Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet/05

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G. Lenotre
Les Agens royalistes sous la Révolution - L’Affaire Perlet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 861-896).
LES AGENTS ROYALISTES EN FRANCE
AU TEMPS DE LA RÉVOLUTION ET DE L’EMPIRE

L’AFFAIRE PERLET

V [1]
FAUCHE DÉGONFLÉ

Napoléon avait réussi à consommer « l’entreprise la plus difficile de sa vie, celle de se détrôner. » Dans la nuit de Pâques, avant que se levât l’aurore du jour où les chrétiens célèbrent la résurrection du Sauveur, un courrier du Prince Régent d’Angleterre arrive au château d’Hartwel, occupé, depuis trois ans, par Louis XVIII et sa petite Cour : cet exprès apporte une dépêche pour il le comte de Lille. » On avertit le comte de Blacas qui s’est couché tard et dort profondément : la missive annonce que le Sénat français s’est prononcé pour la déchéance de Napoléon et le retour du Roi légitime. Blacas, une lanterne à la main, par de petits couloirs tortueux, se dirige vers la chambre du Roi, qu’il éveille...

La joie fut « suffocante, » et l’événement pouvait, sans hyperbole, être rangé parmi ceux que l’on qualifie de miraculeux. Après vingt-trois ans d’exil et de misères, ce prince que le peuple de France avait si complètement oublié qu’il ne connaissait même plus son nom, était appelé, du consentement de tous les souverains de l’Europe, à reprendre possession de son trône. Lui-même ne savait rien de ce pays sur lequel il allait régner : depuis longtemps ses familiers, par courtisanerie, par pitié pour ses malheurs, le leurraient et le berçaient de si soporifiques illusions, qu’il s’attendait à retrouver les Français « tels qu’ils étaient au temps de sa jeunesse, mais assagis par les rudes leçons du malheur. » Il ne comprenait pas que ces vingt-trois ans valaient des siècles.

Durant sa proscription, il s’était si obstinément pénétré de ses droits qu’il fut Roi tout de suite : le jour où, quittant pour toujours Hartwel, il fit son entrée à Londres dans la voiture du Prince Régent, conduite par des postillons vêtus de blanc, à travers une foule exultante, il trouva dans l’Hôtel Grillon, destiné à son séjour, tout une cour de nobles lords, de jolies femmes, d’émigrés français, contenue par cent gardes d’honneur, formant la haie et inclinant à son passage des étendards blancs. Cette pompe émouvante, cette apothéose succédant sans transition aux mesquineries de la vie d’exil, auraient troublé tout autre que lui ; il les acceptait comme choses dues et c’est en termes pesés qu’il répondit au compliment du prince son hôte. Ils échangèrent leurs ordres : Louis XVIII passa son cordon bleu au cou du Régent qui, se baissant, noua la jarretière à la jambe goutteuse du nouveau Roi. Le lendemain on était à Douvres ; la mer était en fête, le Détroit, lui aussi, célébrait sa délivrance ; un grand nombre de légères embarcations aux mâts desquelles claquaient des banderoles blanches, entouraient le vaisseau Le Lys, venu de France pour chercher le Roi. Le temps était radieux, la traversée fut courte : à mi-chemin, l’escadre française vint se ranger autour du navire royal qui portait, outre Louis XVIII, sa nièce et les plus notables de ses vieux compagnons d’exil : sur un yacht anglais, le Jason, cinglant dans le sillage du Lys, avaient pris passage bon nombre d’émigrés, pressés de revoir la France, et parmi eux, Fauche-Borel qui, sentant venue enfin l’heure des récompenses, se faufilait de son mieux, depuis le départ d’Hartwel, pour attirer à soi l’attention. Ce n’était pas le moment de se laisser sottement oublier. Déjà, à Londres, il avait manœuvré de façon à se trouver sur le passage du souverain dans la cohue de l’Hôtel Crillon, et à lui baiser la main ; il avait même tressailli de joie en entendant le Roi lui dire : — « Je suis bien aise de vous voir... » Mots auxquels Fauche prêtait une portée considérable. Il se mit aussitôt à guetter Mme la duchesse d’Angoulême afin de lui offrir sans larder ses hommages : il la rejoignit au moment où, suivie d’un grand cortège de dames, la fille de Louis XVI entrait dans ses appartements : il se précipita vers elle, se figura qu’elle l’apercevait et le reconnaissait : — « Je suis bien aise de vous voir, » fit-elle. Le duc d’Havré, qui se trouvait là, complimenta chaudement le libraire « de l’attention bienveillante dont il venait d’être l’objet de la part de Son Altesse Royale. » Si Fauche avait été doué d’autant de pénétration qu’il se figurait en posséder, ces deux incidents l’eussent éclairé sur la fragilité de la gratitude des princes : malheureux, ceux-ci ménagent les rares courtisans de leur isolement ; vienne un retour de fortune, ils repoussent le furieux assaut des solliciteurs par l’oubli, les phrases banales et l’indifférence.

Mais ces navrantes prévisions n’effleuraient même pas l’esprit de Fauche : tandis qu’il voguait, au bruit des salves, vers la terre de France, il vivait « le plus beau jour de son existence, » éprouvant « une jouissance qui enivrait son cœur ; » il se croyait au bout de ses peines dont bientôt il toucherait le prix. La direction de l’Imprimerie Royale lui était, en quelque sorte, depuis longtemps promise et assurée ; mais Louis XVIII ne bornerait pas à ce dédommagement sa munificence ; quelle récompense y voudrait-il ajouter ? Un grand cordon, cela va sans dire ; un titre ? une ambassade ? Et, à cette même heure, dans la France entière, par centaines de milliers, de bonnes gens supputaient ce qu’ils avaient souffert de la Révolution et s’ingéniaient à chercher de quelle opulente compensation ils se contenteraient : tous les rentiers atteints naguère par la débâcle des assignats, tous les vieux serviteurs de l’ancienne Cour privés de leur emploi, tous les chouans, tous les soldats de Charette, de La Rochejaquelein ou de Cadoudal, tous ceux aussi que la police de Fouché et de Rovigo avait tracassés, ceux encore qui s’étaient compromis en s’employant à la correspondance secrète des princes ou au fonctionnement des agences royales, tous les émigrés, tous ceux qui avait perdu un parent sur l’échafaud de la Terreur, dans les proscriptions du Directoire ou par les fusillades de l’Empire, ceux dont vingt années de troubles et de guerre avaient bouleversé la vie ou diminué les ressources, mettaient leur espoir de réparation ou d’indemnité en ce pauvre Roi qui revenait écrasé de dettes contractées dans tous les pays d’Europe depuis près d’un quart de siècle.

Bientôt il distingua les jetées du port, les dunes de sable de la côte et les remparts de Calais fourmillant d’une foule innombrable. Bien avant que le Lys eût accosté le quai, les acclamations montaient vers le ciel ; les canons tonnaient, les fanfares sonnaient, les cloches étaient en branle. Louis XVIII, debout sur le pont du navire, se découvrit, mit la main sur son cœur, leva ses regards vers le ciel : on le reconnut à ce geste pieux et ce fut du délire : les plus enthousiastes étaient les hauts fonctionnaires qui s’étaient portés sur la jetée ; officiers généraux, magistrats, corps municipal, tenaient à protester les premiers de leur inébranlable attachement à la famille des Bourbons ; même le général Maison avait amené, à marches forcées, toute la garnison de Lille, pour témoigner, sans retard, de l’ardeur de son royalisme. Un carrosse attendait auquel étaient attelés seize habitants de Calais, « richement habillés. » Le Roi fut par eux traîné jusqu’à l’église pour un Te Deum d’actions de grâce. Et c’est ainsi que fut accueilli l’exilé qui, s’il avait effectué ce débarquement quelques semaines auparavant, aurait été traqué, vendu, saisi, emprisonné et probablement fusillé sans qu’une voix se fût élevée pour sa défense.

Fauche-Borel prenait sa part de cette ivresse et saisissait toutes les occasions de se manifester. Comme, au retour de l’église, Louis XVIII descendait de son carrosse, son épée s’engagea dans l’insigne de la Jarretière qui encerclait son genou enflé par la goutte, et Sa Majesté, peu alerte, éprouvait de la peine à se dépêtrer : Fauche, aux aguets, se précipita « pour délivrer le Roi de cette importunité ; » mais, depuis une heure, l’étiquette ancienne avait reconquis tous ses droits et, de voir ce manant près de porter la main sur l’épée, et, peut-être de toucher la jambe royale, le comte de Blacas s’indigna : — « Que faites-vous. Fauche ! » cria-t-il d’un ton de réprimande ombrageuse... Le libraire, décontenancé, assure que Louis XVIII calma d’un mot aimable la susceptibilité du courtisan. Mais c’était là encore un indice que, depuis Hartwel, pourtant si proche, les choses avaient bien changé et qu’on monterait bonne garde autour du monarque.

Sur quoi, satisfait de son début sur cette terre de France où sa tête avait été si longtemps mise à prix, Fauche partit pour Paris. Voyage triomphal ! Sur ces routes qu’il avait suivies, neuf ans auparavant, alors qu’il sortait des geôles de Bonaparte, traîné, lié de cordes, de brigade en brigade, par les sbires de l’usurpateur, il était maintenant, de la part des postillons et des maîtres de poste, cocardes de blanc, l’objet de prévenances obséquieuses. A l’air de ravissement et de béatitude répandu sur son visage, les gens devinaient son importance qu’il ne songeait pas à dissimuler : n’était-ce pas en grande partie grâce à ses efforts et à son habile diplomatie que ce beau pays, tout à la joie de la paix et du bon temps revenu, se trouvait délivré de l’odieuse tyrannie du Corse ? Bercé par le moelleux balancement de sa voiture, il ruminait les avantages enviables de sa situation. Ah ! comme il avait bien conduit sa barque et comme il se félicitait d’avoir délaissé sa petite librairie de la rue de l’Hôpital pour se lancer dans les grandes aventures ! Le roi de France, le prince régent d’Angleterre, le roi de Prusse comptaient au nombre de ses obligés, et leur confiance lui était pour toujours assurée ; dans sa valise il portait des dépêches adressées par le baron de Jacobi, ambassadeur de Prusse en Angleterre, au roi Frédéric-Guillaume, de séjour à Paris ; il détenait les secrets des cabinets de toute l’Europe et ses portefeuilles étaient bourrés de témoignages d’estime émanant de tout ce qui avait un nom dans la diplomatie : autant de traites à tirer sur la reconnaissance des vainqueurs d’aujourd’hui ! Son avenir se dessinait donc magnifique... Combien, à cette même heure, d’autres Perrettes évaluaient, comme lui, les profits immanquables du symbolique pot au lait, fondement fragile de leurs ambitions !

