma détermination irrévocable est de servir ta fortune. Heureux, je veux partager ton bonheur ; malheureux, je te serai dévoué. Je t’appartiens ; rien au monde ne me fera changer... » A la fin d’août 1805, Perlet recevait des appointements fixes et des gratifications fréquentes. Il était sauvé, — et perdu.

On saisit dès lors comment fut ourdie la nasse où devait se prendre Fauche-Borel : dans les premiers jours de janvier 1806, Desmarest s’aperçoit qu’il est joué par le libraire : le 10, il signale à l’Empereur, ainsi qu’on l’a vu, l’ingratitude de cet intrigant et proteste que « le trompeur tombera dans le piège qu’il a tendu. » Le jour même il a pris ses mesures et cherché parmi ses agents secrets un homme connaissant les Fauche, possédant leur confiance et pouvant engager avec eux une correspondance. Veyrat consulté désigne Perlet, nouvelle recrue dont personne ne soupçonne encore l’enrôlement et qui, différentes fois, a été en relation avec les deux frères aux yeux desquels, en sa qualité de « fructidorisé, » et en raison de ses protestations répétées, il passe pour un militant du parti royaliste. Et tout de suite la correspondance s’établit. Desmarest l’inspire et la dirige : l’idée du Comité royaliste, composé de sommités du parti impérialiste, doit être de lui ; car, on le pense bien, ce fameux Comité, dont Perlet vante l’activité et la puissance, est une conception purement imaginaire. Le but que vise d’abord Desmarest est seulement d’attirer Fauche-Borel à Paris et de lui faire expier, — chèrement, — sa défection. Mais il importait que l’amorce fût tentante et l’hameçon bien caché : voici de quelles attirantes insinuations s’enveloppait l’invitation : c’est Perlet qui s’adresse à François Fauche : — «... J’ai des intelligences auprès des autorités... O mon ami ! Si avec tous mes moyens, tous mes préparatifs, il se présentait une bonne occasion et que l’on ne pût en profiter, faute d’un chef !.. Il y aurait de quoi se brûler la cervelle ! J’ai beau me creuser l’esprit pour chercher à Paris le personnage capable de remplir ce but, je ne trouve rien ; et, d’ailleurs, ce serait trop hasarder les intérêts les plus chers du Roi ; c’est au Roi à indiquer ce personnage indispensable qui ne sera connu que de moi jusqu’au moment décisif... Je pourrai, sans le compromettre, lui faire connaître les différents personnages sur lesquels on peut compter... J’appartiens tout entier à Sa Majesté. » Perlet sait que ses lettres sont communiquées à Fauche-Borel : il sait aussi que celui-ci, très imbu de son « expérience, » et très désireux de ne pas laisser le rôle à un autre, s’offrira de lui-même pour être « ce personnage indispensable » dont la présence à Paris est urgente. Ou plutôt, Perlet n’est déjà plus qu’un instrument aux mains de plus habiles que lui : ayant constaté, par les réponses de François Fauche, l’incroyable crédulité de Louis XVIII et de son entourage, les policiers de Fouché ont vite envisagé tous les avantages qu’on peut recueillir de cette surprenante confiance : on ne renonce pas, certes, à attirer Fauche-Borel sur le continent ; mais on espère avec lui en attirer d’autres : l’un des jeunes fils du comte d’Artois, d’Artois lui-même, peut-être, ou, — qui sait ? — décidera-t-on le Prétendant à risquer sa personne royale. En tout cas, on va connaître ainsi les plans, les projets, les ressources de l’exilé et l’importance des subsides qu’il reçoit de l’Angleterre : c’est à quoi tendront peu à peu les cajoleries de la correspondance. Comme le travail est délicat et qu’on redoute, en forçant la note, d’éventer la mine, les plus expérimentés s’y attellent : Perlet n’est, à proprement parler, que l’agent transmetteur : il écrit les lettres ; mais c’est Desmarest, le préfet Dubois, Fouché lui-même qui les dictent, et, par cette éminente collaboration, la fourberie atteint au grandiose. Pour bien montrer qu’il s’évertue et que, grâce à son activité, son Comité se renforce chaque jour, Perlet informe Fauche qu’il a gagné à la cause royale Veyrat lui-même, le pilier de la police impériale : — « Il est entièrement dévoué et nous ne faisons qu’un ; mais il s’est bien expliqué : il ne se mêlera de rien avant d’avoir vu bien clairement que l’on a les moyens d’agir. Faites sentir, mon ami, cette nécessité et répondez-moi nettement sur cela... Il est nécessaire, — et le Comité est de cet avis, — qu’il connaisse tous les plans et tout ce que les partisans de Fietta (Louis XVIII), soit à Londres, soit ailleurs, ont envie de faire, afin de centraliser les mesures et de ne pas se contrarier. »

Ce stratagème était fécond en avantages : il permettait à Fouché de diriger à sa fantaisie, de son cabinet du quai Malaquais, les affaires de l’émigration, et de choisir même, comme s’ils étaient ses subordonnés, les hommes dont le Roi proscrit s’entourait. L’un d’eux déplaît-il à Paris ? Y souhaite-t-on, au contraire, voir tel autre entrer en grâce, rien de plus simple : on introduit dans la lettre de Perlet quelque vive critique et un ou deux mots d’éloge émanant du mystérieux Comité : — « Je puis dire que M. d’Avaray n’entend rien aux grandes affaires ; ce n’est pas l’homme qu’il faut... » — « La rentrée de Lord Moira au cabinet britannique me redonnerait bien du courage et avancerait sûrement les affaires de notre bon Fietta (Louis XVIII). » Ainsi la plume de Perlet influe-t-elle sur les préférences du Roi de Mitau et des ministres de George III, car les uns et l’autre comptent sur le Comité, encore qu’ils n’en connaissent pas la composition. Perlet s’est toujours refusé à citer aucun nom ; mais il procède par allusions qu’on imagine là-bas transparentes, et, la « clairvoyance » de Fauche-Borel aidant, on s’ingénie à mettre des noms sur les chimériques silhouettes qu’esquisse vaguement Perlet.

Sur l’ordre du Roi, François Fauche a passé à son frère la direction de la correspondance : or, malgré la « connaissance approfondie » qu’a Fauche-Borel du personnel révolutionnaire et des dessous de la politique, » il ne parvient pas à percer les ténèbres dont s’entoure le Comité de Perlet. Mais là où il affirme ne pas s’illusionner, c’est en comptant sur « les bons sentiments » de Fouché, « qui a sauvé et sauve encore les vrais amis du Roi. » Chose singulière, cette opinion courait, non point seulement dans la cervelle à l’évent de Fauche-Borel, mais parmi toute l’émigration : Fouché le montagnard, Fouché le régicide, le proconsul de Nevers et de Lyon, le terrible policier de Bonaparte, passait, aux yeux des partisans de la légitimité, pour être la providence des royalistes : « Dès 1803, deux chefs chouans, Suzannet et d’Andigné, avaient déjà confié à d’Antraigues que Fouché était prêt à renverser le gouvernement de Bonaparte. » Telle était aussi la croyance du cabinet de Saint-James ; Fouché le savait et, — chose plus singulière encore, — ça ne lui déplaisait pas. Aussi s’amusait-il manifestement à suivre dans la correspondance échangée entre Fauche-Borel et Perlet les efforts du premier pour obtenir « des noms » que l’autre s’obstinait, — par scrupule d’honnêteté, disait-il ! — à ne point révéler, ce dont il eût été bien en peine. Et c’est ainsi que ce Comité anonyme et inexistant influa sur la politique de l’émigration et, par contre-coup, sur celle de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie.

