Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet/04

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Georges Lenotre
Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 352-375).
LES AGENTS ROYALISTES EN FRANCE
AU TEMPS DE LA RÉVOLUTION ET DE L’EMPIRE

L’AFFAIRE PERLET

IV <[1]
LA CORRESPONDANCE ANGLAISE
PERLET A LONDRES

On suppose peut-être que, lorsque Fauche-Borel apprit, vers le 20 avril, par les journaux de Paris, la mort de son neveu, sa foi dans l’influence et la puissance du Comité secret fut ébranlée ! Point du tout. Fauche était un de ces illusionnés qui chérissent leur chimère et ne veulent pas être détrompés. Perlet, d’ailleurs, adopta un thème audacieux mais acceptable ; « il n’a, assure-t-il, jamais vu Vitel, arrêté avant d’avoir atteint Paris et sur une dénonciation très probablement émanée de Londres. S’il avait pu s’aboucher avec le jeune homme, le conseiller, le présenter au Comité, le déplorable malheur eût été évité. » Mais Vitel, une fois pris, a « perdu la tête, » et Perlet reproche vertement à Fauche le choix imprudent, pour une mission si délicate, d’un émissaire à ce point étranger aux précautionneuses roueries de la grande intrigue. Pour le coup, Fauche-Borel se fâche ; il ne supporte point qu’on l’accuse de légèreté ou de maladresse : — « Vous avez la cruauté de me reprocher notre imprudence, riposte-t-il ; comment, grand Dieu ! avec tout le crédit dont vous n’avez cessé de nous peindre l’étendue, n’avez-vous pas eu celui de faire au moins suspendre une condamnation aussi atroce que révoltante ? Vitel ne devait rien faire que par vous et vous n’avez pas trouvé le moyen de lui parler ou de le voir un moment ! « Il ne dissimule pas que l’événement a beaucoup amoindri la confiance que le Cabinet britannique plaçait dans la compétence de Perlet et dans l’ascendant de son Comité : « Cela, je vous l’avoue, a bien diminué nos espérances ; » mais, aussitôt, pour émousser le mauvais effet de ces réprimandes : — « Je sens tout le chagrin que vous avez dû éprouver !... »

Quant à François Fauche, réfugié à Copenhague, d’où il sert d’intermédiaire à la correspondance entre son frère, Mitau et Paris, il a appris, le 25 avril seulement, l’arrestation de Charles Vitel et sa douleur s’épanche, prudemment, en termes commerciaux : — « Je savais déjà le malheur arrivé à l’une des caisses de bijouterie... Si vous aviez encore les moyens de la sauver, pourquoi ne pas vous adresser à notre voisin (Fauche-Borel) ? Ceci doit vous être possible, puisque vous me dites que, en payant les droits, on peut recouvrer cette caisse... » Perlet n’y réussit pas, comme on l’a vu, et, malgré leur réel chagrin, les deux frères Fauche n’en poursuivent pas moins la décevante entreprise. Les lettres de Perlet, — par prudence, dit-il, — sont sobres de détails sur la catastrophe du 4 avril et sur ses causes profondes, et l’on commence à démêler dans ses réticences qu’une volonté toute-puissante seule a dirigé la tragique aventure. L’ordre de mort émanait de Bonaparte lui-même. Et voici que, à Londres, les imaginations, sans cesse en travail d’illusions, tirent de ce nouvel aperçu des conclusions favorables. Si le tyran s’est acharné ainsi contre cet enfant sans défense, c’est donc qu’il ne s’illusionne pas sur la fragilité de son pouvoir ; il soupçonne l’existence de ce formidable Comité qui a juré sa perte ; n’osant affronter la lutte avec ce puissant adversaire, il a passé sa rage sur le plus chétif des affiliés. Cet acte d’inutile cruauté est un symptôme de faiblesse. L’Empereur a été « battu » à Eylau : il est perdu ; une simple chiquenaude, et il s’effondrera. — C’est à de telles billevesées que se complaisent, au printemps de 1807, l’émigration et le Gouvernement d’Angleterre.

Cependant, depuis la mort de Vitel, l’étrange confiance de Fauche en son correspondant de Paris étonnait, il faut le dire, bien des gens. Son affection pour Perlet semblait avoir redoublé et il souhaitait que tout son entourage la partageât. Louis XVIII, las des humiliations et de l’isolement de Mitau, venait de débarquer en Angleterre, au grand déplaisir du Cabinet britannique qui toléra cependant le séjour de l’exilé à la condition qu’il ne serait plus que le Comte de Lille. Sous ce titre, le Roi s’était provisoirement installé à Gosfield, dans le comté d’Essex : Fauche annonça cette heureuse nouvelle à Perlet : — « L’espérance que le Roi a fondée dans les opérations de votre Comité a beaucoup contribué à sa détermination de se rapprocher de vous en affrontant bien des dangers... Dorénavant, tout ce que vous ferez passer sera remis à Fietta (Louis XVIII). Je suis chargé de la part de Me Courtemer (d’Avaray) de vous dire qu’il se porte bien et de vous témoigner toute la satisfaction que Fietta conçoit de votre travail et de celui de votre Comité. J’aurai, j’espère, à vous faire parvenir, très prochainement, une lettre de la main propre de Fietta. » On aimerait à savoir de quel front l’ignoble mouchard acceptait cet encens et comment il appréciait l’insondable naïveté de son correspondant : en fin de la missive, celui-ci renchérissait encore : — « On aime votre franchise, » affirmait-il, et Perlet, si grisé fùt-il du succès de son escobarderie, estima, sans nul doute, que Fauche allait trop loin.

Le policier n’était pas, au surplus, très rassuré. Depuis quelques mois. Fauche, reconnaissant la difficulté d’adresser à « l’ami fidèle » un émissaire assez hardi pour s’exposer aux risques d’un séjour à Paris, et assez important pour mériter l’honneur d’être reçu par le Comité s’était mis en tête de décider Perlet à entreprendre le voyage de Londres ; là, du moins, entouré d’amis sûrs, il serait enfin libre de révéler tout ce qu’il tenait secret depuis si longtemps, par méritoire scrupule de prudence. Féru de cette idée, fier de présenter aux ministres du roi d’Angleterre et aux chefs de l’émigration « l’homme admirable » qu’il avait suscité, Fauche-Borel insistait dans chacune de ses lettres, certain que si Perlet acceptait sa proposition, la restauration des Bourbons s’en suivrait sans tarder, — « Vous êtes attendu, » écrivait-il ; et il lui conseillait d’amener un secrétaire « pour porter les pièces les plus importantes. » Il exposait que l’on concerterait ensemble les moyens les plus sûrs d’acheminer jusqu’à Paris, le personnage encore non désigné, — l’un des princes de la famille royale, sans nul doute, — qui prendrait « dans les premiers moments » les rênes du pouvoir, en attendant l’arrivée du Roi lui-même. Et quand Louis XVIII est en Angleterre, l’insistance de Fauche-Borel se fait plus pressante : il a hâte de conduire aux pieds du frère de Louis XVI un si zélé champion de la monarchie légitime. L’auguste prince serait heureux de témoigner à Perlet sa gratitude : il manifeste à tout instant son désir de connaître et de remercier cet auxiliaire précieux. Le comte d’Avaray daigne joindre ses sollicitations à celles de Fauche : — « Le désir du Roi, mande-t-il, serait de voir arriver une personne de confiance dûment autorisée et munie de preuves évidentes. Je profile avec la plus vive satisfaction de cette circonstance, pour répéter à Bourlac (Perlet) et à ses amis un nouveau témoignage de la confiance de Louis XVIII et, j’ose ajouter, de mon estime et de mes sentiments personnels. »