En arrivant à Paris, sitôt ses dépêches remises au roi de Prusse, Fauche-Borel courut chez Perlet qui tomba dans ses bras avec un grand cri de Vive le Roi ! Perlet était fou de bonheur ; il vivait, lui aussi, disait-il, depuis la chute du « tyran, » « les heures les plus douces de sa vie. » Quelle effusion ! Il ne supporta pas que son excellent ami Fauche logeât autre part que chez lui, et Fauche, touché de cet affectueux accueil, accepta avec joie cette hospitalité. Il s’installa donc, rue du Pont-de-Lodi, dans l’appartement que Perlet habitait avec sa fille Caroline, qui approchait de ses vingt ans. Cette douce intimité facilita les épanchements des deux amis ; ils avaient tant de choses à se dire ! Perlet put enfin soulager son cœur et dévoiler les raisons qui l’avaient forcé à interrompre, depuis huit mois, sa correspondance. Il conta donc comment la police impériale, instruite par quelque traître, de ses hautes compromissions royalistes, lui tendit un piège auquel il fut pris : arrêté, emprisonné, interrogé par les plus rusés tortionnaires du ministre, il eut la force de ne rien divulguer des secrets du parti et de rester sourd aux menaces comme aux tentatives de corruption. Il savait que l’usurpateur voulait sa tête : il se préparait à mourir pour la plus belle des causes, quand, du fond de son cachot, il apprit la victoire des Alliés et la chute de Bonaparte. Les prisonniers politiques, écroués comme lui à Sainte-Pélagie, s’ameutèrent à son instigation, réclamant leur liberté. Le premier, bien entendu, il arbora la cocarde blanche. Toute la prison retentit de ses cris : Vive le Roi ! A bas le Tyran ! Il dut sa libération au czar Alexandre, auquel les détenus adressèrent une supplique et qui, maître de Paris, ordonna aussitôt l’élargissement de ces bons royalistes persécutés. Et depuis lors, Perlet, dans la joie de son rêve réalisé, ne cessait de parcourir les rues, prêchant la haine du Corse, acclamant les soldats étrangers, répandant la proclamation de Louis XVIII, propageant l’amour des Bourbons et s’efforçant, par tous les moyens, de se rendre utile à son Roi.

Fauche, pénétré d’attendrissement, écouta cette belle histoire. Il vénérait cet homme antique qui, à la barbe de la police impériale, était parvenu à grouper les partisans de la Royauté, à les former en Comité secret et qui, victime de son zèle, avait héroïquement bravé le despote jusque dans les fers. Pas un instant, le naïf Fauche ne soupçonna que son compère maquillait outrageusement son anecdote : il ignorait encore que, dans les grands revirements politiques, plus un homme a montré de servilité au régime déchu, plus il met d’éclat dans son reniement. Il y eut, de telles bassesses, nombre d’exemples marquants, hélas ! Mais la plus caractéristique, la plus audacieuse de ces volte-face fut celle d’un personnage dont la diabolique figure est apparue au début de ces pages, — le comte de Montgaillard. Depuis vingt ans cet homme a vendu tous ceux qui l’ont payé : il a trahi le prince de Condé, perdu Pichegru, trompé d’Antraigues, dénoncé Fauche, espionné pour les royalistes, mouchardé pour le Directoire ; afin de s’attirer les faveurs du premier Consul, il s’est plié aux plus viles besognes policières, il a reçu l’argent de toutes mains, toujours abîmé de dettes, toujours cherchant à « se refaire » en livrant quelqu’un ou en trafiquant de quelque chose. Près de se noyer dans sa fange, il est repêché par Napoléon qui l’attache à son cabinet secret où, suspect à tous, il est étroitement surveillé et ne peut s’absenter sans être pisté, tant on redoute une nouvelle trahison, et ses protestations réitérées de dévouement au maître qui le méprise et qui l’emploie sont écœurantes de flagornerie. C’est ce même Montgaillard qui se présentera, le premier, à Louis XVIII arrivant à Compiègne et, avec un aplomb satanique, à ce Roi que, en maint écrit, il a ridiculisé et diffamé, dira, d’un ton dégagé : — « Votre Majesté a trop d’esprit pour ne pas m’avoir compris... ! » Sur le champ il entonne la louange des Bourbons avec le même enthousiasme qu’il a chanté Bonaparte ; tout de suite il est employé : en collaboration intime avec Louis XVIII il compose une brochure — manifeste, inimitable modèle d’impudente palinodie, et tant que régnera ce Roi désiré, il sera indemne de toutes représailles ; on le ménagera, on l’utilisera, on le paiera bien et on le laissera « vanter son honneur » et la « pureté de son âme, » sans que personne songe à rire ou à s’indigner.

Perlet n’était pas d’adresse à réussir pareille pirouette ; c’eût été, d’ailleurs, risquer, bien inutilement, de se casser le cou, car la vaniteuse naïveté de Fauche-Borel se leurrait à moins de frais encore que la crédule finesse de Louis XVIII. Quoiqu’il tînt le libraire logé sous son toit, Perlet, pris d’une fantaisie épistolaire, aimait mieux écrire que causer et, le 2 mai, veille de l’entrée du Roi, il infligeait à son « loyal ami » la lecture d’une longue lettre où il traçait un tableau d’ensemble des signalés services rendus par lui au souverain que Paris allait fêter. Cette lettre se terminait par cette pathétique et déclamatoire obsécration : — « Seigneur Dieu qui lisez au fond des cœurs, vous qui connaissez le mien, j’atteste devant vous que j’ai toujours été fidèle à mon Roi légitime... Punissez-moi, Seigneur, si je ne dis pas la vérité ! » Tout autre que Fauche eût jugé que c’étaient là de bien grands mots, fort inutiles ; mais il était si sûr de son homme qu’il ne s’étonnait de rien ; même, quand le Roi fut aux Tuileries, il n’hésita pas à présenter Perlet au duc d’Havré, capitaine des gardes, et au comte de Blacas, grand maître de la garde-robe et ministre de la maison du Roi, et il sollicita, pour ce précieux acolyte des mauvais jours, la bienveillance de Sa Majesté. Son crédit lui paraissait être sans limites et il pouvait le gaspiller sans y regarder. Ce rôle de protecteur lui plaisait, d’ailleurs, et, pousser Perlet, c’était encore se prévaloir d’avoir découvert un prosélyte si entreprenant ; pourtant, quand le nouveau gouvernement eut commencé à fonctionner. Fauche pensa qu’il était temps de faire la connaissance des membres du Comité dont il ignorait encore les noms et de les signaler, eux aussi, à la reconnaissance royale. Ces noms, Perlet refusa net de les révéler : en vain son compère lui démontra-t-il, le plus clairement possible, que ces hommes n’avaient plus rien à redouter de l’Usurpateur ; leur cause triomphait et il était juste qu’ils reçussent la récompense de leur fidélité. Mais l’autre resta muet : un serment solennel le forçait au silence et tant que ces Messieurs eux-mêmes ne l’en auraient pas relevé, sa conscience répugnait à cette indiscrétion. Fauche s’émerveilla de scrupules si exigeants ; ne voulant pas être en reste de délicatesse, il n’insista point : du reste, il importait assez peu de connaître maintenant ceux des maréchaux, des sénateurs ou des hauts fonctionnaires de la Cour impériale qui, sous la férule du tyran, avaient souhaité le retour du Roi légitime ; on n’avait que le choix : tous les fonctionnaires, tous les sénateurs, tous les maréchaux, sauf de très rares exceptions, se bousculaient maintenant dans les antichambres de Louis XVIII et chargeaient d’anathèmes le Buonaparte qui les avait forcés à se gorger de ses faveurs. Perlet, naguère, n’exagérait donc pas, il atténuait, au contraire, la vérité en assurant qu’un groupe de personnalités éminentes travaillait à la restauration du Roi. Un groupe ? C’était la France entière qui, maintenant, se flattait de l’avoir appelé de ses vœux et on ne pouvait comprendre comment le Corse, sans un partisan, s’était si longtemps maintenu au pouvoir.

Convaincu sur le point de la véracité de Perlet, Fauche aborda l’autre question, d’un intérêt tout personnel, celle-là : — Qui avait trahi Charles Vitel et qu’étaient devenus les six cents louis envoyés de Londres par Fauche, à la demande de Perlet, pour tirer des griffes de la police le malheureux enseigne ? Ainsi interrogé, Perlet ne pouvait point ne pas répondre : aussi le fit-il avec netteté : — l’assassin de Vitel était l’inspecteur général Veyrat ; ayant attiré le jeune homme dans un piège, il l’avait livré à la Commission militaire pour s’approprier la misérable somme que possédait l’émissaire de Fauche et empocher également les six cents louis destinées à racheter la vie de Vitel. Et tout de suite, Perlet s’étendit sur les crimes de « ce monstre de Veyrat. » Contraint, pour assurer le libre fonctionnement du Comité, de s’associer à ce misérable, c’est en le « couvrant d’or » qu’il s’était ménagé son concours ; durant quatre ans, Perlet n’avait cessé de signaler au préfet Pasquier cet « être excécrable » comme le plus dangereux des traîtres ; mais Pasquier craignait Veyrat et n’osait le révoquer. Avec des frémissements d’horreur rétrospective, Perlet détailla les atroces persécutions qu’il avait souffertes de cet homme infâme : tout autre que lui aurait renoncé à poursuivre la grande entreprise à laquelle il avait sacrifié sa vie, tant lui était odieuse la complicité obligatoire de ce profond scélérat. Seule l’ardeur de son royalisme le soutenait dans cette cruelle épreuve. Très ému, Fauche réconforta Perlet de son mieux. L’heure des revanches ne sonnait-elle pas enfin pour les honnêtes gens ? Ils convinrent ensemble de ne point prendre de repos avant que Veyrat eût expié son crime, dussent-ils le chercher « jusqu’au centre de la terre. »

Sans pousser « jusqu’au centre de la terre, » Veyrat avait disparu et Perlet le savait bien. C’est pourquoi il lançait Fauche sur cette piste où celui-ci ne pourrait que « clabauder, » ce qui, en terme de vénerie, signifie « aboyer sans trouver la voie. » La vengeance est un mets qui peut attendre ; Fauche ne voulait pas se dispenser, du reste, de suivre son souverain, le roi de Prusse, se rendant en Angleterre, le traité signé. Il partit donc dans les premiers jours de juin. De Londres, Frédéric-Guillaume alla jusqu’à Neuchâtel, pour reprendre possession de sa principauté et Fauche-Borel l’y accompagna encore, flatté de se montrer à ses concitoyens dans l’avantageux appareil de la familiarité royale. Il n’avait pas revu sa ville depuis près de treize ans et il ne dit rien de la joie qu’il dut éprouver à retrouver son vieil immeuble de la rue de l’Hôpital et à voir achevée la maison neuve du Faubourg, dont il avait posé les fondations à l’automne de 1801 ; pas une allusion à sa femme qui vivait isolée depuis tant d’années, la seule fille qui lui restât s’étant mariée en Angleterre. Fauche ne dut pas s’attarder aux épanchements conjugaux ; il était devenu, à son idée, un trop grand personnage pour perdre son temps à ces fadeurs. Il parle de « sa chaise de poste, » des illuminations de la ville, des dépêches par lui remises à Sa Majesté Prussienne ; — de son chez soi, si longtemps déserté, pas un mot. Et, tandis qu’il s’amusait à ces flatteuses bagatelles, Perlet, lui, tendait sa toile.