Cet imbroglio, qui paraîtrait vaudevillesque s’il n’inspirait tant de répugnance, s’amplifia dès la première année par les soins diligents de Fauche-Borel qui consacrait à la conduite de cette « affaire immense, » tout son zèle et tout son temps. Cet imprimeur, qui imprimait si peu, était, en revanche, un épistolier d’une fécondité déplorable : sous le moindre prétexte, il couvrait huit pages de sa cursive, assez incorrecte, d’ailleurs. Non seulement il correspondait avec Perlet, mais il recopiait les lettres reçues de lui pour les transmettre au Roi, aux ministres anglais, et il les accompagnait de commentaires interminables et de considérations prolixes sur la situation de l’Europe, ou de billets d’envoi signés de son seul prénom Louis, prenant sous sa plume une allure de plus en plus royale. A force de vivre dans la fréquentation des princes, des ambassadeurs, des hommes d’État, Fauche imaginait être ministre, et ce devait être un spectacle bien curieux que celui de la vaniteuse gravité qu’il apportait à traiter, le plus sérieusement du monde, la mystification dont il était la dupe. Il y a des perles dans ses lettres à l’ami Bourlac, — tel était, on le sait, le pseudonyme adopté par Perlet sur la prière instante de Fauche : — « Je suis chargé de vous dire, de la part de M. Courtemer (d’Avaray), qu’il se porte bien et de vous témoigner toute la satisfaction que Fietta (Louis XVIII) conçoit de votre travail et de celui de votre Comité. » A ce Comité Fauche revenait sans cesse : il voudrait bien savoir quels personnages le composent : — « Tâchez de nous dire que vous comptez sur Fouché ; on aimerait avoir dans nos affaires un homme à moyens comme lui. » Perlet ayant annoncé que la « majeure partie de la Police de Paris était aux ordres du Comité, » cette bourde énorme fut acceptée sans l’ombre de scepticisme : et Fauche tente de se renseigner : — « Êtes-vous bien avec la police de Fouché et de Desmarest, ou travaillez-vous avec celle de Dubois ? » (le Préfet). Le mouchard préférait ne pas s’étendre sur ce sujet : mais Desmarest, qui avait de l’esprit et aimait à plaisanter, glissa dans l’une des lettres de son agent une allusion discrète à l’offre que, deux ans auparavant. Fauche, prisonnier à la Force, lui avait faite de ses services, en protestant de « son dévouement au gouvernement impérial. » Perlet, jouant l’inquiétude, demande à Fauche si ses convictions royalistes sont bien sincères, et s’il n’a jamais caressé le projet de se rallier à Bonaparte. Fauche, indigné, riposte : — « Je ne comprends pas comment vous pouvez me parler de vos craintes au sujet d’un changement de parti, et de l’idée révoltante que je pourrais être assez vil pour m’être attaché à l’exécrable tyran. Mille fois mourir, avant qu’une idée semblable me prenne ! » Ce que lisant Desmarest dut rire.

On perçoit l’écho de sa gaité dans les bulletins rédigés sous sa surveillance et quotidiennement soumis à l’Empereur. Ordinairement graves, leur ton devient goguenard lorsqu’il y est question de « la prochaine défection complète et simultanée de tous les fonctionnaires de l’Empire français en faveur du Prétendant. » On s’y amuse de la naïveté de Fauche-Borel et de la pleine confiance qu’il accorde à « son ami de Paris, » — « du superbe plan de l’agent de Police « (Perlet, que le bulletin ne désigne jamais autrement) plan, qui consiste en « une légation royale à Paris composée d’un militaire marquant, d’un sénateur, etc., dont Fauche serait l’intermédiaire auprès du Roi ; » — on y raille la joie crédule du dit Roi, « touché de la plus vive sensibilité en apprenant l’avancement donné à ses affaires par l’agent de Police, » et dont il parle « comme de son plus ferme soutien : » — et l’on ne craint pas d’exposer à l’Empereur lui-même que « la base de ce fameux plan est de renverser le tyran et de purger la France de son infâme séquelle. » Tout cela, d’ailleurs, rapporté aux bulletins, sans détails ni développements, à l’égal d’un simple fait divers, de façon que l’Empereur n’y pouvait, à vrai dire, rien comprendre si quelqu’un ne lui fournissait un complément verbal d’information. On aimerait à penser qu’il ne le réclama point et n’autorisa jamais de son approbation cette supercherie indigne de sa grandeur.


Ce qui surprend, c’est que Louis XVIII, réfléchi et circonspect, le cabinet britannique, prudent et rendu méfiant par l’expérience, s’y fussent laissés prendre. Faut-il donc supposer que la finesse des plus perspicaces était alors émoussée par la brutale incohérence des événements ? Après cent ans et plus, ils nous paraissent encore invraisemblables ; qu’était-ce donc pour les contemporains ? Se représente-t-on le prodigieux effet que dut produire aux cours étrangères, figées depuis des siècles dans la vénération de l’hérédité hiérarchique et des antiques aristocraties, la première page de cet Almanach impérial pour l’an XIII où, sous le titre traditionnel : Naissances et alliances des Princes et Princesses de l’Europe, France, on lut avec effarement ce nom de Napoléon, suivi de la kyrielle de toute la famille. D’où sortaient ces gens-là ? Celle-ci était, il y a dix ans, ouvrière en linge à Marseille ; cet autre aujourd’hui qualifié « beau-frère de l’Empereur, grand amiral, maréchal de l’Empire, gouverneur de Paris, » est le fils d’un cabaretier. Et toute cette bande vous a des « grands aumôniers, » des « pages, » des « dames pour accompagner, » des « hérauts d’armes, » — qui se nomment Sallengros et Zimmermann ! Pouvait-on croire à la durée de cette mascarade ? N’était-il pas impossible que ces parvenus risibles eussent des partisans en ce Paris réputé par son tact et son respect des traditions ? Depuis le début de la Révolution, les princes exilés, dans une incompréhension parfaite du nouvel esprit de la France, persistaient donc à garder l’illusion que nul ne pouvait rêver sort plus désirable que celui de servir la cause royale et gloire plus enviée que celle de mériter leurs faveurs. Entre eux ils se jalousaient et se craignaient : Louis XVIII redoutait les inconséquences de son frère d’Artois, lequel se méfiait du cousin d’Orléans ; tous deux prenaient ombrage de la popularité du prince de Condé et même évitaient de mettre en avant les deux jeunes ducs d’Angoulême et de Berry, de peur que la France, enthousiasmée par leur bonne mine, ne se jetât dans les bras de l’un ou de l’autre. Mais, en dehors de leur propre famille, les Bourbons ne voulaient voir en tous leurs sujets rebelles que des amis prêts à se dévouer. Aussi, dès qu’un homme paraissait émerger de la démocratie ambiante et faisait preuve de quelque supériorité, ils imaginaient n’avoir qu’un mot à dire pour que celui-là se ralliât docilement à leur cause et protestât de sa soumission. C’est ainsi qu’on avait « tâté » Cambacérès, dès 1795, prêt, croyait-on, au demander sa grâce ; » puis on voulut avoir Pichegru, ainsi qu’il a été conté ; après Pichegru on s’adressa à Moreau, à Hoche, à Kellermann ; on essaya de séduire Boissy d’Anglas, Oudinot ; un peu avant le 18 brumaire, on crut pouvoir gagner Talleyrand ; — quand on parlait de lui au Roi, on ne disait pas : Talleyrand, on disait : l’Évêque d’Autun ; — mais le dit prélat « demanda l’impossible. » On tenta Barras : on fit des avances à Carnot, encore que ces démarches répugnassent à d’Avaray qui, intransigeant, n’apercevait pas « l’utilité de rallier ces tyrans ensanglantés. » Dès brumaire, on s’attaqua à Lebrun, le troisième Consul, qui riposta par un refus sec et poli ; on circonvint Joséphine, la femme de Bonaparte, que Mme Hue, son ancienne amie, assurait être « royaliste ; » on pressentit à plusieurs reprises Berthier, le fidèle compagnon de Napoléon ; originaire de Versailles, sa mère avait compté jadis au nombre des femmes de chambre du château, et lui-même, à ses débuts, fut employé par Louis XVI à la confection de la carte des Chasses : si grande était l’aberration de la petite cour du Prétendant qu’on n’y doutait pas des regrets que ce passé flatteur devait éveiller au cœur de Berthier, devenu ministre de la Guerre ; mais il se déclara satisfait de sa place actuelle, et ce fut encore pour Mitau une désillusion. On aborda enfin Bonaparte lui-même, — « un gredin très maladroit, » au dire du comte de Vandreuil ; — pour le vainqueur d’Arcole, Louis XVIII se mit en frais d’une lettre personnelle, qui lui valut une réponse, de son propre aveu, » insolente. » Et malgré ces déboires répétés, la foi subsistait toujours dans la constante fidélité des « sujets » du Roi et dans sa restauration prochaine. Que ces puériles espérances aveuglassent les émigrés, vivant depuis longtemps à l’étranger, on peut, d’une certaine façon, le comprendre : mais qu’elles ne fussent pas détrompées par les fervents authentiques que les Bourbons comptaient encore à Paris, voilà qui parait difficilement explicable.

Il est vrai que, depuis l’exécution du duc d’Enghien, au printemps de 1804, il n’y avait plus en France d’agence royale. Il était constant que Bonaparte ne se sentait aucune disposition à jouer le rôle d’un Monck, et pourtant les illusions persistaient toujours : c’est un mal tenace dont on s’efforce de ne pas guérir, tant il est captieux et séduisant : ainsi s’explique la crédulité de la petite cour de Mitau qui, lasse de déceptions, s’obstinait à vouloir être leurrée et, sous le grand déluge où s’étaient noyés tous ses espoirs, accueillait comme la colombe de l’arche, la mystification de l’odieux Perlet, annonçant qu’un revirement était proche et que l’Usurpateur, en apparence triomphant, ne comptait plus un partisan ni un ami.