C’était trop beau. Perlet se méfiait, et son hésitation était justifiée. Convaincu que Fauche-Borel connaissait à présent la vérité sur l’arrestation et la mort de son neveu, il se demandait avec anxiété si le libraire, assoiffé de vengeance, ne le mystifiait pas à son tour, afin de lui tendre un piège similaire à celui où s’était pris le jeune Vitel. A Paris, Perlet ne craignait rien : en supposant sa fourberie découverte, la toute-puissante protection de Veyrat, du préfet Dubois et de Desmarest, ses instigateurs et ces complices, lui était un sûr garant d’impunité. Mais à Londres, isolé parmi ces émigrés et ces étrangers dont il se jouait effrontément depuis deux ans, comment échapper à tant de colères et de haines accumulées ? Et, même si Fauche est encore sa dupe, même si, dans leurs protestations d’amitié, d’estime et de reconnaissance, le Roi et d’Avaray sont sincères, sera-t-il, lui, assez madré et astucieux, pour soutenir le rôle ? Il faudra bien qu’il parle, qu’il conte l’origine et la formation de ce fantasmagorique Comité ; il devra citer des noms. Lesquels ? On n’abuse pas des hommes tels que Louis XVIII ou M. Canning, aussi facilement qu’un Fauche-Dorel. Il a laissé croire que Fouché leur est acquis : vont-ils, sur ses affirmations, entrer en relations directes avec ce ministre ? Quelle catastrophe ! Déjà Fauche lui a écrit : — « Si vous pouviez avoir pour appui Fouché, on serait porté ici à prendre en lui la plus grande confiance, parce qu’on lui connaît des moyens, et il pourrait tout attendre de ce côté. Mais c’est à vous de juger s’il est assez mûr pour être sondé. » Et Perlet a répondu, afin de couper court à ces illusions sur le ministre dont son sort dépend : — « Il y aurait beaucoup de dangers à courir, aucun succès à espérer en cherchant à gagner Fouché ! Je vous le dis en mon particulier... Cet homme n’a rien à désirer ; il est comblé d’honneurs et de biens et il a une façon de penser qui ne pourrait aller avec nous. Laissons-le de côté et n’en parlons plus ; je vous réponds que nous pourrons nous passer de lui. » Tranquille désormais sur Fouché, que d’autres il devra compromettre quand il lui faudra révéler les noms de ses complices imaginaires !

Voilà pourquoi Perlet n’éprouve point de hâte à se rendre à l’invitation de ses correspondants de Londres. Mais comme les lettres qui lui viennent d’Angleterre sont remises par lui à Veyrat, qui les passe à Dubois, lequel les communique à Desmarest pour que celui-ci les soumette à Fouché, ces hauts personnages estiment qu’un séjour de leur agent à la Cour du Prétendant pourra leur fournir des éclaircissements précieux, et Perlet reçoit l’ordre de se mettre en route. S’il regimbe, il perdra tout le bénéfice de sa longue et laborieuse tromperie : il obéit donc ; mais il s’attarde en méticuleux préparatifs et en prudentes précautions ; on rencontre à son dossier la liste des renseignements qu’il devra se procurer et des commissions dont on le charge : — « Savoir la situation des deux frères (Louis XVlII et le Comte d’Artois) entre eux et respectivement avec les ministres ; — les noms des Français qui sont allés en Angleterre depuis quatre ou cinq mois ; — quelles sont les idées de l’Angleterre sur la Russie ? — que penser du projet de mariage du Comte d’Artois avec la fille du marquis de Buckingham ? — Rapports sur les différents ouvrages publiés par Puisaye, d’Antraigues, Dumouriez, l’abbé Delamarre, etc., etc. » On retrouve aussi, parmi les papiers de Perlet, une souche en blanc arrachée au registre des passeports, celle, probablement, du passeport qu’il se dresse à lui-même. Il voyagera sous le nom de Bourlac ; mais il signera Charles ses communications. Les lettres à lui adressées devront être envoyées à M. Bellot, marchand au Havre, et rédigées de telle sorte qu’elles puissent passer pour être celles « d’un prisonnier de guerre écrivant à son beau-frère. » Enfin il quitte Paris, sans entrain, le 17 mars 1808, se dirigeant vers la Hollande où il attendra une occasion de s’embarquer, bien persuadé qu’il ne sortira pas vivant de la nasse où on le pousse et qu’il en est au dernier exploit de sa carrière ; cette extraordinaire expédition devant se terminer, en toute vraisemblance, par un coup de poignard, une balle de pistolet ou la cravate de chanvre de la potence.


Les communications sont lentes entre Paris et Londres, au printemps de 1808. Seize mois auparavant, Napoléon a lancé de Berlin ce fameux décret du Blocus, aggravé, un an plus tard, par le décret de Milan qui met l’Angleterre « au ban du continent. » Toute communication, toute correspondance sont interdites entre les Iles britanniques et l’Europe ; toute marchandise suspecte d’origine anglaise est livrée aux flammes ; tout voyageur soupçonné d’avoir séjourné en Angleterre est emprisonné. Reste la contrebande : elle est intense ; par Heligoland, par le Danemark dont les Anglais se sont emparés, par la Hollande et même par les côtes de la Manche, s’effectuent des passages clandestins : il y a des fissures dans le Blocus ; mais quels détours et quels retards ! Pour atteindre Paris, Charles Vitel, par exemple, embarqué à Londres, a dû gagner le petit port Slesvicois de Husum, aller de là à Gothembourg, en Suède, revenir à Hambourg, traverser Hanovre et Francfort, s’arrêter à Neuchâtel et entrer en France muni d’un passeport suisse. Le trajet d’une lettre de Londres à Paris dure quinze jours au moins et ses étapes varient sans cesse. Pourtant les journaux passent le détroit ; on reçoit régulièrement à Londres le Moniteur et le Journal de l’Empire, huit, dix ou douze jours après la date de leur publication ; les gens eux-mêmes trouvent le moyen d’aborder en France ou d’en sortir ; la preuve est que, presque tous les jours, on en arrête à Boulogne. Quelques-uns transitent par Jersey, se font jeter à la côte par quelque pêcheur et se faufilent en Normandie.

Sauf durant l’éphémère trêve de la paix d’Amiens, la correspondance avec l’Angleterre a toujours été difficile depuis le début de la Révolution. C’est le crime qui, du 18 fructidor jusqu’à 1814, fournit le plus d’accusés aux Commissions militaires. On risque sa vie à introduire en France un écrit venant de Londres ou à sortir de notre pays une missive à destination de l’Angleterre. Comme, dans ce récit de l’intrigue Perlet, il n’est pourtant question que de lettres échangées d’un côté à l’autre de la Manche, d’envois d’argent, de traites tirées par les banquiers londoniens sur des banquiers de Paris, d’émissaires passant le détroit et parvenant, le plus souvent, à dépister la police, les douaniers et les garde-côtes, on sera peut-être curieux de pénétrer les secrets de cette incessante circulation entre deux pays officiellement fermés l’un à l’autre. Durant quinze ans, la correspondance avec l’Angleterre fut l’occasion de drames sanglants, de poursuites romanesques, de déguisements, de procès, de dénonciations, d’enquêtes policières, de fuites éperdues, de chasses acharnées, de ruses épiques. Elle s’effectuait cependant. Comment ?