A l’époque où il était employé au secrétariat de la Préfecture, on peut penser qu’il n’avait pas négligé la précaution de compulser le dossier de Fauche-Borel et de s’informer, par Veyrat ou un autre, des notes que contenaient, sur le même personnage, les cartons du ministère de la Police. Il avait eu ainsi connaissance de la supplique par laquelle, en 1804, le libraire, emprisonné à la Force et menacé de l’échafaud, avait offert ses services à la police impériale et proposé de vendre au grand Juge les secrets des Princes exilés. Perlet n’oubliait pas davantage les causes assez troubles de son arrestation, en 1813, à la suite d’une visite de M. Gilles qui, de son propre aveu, servait d’intermédiaire entre Fauche et Desmarest. De cet ensemble de faits, Perlet conclut qu’il lui serait facile de parer le coup dont il était menacé, le jour inévitablement prochain où seraient divulguées sa mystification du faux Comité et sa participation criminelle à l’assassinat de Vitel. Il lui suffisait de répandre discrètement le bruit que ce Fauche-Borel, si prodigue de ses protestations de dévouement à son Roi bien-aimé, était depuis dix ans aux gages de la police de Bonaparte ; s’il avait marqué tant de zèle, c’était afin de mieux pénétrer les projets des Princes, d’en trafiquer plus lucrativement, et les cartons de la Préfecture contenaient la preuve de cette infamie. En cas d’explication orageuse, si Fauche se risquait à déceler la fourberie de Perlet, Perlet riposterait en dénonçant la trahison de Fauche, et pour assurer, au jour de l’explosion, l’effet de sa contre-mine, il s’occupait à en semer sournoisement la rumeur.

La perfide stratégie de Perlet était habile ; on a quelque indice qu’il y fut conseillé par le satanique machiavélisme de Montgaillard, lequel ne pardonnait pas à Fauche-Borel de lui avoir soufflé naguère le profit pécuniaire de la négociation Pichegru et gardait au cœur le cuisant souvenir de la raclée qui avait terminé leurs relations. Depuis son entrée dans la « diplomatie, » Fauche, — autant qu’il est possible de pénétrer les arcanes d’une comptabilité volontairement occulte, — avait reçu de l’Angleterre des sommes dont le total dépassait certainement le demi-million de francs, auquel on peut, sans jugement téméraire, ajouter plusieurs milliers de livres sterling, passés par ses mains à l’occasion de divers règlements de comptes dont il est permis de croire qu’il tira quelque profit personnel. S’il encaissait sans compter, il dépensait de même : on ne traverse pas l’Europe quinze ou vingt fois sans laisser beaucoup d’argent sur les routes ; où qu’il fût, Fauche aimait la vie plantureuse : il possédait à Londres une installation des plus confortables ; s’il s’était montré très chiche de subsides à l’égard de sa femme, vivant parcimonieusement à Neuchâtel, il témoignait à maintes reprises d’une magnificence de multi-millionnaire envers des personnalités plus marquantes. Ainsi apprenant que Louis XVIII avait souscrit, aux premiers temps de son émigration, un billet de 174 600 francs au sujet duquel il craignait d’être inquiété, Fauche racheta, en 1801, cette créance en s’engageant à n’en réclamer le capital et les intérêts qu’au jour où le Roi serait remonté sur le trône. Or, en cet automne de 1814, la Restauration était accomplie depuis six mois et Fauche songeait d’autant plus volontiers à cette vieille créance qu’il se trouvait à court d’argent et que, principal et arrérages accumulés, elle représentait actuellement une valeur de 365 700 francs. A défaut de la direction de l’Imprimerie nationale et du cordon de Saint-Michel, promis depuis longtemps et toujours attendus, cette somme eût été provisoirement la bien venue et Fauche se permit d’en réclamer le paiement par l’intermédiaire de M. de Blacas, ministre de la maison du Roi. Sa requête est reçue avec une singulière et inquiétante froideur : les insinuations de Perlet ont déjà fait du chemin. Fauche, sans rien comprendre encore au peu d’empressement apporté à récompenser ou, tout au moins, à désintéresser le vieux champion de la Monarchie qu’il se targue d’être, ose insister, sollicite une audience du Roi, ne l’obtient pas, essaye de voir les ministres, est évincé, écrit rapport sur rapport sans obtenir de réponse... C’est la disgrâce. De ces Tuileries où il s’était imaginé pénétrer en familier et disposer de toutes les influences en sa qualité de sûr ami des mauvais jours, les portes se ferment devant lui et il ne peut démêler, — du moins l’assure-t-il, — la cause de cette subite défaveur. Et Perlet se montre exigeant. Il se plaint d’être la dupe de Fauche, d’avoir sacrifié sa fortune et risqué sa vie pour l’entretien d’une correspondance dont il n’est point rémunéré et dont le rapace Fauche recueille tous les fruits ! Une explication devient nécessaire : celle-ci ne sera plus amicale ; elle aura lieu, en présence de témoins, devant le juge de paix. Fauche apostrophe vertement l’ex-« loyal ami » d’antan : — « Parlez, Perlet, parlez ; dites-nous quelles dépenses exorbitantes vous a occasionnées ma correspondance et quels personnages composaient votre Comité royal ?... » Mais Perlet, d’abord balbutiant, se ressaisit bientôt : — « Je ne veux pas vous dire ces noms-là à vous ; la prudence me le défend ! » Et il s’évade de l’audience en homme qu’un affreux cauchemar importune, laissant dans l’esprit des témoins et des juges cette équivoque allusion à de honteux mystères. Tout le monde la comprit, — sauf Fauche : le hasard se chargea de le désaveugler.

Comme il était pressé par le besoin d’argent, il songea à récupérer les 180 livres sterling déposées par Vitel, en 1807, chez le banquier Hottinger : ayant consulté ses livres, celui-ci apprit à Fauche que, dix jours après la mort de l’enseigne, la somme avait été réquisitionnée par la Préfecture de police. Fauche alla donc rue de Jérusalem et sollicita une audience du comte Beugnot, successeur du baron Pasquier. Il fut accueilli avec égards et, dès les premiers mots, Beugnot l’interrompit d’un ton de condoléance : — « Je suis fâché, Monsieur Fauche, de vous apprendre que vous avez eu affaire au plus scélérat des hommes : Perlet a vendu votre malheureux neveu et vous a fait payer son crime. » En même temps, il sortait d’un carton trois lettres du mouchard au préfet Dubois et il mit ces papiers sous les yeux de son visiteur. Toute l’horrible trame était là dévoilée. Fauche sentit « son âme se briser ; » à l’aspect de cette écriture qu’il connaissait si bien, il demeurait sans voix, atterré, stupide, ne pouvant croire « que la perversité humaine pût aller aussi loin. » Sans doute, en même temps que l’indignation, surgissait tout à coup dans son esprit l’humiliante certitude de sa déchéance ; toute sa vie s’écroulait de ce coup imprévu, sa réputation d’habile politique, son renom de perspicacité et de clairvoyance ; l’Angleterre, la Suisse, la Prusse, la France allaient rire de ce diplomate avisé qui, ayant la prétention de pénétrer les plus ténébreux secrets d’Etat, se laisse jouer pendant huit ans par un drôle sans finesse et sans autorité.

C’est pourquoi, malgré l’évidence. Fauche ne pouvait se résigner à la conviction de son ridicule ; il espérait encore en quelque malentendu, à un inextricable imbroglio dont Perlet aurait été l’innocente victime. Aussi quand il apprend l’arrivée à Paris de Veyrat, rappelé par Dandré qui succède à Beugnot dans la direction de la Préfecture, il court à l’Hôtel de Hollande, rue des Bons-Enfants, où l’ex-inspecteur vient de descendre. Fauche le surprend au débotter, décline son nom et, voyant que le policier, étonné, se tient sur ses gardes, il expose que le but de sa démarche n’est pas de récriminer, mais seulement d’obtenir des informations positives sur l’arrestation et la condamnation de Charles Vitel dont Perlet rejette toute la responsabilité sur Veyrat lui-même. Très froidement, celui-ci répond que, débarqué à l’instant, il n’a pas encore eu le temps de déboucler ses malles ; si Fauche veut bien patienter et revenir dans une demi-heure, il pourra prendre connaissance du dossier complet de l’affaire et former son jugement d’après les pièces originales. Une demi-heure plus tard, Fauche reparaît et Veyrat tire de sa valise une forte liasse dont il justifie d’abord la provenance : il a soustrait ces papiers du carton de l’affaire Perlet quand le baron Pasquier ordonna qu’on lui remît toutes les pièces concernant la correspondance de l’espion avec Fauche et sa mission en Angleterre. Connaissant la duplicité de Perlet et prévoyant quelque perfidie, Veyrat s’est approprié ces documents utiles à sa justification personnelle ; les voici : et devant le malheureux Fauche effondré dont la stupeur douloureuse s’accroît à chaque nouveau feuillet, repasse l’effroyable intrigue. Les premières lettres de Perlet suppliant son cher ami Veyrat de lui procurer un gagne-pain, ses rapports d’essai, le début de la correspondance avec Fauche, les reçus du misérable sans cesse quémandant des gratifications, ses remerciements obséquieux, ses protestations d’absolue soumission aux ordres du ministre. Fauche voit, corrigés de la main du Préfet, de Desmarest, de Fouché, les brouillons de ces lettres que, tout joyeux, il recevait à Londres et qui berçaient d’espérances trompeuses le roi exilé ! Voici, toujours de la main de Perlet, Vitel dénoncé, les recommandations pour que l’infortuné ne puisse échapper, la façon de le prendre, de le questionner ; voici encore les lettres adressées par l’espion à ses chefs durant sa mission à Londres ; et toujours des demandes d’argent, des platitudes... Veyrat, impitoyable, n’épargna rien au pauvre Fauche, qui sortit de là enfin convaincu d’avoir passé huit ans de sa vie à imiter l’astrologue de la fable qui, en observant le ciel, se laisse choir et se retrouve au fond d’un puits.