Les coups répétés du malheur, l’éloignement, l’impossibilité d’un incessant contact avec la France, la préoccupation de tenir le rôle en dépit de l’inattention universelle, et, plus encore, les flatteries mensongères des aventuriers et des besogneux, enveloppaient Mitau d’une sorte de léthargie. C’était alors une ville régulièrement tracée, mais bâtie de maisons de bois, dominées par l’un de ces immenses châteaux que, dans l’obsession de Versailles, bon nombre de souverains, grands et petits, avaient élevés au cours du XVIIIe siècle. La demeure était donc monumentale et pouvait passer pour splendide, digne vraiment d’abriter l’exil de la plus auguste monarchie du monde. Des bosquets coupés d’étangs formaient parc, dissimulant tant bien que mal l’étendue de la dune livide se confondant à l’horizon avec la ligne grise du golfe de Riga. Par malheur, ce noble et triste décor incitait à l’organisation d’une Cour, et l’on n’y manqua pas. Quoique, si l’on excepte les grands appartements, le château fût entièrement démeublé ; qu’il n’y eût « point de lits, point de couchettes, point de linge, ni rien de ce qui est indispensable dans la plus chétive maison, » on s’installa, à l’économie, mais de façon à satisfaire l’étiquette. Dans ce grand palais on s’efforça de reconstituer Versailles et les Tuileries, encore qu’on disposât seulement des charités du Czar, un lunatique, dont les munificences étaient intermittentes. Ainsi avait-il eu la délicate pensée de former un détachement de cent anciens gardes du corps du Roi, ayant fait partie de la cavalerie noble de l’armée de Condé et qu’il fit conduire à Mitau dans des fourgons de poste, afin que le Prétendant fût reçu à son débotté avec les honneurs royaux ; mais le Czar avait négligé de donner des ordres au sujet du logement, de la paie et de l’habillement de cette maison militaire improvisée, de sorte que, affamés et en loques, réduits à l’aumône des habitants de Mitau, ces gardes du corps n’eurent pour casernement qu’une maison entièrement dégarnie où ne se trouva pas même une botte de paille.

Tout de même, quand on se fut organisé, et après l’arrivée de la Reine, demeurée jusqu’alors en Bohême, et de Madame Royale, fille de Louis XVI, internée à Vienne depuis sa sortie du Temple, la Cour de Mitau prit un semblant de tenue. Le Roi eut « sa maison : » grand aumônier, aumôniers en service, gentilshommes de la Chambre, aides de camp, chambellans par quartier... La Reine et Madame, — qu’on maria sans désemparer à son cousin le duc d’Angoulême, — furent pourvues d’une dame d’honneur, d’une dame pour accompagner et d’un chevalier d’honneur. Près de trois cents Français vivaient dans le château des ducs de Courlande, et d’être là après tant de dispersions et de misères, dans cette oasis favorable aux illusions, ils souhaitaient que rien ne vint troubler cette accalmie et ils redoutaient par-dessus tout les porteurs de mauvaises nouvelles. Certes, les bénéfices matériels étaient minces, les portions congrues, les livrées râpées, la chère était maigre, la pénurie grande, car le Roi, qui tenait lui-même les cordons de sa bourse, répartissait parcimonieusement les deux cent mille roubles que lui servait, — irrégulièrement, — l’Empereur de Russie ; mais, comme le dénuement était général et qu’on n’avait point à souffrir des comparaisons, on en prenait son parti, dans l’espoir des revanches prochaines. De ces résignations naissait une sorte d’indolence accrue encore par l’éloignement de la France, et l’on s’explique que, à vivre repliés sur eux-mêmes, isolés sous un climat soporatif, ces naufragés de la Révolution se fussent abandonnés à tous les songes dont pouvait s’agrémenter leur somnolence.

Les gens de passage, ceux que la vie agissante tenait éveillés et qu’un devoir, le hasard ou la simple curiosité amenaient à Mitau, rapportaient de ce Versailles au Bois dormant des impressions lamentables. Le prince de la Trémoille, chef temporaire de l’agence royaliste, au temps du Consulat, échappé à la fournaise de Paris et venu à Mitau dans l’espoir d’y retremper son ardeur, s’en sauvait « écœuré jusqu’au dégoût, » et épouvanté de n’y avoir trouvé que des fossiles endormis, volontairement sourds à tout ce qui troublait leur rêve. La jeune duchesse Dorothée de Biren, la future duchesse de Dino, dont le père avait régné sur la Courlande, fut admise, encore presque enfant, mais déjà douée d’une pénétration singulière, à présenter ses hommages aux Bourbons de France, hébergés dans le château qu’avaient possédé ses ancêtres : on la présenta à « la Reine ; » elle en eut peur : — « Je n’avais jamais vu une femme plus laide ni plus sale ; ses cheveux gris, coupés en hérisson, étaient couverts d’un mauvais chapeau de paille tout déchiré ; son visage était long, maigre et jaune ; sa taille petite et grosse soutenait, je ne sais comment, un jupon sale sur lequel flottait un petit mantelet de taffetas noir tout en loques. La messe, les vêpres, le salut, la chasse occupaient le duc d’Angoulême ;...le duc de Gramont cherchait partout un bon diner ; M. d’Agoult soignait déjà Mlle de Choisy... » La petite Dorothée jugeait que « si l’on n’avait été aveuglé par le besoin de trouver intéressants des gens malheureux, » on aurait pris très mauvaise idée des proscrits qu’abritait le domaine de ses pères. — Vers la même époque, c’est-à-dire dans les premiers mois de 1807, le czar Alexandre voulut bien, sur l’instante prière de Louis XVIII, s’arrêter à Mitau qu’il traversait en se rendant à son armée. Les exilés avaient résolu d’éblouir ce puissant allié auquel ils devaient tant : à la poste, il trouva le duc d’Angoulême venu pour le complimenter ; au pied de l’escalier du château l’attendait le comte d’Avaray qui le conduisit jusqu’au grand salon garni d’un meuble de casimir bleu avec des bordures de Casimir jaune. Là se tenait « le roi de France, » empêché par la goutte, — ou par l’étiquette, — de s’avancer au-devant du Czar. Les deux souverains s’embrassèrent et se retirèrent dans le cabinet du Roi où ils restèrent seuls près d’une heure. Puis le Czar consacra quelques instants « à la Reine » et à la duchesse d’Angoulême. Il quitta Mitau le soir même. Louis XVIII fut « enivré par cet entretien ; » quant au Czar, choqué par la pauvreté prétentieusement dissimulée de son hôte, par l’aspect de ce goutteux obèse, par sa loquacité déconcertante, il sortit de là résolu « à abandonner les Bourbons et à ne favoriser en rien leurs projets, » bien persuadé que le Prétendant, « débris d’une grandeur passée, » était un homme médiocre qui ne régnerait jamais.

De même que l’optimisme opiniâtre des Français de Mitau leur montrait des éclaircies d’azur dans le ciel implacablement sombre de leurs destinées, de même l’accoutumance leur celait-elle ce qu’avait de piteux ce pastiche de Cour et ce simulacre de décorum. Les étrangers jugeaient cette affectation presque inconvenante : ces gardes du corps, armés de pied en cap pour la défense de ce monarque perclus qui ne sortait pas de son appartement et que personne ne songeait à attaquer, l’oisiveté de ces gentilshommes, affairés à des riens et imbus de leur importance, cette soumission à une étiquette surannée et dénuée des élégances qui la rendaient naguère supportable, offusquaient comme des enfantillages. Et pourtant, parmi l’Europe submergée par le flot montant de l’idée révolutionnaire, il n’était pas sans grandeur que, en cette sorte d’îlot perdu aux confins du monde civilisé, le descendant de soixante-dix rois recueillît, comme un Robinson, les tristes épaves du grand naufrage où s’était englouti le vieux monde. Il avait groupé autour de lui, ainsi qu’un symbole, les survivants augustes ou humbles des tragédies régicides : la fille de Louis XVI, l’abbé Edgeworth, le prêtre de l’échafaud royal, Hue et, Cléry, les derniers serviteurs du Roi martyr et jusqu’au pauvre Turgy, le garçon d’office du Temple. Et quand tous les souverains empressés s’agenouillaient devant Bonaparte en attendant qu’ils le pussent abattre, il était beau de voir le plus noble de tous, réduit à la mendicité, affrontant le cyclone avec intrépidité et se refusant à courber le front. Son indomptable confiance en ses imprescriptibles droits était un reproche pour les uns, un remords pour d’autres, une leçon pour tous ; des indifférents, même, en étaient frappés : un officier de Napoléon porteur d’une dépêche à destination de Saint-Pétersbourg et voyageant à grande allure, traverse, un soir d’août 1807, une petite ville russe. C’est la poste : on relaie. A l’auberge, l’officier s’étonne d’entendre tout le monde parler français ; la plupart des hommes qui sont là ont à la boutonnière un ruban rouge. — Qu’est-ce ? La légion d’honneur ? — Non, l’ordre de Saint-Louis. — Comment donc s’appelle cette bourgade ? — Mitau. On est en France, en vieille France. Remonté dans sa chaise de poste qui, de nouveau, brûle le pavé, le courrier de l’Empereur, se penchant, aperçoit, dominant les toits de la ville, la longue et superbe façade, toute éclairée, du château qui abrite la royauté proscrite. De ce rapide coup d’œil germera dans son esprit une hantise inconsciente : cet officier de Napoléon, à dix ans de là sera aux Tuileries, gentilhomme de la chambre du roi Louis XVIII. Cette hantise, bien d’autres la subissent : le grand perturbateur, celui qui secoue et domine le monde. Napoléon, à l’apogée de sa gloire, en est lui-même obsédé. Il savait bien que « dix siècles d’histoire ne pouvaient être effacés par les événements de dix années, » et, dans ses retours de conscience, l’idée le harcelait que la restauration des Bourbons était fatale. — « Je ne suis pas éloigné de croire, notait Pasquier, que, dans son orgueil, il était flatté de ne pouvoir être remplacé que par cette auguste dynastie. » Ça le gênait qu’il y eût là-bas, au fond de la Courlande, un rival sans un canon, sans un soldat, et plus puissant que lui pourtant à cause du principe dont ce banni était le représentant : — « Ah ! Si j’étais seulement mon petit-fils ! » murmurait-il en contemplant avec tristesse son œuvre éphémère. Pour se délivrer de ce cauchemar, il tenta « d’acheter » à l’exilé son indélébile prérogative : un Prussien eut la platitude de transmettre la proposition ; la réponse de l’exilé fut superbe : — « Bonaparte se trompe s’il croit m’engager à transiger sur mes droits... Il les établirait lui-même, s’ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu’il fait en ce moment ». Et comme le Prussien insistait, alléguant que, par ce refus hautain, le Roi s’exposait à perdre les subsides pécuniaires de la Russie, déjà tremblante, Louis XVIII riposta : — « Je ne crains pas la pauvreté. S’il le fallait, je mangerais du pain noir avec mes enfants et mes serviteurs... » Ce n’était pas là un mot « à effet, » puisque, peu auparavant, dans le lamentable exode de Varsovie, la famille royale, à bout de ressources, avait dû vendre ses meubles et mettre en gage les diamants de la fille de Louis XVI. Dans cette extrémité, le proscrit errant ne parlait pas moins de « sa couronne, » de « son sceptre, » de « son trône, » de ses « fidèles sujets : » et cette opiniâtre confiance, accrue de toutes les catastrophes qui auraient dû l’entamer, explique la crédulité tenace du Roi et de ses entours aux rapports invariablement favorables de ses agents comme aux machiavéliques perfidies de ses adversaires. La naïveté et l’aveuglement comptent parmi les plus estimés des apanages de la foi.