Au temps de la Terreur et de la chouannerie, les royalistes avaient dû faire preuve d’une singulière fertilité d’imagination pour correspondre, en dépit des draconiennes législations de l’époque, soit avec leurs amis de l’intérieur, soit avec les émigrés. Cet apprentissage de longue date avait porté ses fruits et, quand fut décrété le Blocus continental, il se trouva un personnel expérimenté, tout prêt à narguer les prohibitions et à entretenir les relations avec la Croisière anglaise qui évoluait jour et nuit en vue des côtes de France. Dans les papiers d’un de ces agents fut découvert, en 1805, un itinéraire détaillé de Paris à Rotterdam, avec désignation de « tous les lieux où l’on exige la présentation des passeports, de ceux où les autorités négligent de les demander, des auberges où l’on peut coucher sans péril, etc. » On y trouva aussi des indications concernant l’usage de la « boîte de fer : » c’était un coffret de métal, renfermant les lettres, et que l’on cachait dans les rochers ou dans le sable de la grève ; à la nuit, un canot se détachait de la flotte anglaise et venait à la côte ; pour éviter aux marins qui le montaient de trop longues recherches, un homme, un fumeur, la pipe aux dents, posté sur la falaise, guidait leurs investigations en tirant de son briquet des étincelles suivant une télégraphie convenue. Le préfet de la Manche fut informé, en 1805, que la correspondance avec Jersey s’effectuait par l’ile Chausey au moyen d’une « boite de fer » ressemblant par sa forme et par la couleur dont elle était peinte, aux pierres saillantes entre lesquelles elle était déposée : « quatre personnes ont parcouru l’ile depuis onze heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, ont remué toutes les pierres, sondé tous les trous, sans rien découvrir. » « Il est vrai, notait ce fonctionnaire, que, sous le nom d’Ile Chausey sont désignés cinquante-deux îlots... ce qui rend les recherches très longues et très difficiles. » Les canots employés à ce service étaient eux-mêmes machinés en prévision d’une visite : l’un d’eux, la Jungfrau Elisabeth, comportait des caches pratiquées pour y placer la correspondance, « tellement qu’il eût fallu le mettre en pièces pour la découvrir. » — « On dissimulait quelquefois les papiers jusque dans les avirons percés et préparés pour cet objet. » C’est par de tels moyens que passèrent de France en Angleterre la plupart des lettres dont se composent en partie les quatre-vingts volumes du Fonds Bourbon conservé au ministère des Affaires étrangères. Sans doute la correspondance de Perlet et de Fauche voyagea, elle aussi, par la « boite de fer ; » voilà qui explique les lenteurs de la transmission et les longs intervalles entre les successives répliques de cette conversation épistolaire.

Le nombre est grand des ecclésiastiques enrôlés dans la « Correspondance ; » pour se borner à ceux de ces intermédiaires avec lesquels Fauche-Borel fut en relations, on rappellera ici deux noms déjà mentionnés dans ce récit : celui de l’abbé Ratel qui, agent de Brotier, sut disparaître à temps pour échapper à la déportation, et celui de l’abbé Leclerc, dit Boisvalon, « l’homme à l’œil vairon, » type accompli du conspirateur obstiné, actif, adroit, discret, entreprenant, et, — par singularité, — désintéressé. On l’a vu, tour à tour, pendant la Terreur, errant dans les bois voisins de Paris, s’improvisant homme de loi pour mieux se déguiser, puis vivant caché rue du Pot-de-fer où Fauche le trouva « si bien instruit de tout ce qui se passait en France » qu’il en conçut quelque soupçon et s’inquiéta, à sa sortie du Temple, de le rencontrer à Munster en Westphalie, guettant les passants.

Ratel, depuis le début du Consulat, s’est fixé aux environs de Boulogne-sur-Mer, dans le château d’une dame de Combremont. Il y commande en maître, ne se cache pas, mène en apparence l’existence oisive et a même installé chez sa complaisante hôtesse une Parisienne, Mlle Sper, royaliste ardente, qui passe pour être sa maîtresse et que les paysans d’alentour surnomment Belle-Peau, à cause de son frais visage. De ce confortable asile, Ratel dirige une immense correspondance : l’Angleterre fournit les fonds, sans marchander.

L’abbé Leclerc qui, de son taudis de la rue du Pot-de-fer, n’a cessé d’entretenir, lui aussi, une correspondance très active, de centraliser les rapports de toutes les agences royalistes de France qu’il transmet aux princes proscrits, est, en 1803, appelé à Boulogne par l’abbé Ratel. C’est l’époque où la guerre éclate de nouveau entre la France et l’Angleterre : Bonaparte a conçu le vaste dessein de jeter son armée sur la terre anglaise et le camp de Boulogne s’organise. Le cabinet de Saint-James tient à être bien renseigné : Ratel, par prudence, se fixe à Londres et Leclerc est chargé de toute la correspondance de la côte. Travail éminemment délicat et dangereux, car des patrouilles de gendarmes parcourent incessamment le pays et des policiers, envoyés de Paris, exercent sur la région de Dunkerque à Etaples. une surveillance minutieuse. Leclerc se met à la besogne : il n’a, lui, ni château, ni maîtresse ; il n’accepte même pas de traitement, ne dépensant rien pour lui-même : il trouve asile chez des amis de la bonne cause, qui l’hébergent volontiers et qu’il n’encombre jamais bien longtemps, étant presque toujours en route, dans une petite berline que conduit son unique secrétaire, un certain Pierre-Marie Pois, dont les pseudonymes sont nombreux autant que pittoresques : Larose, Gaudebert, Vieille-Femme, Martin, la Besace, Vieille-Perruque, etc. Grâce à ces faibles moyens, Leclerc qui, lui-même, se manifeste sous les noms d’emprunt de Bailly, de Godefroid, de Lepage, parvient à fournir l’émigration de rapports égalant en informations précieuses ce Bulletin que, pendant toute la durée de son. ministère, Fouché adressera quotidiennement à l’Empereur.

Sur une côte dont les moindres replis étaient occupés par des postes de soldats et où se concentraient toutes les forces de l’armée française, comment Leclerc parvenait-il à poursuivre son espionnage et à entretenir avec l’Angleterre des communications suivies ? Il partait dans sa petite berline, ordinairement en compagnie de son secrétaire Pois, dit Larose, gagnait Etaples, passait la Canche, l’Authie, la Somme, puis la Bresle, et là, dans le pays d’Eu que n’occupait point la troupe, il entrait en relations avec des pêcheurs besogneux.