Il emportait du moins une consolation bien faible : s’il avait été dupé, c’était par les plus habiles et les plus réputés des policiers et non point par un simple agent provocateur : Dubois, Desmarest, Fouché lui-même avaient machiné le traquenard destiné à le prendre. Un peu remonté par cette constatation flatteuse, il résolut de se présenter chez chacun de ces maîtres, afin de recueillir d’eux quelques précisions réconfortantes, et cela ne manqua point. Dubois avoua sa collaboration à la correspondance : — « Il n’est pas étonnant, dit-il, que vous ayez été frappé de certains détails justifiant que Perlet était véritablement secondé par des personnes au fait de tout ce qui se passait. » Desmarest, fixé depuis la chute de l’Empereur dans une propriété aux environs de Compiègne, où il occupait ses loisirs à herboriser, et que Fauche alla relancer dans sa retraite, Desmarest se flatta que le piège était habilement tendu et que les plus rusés y devaient trébucher : — « Ma place m’a mis à même de voir bien des scélérats ; mais jamais je n’ai connu un monstre de la trempe de Perlet. » Et il ajouta : — « Lorsqu’il fut décidé que votre neveu Vitel serait mis à mort, on agita si, avant de le fusiller, on ne se servirait pas de sa main pour vous aviser que votre présence à Paris était indispensable... Votre mort, en ce cas, eût été certaine ; mais Fouché ayant fait observer que c’était bien assez d’une victime dans une famille, le projet resta sans exécution ; » confidence qui eut pour résultat inattendu d’obliger Fauche à terminer par des actions de grâce sa visite à cet adversaire de toujours. Plus tard, il vit Fouché, et le tableau est saisissant qu’il a tracé de cet homme blême, de cette face blafarde, où il n’y avait de rouge que les yeux, de ce spectre drapé dans une robe de chambre blanche, auquel donna passage une porte masquée dans la muraille. Le grand policier traita Fauche presque en égal, et, comme les deux autres, le félicita d’être encore en vie : — « Je vous ai fait bien du mal ; mais si je vous avais fait tout celui qui m’était ordonné, vous n’existeriez plus. » Ces propos laissaient entrevoir que le libraire serait soutenu dans sa lutte contre Perlet ; elle s’annonçait chaude quand on apprit tout à coup que Bonaparte, échappé de l’Ile d’Elbe, avait traversé Grenoble et marchait sur Paris. Le gouvernement des Bourbons s’éboula plus rapidement encore qu’il ne s’était édifié ; Paris, qui regorgeait de hobereaux, de vieux chouans, d’émigrés ruinés, venus pour mettre le siège devant les bureaux et obtenir la récompense de leur opposition à l’usurpateur, Paris se vida en douze heures comme sous le coup de piston d’une pompe refoulante. Fauche-Borel file en poste pour ne s’arrêter qu’à Vienne, en Autriche ; de là il court à Gand, où s’est réfugié Louis XVIII ; il espère, grâce aux circonstances et aux bonnes nouvelles dont il se dit porteur, reconquérir la faveur du prince exilé. Il se présente, tout fringant, chez le Roi ; il est jeté à la porte, « invité, » — par un commissaire de police assisté de quinze carabiniers, — à quitter la ville. A Bruxelles, où on l’expédie, il est mis en prison, puis expulsé des Pays-Bas. Très penaud, fulminant tout de même, il revient à Vienne où il sait retrouver son souverain, le roi de Prusse, auquel il confie ses malheurs et qui lui donne un excellent conseil : celui de renoncer momentanément à la diplomatie et de rentrer à Neuchâtel « pour y attendre sa détermination. » Fauche s’éloigna donc, jurant que sa disgrâce atteignait tous les souverains de l’Europe : et certes, ceux-ci n’avaient pas besoin de ce surcroit de préoccupations ; on était au début de juin 1815 : le nom, obscur pour quelques jours encore, d’une pauvre bourgade belge, connue seulement des gens du pays et des routiers qui suivaient le pavé de Charleroi à Bruxelles, — Waterloo, — allait retentir par le monde entier et demeurer pour toujours fameux, parce que là allait se jouer le dernier acte du grand drame où se figurait avoir tenu un rôle le pauvre homme qui retournait, fatigué, ruiné, vaincu, bourrelé de rancunes et de regrets, vers sa petite libraire neuchâteloise qu’il n’aurait jamais dû quitter.


Vaincu, il l’était bien ; par sa présomption, sa maladresse, sa crédulité, son indiscrétion, son insatiable appétence des embarras et des profits. Tout autre aurait abdiqué : lui, non. Il n’a pas séjourné chez lui durant quinze jours que, rompant son ban, il repart, incorrigible, pour les aventures. Cette fois il se révèle stratège, conquiert à lui seul le fort de Joux, dont il prend possession au nom du Roi. On ne le suivra pas dans le détail de cette escapade triomphale, son récit échappant à tout contrôle par le ton d’exaltation, voire de divagation dont il est empreint. A Paris, où il retourne bientôt, Fauche n’est pas moins échauffé : il s’est mis en tête de « terrasser ses ennemis, » terme générique où il englobera, non seulement l’infâme Perlet, mais encore Blacas qui l’a chassé de Gand, le duc Decazes qui lui ferma la porte des Tuileries, le marquis de la Maisonfort, celui-là même qui, à Hambourg, en 1798, lui a « soufflé » l’affaire Barras et qui est devenu maréchal de camp, conseiller d’État et directeur du contentieux de la maison du Roi. Il s’agite, remue ciel et terre, assiège tour à tour Talleyrand, le duc de Richelieu, le duc d’Otrante, lord Granville, Barras, Hardenberg, tous les ministres, tous les gens en place ; obtient des attestations courtoises, mais insignifiantes, telles qu’en accordent les gens soucieux de ne point se compromettre, sans s’aliéner toutefois un homme réputé dangereux. Fauche n’aperçoit pas que, en étalant ainsi les calomnies sous lesquelles il succombe, il les propage. Il y a des accusations d’une nature telle qu’il est impossible de s’en disculper, la répugnance et la crainte qu’elles suscitent empêchant qu’on les approfondisse ; celle de traîtrise et d’espionnage sont de ce nombre : à moins d’être héroïque, on préfère admettre aveuglément l’ignominie d’un homme peut-être innocent, que risquer, en prenant sa défense, de se perdre avec lui, s’il est coupable. Ainsi le malheureux Fauche, poliment reçu et copieusement plaint de ceux qu’il importunait de sempiternelles doléances, acceptait comme des témoignages d’estime et de solidarité ce qui était seulement une façon prudente de se débarrasser de lui. Il n’avançait pas, bien entendu, et, par maladresse insigne, il crut, dans ce désarroi, obtenir meilleur résultat en s’adressant à l’opinion publique. Il imprima un Précis de ses malheurs où il racontait toute son histoire depuis ses débuts dans la « politique » jusqu’à l’incrimination de Perlet, publiant ainsi à 3 000 exemplaires sa propre bévue et nommant des personnages qui eussent de beaucoup préféré ne point figurer dans cette anecdote. Le Roi, auquel l’auteur ne manqua pas d’envoyer son livre en hommage, fort mécontent qu’on divulguât les piteux dessous de sa diplomatie d’exil, ordonna la saisie de l’ouvrage ; mais trois cents exemplaires échappés à la confiscation suffirent à multiplier le nombre des « ennemis » de Fauche par un coefficient très respectable. Pour outrer le scandale, Perlet qui, lui, n’avait rien à perdre et nul ami à contrarier, répliqua au Précis par un Exposé réfutateur dont les badauds se gaudiront, cette dispute entre espions se présentant grosse de révélations distrayantes. Fauche, piqué au vif, confia sa riposte, qu’il voulut écrasante, à un spirituel avocat. Lombard de Langres, jadis protégé de Barras et ancien membre du Tribunal de cassation, connu par plusieurs publications et comédies du genre badin ou solennel. Lombard produisit un Mémoire acerbe, vibrant, écrit avec verve, puissamment argumenté. Fauche sortait victorieux de cet engagement ; mais le public, captivé par ce passionnant tournoi, jugeait bien que la lutte entre les adversaires n’était pas finie : il fallait que l’un d’eux restât sur le carreau. L’affaire, touchant à la politique, intéressait nombre de gens : les partisans de Bonaparte s’inquiétaient que le nom de leur héros fût mêlé à cette basse intrigue ; mais ils se réjouissaient, en revanche, du bon tour que sa police avait joué à Louis XVIII ; les royalistes s’indignaient des moyens inavouables employés par l’Usurpateur pour duper le Roi ; mais ils n’étaient pas fâchés que la lumière fût faite sur les trames des Fouché et des Dubois ; les âmes sensibles s’attachaient à la touchante figure du jeune Vitel, victime innocente d’une épouvantable machination et les indifférents mêmes suivaient avec amusement ce roman feuilleton qui les initiait aux mystères de la Police secrète, objet d’une perpétuelle attraction pour l’insatiable curiosité parisienne. Aussi l’émotion fut-elle vive quand Fauche-Borel annonça sa décision de traduire son calomniateur en justice. Le procès devait se plaider devant le Tribunal correctionnel de la Seine et, par un jugement préparatoire, les magistrats avaient ordonné l’audition du témoin Veyrat, dont la comparution à la barre promettait aux amateurs de causes émouvantes une audience à sensation.


Les débats s’ouvrirent le 17 mai 1816, à une heure de l’après-midi, devant la Chambre de police correctionnelle. Les curieux se pressaient aux portes en nombre si considérable que le Tribunal se détermina à quitter pour la circonstance son local ordinaire et à tenir son audience dans la salle plus vaste et plus commode de la Cour prévôtale. Tous les regards se fixaient sur le « célèbre » Fauche-Borel dont le calme presque jovial, l’air de parfaite sérénité, la bonne figure pleine et rasée avec ses yeux à fleur de tête, inspiraient la sympathie. Il était assis à côté de Maître Berryer père, son avocat, l’un des orateurs les plus estimés du barreau de Paris. Perlet faisait contraste : placé sur un tabouret, dans le prétoire, il discutait avec son défenseur. Maître Maugeret, et paraissait très animé. Un huissier annonça le Tribunal : le président, Chrétien de Poli, et ses assesseurs, les juges Dufour et Geoffroy, prirent place ; le substitut Riffé occupa le siège du Procureur du Roi. La lecture de la plainte en calomnie et en escroquerie de Fauche-Borel contre Perlet et de la plainte récriminatoire en calomnie intentée par Perlet contre Fauche ayant eu lieu à l’audience préparatoire du 10 mai, les avocats se bornèrent à poser leurs conclusions : Fauche-Borel demandait la suppression de l’Exposé de Perlet, 300 francs de dommages-intérêts applicables aux pauvres, la restitution des 600 livres sterling réclamées par Perlet pour sauver de la mort Charles Vitel, ainsi que de l’argent déposé par celui-ci à la banque Hottinger et qu’avait empoché le mouchard ; — Perlet réclamait la suppression des deux Mémoires publiés par Fauche-Borel et 10 000 francs de dommages-intérêts qu’il destinait « au soulagement des malheureux. »

Le président questionna Perlet sur ses entrevues avec Vitel, en mars 1807 et sur les causes de sa détention à Sainte-Pélagie, coïncidant exactement avec l’arrivée du jeune enseigne à Paris. Perlet répondit avec assez d’aplomb. Il essaya d’établir que, s’il avait été écroué, ce n’était nullement par feinte, mais à la requête d’un créancier : il était dans la misère, n’ayant pas de quoi nourrir sa femme et ses enfants. On lui objecta les avances considérables qu’il recevait de ses chefs et particulièrement de l’inspecteur général Veyrat ; on lui en présenta les quittances signées de sa main. Il répliqua que Veyrat disposait, en effet, sur les fonds de la Police, de grosses sommes d’argent, mais qu’il les gardait pour lui et, afin de justifier l’emploi de ces fonds, obligeait ses subordonnés à signer des reçus de complaisance ; ils ne touchaient que de rares gratifications de famine et auraient été perdus, s’ils s’étaient permis de protester contre la rapacité de leur chef.

— Mais, dit le président, si les reçus que vous avez signés étaient seulement « de complaisance, » les auriez-vous rédigés de la sorte : — « Je n’ai pas de termes pour exprimer ma reconnaissance. .. ? »

— Oui, fit Perlet, il fallait à Veyrat des pièces ainsi conçues.