Ainsi, sans inspirer l’ombre de méfiance, depuis le début de 1806, se poursuivait entre Mitau et les mouchards de Paris cette correspondance dont on a dit plus haut l’origine et le développement. Les lettres de Perlet parvenaient à Fauche-Borel fixé à Londres, ainsi qu’on l’a vu ; celui-ci en adressait copie à son frère François, retiré à Copenhague après l’invasion de la Prusse par les armées françaises, lequel les faisait parvenir en Courtaude. Cette correspondance, — on se le rappelle peut-être, — était, d’abord, un piège du subtile policier Desmarest, désireux d’attirer Fauche-Borel en France : il fallait que, pour l’exemple, le libraire se livrât lui-même au châtiment dû à sa félonie : d’où l’invention de ce faux Comité royal, composé de personnages aussi éminents qu’imaginaires, et l’incessante objurgation que « quelqu’un, » possédant toute la confiance de l’auguste exilé de Mitau, vint personnellement se concerter avec eux. Tel était primitivement le traquenard habilement tendu ; la facilité avec laquelle les deux Fauche, d’Avaray, le Roi lui-même, » gobaient » cette bourde de taille, avait enhardi les policiers : ils tiraient, de leur stratagème, de précieux renseignements sur la politique de l’émigration ; sous prétexte que le Comité réclamait d’être tenu « au courant de tout, » Perlet recommandait à son cher Fauche de ne» lui rien cacher ; » même, soit que Desmarest eût jugé piquant de solder sa police aux dépens du gouvernement anglais, soit que Perlet eût résolu de refaire sa fortune abolie depuis Fructidor, il insinua à son correspondant que le Comité avait besoin d’argent pour acheter certains concours subalternes et qu’une somme de 500 000 francs aiderait grandement à hâter l’heureux dénouement. Mais le point essentiel, sur lequel on insistait surtout, c’était l’envoi à Paris « d’une personne de confiance, » chargée de se mettre en rapport avec le Comité.

Restait à choisir cette « personne de confiance. » Fauche-Borel, comme on l’imagine, souhaitait ne laisser à nul autre le bénéfice de cette aubaine ; d’ailleurs, il se jugeait le seul capable d’apprécier, en homme rompu aux grandes affaires, l’importance du mouvement qui se préparait, les personnages qui allaient s’y trouver mêlés, leurs ressources, leurs projets, « d’enflammer leur zèle et d’évaluer les sommes nécessaires, à leurs dépenses secrètes. » C’était lui, du reste, que le Comité désirait et Perlet insistait beaucoup, dans l’intérêt de « la cause, » pour qu’il se décidât à se mettre en route. Mais Fauche était un peu refroidi par les admonestations du comte d’Antraigues, grand expert en intrigues et convaincu que « l’affaire Perlet » était une périlleuse mystification. Lord Howich lui-même, secrétaire d’Etat du ministre des Affaires étrangères, — soit qu’il redoutât les prétentions de Fauche, soit qu’il n’eût en lui qu’une médiocre confiance, — le mettait en garde contre quelque guet-apens et eût préféré envoyer à Paris l’un de ses compatriotes. Fauche, n’ayant pas oublié, lui, le mauvais tour joué à Desmarest et sachant qu’il s’exposait beaucoup en bravant le policier sur son domaine, se résignait, sans trop de peine, à céder la mission à un autre ; mais comme il la prévoyait immensément retentissante et lucrative, il tenait absolument à ce qu’elle fût confiée à quelqu’un des siens et il désigna au ministre son neveu Charles Vitel récemment débarqué à Londres.

C’était le plus jeune des deux frères : celui qui, treize ans auparavant, à Genève, s’était, un jour de Terreur, échappé de la maison familiale pour courir à l’endroit où on fusillait son père : on avait dû arracher l’enfant du lieu de l’exécution, ainsi qu’on l’a vu au début de ce récit. Charles comptait maintenant vingt-sept ans : c’était un grand garçon aux traits fins, aux yeux clairs, aux cheveux châtains, à l’air un peu féminin et mélancolique. Il s’était engagé â dix-huit ans dans l’armée anglaise et revenait, en ce mois de décembre 1806, d’une campagne aux Indes où il avait servi, en qualité d’enseigne, sous les ordres de sir Arthur Wellesley, le futur duc de Wellington. Fauche-Borel avait présenté son neveu à tous les personnages dont il se flattait d’être estimé ; le jeune homme plut par sa distinction, sa bonne tenue, sa mine « candide » et distinguée. Quand il se déclara prêt à partir pour Paris, lord Howich lui représenta les dangers de l’entreprise ; mais Charles insista, alléguant qu’elle n’offrait pas pour lui autant de difficultés que pour un autre : il connaissait Perlet qu’il avait rencontré à Londres, en 1800, lorsque le déporté revenait de Cayenne ; en une heure d’entretien avec cet homme précieux il apprendrait les noms des sénateurs et des maréchaux composant le Comité, se présenterait chez les plus qualifiés et reprendrait aussitôt la poste. Il ne ferait donc que toucher barre à Paris, et il serait, d’ailleurs muni d’un passeport en règle, levé à Neuchâtel où il comptait se rendre d’abord, ayant hâte d’embrasser sa mère, son frère et sa sœur qu’il n’avait pas vus depuis huit ans. Dans ces conditions les risques étaient réduits à leur minimum, d’autant que l’honnête et courageux Perlet ne ménagerait au jeune émissaire ni sa protection, ni celle des puissants fonctionnaires ralliés par lui à la cause royale.

Au nombre de ces fonctionnaires, Fauche-Borel, interprétant les réticences de Perlet, plaçait, on ne l’a pas oublié sans doute, Fouché, le ministre de la Police : c’était lui, évidemment, ce haut personnage désigné dans la correspondance sous le pseudonyme de Maradan. Perlet n’avait jamais consenti à s’expliquer nettement à ce sujet ; mais, puisqu’on disposait d’un émissaire, il fallait en avoir le cœur net. Lord Howich exposa à Charles Vitel l’intérêt extrême que le cabinet britannique attachait au concours de Fouché. — « S’il compte au nombre des membres du Comité, dit-il, nous aurons une grande confiance dans la négociation. » Tout de suite, Fauche-Borel, pour montrer son zèle, imagine d’écrire à Fouché une lettre dont Charles sera porteur et qu’il remettra lui-même au ministre de la Police, s’il trouve l’occasion de se rencontrer avec lui. » Cette lettre est ainsi libellée :


Ayant une communication de la plus haute importance à faire parvenir à Votre Excellence, j’aurais besoin à cet effet de deux passeports en blanc pour deux personnes que le ministère de Sa Majesté britannique désire vous adresser : l’un pour moi, en mon nom et avec mon signalement ; l’autre en blanc pour une personne de confiance qui reviendra avec moi auprès de Votre Excellence pour traiter d’un objet important qui intéresse essentiellement le salut de l’État et l’existence personnelle du ministre. Si le ministre veut envoyer une personne qui ait toute sa confiance, cette personne recevra les premières communications qui ne laisseront rien à désirer à Son Excellence. Enfin, en priant le ministre de renvoyer mon neveu par la voie particulière des pêcheurs, je propose d’établir de suite, par ce moyen, une correspondance prompte dont le secret sera impénétrable et dont aucun émigré ni agent des princes ne sera instruit.