Leclerc s’attacha de la sorte Philippe, épicier-pêcheur au Tréport, qui lui-même enrôla deux camarades, nommés Dieppois et Lefort, puis Duponchel, le maître d’école de l’endroit. Il leur fournit une lanterne sourde en leur indiquant la manière de l’utiliser : — « on va sur le bord de la mer, la lanterne allumée ; on la montre trois fois, de demi-heure en demi-heure, et on la cache : les bateaux anglais qui louvoient non loin du rivage, et qui sont instruits, approchent. » Il leur apprend aussi les signaux anglais : — « un pavillon en berne, hissé et amené trois fois », annonce une communication à prendre la nuit prochaine. Si quelque douanier rôde aux environs, faire le signal de plus d’espoir : un feu sur la falaise pendant le jour, une fusée, la nuit. Leclerc exigeait de ses « facteurs » qu’ils lui apportassent un reçu pour chaque paquet remis à la croisière. Pas de reçu, pas de paie. La femme Philippe, malgré sa prodigieuse corpulence, portait à des endroits désignés les lettres reçues : elle recevait 12 francs pour son voyage. Leclerc lui avait bien recommandé, si elle était arrêtée en route, de dire « qu’elle venait de trouver ces papiers sur la côte et qu’elle les portait à la gendarmerie de la ville d’Eu ou de Boulogne. »

Ce conspirateur vagabond, déjà plus que quadragénaire et dénué de tout attrait, exerçait sur les femmes un prestige inexplicable. Que des dévotes, très attachées à la cause des Bourbons, eussent, en raison de son caractère sacré, risqué, pour lui donner asile, la prison ou l’échafaud, voilà qui ne surprend point ; mais sa haine fanatique contre Bonaparte et la France révolutionnaire était irrésistiblement communicative, car elle occasionna, — bien involontairement sans doute, les mœurs de Leclerc paraissant avoir été sans reproches, — un esclandre affligeant et qu’il faut mentionner comme un trait singulier des mœurs de l’époque. Au nombre des royalistes chez qui Leclerc séjournait de temps à autre, se trouvait Mme Roussel de Préville, veuve d’un capitaine de vaisseau de la marine royale et comptant parmi les personnes les plus considérées de la société boulonnaise. Mme de Préville avait, entre autres enfants, une fille qui approchait, en 1804, de ses dix-neuf ans. Mlle de Préville était extrêmement jolie, quoique de très petite taille : cheveux et sourcils châtain, yeux bleus, nez aquilin et bien fait, bouche petite, menton rond, visage ovale et légèrement coloré, » ainsi la décrit son signalement. En raison de sa beauté et de sa grâce, on la surnommait Nymphe. C’était une enfant adulée ; — « de la gaité, une légèreté extraordinaire, une folle ingénuité ; les bals, les fêtes, le spectacle, la parure l’occupaient exclusivement, » Soit exaltation royaliste, soit amour du roman et de l’aventure. Nymphe s’enthousiasma pour l’œuvre antipatriotique à laquelle Leclerc vouait sa vie ; elle lui offrit ses services. Lui, prêt à tout sacrifier au succès de son entreprise, enrôla l’enfant dans sa troupe. Sous des prétextes que l’on ne sait pas, mais qui suffirent à leurrer sa mère, Nymphe, travestie en jeune garçon, parcourait, sous le faux nom de Dubuisson, les routes du Boulonnais et servait de commissionnaire à la conjuration. Elle recevait les lettres des mains de la femme Philippe, les portait à l’abbé Leclerc, dont, avec quelques autres initiées, elle connaissait toujours la retraite variable, payait les affidés et restait souvent plusieurs jours absente de Boulogne, étendant ses courses, seule ou en compagnie de Pois, dit Larose, jusqu’à Dieppe ou Amiens. Un de ses oncles, l’abbé Delaporte, était l’un des agents les plus actifs de la Correspondance et passait fréquemment le détroit pour porter en Angleterre les pièces importantes.

Or, il arriva que, par suite d’une délation ou autrement, la gendarmerie saisit enfin les fils de cette association ténébreuse. Leclerc, traqué, se réfugia à Abbeville, dans la maison d’une dame Denis, petite rue Notre-Dame, où Nymphe trouva également asile. L’épicier du Tréport, Philippe, les vendit à la Police ; des gendarmes se présentèrent, une nuit, chez Mme Denis qui, terrifiée, les conduisit elle-même à la cachette recelant les papiers de la Correspondance. La maison était bien machinée, car Nymphe et l’abbé restèrent introuvables. Lui s’éloigna, croit-on, dans la direction de Saint-Omer. La jeune fille regagna tranquillement Boulogne, annonça à sa mère qu’elle était « hors la loi, » mais innocente et qu’elle allait « livrer sa tête. » Stupéfaite, Mme de Préville, jusque-là sans soupçon de l’extravagante conduite de sa fille, la fit reconduire à Abbeville, chez des parents qu’elle avait, en la suppliant de se bien cacher. Mais c’était trop exiger de cette enfant insouciante : dans cette ville où d’adroits policiers, venus de Paris, cherchaient les complices de Leclerc, elle passait sa journée à la fenêtre et parut même deux fois au bal. Mieux conseillée, un jour, elle disparut. Plus d’un an après, on apprit que la Commission militaire siégeant à Rouen avait condamné à la peine de mort les pêcheurs Philippe et Dieppois, l’instituteur Duponchel, Leclerc, son secrétaire Pois et Nymphe de Préville, dite Dubuisson, — ces trois derniers par contumace. Leclerc, après un séjour en Angleterre, se fixa à Munster où il tenta de renouer la Correspondance avec ses agents de Paris, et il semble bien qu’il y réussit. Quant à Nymphe, ayant traversé seule une partie de l’Europe, dans l’espoir d’atteindre la Russie, elle parvint à s’embarquer pour Londres où elle s’arrêta : le Gouvernement anglais servait à cette condamnée à mort un traitement annuel de 600 francs, dont elle subsistait misérablement. Suivant une note de police, « elle déplorait amèrement son sort. »

Cette digression à travers les mystères de la Correspondance anglaise, ne paraîtra pas, à proprement parler, un hors-d’œuvre, puisqu’elle permet d’apprécier quels obstacles et quelles difficultés s’opposaient à l’échange régulier des communications entre la France et les Iles britanniques. Sans doute, il y avait, aux rigueurs du Blocus, quelques tempéraments exceptionnels ; certains armateurs, moyennant de grosses primes, obtenaient des licences très recherchées ; on a l’exemple de négociants trafiquant ouvertement avec l’Angleterre, en dépit des prohibitions générales ; mais leurs navires étaient, à leur arrivée et à leur sortie, sévèrement visités et leurs subrécargues auraient risqué gros en prévariquant de leur privilège. Tout écrit présentant un caractère politique ou rédigé en termes simplement ambigus, ne pouvait donc passer le détroit qu’en fraude et, après la ruine des messageries interlopes de Leclerc, cette contrebande postale se détourna par Jersey et la côte normande ou par le Danemark et la Hollande. C’était cette voie que suivait Perlet.


A Londres, Fauche remuait donc ciel et terre pour qu’on fit accueil à « son homme : » Perlet était son dernier atout ; si ce personnage, inventé, créé par Fauche, réussissait à empaumer les ministres de George III, s’il était assez habile pour leur inspirer confiance et pour convaincre Louis XVIII de. la réalité de son Comité, la fortune du libraire était assurée, il serait considéré comme le deus ex machina de la Révolution, l’Angleterre et l’émigration n’auraient pas assez d’hosannas pour célébrer sa perspicacité et chanter ses louanges, sans compter que les coffres-forts du Royaume-Uni s’ouvriraient à larges portes pour lui permettre de continuer l’œuvre si miraculeusement conduite. Voilà pourquoi trépignait-il d’impatience en attendant son ami Perlet et s’évertuait-il à lui ménager une réception digne d’un si bon serviteur de la monarchie légitime.