Il luttait pied à pied, mais, à chaque réplique, il perdait du terrain ; certaines de ses réponses avaient été accueillies déjà par des rumeurs de l’assistance que disposaient mal la mine sournoise et pateline du mouchard et son obstination dans l’invraisemblance. Du reste, ce déballage des malpropretés administratives, cette pénétration dans les coulisses de la rue de Jérusalem, tenaient l’auditoire attentif comme à la représentation d’un de ces drames dont les péripéties renouvellent par mille incidents l’intérêt : on sentait que l’un des deux hommes qui se trouvaient là en présence sortirait du prétoire sous les malédictions et les huées, à jamais déshonoré, et l’on frémissait de la profondeur, plutôt devinée qu’aperçue, des abîmes de fourberie et de mensonge que découvraient par instants les interpellations du Président et les réponses des deux plaignants.

Le substitut du Procureur du Roi prend la parole : il insiste sur ce fait que Perlet est entré à Sainte-Pélagie le 21 mars 1807, la veille même du jour où Vitel débarquait à Paris ; s’adressant à Perlet : « Si, dit-il, vous étiez réellement prisonnier pour dettes ; si vous étiez, comme vous le prétendiez et le prétendez encore, fidèle agent du Roi ; s’il existait, ainsi que vous l’assurez, un puissant Comité royal, vous auriez sans doute trouvé, par l’influence de ceux qui le composaient avec vous, le moyen de sortir de prison, ou même de n’y pas entrer. » Perlet soutient son imposture : — « Il est très vrai que j’avais des relations avec des personnages du plus haut parage ; mais je ne leur ai jamais rien demandé, par crainte de les compromettre. » Le président se tourne vers Fauche-Borel : — « Avez-vous la preuve que le Comité royal n’existait pas ? — J’ai la preuve, répond celui-ci, avec un ricanement d’indignation, j’ai la preuve qu’il était composé de Buonaparte, de Fouché, de Veyrat, de Dubois et consorts !... » Mais Perlet s’obstine : ainsi qu’il l’a fait déjà dans son Exposé, il proteste que, depuis l’origine de la Révolution, il s’est montré inébranlable dans son dévouement pour le Roi : — « C’est pour le Roi que je me suis ruiné en faisant d’énormes dépenses nécessitées par le Comité et en gorgeant d’or sans cesse le cupide et insatiable Veyrat. » Me Berryer intervient : — « Je demanderai à M. Perlet, maintenant que c’est un titre d’honneur d’avoir servi la cause royale, de nous dire quels étaient les membres de son Comité. » Et Perlet, du ton résolu de l’homme intègre auquel la menace de la mort même n’arracherait pas un secret d’honneur : — « Je l’ai dit au Roi à Londres ; je ne le dirai qu’à lui seul ; cela est de la plus haute importance. » Le Président essaie de lui faire comprendre combien sa cause gagnerait à une sincérité complète ; mais le mouchard, sur ce point, est intransigeant : — « Non ! non ! je ne veux rien ajouter. » — « Faites entrer le témoin Veyrat, » dit le Président.

Veyrat parait : c’est un homme de taille moyenne, aux yeux bleus, au front chauve avec une couronne de cheveux blonds grisonnants ; son visage est marqué de petite vérole. Une houle de curiosité passe sur l’assistance à l’aspect de ce personnage qui, depuis près de quinze ans, a personnifié pour les Parisiens la police exécutive et dont la terrifiante figure reste associée à tant de tragiques souvenirs. Il s’approche de la barre ; sa tenue, son maintien sont empreints d’une sorte d’autorité : il décline ses noms et qualités : Pierre-Hugues Veyrat, 58 ans, ancien inspecteur général de la Police, né à Genève. Il parait d’abord très ému : — « Perlet et moi avons été élevés ensemble, dit-il, nous sommes du même pays... Je suis très fâché d’avoir à dire la vérité dans une cause comme celle-ci... » Mais il reprend bientôt la froideur qui, manifestement, lui est coutumière ; on sent l’homme habitué à comparaître devant la Justice ; il dit bien ce qu’il faut et parle d’un ton qui impose la conviction. Au début, c’est un court exposé de ses relations avec Perlet : interrompues durant plusieurs années, ces relations se sont renouées vers 1804 : Perlet vint solliciter de lui un emploi, et obtint une place d’agent secret : il pouvait rendre de grands services au Gouvernement, en raison de ses relations à Londres et, particulièrement avec Fauche-Borel.

Le Président pose à Veyrat la question qu’on attend : — « Avez-vous des notions sur le Comité royal ? — Il n’existait pas ; c’était une chimère pour gagner de l’argent. » Une rumeur d’indignation s’élève de la foule ; Perlet tente encore de tenir tête à l’orage : on le voit qui, dans le bruit, s’agite et lève le bras comme pour un serment ; mais Veyrat, implacable : — « Personne ne sait les noms de ce Comité. — Le Roi les sait, » crie Perlet. Son ex-complice, celui qu’il a si bassement adulé, auquel il a juré obéissance passive, dévouement aveugle, le démasque et la scène est dramatique ; si émouvante aussi que le coriace Veyrat en paraît lui-même remué : il en a vu, pourtant, et sans faiblir, des accusés trébucher au piège de ses questionnaires ; à combien de cris d’angoisse, de pleurs de femmes, de supplications, de désespoirs, est-il, au cours de ses rudes exploits, demeuré insensible ? Mais ici, il semble que sa dureté l’abandonne ; c’est avec un gémissement de regret, presque de contrition, qu’il exécute sa dernière victime : — « Je suis fâché, dit-il, d’être obligé d’accuser Perlet ainsi : en me forçant à dire la vérité, on m’arrache le cœur de chagrin. » Mais, impitoyable, il poursuit et révèle maintenant les secrets de la Correspondance échangée entre Perlet et Fauche-Borel : — « Les trois quarts des lettres reçues par Perlet étaient remises par lui, fermées, » à ses chefs. « Quant aux réponses, elles étaient combinées avec le Gouvernement. » Berryer questionne le témoin qui semble en disposition de ne rien cacher : — « Avez-vous connaissance d’ordres donnés par Bonaparte à Perlet pour le voyage de Londres ? — J’en ai une parfaite connaissance : il fut envoyé par le ministre qui lui donna pour cela 5 à 6 000 francs. Il n’en était pas content, à raison des risques qu’il courait. A son retour à Paris, il se séquestra : il ne voulut voir personne, pas même sa femme... »

Et Vitel ? Veyrat aborde sans hésitation ce drame où, pourtant, il a tenu un rôle : ne s’en souvient-il donc pas ? — « Perlet prétend qu’il a voulu sauver le jeune enseigne. J’ai la preuve irrécusable du contraire : cette preuve est que son commis, Gallais, par qui il l’a envoyé chercher, était un agent de la Préfecture. » La constatation est probante, en effet : si Perlet n’avait pas prémédité de sacrifier le neveu de Fauche-Borel, ce n’est point un policier qu’il lui eût donné pour guide dès les premiers pas dans Paris. Comme Perlet ne proteste plus, le Président lui demande : — « Est-il vrai que Gallais était un agent de police ? — C’était un inspecteur, en effet, » répond piteusement le mouchard, et des murmures courent dans la foule, épouvantée de cet étalage d’horreurs, tandis que Veyrat continue l’écrasante déposition : — « Les 600 livres sterling, réclamées par Perlet à Fauche « pour sauver Vitel, » ne pouvaient en rien assurer le salut du malheureux, et Perlet le savait bien : il eût été impossible à quiconque de sauver Vitel une fois dénoncé ; je n’étais pas assez sot pour me compromettre à ce point... » Perlet est donc un assassin et un voleur. Rien n’arrête Veyrat, pas même l’évidence que son ex-associé est perdu : il poursuit, sans qu’on l’interroge : — « Voulez-vous que je vous donne des explications sur la canne ? Quand Vitel fut arrêté, on n’avait pas saisi sa canne : Perlet donna avis qu’elle renfermait des papiers importants. Alors je donnai l’ordre d’aller la prendre au domicile de Vitel et on la rapporta. Le soir, on fit appeler Vitel ; quand on lui présenta la canne, il dit : — Je suis perdu ! Je ne l’avais confié qu’à Perlet ! Alors l’interrogateur scia la canne : c’était un petit bambou pas plus gros que le doigt. Chacun s’attendait à voir quelque chose d’extraordinaire ; on fut fort étonné de ne trouver, dans la lettre, qu’une demande de deux passeports. Vitel dit : « Je devais la remettre au ministre dans le cas où il se serait mis avec nous. »

C’est à Fauche qu’auraient dû, sur ces mots, s’adresser les huées du public, à Fauche coupable d’avoir, avec une inexcusable légèreté et sur une simple supposition éclose de son esprit fécond en fantasmagories, confié à son neveu une communication à ce point dangereuse que sa découverte équivalait à un arrêt de mort. Mais, pour ceux qui sont là, c’est l’abject Perlet qui accumule sur lui toutes les réprobations. Berryer, l’avocat de Fauche, profita habilement de cette impression de l’assistance pour poser à Veyrat la question décisive : — « Vous avez eu sous les yeux toute la correspondance de Fauche-Borel. Je vous demande de déclarer si, dans cette correspondance, vous n’avez rien observé qui pût permettre de croire à une déviation de ses devoirs sacrés. » Veyrat prononce avec une sorte de solennité : — « J’atteste que je ne puis donner que des éloges à son zèle et à son dévouement constants pour la cause royale. » Et tandis que Berryer se rassied, — avec cet air définitivement convaincu et modestement triomphant de l’avocat désormais certain du succès de sa cause, — les applaudissements éclatent dans l’auditoire, comme au théâtre, à une fin d’acte qui laisse entrevoir le dénouement espéré.

Perlet s’efforçait encore d’émerger du flot de boue où il s’enlizait : mais la répugnance unanime pesait sur lui d’un tel poids qu’il eût cherché en vain à reprendre pied. Ordinairement la foule, — et la foule parisienne surtout, — n’assiste pas sans pitié à cette lutte désespérée d’un homme, fût-il le plus avéré des criminels, se débattant contre le flot qui monte et cherchant à retarder le moment où il sombrera ; mais ici, on contemplait avec une satisfaction féroce la noyade de ce misérable, soufflant, balbutiant, éperdu et qui, déjà, se sentait tiré vers l’abîme. La suite du procès fut remise à huitaine pour l’audition des plaidoiries. Devant l’opinion, la cause de Fauche-Borel était déjà gagnée : les journaux, en rendant compte de la première journée des débats, s’accordaient à présenter Perlet sous l’aspect d’un phénomène de fausseté et de perfidie. Les chroniqueurs manquaient d’épithètes pour qualifier cette effrayante figure de traître en comparaison de laquelle pâlissaient les plus légendaires scélérats. Quand, le vendredi, 18 mai, les curieux, plus nombreux encore qu’à la première audience, se tassèrent dans le prétoire, tous cherchaient des yeux ce monstre de fourberie ; mais Perlet n’était pas là ; son avocat non plus ; l’audience s’ouvrit sans qu’ils eussent paru et Berryer prit la parole.