FAUCHE-BOREL.


Par précaution, cette lettre, tracée sur un papier très mince, fut introduite dans le bambou qui servait de badine à Vitel. Il lui était bien recommandé de ne remettre ce billet qu’à Fouché lui-même. Ainsi, bien lesté d’argent, heureux en expectative de la lieutenance que lord Howich lui a promise pour récompense, curieux de pénétrer en de si romanesques conditions dans ce Paris qu’il n’a jamais vu, Charles Vitel quitte Londres le 6 janvier 1807, poussé par l’inconscience de son oncle vers cet antre redoutable de la Police impériale, où il doit, sur la foi de Perlet, trouver des protecteurs empressés à lui faciliter sa tâche et à le prémunir contre tout danger.


Vitel débarqua à Hambourg, muni d’un laissez-passer danois au moyen duquel il put se procurer un passeport pour Neuchâtel. Il traversa l’Allemagne sans malencombre et arriva dans sa famille vers le 1er février. Il séjourna dix jours à Neuchâtel et écrivit de là à Perlet pour l’aviser de son très prochain passage à Paris.

Cette lettre déçut Perlet : c’était Fauche-Borel qu’il espérait livrer à Desmarest. Il était, en outre, fort perplexe : ce jeune Vitel, arrivant investi d’une mission bien définie, ne serait probablement pas aussi facile à berner que son oncle le libraire : il allait exiger des précisions ; comment éluder ses questions ? Par quel subterfuge nouveau éviter de lui révéler les noms des membres d’un Comité qui n’existait pas ? Et si Perlet refusait de parler, quel prétexte invoquer pour expliquer son silence sans pourtant éveiller les soupçons de ses dupes de Londres et compromettre la correspondance juste au moment où elle se présentait lucrative ?

Perlet confia son embarras à son maître et ami Veyrat. L’inspecteur général de la Police avait ses défauts ; mais c’était un homme de ressources, doué d’une sorte de génie pour sa profession et disposant de mille roueries aussi variées qu’ingénieuses : il examina la question et décida que, pour se tirer de cette situation épineuse, il suffisait de placer Perlet dans une position qui lui interdit de répondre aux questions de Vitel en lui permettant cependant de faire parler ce jeune homme dont on pouvait obtenir des renseignements précieux. Il imagina donc de mettre pour quelques jours Perlet en prison, sous prétexte de dettes impayées ; durant cette détention fictive, Veyrat se chargerait de surveiller Vitel et d’empêcher qu’il perdit patience.

Charles Vitel arriva à Paris, venant directement de Neuchâtel, le 21 février, et se logea à l’Hôtel d’Hambourg, tenu par Paguest, rue de Grenelle Saint-Honoré, non loin du Palais-Royal. Dès le jour suivant, gardant 20 louis d’or en poche, il porta une lettre de crédit de 180 livres sterling à la banque Hottinger, rue du Sentier : il disposait donc de 200 livres sterling, soit environ 5 000 francs. Cette opération faite, il se dirigea vers la rue de Tournon qu’habitait Perlet : Mme Perlet était seule à la maison, — on sait pourquoi ; — elle reçut le visiteur qui se présenta comme un libraire venu pour entretenir Perlet d’un ouvrage intitulé les Oiseaux de Paradis. C’était là le « mot de reconnaissance. » Mme Perlet annonça que son mari était absent. Vitel laissa son nom et son adresse et s’en alla.

Vers le soir, Mme Perlet poussa jusqu’à la prison de Sainte-Pélagie, où s’était fait écrouer Perlet et rendit compte à celui-ci de la visite reçue dans l’après-midi. Perlet lui remit un billet que devait porter à Vitel le surlendemain, à la première heure, son domestique Gallay : il invitait par ce petit mot le neveu de Fauche-Borel à venir le trouver au plus tôt, sans lui indiquer pourtant l’endroit où il se trouvait. Le 24, à dix heures du matin, Gallay était à l’Hôtel d’Hambourg et proposait à Vitel de le mener à la maison où logeait momentanément Perlet. Vitel accepta avec empressement et se mit en route, en compagnie du domestique, lequel, soit dit en passant, était lui-même un mouchard de la Préfecture. Ils traversèrent tout Paris ; mais lorsqu’on arriva dans les parages déserts du fau- bourg Saint-Victor, Vitel parut inquiet et demanda où on le conduisait : — « A la prison de Sainte-Pélagie, » répondit Gallay ; ce qu’entendant, Vitel prit peur, protesta qu’il n’irait pas plus loin, que, au surplus, il ne connaissait pas du tout M. Perlet, n’avait aucune affaire avec lui et que le billet s’était trompé d’adresse. Sur quoi il tourna les talons et s’éloigna à grands pas vers des quartiers moins suspects.

Le 26, nouveau billet de Perlet à Vitel. Le détenu de Sainte-Pélagie informe « son jeune ami » qu’il espérait sortir de prison le jour même mais que sa libération est un peu retardée ; Vitel peut venir le voir sans rien redouter pour sa sûreté : — « toutes les précautions sont prises pour qu’il soit protégé par la police même. » L’enseigne se décide, va à la prison où Perlet l’attend ; ils se reconnaissent ; Perlet invite son visiteur à monter dans sa chambre et, là, il l’exhorte « à dire tout ce dont il est chargé, sans crainte du lieu où on se trouve. » Vitel, mis en confiance, raconte sa traversée, son voyage à Neuchâtel ; il a, dit-il, l’ordre de regagner promptement l’Angleterre, et il partira aussitôt que Perlet lui aura confié « les papiers instructifs » qu’il doit lui remettre. Malheureusement, Perlet n’est pas libre : il s’en désole ; il ne le sera que dans huit jours ; mais s’il ne peut, jusque-là » rien dire ni rien faire, » il questionne longuement Vitel sur la situation des émigrés, sur ce que le jeune homme a pu surprendre, en causant avec son oncle, des projets du gouvernement anglais : il parle avec chaleur, avec dévotion, avec attendrissement, du Roi exilé et de la sainte cause de la légitimité ; il témoigne d’une entière soumission aux instructions du cabinet britannique... Et, dès qu’il est seul, il adresse au préfet de Police un rapport détaillé de ce qu’il vient d’apprendre. Tous les soirs Veyrat se glisse dans la prison et s’informe des confidences reçues. Du reste Vitel est « filé » par deux agents ; ils ont ordre de ne pas l’inquiéter, car « pour s’assurer s’il a quelque communication ou quelques moyens secrets, on le laisse prolonger ses entretiens avec Perlet. » Et les entretiens se renouvellent, en effet, on le sait par le journal de l’emploi de son temps que tient consciencieusement Vitel et par les rapports que, chaque jour, Perlet envoie à ses chefs.

Ce journal est écrit sur un carnet couvert de parchemin et fermé d’un gros lacet vert-olive. A lire ce laconique mémorandum, il semble que l’honnête Vitel s’étonne des atermoiements de son interlocuteur :

— 27 (Février). Allé à S. P. (Sainte-Pélagie). Nouvelles questions. Nouvelles assurances : mais rien de nouveau.

— 28. Ainsi que la veille. M’engageant à ne pas manquer de revenir le lendemain.

— 1 (Mars). Ainsi que la veille. On voulait tout dire quand on sortirait (de prison).

— 2 et 3. Mêmes visites, mêmes assurances, mêmes questions. Rien de nouveau jusqu’au moment de la sortie.


Malgré le vague soupçon et la nuance d’inquiétude qu’on discerne dans ces brèves notes, Vitel est, avec Perlet, sans réticences : il croit aux hypocrites protestations du mouchard ; il voit en lui un courageux militant de la bonne cause ; il se livre, expose tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a entendu dire des arrangements que l’émigration et le gouvernement anglais fondent sur l’existence du Comité, et même il révèle qu’il porte, dans sa canne, une lettre pour le ministre de la Police. « Les hommes probes, a dit un sage, se tromperont toujours quand ils voudront calculer la marche des scélérats et les divers degrés du crime. » Et pourquoi Vitel s’observerait-il ? Son oncle Fauche-Borel lui a recommandé de témoigner une confiance aveugle en l’ami Perlet, « l’homme admirable, » le « royaliste fidèle, » le « sauveur de la France et de l’Europe. » Le cabinet de Saint-James, lord Howich, le roi Louis XVIII lui-même, bien renseignés, à coup sûr, traitent avec lui ; Vitel est leur délégué officiel : il manquerait à son devoir et compromettrait le succès de sa mission en se montrant réservé. On a un aperçu de ses confidences par les lettres que, chaque jour, Perlet adresse à Veyrat :


— 1er mars... Lord Howich a dit à M. Vitel... que les écrits de moi qu’on lui avait communiqués paraissent les seuls admissibles, les seuls auxquels on pouvait donner pleine et entière confiance, parce qu’il voyait bien qu’ils étaient solides... C’est ce qui a déterminé le ministre à m’envoyer M. Vitel pour se concerter avec moi et les personnes qu’il suppose composer mon Comité, sur les moyens de faire passer les millions nécessaires, afin de préparer le rétablissement du Roi... Cet argent est tout prêt à m’être envoyé et entièrement à ma disposition...