Le mouchard, on l’a dit, était en route ; mais il s’attardait, hésitant encore à poursuivre son chemin, tant il avait peine à se figurer que, surtout après le piège tendu à Vitel, il pût se rencontrer des gens assez naïfs pour prendre au sérieux sa cafardise. Tel était aussi l’avis de ses chefs : — « Si Fauche-Borel ne veut pas tendre un piège à l’agent de Paris en l’attirant à Londres, on ne peut se faire l’idée d’une crédulité si stupide et si obstinée, » notait Desmarest au Bulletin de Police. Ainsi donc, en expédiant Perlet en Angleterre, Dubois, Veyrat, Desmarest et Fouché étaient persuadés qu’il n’en reviendrait pas : c’était bien cette impression qu’emportait Perlet lui-même et qui l’incitait à ne point se hâter. Il avait pris par le plus long. Après dix jours de voyage, il se trouvait à Rotterdam et adressait de là à Desmarest un mot rapide : — « Arrivé ici en très bonne santé, muni d’excellentes recommandations et d’une bonne lettre de crédit... grandes difficultés pour suivre ma route... il m’en coûte beaucoup plus que je ne comptais... j’espère réussir... comptez, monsieur, sur mon zèle et mon dévouement. » Il allait donc s’embarquer, au début d’avril, pour l’Angleterre, et Fauche, pressentant que son cher ami approchait, se préparait à le festoyer et à l’exhiber orgueilleusement, quand lui fut asséné un coup dont il faillit ne pas se relever : l’ordre lui fut signifié de quitter l’Angleterre !

Banni, Fauche-Borel ! Pour lui une sentence de déportation était un arrêt de mort. Sous quel ciel, en effet, en quelle terre pourrait-il se réfugier ? Le continent tout entier gémissait sous l’étreinte de Bonaparte, ce rival contre lequel le libraire neuchâtelois soutenait depuis tant d’années une lutte de toutes les heures : l’Angleterre, pour prix de ses services, le livrait donc à cet ennemi féroce qui l’avait retenu trente mois prisonnier et ne se consolait pas de l’avoir laissé échapper ! Tel fut le thème des imprécations de Fauche, chancelant sous le choc et appelant toutes les foudres du ciel sur les perfides ennemis auteurs de cette disgrâce. On lui conseilla de se taire et de quitter Londres sur le champ, afin d’éviter l’expulsion brutale. Quitter Londres ! Au moment précis où Perlet allait paraître ! Quel crève-cœur ! Pourtant il comprit que toute résistance serait vaine ; il partit pour Bath, dans l’espoir que le chef de l’Alien-Office se contenterait de cette apparente soumission.

Il s’en contenta, en effet. Le Cabinet britannique, instruit du prochain débarquement de Perlet, soupçonnant toujours une collusion entre cet énigmatique personnage et Fauche-Borel, avait résolu d’éloigner celui-ci pour que l’autre, livré à lui-même sur la scène nouvelle où il devait se produire, fût obligé de jouer son rôle sans souffleur et qu’on pût, par conséquent, plus aisément juger de sa sincérité et de sa droiture. Mais Fauche, désolé de n’être point de la pièce au moment du coup de théâtre, voulait qu’on entendit au moins sa voix à la cantonade : s’il lui était interdit de paraître, il pouvait écrire : il écrivit donc, à Louis XVIII, à Lord Moira, l’ancien ministre, l’un de ses protecteurs, à sir Flint, qui lui avait toujours témoigné de la bienveillance, protestant à tous que sa présence à Londres était indispensable et que le sort de l’Europe se jouait... On lui accorda une permission de séjour d’une décade. Il accourut... Perlet n’était pas arrivé ! On touchait à la seconde quinzaine de mai ; depuis deux mois donc l’agent du Comité était en route, et ce retard autorisait les plus angoissantes suppositions. Fauche-Borel dut regagner son exil sans avoir vu « son cher ami, » mais non sans l’avoir recommandé chaleureusement à tous ceux auxquels était réservé ce bonheur ; il annonçait au sous-secrétaire d’Etat, sir Hammond, la venue de « cet homme brave et loyal » comme un événement « d’une extrême importance dans les circonstances actuelles, » le signalait comme « l’organe d’un parti nombreux et puissant » et suppliait que Son Excellence M. Canning voulût bien recevoir cet ami précieux, représentant l’élite des royalistes de France. De la sorte, il confisquait, d’avance à son profit, une part du succès que ne pouvait manquer de remporter Perlet auprès des autorités du Royaume-Uni.

Mais Perlet ne paraissait pas. Arrivé le 27 mars à Rotterdam, soit qu’il hésitât encore à poursuivre son voyage, soit qu’il trouvât bon de souffler un peu, momentanément délivré des lourdes chaînes dont il s’était entravé, le 5 juin seulement il prit passage sur une barque hollandaise qui, rompant le blocus, parvint à accoster en pleine mer, après un jour de navigation, un bateau pêcheur anglais sur lequel il continua son voyage. Il arrivait à Gravesend, en Tamise, le 10 juin, à huit heures du malin.

Deux policemen montent aussitôt à bord et, au nom du roi George, interdisent au Français de mettre le pied sur le sol d’Angleterre. Il doit rester durant dix jours sur l’inconfortable bateau qui l’a amené, sans permission de se procurer les aises de toilette et d’hygiène indispensables après une traversée difficile ; il lui faut vivre de la vie des matelots, couchant dans leur cajute et mangeant à leur cambuse ; le 18 juin, une chaise de poste l’emporte ; le conduit-elle vers la prison de Newgate, en attendant Botany-Bay, ou chez le Roi pour y être traité en plénipotentiaire de distinction ? A six heures du matin, le lendemain, il est à Londres ; reçu avec grands égards par un personnage qui lui dit être messager d’Etat, il peut « se rafraîchir, » s’habiller convenablement et, dans l’après-midi, il est présenté à Lord Hawkerbury, ministre de l’Intérieur.