De son plaidoyer, qui se prolongea durant trois heures, on retiendra seulement ici quelques traits qui complètent ce que l’on sait déjà de cette longue intrigue policière. L’avocat établit que Perlet, au cours de sa correspondance, avait reçu de Fauche environ 50 000 francs. Si l’on ajoute à cette somme celles que le mouchard toucha, tant en gratifications qu’en appointements, à la caisse de la Police, les 6 000 francs que lui valut, au dire de Veyrat, son voyage à Londres et l’argent conquis sur le malheureux Vitel, on voit que son infamie lui rapporta une centaine de mille francs. Berryer aborda ensuite la calomnie de Perlet, accusant Fauche-Borel d’avoir servi la police de Bonaparte et offert à Desmarest sa collaboration, en 1813. — Quel intérêt aurait poussé Fauche à trahir la cause au succès de laquelle, depuis si longtemps, il consacrait toutes ses forces, et cela juste à l’heure où il était facile de prévoir qu’elle allait triompher ? Si Fauche s’est enrôlé dans la Police impériale, pourquoi ne livrait-il pas à Desmarest les lettres qu’il recevait de Perlet, alors qu’il croyait celui-ci l’un des plus fermes champions de la cause royale ? Et, d’ailleurs, quelle confiance Desmarest aurait-il pu prêter aux offres de Fauche qui l’avait trompé déjà et dont il tenait en mains toute la correspondance, révélatrice d’un zèle ardent pour les Bourbons ? Arguments sans réplique, en effet, que Berryer résuma en une péroraison éloquente : — « Que l’on consulte ces registres qui comprennent les noms de toutes les personnes à la solde de la Police : Fauche dégage les ministres, en ce qui le concerne, des obligations qui couvrent le secret de leurs opérations... Oui, Fauche-Borel déclare solennellement relever les dépositaires de ces dossiers de tous empêchements qu’ils pourraient admettre par scrupule, les déliant d’avance de la discrétion qu’ils croiraient lui devoir comme à un agent confidentiel... » Décidément, Fauche manquait de mémoire et si la déclaration de son avocat avait été prise au mot, il se fut trouvé bien penaud : il existait, en effet, dans les archives du ministère de la Police, certain dossier à son nom qu’il suffisait, — comme aujourd’hui, — de feuilleter, pour y découvrir une lettre datée du 15 juin 1804, par laquelle, prisonnier à la Force, « il protestait de son attachement au Gouvernement de l’Empereur » et « se livrait entièrement » à Desmarest : celui-ci avait même écrit en marge de cette supplique : demande d’être traité comme espion. Il n’est pas possible que, en ce mois de mai 1816, alors que les journaux publiaient en longues colonnes le compte rendu du procès de Fauche-Borel, quelque employé curieux n’ait pas ouvert ce dossier pour s’y renseigner sur le personnage dont les revendications encombraient les gazettes. Si, en réponse à l’apostrophe de Berryer, quelqu’un avait déposé sur le bureau du Président ce papier révélateur, l’effet d’audience eût été vif et, peut-être, le plus étonné de tous eût-il été l’oublieux libraire. Mais non, aucune indiscrétion ne fut commise : et voilà qui est rassurant pour ceux dont le nom traîne dans les cartons de la Sûreté générale. Le silence des policiers a, de tout temps, été méritoire : combien de petits retraités des services secrets de la Préfecture auraient pu amasser des notes à sensation sur la société parisienne et publier des ouvrages assurés d’une vente considérable rien qu’en recueillant leurs souvenirs ! Aucun ne l’a jamais fait : les Mémoires de policiers sont nombreux, mais beaucoup sont apocryphes et il est bien rare de rencontrer chez les autres des révélations à scandale. Il y a, chez tous ceux que le devoir oblige à se pencher sur les vilenies humaines, une réserve pitoyable et pudique qui ressemble au mutisme des confesseurs.

Quand Berryer se tut, le Président demanda : — « Perlet est-il là ? » Personne ne répondant, l’Huissier appela à voix haute « le plaignant Perlet. » Une attente, suivie d’une rumeur d’étonnement ; Perlet n’avait pas osé affronter cette seconde audience ; son avocat lui-même s’était abstenu d’y paraître : l’un et l’autre désertaient la lutte et s’avouaient eux-mêmes vaincus. On remit à huitaine pour entendre le substitut du Procureur du Roi.

Fauche-Borel était vengé : les débats avaient pleinement établi la parfaite continuité de son zèle royaliste ; — pour affirmer sa bonne foi, l’un de ses plus actifs adversaires n’avait pas reculé devant la gêne de charger d’un crime répugnant un ancien ami d’enfance ; — son avocat avait dissipé les derniers nuages qui auraient pu tacher le ciel pur de ses bonnes intentions ; — le public, à plusieurs reprises, s’était permis de manifester ses impressions favorables, presque enthousiastes ; — et son adversaire même proclamait sa propre défaite en quittant la place avant la fin du procès. Nul doute que la dernière audience ne consacrât ce triomphe et que les conclusions du ministère public ne parachevassent cette apothéose. Au jour dit, le substitut Riffé se leva de son siège et commença en ces termes : — « Une union exorbitante de noms qui ne devaient jamais être rapprochés a dû, dans ce procès, exciter votre indignation : ce qu’il y a de plus noble et de plus auguste s’est trouvé en contact avec ce qu’il y a de plus vil et de plus misérable : le nom du Roi a été proféré à côté de celui de Perlet. Qui l’a osé ? Le sieur Fauche-Borel, et, dans le devoir de notre ministère, nous sommes obligés de lui en adresser publiquement le reproche... » Jusque-là, rien d’anormal ; on pouvait croire à une assez maladroite entrée en matière : mais le substitut poursuit : — « Le sieur Fauche-Borel pouvait-il penser que le jugement du tribunal, en supposant qu’il lui fût favorable, le réhabiliterait dans les bontés qu’il avait perdues ? La décision des tribunaux peut-elle lier en rien celui de qui ils tiennent le droit de la rendre ? Les Rois attendent-ils un jugement pour oublier les torts qu’on a envers eux ? Et quand vous aurez prononcé, le monarque sera-t-il obligé de croire Fauche-Borel justifié ? Non, non, messieurs, il n’en est point ainsi ; les puissances de la terre ne doivent qu’à Dieu seul compte de leurs secrètes pensées ; elles sont placées trop haut pour qu’il nous soit permis de lire dans leur cœur, alors qu’elles ne l’ouvrent pas ; et le jugement que sollicite le sieur Fauche-Borel n’influera en rien sur ce qu’il a droit d’attendre désormais de bonté et d’estime de la part de notre auguste monarque !... »

Le pauvre libraire, qui s’était attendu à des félicitations, écoutait, consterné, n’en croyant pas ses oreilles. On ne le lui envoyait pas dire : même absolument lavé de l’immonde calomnie de Perlet, il n’avait pas à espérer la fin de sa disgrâce ; car c’était bien manifestement le Roi qui se faisait entendre par la voix de son Procureur : nul magistrat, en effet, ne se fût permis de si catégoriques déclarations, s’il n’y eût été expressément invité par « quelque inspiration d’en haut, » émanant, très probablement, de la Chancellerie. Et le discours prend l’allure d’un âpre réquisitoire : — Contre Perlet ? — Non, contre Fauche-Borel, pris maintenant directement à partie : — « Vous avez voulu vous justifier ; mais, pour le faire, vous avez commis l’indiscrétion la plus condamnable ; vous avez fait connaître des pièces qui auraient dû rester secrètes... » Fauche-Borel n’a-t-il pas, du reste, été récompensé bien au delà de ses mérites, et quel mortel n’envierait son sort ? Songez donc ! — « Il a fidèlement servi le Roi ; il a joui de sa présence auguste ; de sa bouche sacrée il a reçu des témoignages de sa bonté, caractère prédominant de notre souverain ; il a vu à découvert ce cœur royal et pur dans ses projets d’amour pour son peuple... Pourquoi n’a-t-il pas conservé dans le secret de son âme ce bonheur dont tous les Français seraient jaloux ? En le divulguant il en devenait moins digne ! »

Vittel n’a-t-il pas joui, lui aussi, « du bonheur le plus ineffable ? — N’est-il pas mort pour la cause du Roi ? Mort digne d’envie, mort glorieuse, mort qui illustrerait la vie la plus obscure et la plus ignorée. » On s’attarde ici, peut-être trop complaisamment, à cet échantillon d’éloquence judiciaire ; mais, outre que cet étonnant pathos contient en germe le triste dénouement des aventures de Fauche-Borel, il est un spécimen curieux de ce qu’inspirait à un magistrat qui, trois ans auparavant, avait « requis » tout aussi chaudement, il n’en faut pas douter, au nom de Sa Majesté l’Empereur, l’idolâtrie de commande pour ce Roi si longtemps dédaigné.

Le jugement fut rendu le jour même ; il donnait satisfaction sur tous les points à Fauche-Borel qui s’entendait « renvoyé » de la plainte incidente en calomnie portée contre lui par Perlet ; Perlet était condamné à cinq années d’emprisonnement, à 2 000 francs d’amende, à l’interdiction de ses droits civils pendant dix ans, à la restitution de la somme escroquée par lui à Fauche-Borel, soit 14 108 francs, augmentés des intérêts à compter du jour de la demande, à 300 francs de dommages-intérêts et aux dépens du procès ; il lui était en outre fait défense de vendre et distribuer son Exposé, déclaré faux, calomnieux et attentatoire à l’honneur de son adversaire ; le Tribunal ordonnait enfin que « le présent jugement serait imprimé au nombre de cinq cents exemplaires et affiché, le tout aux frais dudit Perlet. »

Fauche-Borel triomphait donc du calomniateur, mais non de la calomnie. Louis XVIII, qui avait supporté noblement la pauvreté, l’abandon, l’oubli humiliant même, ne voulait pas être ridicule, et la publication de son audience accordée à un mouchard l’assimilait à un roi de vaudeville : il ne devait jamais pardonner cela. Quand, en politique, un homme est parvenu à un but longtemps poursuivi, il n’aime pas à se remémorer les ornières et la boue des chemins qu’il a dû suivre pour l’atteindre : les lui rappeler, et bruyamment, est le plus sûr moyen de lui déplaire.