... M. Vitel m’a dit que la demande de 500 000 francs que j’avais faite avait d’abord paru bien mesquine : mais l’arrivée de mes nouvelles lettres a dissipé tout soupçon... Si l’on pouvait assurer le ministère anglais que... Fouché entre dans le plan, alors il serait convaincu de sa réussite et ferait les plus grands sacrifices d’argent. J’ai répondu... que j’avais bien quelques espérances et que notre Comité étant composé des gens les plus marquants, j’en référerais à eux et lui dirais ce qu’il faut en penser. Vitel est dans la plus grande sécurité ; il vient me voir tous les jours... J’ignore encore s’il a des papiers : s’il en a, il est impossible qu’ils nous échappent. Je suis bien assuré qu’il ne me cachera rien et qu’on fera de lui tout ce qu’on voudra.

— 3 mars. J’ai passé une partie de la matinée avec mon homme... Le projet bien arrêté entre le Ministère anglais et la Russie est de faire monter Louis XVIII sur le trône. Aussitôt qu’ils seront assurés de la disposition de la France, ils enverront une flotte prendre Louis XVIII et le feront débarquer... à l’endroit que le Comité indiquera.


On sent l’importance que se donne le misérable et combien il fait valoir l’invention de son Comité : il voit déjà le Roi de Mitau et la flotte anglaise tombant, comme le pauvre Vitel, dans le piège qu’il a dressé et il se fait gloire de sa machination. Le préfet de Police en est tout aussi satisfait : Perlet reçoit, en récompense de ses bons services, une gratification de 2 400 francs. De fait, il a adroitement conduit l’affaire : il a su confesser sa victime sans se « couper » et sans payer ces épanchements d’une seule confidence : il n’a nommé à Vitel aucun des membres du pseudo Comité ; ou, plutôt, il en a désigné un, un seul, son ami et son maître, l’inspecteur général Veyrat. Ah ! celui-là il le présente comme le plus ferme était de ce Comité fantôme, comme l’homme puissant auquel tous les royalistes de Paris doivent l’immunité dont ils bénéficient. C’est « grâce à la protection occulte de Veyrat que Vitel n’a été ni surveillé ni inquiété, » et Perlet conjure le naïf jeune homme de ne jamais oublier, dans le cas où il éprouverait quelque ennui ou serait aux prises avec quelque difficulté, qu’il trouvera en Monsieur l’Inspecteur une providence prête à le tirer de tous les dangers..

Veyrat veille sur Vitel, en effet, non pas pour le sauvegarder, mais pour parer à un départ furtif. Sur l’assurance de Perlet, le neveu de Fauche-Borel se croit libre et inviolable, quand déjà il est pris dans un réseau dont il ne se dépêtrera plus : sa sérénité est telle que, las des prudentes temporisations de Perlet, il a décidé de brusqueries choses, de se présenter au ministère de la Police et de solliciter une audience de Fouché, afin de lui remettre le billet caché dans sa badine de bambou. Il a fixé cette démarche au jeudi 4 mars. Mais la Préfecture, informée par Perlet, que l’enseigne est porteur d’un billet destiné à Fouché, ne laissera pas échapper l’occasion de saisir ce précieux papier avant qu’il soit entre les mains du ministre. Il y a toujours eu, sinon antagonisme, du moins rivalité entre la Préfecture et le Ministère et le préfet Dubois caresse l’espoir de compromettre son ministre en exhibant le mystérieux billet qui, pour être si précautionneusement dissimulé dans une canne, doit se rattacher à quelque grosse intrigue. Il est donc temps d’arrêter Vitel, et, le jeudi, à six heures du matin, comme celui-ci dort encore dans la chambre qu’il occupe à l’Hôtel d’Hambourg, des coups sont frappés à sa porte : il se lève, ouvre : les policiers sont là ; il est saisi, emmené, mis dans un fiacre et conduit par deux agents à la Préfecture.


C’était un sinistre lieu, au fond d’un cul-de-sac déclive qu’on appelait la rue de Jérusalem, en souvenir, dit-on, d’un refuge destiné à abriter les pèlerins revenant de Terre-Sainte. Là se trouvait, enclavé dans les vieilles constructions du Palais de Justice, l’hôtel du Préfet, demeure décrépite, vaste et jadis somptueuse ; dans ses dépendances avaient été installés les divers services qui, à mesure des besoins, s’étaient annexé les constructions mitoyennes. En cet amas hétéroclite de masures penchées, étayées de grosses poutres, percées de couloirs sinueux où, en raison des différences de niveau, on ne pouvait faire dix pas sans remonter un escalier étroit et branlant comme une échelle, grouillait un monde de fonctionnaires, de scribes, d’agents, de détenus, de surveillants, d’espions, de solliciteurs, errant de bureaux en bureaux, sous des voûtes lézardées par les âges et qu’on n’osait pas réparer dans la crainte d’un écroulement général.

La réputation morale de ce prodigieux taudis valait son aspect extérieur. Fauriel disait qu’« il serait impossible de donner une idée exacte de ce repaire où l’on trouvait tout ce qu’il y a de plus hideux. » Là régna en maître, durant dix ans, le comte Dubois, préfet de Police, « insolent, vain, sot, déconsidéré, uniquement occupé du soin de conserver sa place et d’accroître sa fortune. » Ses manières étaient communes, presque triviales ; blasé sur toutes les infamies, corrompu par l’incessante promiscuité avec les mouchards et les criminels, ayant dès longtemps perdu le respect de soi-même et de sa haute situation, il s’attribuait cyniquement 5 000 fr. par mois sur le revenu de la ferme des jeux et servait à la comtesse sa femme, — fille d’une ancienne servante, — un « pot-de-vin » annuel prélevé sur les taxes de la prostitution. Il mettait à l’occasion la main aux plus viles besognes et l’on a déjà dit qu’il se plaisait à contrôler, voire à inspirer la correspondance de Perlet avec Fauche-Borel.

Quelques-uns de ses acolytes favoris avaient de terribles légendes. Veyrat, d’abord, devant qui tout tremblait à la Préfecture, parce qu’il passait pour y être l’espion de l’Empereur, lequel l’employait, disait-on, à « ses investigations particulières. » Sous ses ordres était Fondras, un ci-devant chapelier de Lyon, son élève, intelligent, souple, insinuant et matois, qui devait un jour supplanter son maître. Le chef de division Bertrand, « homme très massif de formes et très délié d’esprit, presque borgne, tout à fait boiteux ; » chargé des interrogatoires, il était la terreur des prévenus : il savait rendre loquaces les plus taciturnes en leur écrasant les doigts entre deux planchettes, à l’aide d’un tournevis. C’est en songeant à Bertrand que Nodier écrivait : — « Les précautions dont la société s’est armée contre le crime n’ont rien à envier au crime lui-même en bassesse et en férocité. » Pour se borner aux seuls personnages qui ont un rôle en ce récit, il faut mentionner encore l’inspecteur Pasques, un colosse, dont l’aspect formidable épouvantait. Fouché s’attacha cet homme précieux qui obtenait des aveux rien qu’en serrant dans sa main, — forte et broyante comme un étau, — la main d’un accusé récalcitrant.

Le candide Vitel, engouffré dans cet enfer, n’essaya pas de la résistance ; d’abord extrêmement troublé et abattu, il essaya de « quelques détours, » mais pour avouer bientôt qu’il était au service d’Angleterre et envoyé par son oncle Fauche-Borel, désireux d’obtenir un passeport pour Neuchâtel. Le jour même, dès son premier interrogatoire, présidé par Bertrand, en présence, croit-on, du préfet Dubois et de Veyrat, il raconta sa navrante histoire. Encore persuadé, par les affirmations de son oncle et les insinuations de Perlet, que toute la police de l’Empire était acquise à la cause de Louis XVIII, il dit comment il était passé en France pour se mettre en rapport avec le Comité royal, — Dubois devait sourire ! — et comment lord Howich, auquel il s’était présenté avant son départ de Londres, l’avait chargé d’annoncer à ce même Comité l’envoi de fonds abondants et le prochain débarquement du Prétendant sur les côtes de France. On écouta Vitel sans l’interrompre.