Il faut que ce bas policier soit doué d’un solide aplomb pour soutenir à l’improviste la tâche qu’il assume : c’est un pauvre hère, sans éducation, sans manières, sans élégance ; il a l’obséquiosité des malchanceux ; on ne sait pas comment il s’exprime, mais la façon dont il écrit dénote qu’il est sans instruction, sans finesse et sans verve. En présence d’un membre de cette aristocratie anglaise, si hautaine, si exclusive de tout ce qui n’est pas « du monde, » il n’a à formuler que des mensonges, insolents d’invraisemblance ; il doit se poser, malgré sa gaucherie certaine et son embarras, en émissaire choisi et délégué par « d’éminents personnages de la haute société parisienne ; » il y a mille chances pour que la pénétration du Lord ait raison de la fourberie de ce goujat. — Eh bien, non ! C’est le grand seigneur qui est pris au piège, et c’est le goujat qui l’englue. Il commence par se plaindre « amèrement » des mauvais traitements éprouvés depuis son arrivée en Angleterre ; on l’a gardé en surveillance,. on l’a privé de voir « ses amis ; » en présence du ministre lui-même, quoique entouré d’égards, il n’est encore qu’un prisonnier. Lord Hawkerbury s’excuse : — « Il y a eu des difficultés inévitables ; l’espèce de gêne dont se plaint le voyageur a simplement pour but d’empêcher que celui-ci parle à quiconque avant d’être admis en la présence de Louis XVIII ; M. Perlet n’a, d’ailleurs, qu’à demander tout ce qui lui sera nécessaire ; des ordres sont donnés pour qu’il reçoive satisfaction. » La conversation s’engage ensuite « familièrement » sur Bonaparte : — « Quels sont ses projets ? demande le ministre ; peut-on connaître les décisions de son Conseil ? » Perlet se lance alors dans un long exposé du caractère autoritaire et sournois de l’Empereur : en habitué des Cours, il déclare que « Bonaparte diffère des autres souverains : il ne communique ses plans à personne, et s’il admet ses ministres et ses maréchaux à lui soumettre leur avis, il prend seul toutes les déterminations. » — « Vous sentez, Mylord, poursuit le mouchard, qu’une pareille manière de gouverner est difficile à connaître et que ceux qui prétendent avoir de pareils secrets sont évidemment des imposteurs. » Lord Hawkerbury le questionne ensuite sur le fameux Comité et sur l’influence du parti royaliste en France ; mais ici le policier affecte la discrétion : il y a certaines confidences qu’il doit réserver pour le Roi son maître, insistant cependant sur ce point que le puissant Comité dont il est le porte-parole a la certitude du succès, « tant par l’autorité des membres qui le composent que par les mesures de sûreté qui sont prises d’avance : » il importe seulement que le Comité soit informé bien exactement « de tout ce que prépare, dans le dessein de détruire l’Empereur et sa puissance, le Gouvernement anglais, afin de combiner une action commune. » Et Perlet ajoute à sa relation : — « Lord Hawkerbury parut content de ce développement. » L’entretien terminé, — il se prolongea durant deux heures, — le Lord reconduisit son visiteur, peu habitué à tant de déférence, jusqu’à la porte extérieure de son appartement en « lui faisant beaucoup d’amitiés. » Il le remit à M. Brooke, le chef de l’Alien-Office, auquel il recommanda de prévenir tous ses désirs. Le jour suivant, Perlet était admis en présence de M. Canning, ministre des Affaires extérieures, avec lequel il causa pendant deux heures encore et, qui parut, lui aussi, concevoir une idée tout à fait favorable de son interlocuteur. M. Brooke, en reconduisant l’espion, ne lui cacha pas que son « Son Excellence était tout à fait contente. » Aussi, remarque Perlet, — et ceci est un clair indice de sa platitude d’âme, — depuis ce moment, M. Brooke a été aux petits soins pour moi et m’a fait toutes les politesses que l’on fait à un homme bien avec les ministres... »

En attendant que, Louis XVIII consentit à le recevoir, Perlet devait rester, sinon prisonnier, du moins reclus : l’Alien-Office s’était chargé de son logement : sa détention déguisée fut de courte durée : le 22 juin, le comte de la Châtre, représentant accrédité de Louis XVIII auprès de George III, arriva chez Perlet à sept heures du matin et l’invita à monter dans sa voiture. L’audience royale était fixée pour ce jour-là. C’était l’épreuve décisive. Voilà donc le mouchard de Desmarest, le séide de Veyrat, roulant dans un équipage écussonné aux trois fleurs de lys, aux côtés d’un gentilhomme de haut renom et d’antique noblesse, maréchal de camp, grand d’Espagne, chevalier de la Toison d’or, brigadier général dans l’armée anglaise et Commodore dans la marine. On voudrait savoir quelle fut, durant le parcours, la conversation du vulgaire Perlet avec ce parfait grand seigneur, réputé pour son tact, sa délicatesse et sa franchise chevaleresque. Comment ce noble Français, si délié, ne discerna-t-il pas à quelque bévue, à un mot malsonnant, à l’exagération même de l’humilité, la trivialité de son compagnon ? Comment n’entrevit-il pas l’impossibilité qu’un tel homme fût ce qu’il prétendait être et le danger de l’introduire chez le monarque exilé, si jalousement protégé par son entourage contre les inconnus et les intrigants ? Celui-ci était porteur de communications flatteuses et l’on était soucieux, avant tout, de nourrir les illusions dont on vivait. Le comte de la Châtre repassa donc Perlet au comte d’Avaray, venu à Londres tout exprès pour conduire au Roi l’émissaire du Comité de Paris. Le trajet, jusqu’à Gosfield, dura plus de quatre heures et, en cours de route, d’Avaray, l’homme du dévouement toujours en éveil, ne s’étonna pas, ne soupçonna rien, lui non plus. On arriva au château à onze heures et demie, et l’espion fut aussitôt introduit dans le cabinet royal. Louis XVIII, qui l’attendait impatiemment, se leva à son entrée et s’avança vers lui : c’était là une de ces faveurs que, jadis, à Versailles, bon nombre des plus nobles et des plus intimes serviteurs du souverain n’avaient jamais obtenues. Ignorant tout de l’étiquette, Perlet crut bien faire en se jetant à genoux et en se prosternant, le ventre sur le tapis. Le Roi parut surpris et même « effrayé » de ce cérémonial inusité ; mais il avait hâte de savoir ; il s’assit devant son bureau, désigna à son visiteur un siège « très rapproché du sien, » et la conversation s’engagea.

On parla du « parti puissant » qui s’occupait à Paris de rappeler Sa Majesté sur le trône de ses pères. D’après le récit tracé par Perlet de cet entretien mémorable, on devine qu’il accumula les banalités sur un ton de basse servilité qu’il estimait du meilleur goût ; on conjecture aussi chez le puriste auquel il s’adressait la surprise que ses féaux partisans ne disposassent pas d’un délégué plus distingué et plus marquant. Mais n’est-ce pas besogne illusoire que tenter de relater cette entrevue dont l’un des interlocuteurs n’a pu que mentir et dont l’autre n’a jamais rien raconté ? Il est certain que Perlet dut nommer enfin les membres du chimérique Comité : il était venu pour cela et ne pouvait s’en dispenser : on l’entend suppliant Sa Majesté de lui garder là-dessus le plus profond secret et réclamant la promesse d’une discrétion absolue. On éprouve quelque humiliation à penser que le descendant des Bourbons dut prendre l’engagement de ne révéler à personne les confidences mensongères du misérable. Or ce phénomène de fourberie, cet homme, vivant de tromperies et de faux serments, gardait, des prestigieux préjugés abolis, la conviction qu’un roi de France ne peut trahir ses promesses. Et c’est bien cela qui le mit à l’aise : sûr que ses propos ne seraient pas répétés, il dut citer les noms qui lui semblèrent devoir être les plus agréables à l’oreille du Roi, les mieux choisis aussi pour faire valoir « son œuvre » et l’importance de sa médiation.