Mais Fauche ne l’entendait pas ainsi : en le lançant, à son corps défendant, dans ce qu’il s’obstinait à appeler « la diplomatie, » une « bouche auguste, » — celle du Prince de Condé, — lui avait promis, en cas de Restauration, un million comptant, une place éminente et le cordon de Saint-Michel ; or, la Restauration était un fait accompli ; il voulait son cordon, sa place et son million. Il consent à transiger cependant et à compter pour rien les « trente années » de sa vie consacrée à la cause des Bourbons, les « mille dangers » auxquels il s’est exposé, « ses sacrifices de tous les genres, » son « dévouement de tous les instants ; » mais, au moins, qu’on le rétablisse dans la situation où on l’a pris ; et il dresse le bilan de cette situation ; elle était superbe : — « Je jouissais d’une grande aisance ; j’étais à la tête de deux établissements considérables ; je commandais à un capital de près de 500 000 francs, et je ne devais rien... » Il le clame, il le croit, car sa mégalomanie s’accentue en proportion de sa disgrâce ; et le malheureux se condamne à cette vie surmenante du quémandeur qui assiège les bureaux, sollicite des protecteurs, se procure des attestations, fait antichambre, est évincé, gémit, importune, pétitionne sans rémission ni vergogne. Partout il trouve sourdes oreilles. Rien ne vient ; des mois, des années passent : et il n’est pas le seul qui attende : il y a, là-bas, dans l’Ouest, de vieux chouans mutilés dans la grande guerre ; leurs fils sont morts le fusil en main, leur champ est ravagé, leur maison est en ruine : quand ils ont appris le retour du Roi, ils ont pensé : c’est la revanche ! Personne ne songe à eux : les veuves des paysans tués pour le drapeau blanc obtiennent 30 francs d’allocations annuelles ; les cinq enfants du grand Cathelineau n’ont pas assez de pain pour vivre dans la chaumière d’où leur père sortit, appelant la Vendée aux armes ; la veuve de Lescure, la veuve de La Rochejaquelein sont, — en 1816 ! — sous la surveillance de la police... Par compensation, la sœur de Robespierre reçoit 2 000 francs de pension !... Ceux qu’on pouvait récompenser par un portefeuille, une grande distinction, un titre de duc, étaient facilement satisfaits : c’est ce qui advint à Blacas, à la Maisonfort, à la Châtre, à Dandré, à l’abbé de Montesquiou, pour se borner aux noms épisodiquement cités au cours de cette histoire ; Carlos Sourdat était colonel, attaché à l’état-major du gouverneur de Paris ; mais les petits, que faire pour eux ? Le budget de la France n’aurait pas suffi à attribuer une pension, même modique, à tous ceux qui estimaient posséder un droit à la reconnaissance du Roi restauré. L’abbé Ratel, mal reçu à Paris, s’en retourne vivre en Angleterre où il a ses habitudes ; Leclerc, l’œil vairon, l’homme de la Correspondance anglaise, revient en France, obtient un petit secours annuel, dont il vivra jusqu’en 1839 ; celui-là se contentait de peu ; le brave Ange Pitou, qui, au temps de l’agence Brotier, a donné tout son argent, s’est endetté pour le service du Roi, et a été déporté à Cayenne, présente maintenant ses comptes : le Trésor royal reconnaît qu’il est dû au chansonnier 545 750 francs ; mais on le lanternera d’année en année et il trépassera, en 1846, sans avoir touché un écu. Ce créancier des Bourbons, à soixante-douze ans, fut rencontré mendiant par les rues et l’Etat hérita définitivement du demi-million que ce pauvre hère avait avancé en Fructidor.

Fauche-Borel, peu disposé à tant de résignation, était, d’ailleurs, perdu de dettes, ayant laissé à Berlin, à Hambourg, en Suisse, en Angleterre des créanciers qui montraient les crocs. Pourtant, il paradait encore, ne voulant pas abdiquer : on le voyait aux diners de Barras, — autre épave dédaignée des temps de trouble, — qui, lui aussi, fanfaronnait sous le mépris unanime, et posait au « dernier des républicains, » en tenant table ouverte dans son fastueux intérieur de Chaillot. Fauche devait s’asseoir là, un soir, aux côtés d’un jeune écrivain dramatique, à l’aurore de sa renommée, Alexandre Dumas : rencontre que le grand conteur consigna plus tard en ses entraînants Mémoires. Louis XVIII étant mort, usé par la goutte. Fauche entreprit en 1825 le voyage de Reims pour assister au sacre de Charles X ; il assure y avoir été convié par le Roi lui-même : il est plus probable que, dans sa vanité, grandissante à mesure que ses horizons se rétrécissaient, il voulut se faire voir en cette réunion « de toutes les grandes notabilités, des insignes de l’Europe entière. » Sa folie progressait : il se donnait alors le titre de chevalier, et signait Louis de Fauche-Borel. Le changement de règne lui parut favorable à de nouvelles récriminations : il reçut encore des promesses, de bonnes paroles, reprit espoir : il n’abandonnait pas son rêve du million, du superbe emploi et de la décoration que lui avait, trente ans auparavant, promis le Prince de Condé, s’il réussissait à gagner Pichegru aux Bourbons. Or, le malheureux estimait « avoir réussi ! » Et c’est pour l’établir et le prouver que, rentré à Neuchâtel, il entreprit l’œuvre immense de relater l’histoire de sa vie et de ses missions diplomatiques.


Non loin de lui végétait l’homme dont le nom restera toujours associé à celui de Fauche-Borel, — Perlet. — Après sa condamnation, pour éviter la prison, Perlet avait passé la frontière et s’était fixé à Genève, sa ville natale. Sans argent, il trouva asile chez sa sœur, brocheuse, place de la Magdeleine : lui-même dut prendre le cousoir et apprit à brocher ; — « sans quoi, l’hôpital, » écrivait-il. L’amertume minait ce déchu qui avait connu, avant Fructidor, des jours de succès et d’aisance ; d’abord il garda un silence prudent ; peu à peu, l’humiliation de son métier manuel, la médiocrité de son salaire, son isolement, sa vie misérable, lui mirent au cœur une sorte de rage. Comme Fauche-Borel, son adversaire dans un duel de dix années, il rêvait aux millions qui lui avaient échappé ; tout en maniant le plioir ou en battant les feuilles, il déplorait que son ténébreux génie fût à court d’un moyen de refaire sa fortune. N’avait-il pas été, déjà, au retour de sa déportation, aux prises avec le dénuement ? Il s’était bien tiré d’affaire et procuré des sommes appréciables en mystifiant un sot ; n’aurait-il donc plus la chance de rencontrer un nouveau pigeon à plumer ? A qui tendre un piège ? Quelle ruse employer, inédite et sûre, pour retrouver les profits d’autrefois ? Telle était sa vésanie, son obsession constante. Comme les ressources de son esprit ne lui fournissaient rien de nouveau, il revint au procédé qui lui avait naguère réussi et, après trois ans de méditation, saisissant l’occasion du désarroi où l’assassinat du Duc de Berry mettait le Gouvernement français, il écrivit à M. Siméon, ministre de l’Intérieur du cabinet Richelieu, qu’un homme « comblé des bienfaits du Roi, » venait de se présenter chez lui, Perlet, et « le croyant exaspéré par les injustices dont il était victime, » lui avait confié d’importants papiers dont la publication prochaine causerait « un très grand déplaisir à Sa Majesté. » Le ministre dépêcha aussitôt à Genève l’un de ses attachés, — le chevalier Catelin, — qui vit Perlet, et obtint de lui, moyennant une somme de 3 000 francs, la remise des documents compromettants pour la Monarchie. Quels étaient ces documents ? Quelque libelle de la fabrication de Perlet lui-même, sans doute, ou le résidu de pièces soustraites par lui des cartons lors de son passage à la Police. Perlet ne s’en explique pas : il dit seulement que ces papiers furent détruits. Il put s’assurer ainsi que son procédé n’avait rien perdu de sa valeur et qu’il parviendrait encore à en tirer parti. Aussi, trois ans plus tard, le 1er juillet 1823, il s’adressa au duc d’Havre, auquel Fauche-Borel l’avait présenté dans les premiers jours de la Restauration : rappelant sa précédente démarche qui avait épargné au Roi les plus graves embarras, il exposait que, cette fois, « l’affaire était bien autrement majeure ; » le hasard l’avait mis en possession d’un secret qu’il hésitait à révéler, tant pourrait être dangereuse la moindre indiscrétion. Le duc d’Havre communiqua la missive à M. de Corbière, ministre de l’Intérieur, lequel chargea le sous-préfet de Gex d’entreprendre une enquête sur Perlet et sur l’importance des révélations dont il menaçait le Gouvernement.

Le sous-préfet de Gex, M. Pourcelot, soucieux de montrer du zèle, ou désireux, tout simplement, de se dérouiller par une excursion à Genève, tomba, un beau matin, chez Perlet qu’il trouva à son établi. Il le questionna adroitement, donnant comme motif de sa visite le regret qu’il éprouvait de savoir « dans une position gênée un homme connu par son dévouement à la personne du Roi. » Il cherchait ainsi à inspirer confiance et à provoquer des confidences. Perlet s’observait, se bornant à déplorer « sa situation fâcheuse » et à exprimer sa reconnaissance à M. le sous-préfet pour sa réconfortante visite ; sur quoi celui-ci aborda nettement la question : le brocheur ne parut « ni surpris ni fâché ; » il détenait, en effet, dit-il, un secret d’importance : mais il avait besoin de quelques heures « pour en rédiger la révélation » et il promit qu’elle parviendrait à Gex par le courrier du lendemain.

Le jour suivant, le sous-préfet reçut une lettre : Perlet s’était ravisé : — « Je vous renouvelle, écrivait-il, la déclaration que j’ai eu l’honneur de vous faire hier dans ma chambre... Depuis plus de sept ans, je souffre par l’injustice des hommes les plus rudes privations de la vie.. Le temps est bien long, et j’ai soixante-cinq ans ! » Il continuait ainsi ses jérémiades, se flattait d’avoir déjà, depuis son exil à Genève, rendu un grand service au roi Louis XVIII en arrêtant une publication faite pour troubler le repos de Sa Majesté, et il terminait ainsi : — « Il y a quelques semaines, le hasard ou l’erreur où on est de mes véritables sentiments, m’a fait découvrir un projet d’une bien autre importance et que ma singulière position ne me permet pas encore de dévoiler... S’il y avait un danger pressant, je dirais tout ce que je sais... la prudence ne me le permet pas. » Quoique libellée en termes ambigus, la lettre n’était qu’une demande, mal déguisée, de pension ou de secours. C’est en ce sens que le sous-préfet en rendit compte au ministre, en même temps qu’il manifestait à Perlet son regret de ne pouvoir solliciter Son Excellence en sa faveur : — « Si, ajoutait-il, dans votre intérêt, il m’était permis de vous donner un conseil, ce serait celui de vous dévouer entièrement au service du Roi... en confiant à ses ministres tous les renseignements dont vous pensez qu’il serait utile qu’ils fussent instruits. » Mais Perlet prit mal la chose ; il riposta en homme désintéressé dont on a froissé la délicatesse : — « Je vois avec peine que vous êtes bien éloigné de me connaître ; vous ne suspecteriez pas ma sincérité. Mon dévouement à la personne de Louis XVIII n’a pas besoin d’être encouragé : le Roi lui-même en est convenu, le 22 juin 1808, dans sa résidence à Gosfield-Sussex, en me faisant écrire par M. le comte d’Avaray qu’il conserverait dans son cœur, en caractères ineffaçables, et jusqu’au jour des récompenses, le souvenir des services que je lui ai rendus. Telles sont, ajoutait M. d’Avaray, les propres expressions du Roi : sa mémoire est toujours fidèle quand elle est l’organe de ses sentiments… »