Quand il eut fini de parler, Bertrand se fit remettre la badine de bambou que, lors de son arrestation, l’enseigne avait laissée dans sa chambre, à l’Hôtel d’Hambourg ; sur l’insistance de Perlet, Veyrat avait donné l’ordre qu’on apportât cette canne à la Préfecture. En l’apercevant dans les mains de Bertrand, Vitel pâlit : — « Je suis perdu ! « murmura-t-il. Comprenant que toute dissimulation était désormais inutile, il indiqua lui-même le nœud du bambou sous lequel se trouvait le billet de son oncle ; la badine fut sciée ; la lettre retirée, déroulée, lue ; non sans déception ; on s’attendait à y trouver la preuve que le ministre Fouché était vendu aux royalistes. La découverte de ce papier insignifiant termina l’interrogatoire. Vitel ne pouvait espérer aucune pitié de ces ogres au pouvoir desquels il était tombé et dont pas un ne songea que le crime dont ils accusaient ce malheureux avait été par eux-mêmes perpétré ; comme l’araignée ingénieuse, leur police avait sournoisement tendu la toile, sachant bien qu’une proie s’y viendrait prendre ; et quoique ce ne fût pas celle qu’ils espéraient, ils se déclaraient, en attendant mieux, satisfaits cependant, puisqu’ils trouvaient en ce succès l’occasion de témoigner au maître leur dévouement et de célébrer leur vigilance.

Napoléon passait tout ce mois de mars 1807 à Osterode, en Prusse orientale, à quatre cents lieues de Paris. Le bulletin du 4 lui fut adressé, comme celui de chaque jour, non sans que Fouché n’eût flétri les ennemis de Sa Majesté, assez obtus pour supposer que sa fidélité à l’Empereur n’était pas indéfectible : il écrivit de sa main, en regard de l’article concernant Vitel, cette protestation indignée : — « Qu’un misérable comme Fauche-Borel imagine une intrigue pour gagner de l’argent, cela se conçoit ; mais que le cabinet de Londres soit la dupe d’un pareil fripon, qu’il croye aux plus choquantes invraisemblances, voilà ce qui est extraordinaire. C’est de l’aveuglement. »

Il ne restait plus qu’à attendre les ordres de l’Empereur : c’était un mois de délai.

On garda Vitel à la Préfecture, afin de le tenir en main ; interrogé de nouveau le 5 et le 7 mars, il semble bien qu’il ne concevait pas grande inquiétude ; encore sous l’impression des audacieuses affirmations de Perlet, il se persuadait, à la réflexion, que la Police, et Dubois, et Bertrand, et Veyrat lui-même lui étaient favorables, puisqu’ils servaient secrètement la même cause que lui, et il ne voyait dans son arrestation qu’une précaution administrative destinée à le soustraire aux rancunes des adversaires du Comité sous la bannière duquel ils étaient enrôlés. Il est même probable qu’on le berna de quelque imbroglio de ce genre, sans quoi on ne comprendrait pas qu’il fût assez naïf pour s’adresser à Veyrat lui-même afin que celui-ci lui facilitât les moyens de « remplir sa mission. » On sait que Perlet lui avait vanté la grande influence et le pur royalisme de Veyrat, et le pauvre enseigne, désireux de terminer sa tâche et de retourner à Londres, ne croyait pouvoir mieux faire que d’implorer l’appui de ce « protecteur » tout-puissant. Veyrat répondit en conseillant au prévenu « de rédiger un mémoire sur les motifs de son voyage, en ayant soin de ne rien dissimuler. » Vitel mit donc par écrit sa confession générale. La confiance de cet enfant en ses tortionnaires est pitoyable ; rien ne peut le désabuser ; il ignore qu’il y a des méchants ; et quand Veyrat le fait appeler pour l’avertir qu’on a saisi et confisqué les 4 500 francs déposés à la banque Hottinger et qu’il lui faut se procurer d’autres ressources, il se désole à la pensée d’imposer un sacrifice à sa mère qui n’est pas riche : il note sur son carnet : — « Inquiétude de toute la nuit, n’ayant point de ressources à attendre de ma pauvre mère et ne connaissant personne ici qui puisse m’aider pour le présent. »

Trois jours plus tard, on le transfère à la Tour du Temple où il est reçu par Fauconnier, une vieille relation de sa famille. Ne comprenant rien à cet acharnement du monde contre lui, il pense sortir de peine en implorant Fouché et, dans son journal, il mentionne : — « Le 24, écrit à S. E. le ministre de la Police. » Sa requête est accueillie. Le 27, un inspecteur, — c’est le terrible Pasques, — vient chercher Vitel au Temple pour le conduire au quai Malaquais : enfin, il va donc pouvoir s’expliquer, être mis en relation avec le Comité, remplir sa mission et reprendre la route de Londres. Mais il n’est pas reçu par le ministre : c’est chez un « secrétaire » qu’on l’introduit, — Desmarest, probablement, — et, sans doute, la réception est-elle décevante, car, réintégré le même jour au temple, Vitel n’écrira plus sur son carnet. Il parait avoir perdu tout espoir ; il trace, sur des feuillets qu’on retrouve à son dossier, des pensées mélancoliques, réminiscences d’anciennes lectures ou extraits de livres que lui prête Fauconnier : — « J’emporte avec moi l’idée de n’avoir fait de mal à personne et d’avoir toujours désiré contribuer au bonheur de l’espèce... » — « Je ne crains pas plus de cesser d’être que je n’ai désiré d’exister. » Ou bien, pour distraire son esprit obsédé de l’inexplicable cruauté des hommes, il commence le récit, en anglais, de sa campagne des Indes. Ce sont surtout ses comptes qui le tracassent, et, sagement, il aligne des chiffres : — « Arrivé à Paris avec 20 louis en poche et 180 chez M. Hottinger, ce qui fait 200 livres sterling... Compte d’avoir en entrant à la Préfecture 340 francs qui sont entre les mains de M. l’inspecteur. M. l’inspecteur a payé à l’auberge 82 fr, 16 sols : à la Préfecture 92 fr. 2 sols ; Idem 32 fr. 2 sols. Il reste entre les mains de M. l’inspecteur 209 fr. 2 sols, plus les 4 500 saisis chez Hottinger. »

Ces 4 500 francs n’étaient point entre les mains de M. l’Inspecteur : Perlet, présumant bien que « son jeune homme » n’en aurait plus jamais besoin, avait réclamé la somme en récompense de ses bons services. Mais il ne se jugeait pas suffisamment payé : il songeait, non sans regret, aux millions que l’Angleterre tenait à sa disposition pour le service du Comité : fallait-il donc renoncer à cette grandiose aubaine ? Bien certainement, l’arrestation de Vitel et ce qui devait s’en suivre allait mettre un terme à l’intrigue si habilement conduite depuis plus d’un an : les ministres anglais, Louis XVIII, Fauche-Borel lui-même, reconnaîtraient qu’ils avaient été dupés et, non seulement Perlet perdrait à leurs yeux tout crédit, mais, son double jeu étant découvert et sa mystification mise à jour, il pourrait bien arriver qu’il eût à s’en repentir. Il importait donc de sauver la situation ; mais comment ? L’imagination des scélérats est infiniment féconde et ils sont doués d’une pénétration inventive extrêmement rare chez les honnêtes gens. Perlet adressa donc à Fauche-Borel un mot très laconique et conçu en termes émus, lui annonçant l’incarcération de son neveu. Vitel avait été arrêté, écrivait le mouchard, « non pas à Paris, mais en route, » hors, par conséquent, du rayon d’action du Comité. Ainsi détournait-il d’abord les soupçons qu’un récit vrai des faits aurait éveillés dans l’esprit de Fauche. Il conjurait, par la même lettre, celui-ci de lui envoyer au plus tôt 600 livres sterling (14 400 fr.), cette somme étant immédiatement indispensable pour tirer Vitel du mauvais pas où il s’était maladroitement fourvoyé. Trois jours plus tard, Perlet insiste : il lui faut l’argent pour « racheter » Vitel ; grâce à l’appui du Comité, le jeune émissaire sera bientôt libre et rentrera à Londres « muni des pièces les plus propres à fortifier la confiance du cabinet britannique » en la restauration prochaine. Et trois jours plus tard encore, il revient à la charge, tant il redoute que les gazettes n’ébruitent l’incident avant qu’il ait escroqué la somme convoitée : — « Si vos fonds arrivent à temps, je parviendrai à dégager Vitel et à vous le renvoyer porteur de toutes pièces ; en attendant, comptez sur tout mon zèle et tout mon dévouement. » Et il ajoutait par scrupule de n’avoir pas encore assez trahi : — « On a voulu me faire croire que M. Vitel était porteur de quelque chose de très secret ; dites-le-moi franchement, » espérant ainsi alourdir de quelque nouvelle charge l’accusation qui pesait sur le détenu du Temple. Pas un mot, on le voit, des circonstances de l’arrestation, de la prison où est écroué Vitel, du plus ou moins de gravité de la prévention, de la juridiction devant laquelle il doit comparaître. Il importait de tenir en haleine l’angoisse de Fauche-Borel pour qu’il payât, mais non de fixer ses incertitudes, ce qui n’eût pas manqué de décourager sa générosité. Fauche se procura donc les 14 000 francs qu’il envoya au plus vite, de sorte que cet « incident Vitel « rapportait en trois mois à Perlet une vingtaine de mille francs, sans compter l’estime du comte Dubois, préfet de police, qui, quelques mois plus tard, gratifia ce bon serviteur d’un emploi de rédacteur à 400 francs par mois dans les bureaux de la rue de Jérusalem. Il ne fallait point s’attarder sur l’affaire ; elle avait « rendu » plus qu’on n’espérait.