La note comique est fournie, en ce répugnant épisode, par Fauche-Borel, retenu loin de la capitale, selon l’ordre de l’Alien-Office. On l’avait autorisé à fixer sa résidence à Oxford ; il piétinait sur place à la pensée que son cher ami Perlet, libéré de sa surveillance depuis sa visite au Roi, allait regagner la France avant qu’ils eussent trouvé le moyen et l’occasion de passer ensemble quelques douces heures d’intimité. Certain de la bonne impression produite par l’agent du Comité de Paris sur les ministres anglais et sur la Cour de Gosfield, préoccupé de rappeler à tous qu’il était, lui, l’inventeur et le mentor de cet homme étonnant, il choyait par correspondance l’espion et lui témoignait des attentions de mère tendre et cajoleuse. Il l’avait obligé à occuper son appartement, vacant par suite de son exil ; mais il se lamentait de n’être point là pour dorloter celui « qui tenait une si grande place dans son cœur. » — « Si j’avais été chez moi, vous auriez trouvé votre dîner tout chaud, à la même heure. » — « Vous couchez dans ma chambre, dans mon lit, et je ne puis vous voir !... Cela n’est-il pas diabolique ? » Il s’inquiète aussi du prochain départ de Perlet. Si la police de Bonaparte, avisée par quelque scélérat, allait lui mettre la main au collet quand il débarquera sur le continent !... — « Que d’angoisses pour moi jusqu’au moment où je vous saurai arrivé ! » — « Si je n’avais pas la satisfaction de vous embrasser, répétez-vous que mon sort est lié au vôtre et que rien au monde ne me séparera plus d’un ami comme vous ! » Perlet s’épanche aussi, en lettres non moins affectueuses ; il confie ses tristesses et ses déboires ; il a vu le Roi, mais n’a reçu, ni à Gosfield, ni chez les ministres, l’accueil « auquel il était en droit de s’attendre. » Et Fauche le console : — « Votre lettre, mon excellent ami, me fend le cœur ; de grâce, prenez courage. Le principal de votre voyage est rempli : vous avez vu Fietta (Louis XVIIl) et vous pourrez rendre un compte exact du pénible de sa situation ; elle intéressera toujours davantage ses vrais sujets, auxquels vous aurez la jouissance de porter l’expression de ses vœux... »

Apprenant que Perlet va se rembarquer, il n’y tient plus : quitte à risquer la déportation, il veut embrasser ce coadjuteur admirable ; il a tant de choses à lui dire ! D’abord, il s’efforcera de lui soutirer les noms des membres du Comité ; et puis, il veut savoir quel est le traître qui a vendu le pauvre Vitel : il sait, puisque Perlet le lui a fait comprendre, que son neveu était dès avant son départ de Londres, signalé à la police impériale ; c’est donc à Londres même que se trouve l’assassin et Fauche soupçonne de ce crime odieux son ennemi acharné, Puisaye ; mais il souhaiterait une certitude avant de tirer du misérable une vengeance éclatante. Alors, avec l’aide de l’ami Danican, il combine une rencontre : Perlet viendrait passer un dimanche à Uxbridge, à mi-chemin d’Oxford ; Fauche irait l’y retrouver ! — il Nous souperons ensemble samedi soir et nous ferons le lendemain un bon dîner. » Et pourquoi Perlet n’amènerait-il pas Mme S... qui pourrait être accompagnée de Mme Th... ? — « Ça ferait une partie, » Cet homme prévenant pensait à tout.

La partie eut lieu ; mais Fauche ne put tirer de son ami ni les précisions tant désirées sur le Comité, ni le nom de l’assassin de Vitel, car Perlet restait sombre et il importait avant tout de lui remonter le moral. Il éprouvait, en effet, quelque dépit : à sa seconde visite chez le comte d’Avaray, il avait trouvé porte close ; le confident de Louis XVIII ayant, par la voix de son valet de chambre, déclaré « n’être pas visible. » Et puis Perlet déplorait la perte d’un petit carnet de poche qui lui servait de mémorandum et sur lequel se trouvaient inscrits des renseignements « très confidentiels. »

L’histoire de ce carnet est révélatrice de l’astucieux génie dont était doué Perlet. Si ignorant fùt-il des usages mondains, il entrevoyait vaguement que, peu habitué à être bien reçu, il avait pris sottement pour des témoignages d’estime l’urbanité habituelle aux grands personnages avec lesquels il se trouvait en relations. La courtoisie, toute nouvelle pour lui, du début, s’était bientôt muée en une indifférence évidente ; au vrai, on ne le prenait guère au sérieux et le succès de son voyage lui semblait être compromis. Afin de le rétablir, il imagina d’inscrire au crayon, sur un petit carnet relié en maroquin rouge, quelques noms, quelques chiffres et quelques dates et de cacher cet agenda dans un coin sombre de son alcôve, derrière son lit. Puis il se montra très agité, annonça partout qu’il venait d’égarer un calepin contenant des indications précieuses, et s’informa si personne n’avait trouvé ces compromettantes tablettes. On conclut de son inquiétude que cet agenda recelait les plus intimes secrets de la conjuration parisienne : la composition du mystérieux Comité peut-être... Fauche-Borel, angoissé, suppliait qu’on le rassurât : ― « Dites-moi si vous avez retrouvé votre portefeuille, » et il n’était pas loin de soupçonner Puisaye ou d’Antraignes d’avoir volé ce livret révélateur de leurs crimes : — « Je suis convaincu qu’ils vous font passer pour un espion. Ce sont des monstres ! Votre portefeuille perdu aura prouvé peut-être que vous êtes instruit du nom de leur correspondant avec Talleyrand... » Enfin le carnet fut retrouvé ; mais avant d’être rendu à son propriétaire, il passa, — comme Perlet secrètement le souhaitait, — dans les mains des ministres, dans celles de d’Avaray ; il parvint même à Fauche-Borel ; aucun, bien entendu, ne se fit scrupule d’en déchiffrer les hiéroglyphes : parmi nombre de notes griffonnées au crayon, on rencontra dans cet aide-mémoire une liste de noms, — ceux du Comité, objet des perpétuelles cachotteries de Perlet : — Royer-Collard, Barthélémy, Molé, Mollien, Fouché... » Fouché en était ! Quand le mouchard rentra en possession de son agenda, il avait grandi, de cent coudées dans l’estime du Cabinet britannique et de la Cour de Gosfield, si bien que le Gouvernement anglais se chargea d’assurer son retour par la Danemark et la Suède, « de façon à ce que la police de Bonaparte n’eût aucun soupçon de son séjour en Angleterre. »

Quoique bien lesté d’argent et de lettres de crédit par ses chefs, Perlet aurait voulu faire encore payer son voyage par lord Hawkerbury ou par M. Canning, — voire par tous les deux. — Fauche-Borel l’y poussait, assurant que la générosité anglaise était sans limites : — « il n’y a pas un individu allant ou venant de chez vous ici ou d’ici chez vous à qui on ne remette 500 louis. » Mais les ministres restèrent sourds à l’invite, estimant sans doute que le Comité de Paris, si puissant, pouvait bien payer son émissaire. Déçu de ce côté, Perlet présenta la note de « ses frais » à d’Avaray qui lui fît remettre 55 louis : le Roi de France était pauvre... L’espion jugea la somme « humiliante ; » il la rendit à d’Avaray, et c’est Fauche-Borel qui, afin d’assurer l’heureux retour de son ami, lui donna, de sa poche, 3 500 francs. Ses dernières recommandations sont attendrissantes : — « Il est impossible de rencontrer deux êtres qui s’entendent mieux sur les grands intérêts... Plus je vais, et plus je vois que ce n’est que la bonne foi, la candeur et la franchise qui opèrent le bien. » D’ailleurs, il ne s’oubliait pas : — « Que votre Comité demande que je reste votre principal intermédiaire... Si je crois devoir me mettre en avant, c’est que... j’ai pour moi l’expérience de quinze ans dans les affaires !... » Et c’est à la police de Desmarest que le pauvre homme adressait cette explosion de suprême naïveté ; car, à peine rentré à Paris, Perlet remit toutes les lettres de Fauche à ses chefs, en même temps qu’un rapport circonstancié de son expédition.