Invoquer comme un titre d’honneur les paroles que le Roi lui avait adressées, le prenant pour un serviteur héroïque, tandis que le mouchard ne s’introduisait à Gosfield que pour espionner, voilà un trait qui complète le personnage. Louis XVIII régnait encore et Perlet pouvait supposer que cette lettre serait mise sous les yeux de Sa Majesté. Croyait-il donc qu’on eût oublié à la Cour les scandales du procès de 1816 ? Oubliait-il lui-même ou sa tête était-elle tout à fait dérangée ? On le croirait à lire ses dernières lignes : — « Personne ne peut révoquer en doute que j’ai sauvé, seul, par un courage extraordinaire, Mme la Duchesse d’Angoulême d’une mort certaine lorsque cette princesse était enfermée au Temple. J’ai commandé en chef toutes les forces réunies des sections de Paris contre la Convention nationale ; j’ai été condamné à mort le 13 Vendémiaire... Pour toute récompense, je suis condamné par un tribunal inique et forcé de fuir une patrie que j’avais choisie... Votre lettre, monsieur, a comblé la mesure. Je ne demande rien. Il est parfaitement inutile que vous vous donniez la peine de m’écrire ; et encore moins de venir chez moi... mon parti est irrévocablement pris. » Si Perlet, on le voit, avait perdu la raison, il conservait son aplomb des bons jours et il mentait avec plus d’audace qu’il ne l’avait jamais fait. Fidèle au stratagème du faux Comité royal, il espérait aguicher, par cette fière attitude, le sous-préfet de Gex et l’obliger de le supplier humblement, — même à prix d’or, — de divulguer enfin le secret angoissant dont il se disait détenteur. Seulement il avait la main lourde : Dubois ni Desmarest n’étaient plus là pour guider sa plume, et il dut continuer le brochage, sa tentative de chantage ayant échoué. Pourtant il essaya, plus tard encore, de duper quelqu’un, car, quatre ans après, on voit le ministre d’alors, — c’était encore M. de Corbière, — réclamer au Préfet de police des renseignements sur le sieur Perlet : — - « Je voudrais surtout, précise l’Excellence, fixer mon opinion à l’égard des imputations faites au sieur Perlet par rapport à l’affaire du neveu du sieur Fauche-Borel. » C’est le dernier écho du drame. Perlet mourait l’année suivante, à Genève, le 29 novembre 1828, dans son taudis de la place de la Magdeleine.

Fauche-Borel apprit ce décès sans désespoir, quoiqu’il ne soit pas bien prouvé que, dans l’effondrement de toutes ses ambitions, il n’eût point parfois regretté le temps où Perlet entretenait ses illusions. À l’époque où celui-ci mourut, Fauche terminait le grand travail de ses Mémoires, œuvre immense qu’il voulait définitive. Dès 1824, il s’y était attelé et comme il souhaitait qu’elle fût aussi parfaite dans la forme que révélatrice par le fond, il s’était adjoint un collaborateur charge de la rédaction des quatre volumes in-8o que comporterait l’ouvrage. Afin d’éviter les contrefaçons et pour satisfaire l’avidité des lecteurs de toute nationalité, il devait paraître le même jour en texte français, à Paris et, traduit en anglais, à Londres. C’est du moins ce qui fut arrêté dans le traité signé entre Fauche et le sieur Tercy, chargé de mettre en bonne et correcte prose les notes et renseignements fournis par Fauche-Borel.

François Tercy était le beau-frère de Charles Nodier : tous deux francs-comtois se pouvaient dire presque compatriotes de Fauche, par conséquent ; la principauté de Neuchâtel ayant toujours été unie par des liens très étroits à la province française limitrophe. En outre, Nodier restait l’un des fidèles de Pichegru qu’il avait connu, alors qu’il était presque enfant, et pour lequel il gardait un culte d’admirative reconnaissance. On allait donc travailler « entre amis, » et pour mener à bien son grand labeur. Fauche résolut de se fixer à Besançon et d’y apporter la masse de documents, lettres, rapports, considérations sur la apolitique internationale, comptes, certificats de complaisance et autres dont se composaient ses archives. On a quelque trace de son séjour dans l’ancienne capitale de la Franche-Comté : l’incorrigible bavard, toujours en quête d’un auditeur, prit pour victime Charles Weiss, bibliothécaire de la ville, et celui-ci écrivait à son ami Nodier : — « Tu ‘m’as adressé M. Fauche… Dès le jour de son arrivée, il a fallu que je l’entendisse raconter dans le plus grand détail toutes ses missions. Depuis, il m’a rendu régulièrement cinq à six visites par jour, dans ma chambre, dans ma bibliothèque, partout où il espère me découvrir. Indique-moi un moyen de lui échapper… » Nodier répondait : — « Tu me demandes le moyen de te défaire de M. Fauche. Le plus sûr serait de mourir et j’y ai souvent pensé. Trouves-en un autre et fais m’en part… » C’est dire que le libraire neuchâtelois avait quelque peu perdu déjà de son prestige dans l’estime du clan Nodier-Tercy : cependant le contrat d’association tenait toujours et Nodier eut à cette époque mainte occasion de rencontrer la dupe de Perlet : c’est ainsi qu’il put tracer du personnage, dans ses Souvenirs de la Révolution, une silhouette si piquante et, probablement, si ressemblante.

Mais cette camaraderie ne pouvait pas durer ; le fameux Fauche devait être un collaborateur insupportable : tant d’illusions s’étaient chez lui transformées en rancunes, tant de déceptions avaient, dans son esprit aigri, tourné en griefs, qu’il eût voulu ne rien garder sur le cœur et prendre à partie toute la terre. Il entendait ne laisser personne impuni et dire leur fait aux grands comme aux humbles ; or Tercy était un parfait homme du monde, fort apprécié dans la société parisienne ; il lui répugnait d’épouser les querelles de Fauche et peut-être s’aperçut-il que celui-ci projetait de publier, non des Mémoires, mais un pamphlet, qui fût en même temps une apologie personnelle ; sans doute aussi s’avisa-t-il que les documents qu’il devait mettre en œuvre étaient quelque peu frelatés, car Fauche désirait produire seulement des pièces tout à son honneur et ne se gênait point probablement pour « arranger » à son goût celles dont les termes ne lui paraissaient pas suffisamment avantageux. Bref, Tercy se dégoûta de cette besogne ingrate et le traité de collaboration fut rompu.

Fauche s’adressa à Beauchamp, écrivain en vogue et bien préparé à ce travail par ses publications antérieures. Alphonse de Beauchamp, naguère employé au ministère de la Police, en avait été congédié pour indiscrétion : on l’accusait d’avoir puisé dans les dossiers laissés à sa disposition, une partie de la documentation de son ouvrage sur la Vendée : il connaissait bien le personnel de ces époques troublées et son tact dut épargner à Fauche nombre d’avanies. Néanmoins, les deux premiers volumes de l’ouvrage furent mis en vente, dans la seconde quinzaine de décembre 1828 : le troisième volume et le quatrième parurent à quelques semaines d’intervalle et, comme on le pense bien, le livre souleva des tempêtes. Celui qui réclama d’abord fut Montgaillard, lequel, pour mieux servir la Restauration, peut-être, affichait des opinions libérales ; il vivait misérablement rue Montmartre, vaguement surveillé, — et peut-être secouru, — par la police. Bien d’autres protestations suivirent ; il y en eut d’acerbes, il y en eut de piteuses ; Fauche-Borel, ou plutôt Beauchamp, répondit à tous. Barras, qui touchait à sa fin, reçut, « de la part de l’impudent Fauche lui-même, « les deux premiers volumes des Mémoires et rassembla ses dernières forces pour s’élever encore une fois contre les calomnies de « l’éternel fourbe » qui le poursuivait depuis tant d’années. Les grands seigneurs mis en cause, tels que Blacas ou la Maisonfort, dédaignèrent, eux, d’entrer en discussion avec Fauche ; Veyrat, fixé à Paris où il devait mourir, rue de Saintonge, dix ans plus tard, Veyrat garda également le silence ; les Mémoires de Fauche-Borel, en somme, le premier effet de scandale passé, eurent peu de succès ; il y a quelques années, on en rencontrait fréquemment, dans les boites des bouquinistes, des exemplaires non coupés et portant, au feuillet de garde du premier volume, cette mention tracée de la grosse écriture molle de Fauche : de la part de l’auteur ; il dut en offrir plus qu’il n’en vendit : l’ouvrage est prodigieusement lourd et abonde en dissertations fastidieuses. Présente-t-il quelque garantie de véridicité ? Oui, plus qu’on ne le croit et il ne mérite pas le mépris où il est tenu. C’est évidemment l’œuvre d’un fanfaron, infatué de son rôle et l’on y retrouve, presque à chaque page, des traits de cette jactance dont l’auteur était gonflé ; mais, si les faits y sont déformés à l’avantage du narrateur, — péché mignon des mémorialistes les plus considérés, — ils n’y sont pas, sauf exception, controuvés.

Le prix des quatre volumes était de 28 francs : sans doute Fauche s’attendait-il à ce que l’édition entière s’enlevât en quelques jours et fondait-il sur son œuvre de nouvelles espérances de fortune. Sa désillusion fut cruelle ; mais ce fut la dernière. De tout l’argent qui lui était passé par les mains il ne lui restait rien, que des dettes. Ses créanciers, le voyant sans protecteurs et abandonné de tous, se montraient exigeants ; sa femme était morte en 1824 ; tous ses enfants, sauf sa fille qu’il avait mariée en Angleterre, étaient également disparus. Afin de tirer parti de sa maison neuve du faubourg de Vieil-Châtel, il la transforma en auberge, — l’Hôtel Fauche ; — peut-être espérait-il que son renom assurerait la vogue de l’établissement : pas un voyageur de marque, pas un personnage de distinction, visitant la Suisse, ne manquerait de descendre chez « le célèbre Fauche-Borel. » Mais sa présence eût été nécessaire et il vivait peu à Neuchâtel, toujours sur les routes, agité, en proie à une excitation que sa fatigante activité ne parvenait pas à calmer. Il partait sans raison, revenait à l’improviste, semblable maintenant à un acrobate qui a laissé choir son balancier et tente cependant de se maintenir sur la corde raide. Dans la seconde quinzaine d’août 1829, il reparut à Neuchâtel, rentrant de Paris en proie à un égarement inquiet : il ne cachait pas que ses affaires allaient mal ; ses créanciers étaient intraitables ; on le menaçait de la faillite, peut-être de la prison. Il parlait de mourir et, par moments, son agitation faisait place à une profonde mélancolie ; on le surprit, un jour, maniant un rasoir... Les vieux Neuchâtelois se rappelaient que le père de Fauche donnait, sur la fin de sa vie, des signes de dérangement d’esprit et avait, durant sept années, soutenu contre la ville un procès auquel il s’était obstiné avec une exaltation maladive.

Le 4 septembre, vers quatre heures de l’après-midi, Fauche-Borel monta au dernier étage de son hôtel ; de là on découvrait un vaste et splendide horizon : le lac, les montagnes, la campagne verte et, massée sur la colline, la vieille ville, avec son tohu-bohu de toits, la gerbe de tours de son ancien château, la flèche de la Collégiale, le lacis des rues étroites que dominait le fronton de l’Hôtel de Ville ; derrière montait la rue de l’Hôpital, avec la modeste maison que Fauche avait quittée, un jour de juillet 1795, pour courir après la fortune. Trente-quatre ans de cela ! Et il se retrouvait, à soixante-sept ans, plus pauvre qu’en ce temps lointain, quand il vivait là avec sa femme et ses enfants. Alors il se pencha, s’élançant ; son corps tourna dans l’espace et vint s’abattre, brisé, sur le sol.


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier, 15 février et 15 mars.