On ne s’y attarda pas en effet. Le 4 avril, au matin, les agents Chef de ville et Tavernier vinrent au Temple afin d’y lever l’écrou de Charles Vitel et « d’extraire » celui-ci de la prison d’Etat. En donnant à Fauconnier décharge du prisonnier, ils annoncèrent « qu’il ne serait pas réintégré. » Vitel fut conduit à l’Hôtel des Conseils de guerre, rue du Cherche-Midi, pour y comparaître devant une commission militaire. Sa culpabilité était démontrée d’avance et les débats furent expédiés : le pauvre garçon se borna à réclamer l’indulgence de ses juges qui le condamnèrent à mort, sans appel ni sursis. Transféré aussitôt à la prison militaire de l’Abbaye, il écrivit « cinq à six lettres » qui furent remises au gouverneur de Paris. Deux de ces lettres seulement sont connues : elles valent d’être reproduites :


Très chers mère, frère et sœur. Votre Charles vous fait ses adieux ; consolez-vous de sa perte ; il sera dans peu d’heures plus heureux que vous, et s’il a un regret en quittant cette vie, c’est, Dieu le sait, celui de vous y laisser sans avoir pu vous faire du bien... Soyez heureux s’il est encore possible que vous le soyez ; pensez à moi quelquefois et surtout ne vous laissez pas abattre par la douleur. Vous avoir quittés huit ans, revenir, s’entrevoir, et se quitter pour toujours ! Plus heureux que vous je vais revoir notre père... Ah ! ne craignez rien, je saurai mourir comme il l’a fait... Adieu ! Je n’ai plus qu’un moment à vivre et il faut vous quitter. L’idée d’une mère, d’un frère et d’une sœur éplorés m’attendrissent ; il faut cependant s’y soumettre et rassembler toutes vos forces pour supporter cette dernière épreuve ; elle est terrible. Adieu encore. Embrassez bien tous nos parents et amis qui s’intéressent à mon sort ; n’ayant jamais eu d’ennemis, je n’ai rien à pardonner, et je demande le pardon de ceux que j’ai pu offenser ; j’acquitte entièrement de ma mort les personnes qui m’ont chargé de venir ici ; elles ignoraient le danger, trompées par de vils scélérats qui se font un jeu de la fourberie ; j’en suis la victime... Adieu, chers et bien-aimés parents. CHARLES SAMUEL VITEL. De l’Abbaye, le 4 avril 1807.


La seconde lettre est destinée à son cousin Auguste Borel : elle contenait la première qu’Auguste était chargé de remettre à Mme Vitel.


Mon cher ami, si les 20 louis que je vous avais demandés, appartenant à ma mère, ne sont pas livrés, je vous prie de ne pas le faire et de les lui rendre ; vous lirez l’incluse et vous apprendrez la cause qui épargne cette somme à ma pauvre mère ; consolez-la, mon cher ami, puisque je ne puis le faire qu’en l’affligeant ; aidez-la à supporter ce nouveau malheur, et croyez que votre cousin vous en conservera une reconnaissance dans l’autre monde, comme dans le peu de temps qu’il a à rester dans celui-ci... Adieu ; dans une heure, dans deux au plus tard, votre cousin aura rejoint son père. Ch. S. VITEL. De l’Abbaye, 4 avril 1807.

Je vais dîner, mon cher ; une troupe de peuple est sous ma fenêtre, regardant la victime qu’on apprête pour le réjouir ; je vous assure que jamais je ne me suis trouvé à pareille fête ; mais on apprend tous les jours quelque chose ; demain, plus bas, je n’apprendrai plus rien ! Il me souvient qu’un capitaine anglais me dit dans l’Inde : Poor Vitel, you will never be happy in this world, you are too good. Je ne sais si la seconde partie de sa prédiction était vraie, mais je sais maintenant que la première n’est pas loin de s’accomplir... Mais ma mère, ma sœur, mon frère ! Il faut vous quitter sans avoir rien fait pour vous !... Je pars, mon ami ; encore quelques instants et je ne serai plus ; consolez ma mère, c’est le seul chagrin que m’occasionne ce moment critique. Adieu, adieu ! V.


Ces quelques instants, les plus rudes, se prolongèrent, hélas ! Vitel ne connaissait rien de Paris ; il ignorait la lenteur des derniers apprêts et la longueur du trajet depuis la prison de l’Abbaye, située au débouché de rue de Bucy dans la rue du Four, jusqu’à la plaine de Grenelle où avaient lieu les exécutions militaires. Les habitants du quartier Saint-Germain étaient, eux, accoutumés à ce spectacle : un fiacre et un peloton de cavaliers se rangeaient-ils devant la geôle, contre le porche à fronton triangulaire qui agrémentait la vieille bâtisse, trapue et grise, flanquée de tourelles sans toits à chacun de ses angles, ils comprenaient qu’un condamné partait pour « la Barrière » et ils se massaient dans l’étroit carrefour, afin d’assister à sa sortie. Les femmes du marché Saint-Germain surtout étaient friandes de ces émotions ; elles quittaient leurs places et s’attroupaient autour de la voiture pour apprécier l’attitude du moribond. Comme il arrive dans les foules parisiennes, il se trouvait toujours là des gens, informés de tout, pour détailler ce qui se passait à l’intérieur de la prison et commenter les circonstances du crime et du procès. Ils savaient, ce jour-là que « c’était un Anglais, » — un espion ; — en ce moment, on l’entravait avant de le placer dans le fiacre. Tel était l’usage, en effet ; mais quand, l’heure venue, les geôliers entrèrent dans la cellule de Vitel et qu’il aperçut, aux mains de l’un d’eux, la corde destinée à le garrotter, il recula d’effroi, croyant qu’on allait l’étrangler. Comprenant qu’il s’agissait seulement d’attacher ses mains, il réclama et obtint la faveur de garder la liberté de ses mouvements. Il but un dernier verre de vin ; il était prêt.

Le ciel, très clair le matin, s’était obscurci ; une bourrasque de grésil et de neige passait sur Paris ; il faisait froid. Sur la petite place les cavaliers s’étaient mis en selle, sabre au clair. Les portes s’ouvrirent ; le condamné parut, et tout de suite ce fut un murmure de compassion. Comme il est jeune ! Les femmes ne se gênaient pas pour le plaindre. Le cortège s’ébranla, tourna dans la rue du Four, étroite et sinueuse, traversa le carrefour de la Croix-Rouge et s’engagea dans l’interminable rue de Grenelle où se succédaient, presque sans discontinuité, de hauts portails d’aristocratiques hôtels. Il y a encore là de vieilles maisons aux fenêtres desquelles se sont penchés des gens pour voir filer ce fiacre, entouré de gendarmes. Ce qu’on ne peut connaître, c’est l’angoisse silencieuse et poignante du malheureux dont on apercevait le visage dans l’enfoncement de la voiture. Démêle-t-il quelque chose à l’abjecte machination au succès de laquelle on le sacrifie ? C’est bien peu probable : il va mourir sans savoir pourquoi. Dans ce Paris réputé pour sa grâce et son aménité, il n’a eu affaire qu’à des monstres : les seuls êtres qu’il y aura connus sont un traître, trois policiers, deux concierges de prison, des espions, des juges implacables, le tortionnaire de Fouché. Et nul ne peut imaginer l’effarement d’horreur qu’il emporte de son enlizement dans ce cloaque, tandis que ses regards passent, sans voir, sur les nobles façades des Invalides que le fiacre laisse à sa gauche avant d’obliquer dans l’avenue de l’Ecole militaire, bordée de guinguettes, de rôtisseries, de tonnelles où boivent des soldats : — c’est dimanche. On suit maintenant les longs portiques à colonnes de l’Ecole militaire, puis on tourne à droite, dans un chemin sans maisons et qui mène aux bâtiments disparates du vieux château de Grenelle. Tout de suite, deux pavillons, écrasés et sinistres, du style tombeau : c’est la Barrière. Un détour à droite encore et l’arrêt : des soldats, des curieux, une longue avenue déserte le long d’un haut mur s’étendant à perte de vue ; le condamné qu’on amène ; quelques pas dans l’herbe râpée ; le peloton qui s’apprête ; un officier qui se détache, un papier à la main, et bredouille le jugement ; puis le malheureux qu’on place contre le mur ; on s’écarte de lui ; un commandement ; une décharge ; un corps qui bondit et roule, dans une contorsion dernière et que des hommes, tout à l’heure, porteront au cimetière de Vaugirard ; telle était une exécution militaire à la Barrière de Grenelle et telle fut la fin de Charles Vitel dans cet après-midi sombre et grelottant de printemps.

La nuit qui suivit, Perlet, tout de même, dut mal dormir.


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.