Dans cette relation, il ne négligeait pas de se faire valoir, ainsi qu’on le pense : — « Le mois que j’ai passé à Londres, écrivait-il, a été employé sans interruption à bien m’instruire... je n’ai pas perdu un quart d’heure ; aussi ma tête est-elle bien remplie ; je pense que Son Excellence décidera qu’il sera bon de continuer la correspondance... » Mais Desmarest n’était pas homme à se laisser éblouir par les vanteries d’un de ses agents. Il avait, très probablement, dans l’entourage de Louis XVIII des espions sûrs au contrôle desquels il ajoutait plus de créance qu’aux hâbleries d’un infime subalterne ; aussi, après avoir lu le récit de Perlet-Bourlac et soigneusement annoté les lettres de Fauche, déclara-t-il que la mission du mouchard était un fiasco. Il l’exposait sans réticences au ministre : — « C’est avec peine qu’il a été reçu et qu’il est parvenu à ne pas être chassé ; cependant il assure qu’il lui a été recommandé de continuer sa correspondance ; nous voilà donc revenus au même point, après trois ans d’écritures… » Que faire ? En poursuivant la comédie du faux Comité, « veut-on persuader au Gouvernement britannique que les Bourbons ont une grande partie de la France ? » Ne vaut-il pas mieux cesser la correspondance et « enrayer tout à coup cette misérable agentaille pour qu’il n’y ait plus entre la France et l’Angleterre qu’une bonne guerre franche, rien de plus ? » On peut remarquer le ton méprisant de Desmarest parlant au ministre de cette misérable agentaille, et ceci donne l’étiage de la répulsion des chefs de la police pour leurs limiers en général, et pour Perlet en particulier. On agita la question de savoir s’il ne serait pas utile de publier le recueil des lettres de Fauche-Borel à « l’ami de Paris, » afin de convaincre le ministère anglais « du peu de confiance que méritaient les hommes dont s’entouraient les Bourbons proscrits ; » mais ce projet fut abandonné et le ministre se désintéressa, dès lors, de cette fourberie qui « ne menait à rien. » Fouché, d’ailleurs, quoiqu’il ne fît point partie du Comité de Perlet, par la raison que ce Comité n’avait jamais existé, Fouché, depuis 1804, « cultivait la sympathie anglaise. » Le Cabinet de Saint-James, non plus que Fauche-Borel, ne se trompaient pas tout à fait en estimant que le ministre de la Police n’était point pour l’Angleterre un ennemi irréconciliable, ni pour Napoléon un ami à toute épreuve. C’est même cette tendance vers un rapprochement anglo-français qui lui valut sa disgrâce. Il quitta le ministère le 3 juin 1810 ; il y était remplacé par le duc de Rovigo.

Trois mois plus tard, Dubois passait la Préfecture de police à Pasquier, homme probe et soucieux de son devoir. Un hasard instruisit le nouveau préfet de l’ignoble stratagème dont Perlet était l’instrument ; aussitôt défense est faite de poursuivre cette déshonorante fallace ; le mouchard simule la soumission ; mais espérant toujours soutirer aux ministres anglais, pour le compte du fantasmagorique Comité, le demi-million de ses rêves, il continue, à l’insu de ses chefs, et dans son propre intérêt, la correspondance avec Fauche-Borel. De son côté, le libraire s’y cramponne en désespéré ; on est en 1812 ; l’Empire chancelle et Fauche, redoutant que la restauration des Bourbons s’opère sans son concours, prend la résolution hardie d’aller passer un jour à Paris : vingt-quatre heures suffiront à sa « finesse » et à son « expérience » pour se procurer les précisions nécessaires et stimuler l’activité du Comité. Et il n’imagine rien de mieux que de s’adresser à Desmarest, — son pire ennemi, — et de solliciter de lui le sauf-conduit indispensable. Un honnête négociant parisien, nommé Gilles, qui, pourvu d’une licence en règle, effectue fréquemment la traversée du détroit, se charge de soumettre au chef de la police secrète l’étrange supplique du libraire qui, en échange du passeport désiré, promet de fournir des renseignements précieux sur les projets et les ressources du Prétendant. Il s’offre à trahir la cause de la monarchie légitime à la condition qu’on le mette en mesure de la mieux servir.

Desmarest ne répond pas ; Fauche conjure Perlet d’agir : même silence. Toute l’Europe est liguée contre Bonaparte ; c’est le moment de porter au vaincu le coup suprême. Harcelé d’impatience. Fauche attend à Jersey que le Comité l’appelle à Paris : rien ne vient. On croira peut-être que, devant le coupable silence de son cher Perlet, il sentit poindre en son esprit quelque méfiance ou quelque crainte ? Non pas : sa foi n’était pas entamée. Elle se serait renforcée, au contraire, s’il avait appris que Perlet était en prison, preuve manifeste de son dévouement à la bonne cause.

A la suite de la communication de Gilles, Perlet avait été, en effet, convoqué par Desmarest qui, l’ayant « cuisiné » en maître expérimenté, arracha, non sans peine, à l’espion l’aveu de sa prévarication. Coupable de continuer la correspondance avec l’Angleterre, malgré la défense de ses supérieurs, il fut écroué à la prison de Sainte-Pélagie, en attendant qu’on trouvât dans le code de justice criminelle un châtiment applicable à son crime, — si grassement récompensé quelques mois auparavant. Deux jours plus tard, le préfet Pasquier profitait de l’occasion pour révoquer ce fonctionnaire indigne. En vain Perlet proteste-t-il que « personne plus que lui n’est dévoué à l’Empereur ; qu’il a toujours manifesté son chagrin de ne pouvoir combattre avec nos braves soldats ; qu’il a un fils, élève-trompette à la garde impériale, auquel il répète sans cesse combien il est beau de servir son souverain... ; » le ministre décida que Perlet serait maintenu en détention jusqu’à « plus ample informé. »

Voilà pourquoi Fauche courait en bourrasque de Londres à Jersey et de Jersey à Londres, exaspéré du silence inexplicable de son fidèle correspondant. Les événements se précipitaient : coup sur coup on apprenait le désastre des armées de Bonaparte à Leipzick, la ruée des alliés sur le Rhin, l’invasion de la France. Au château. d’Hartwel qu’habitait maintenant, à seize lieues de Londres, « le comte de Lille, » on suivait anxieusement, dans les feuilles anglaises, la marche des troupes coalisées : chaque jour apportait « un sursaut d’espérance. » Le Comte d’Artois et ses fils avaient déjà quitté l’Angleterre pour mieux guetter les éventualités imminentes. Bordeaux réclamait son Roi. Et Paris ? Fauche n’y comprenait rien ! À quoi songeait donc le Comité, son Comité ! Qu’attendait cette clandestine et puissante agence royale pour passer le lacet au cou du tyran ? Le « tyran » tomba sans qu’elle se fût manifestée. En préparant son bagage pour accompagner en France le Roi restauré et y recueillir la grandiose récompense due à ses éminents et longs services, Fauche-Borel éprouvait l’amer regret que ce prodigieux revirement se fût produit sans sa participation immédiate. Aussi avait-il hâte de gagner Paris, impatient de questionner Perlet, d’apprendre les causes de cette incompréhensible abstention et de connaître enfin, maintenant que rien ne pouvait plus déjouer sa vengeance, qui avait dénoncé à la police de Bonaparte l’infortuné Charles Vitel et touché le prix de son sang.


G. LENOTRE.

  1. Voyez la ‘‘Revue’’ des 1er et 15 janvier et du 15 février.