Aller au contenu

Les Aliénés à l’étranger et en France/01

La bibliothèque libre.
Les Aliénés à l’étranger et en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 896-933).
02  ►
LES
ALIÉNÉS À L’ÉTRANGER ET EN FRANCE

I.
LES ALIÉNÉS À L’ÉTRANGER.

I. Rapports de M. Théophile Roussel, sénateur, à la commission du sénat, 2 vol. in-4o. — II. Rapport de M. le docteur Foville sur la législation des aliénés en Angleterre et en Écosse. — III. Maudsley, le Crime et la Folie. — IV. Docteur Bucknill, Recherches sur la meilleure classification et le traitement des aliénés criminels. — V. Docteur Motet, Broadmoor, Criminal Lunatics Asylum. — VI. G. Harrison, Chapitres sur la science sociale. — VII. Docteur Lunier, De l’Aliénation mentale en Suisse ; Annales médico-psychologiques. — VIII. Docteur Flamm, Études sur les colonies d’aliénés d’Allemagne.

Il en est un peu de certaines lois comme de ces tapisseries que les femmes du monde entreprennent à leurs momens perdus, laissent de côté, continuent à la campagne après les avoir abandonnées pendant un hiver, que mille circonstances empêchent de terminer : un voyage, une maladie, le désir de modifier le dessin, la nonchalance, l’oubli. Ainsi de ces projets que les commissions parlementaires et extra-parlementaires se passent et repassent indéfiniment, grossis de tous les contre-projets et rapports qu’ils traînent après chaque épreuve, embarrassés des utopies des ardens, des réclames des charlatans de popularité, des objections des consciencieux et des timides, allant d’une enquête administrative à une société de législation, ballottés entre un congrès médical et les cours d’appel, relégués dans ces fameux cartons ministériels, sortes de limbes politiques où dorment tant de lois mort-nées, puis repris et mollement discutés devant des assemblées distraites, pour lesquelles semble inventé le mot de l’ancien : « A demain les affaires sérieuses. »

Au nombre des réformes qui attendent le bon plaisir de nos gouvernans se place celle de la législation des aliénés. Qu’est-ce que l’aliéné ? Où commence, où finit la responsabilité humaine ? Où le libre arbitre ? N’existe-t-il pas des degrés presque infinis entre l’aliéné absolu et la personne jouissant pleinement de ses facultés ? Tout homme a-t-il dans le cœur un dément qui sommeille, prêt à se réveiller à l’appel du malheur ? Comment a-t-on traité l’aliéné, comment le traite-t-on aujourd’hui, quels sont les progrès sanctionnés par notre expérience et celle des autres peuples ? Peut-on concilier l’intérêt social et l’intérêt individuel, les droits de la famille et ceux de l’état, ceux de la science médicale et de la justice, qui semblent en conflit permanent ? Depuis de longues années déjà, médecins, jurisconsultes, écrivains, commissions s’évertuent à répondre ; le procès est encore en instance, mais on a réuni les divers élémens du dossier ; et le sénat aura l’honneur de l’avoir instruit, de le juger le premier. Un de ses membres, le docteur Théophile Roussel, a attaché son nom à l’œuvre, et, mettant à profit les travaux antérieurs, correspondant avec les aliénistes étrangers, étudiant sur le vif, avec ses collègues de la commission, les institutions de nos voisins, il a composé deux énormes volumes de 1,500 pages in-4o, suivis d’un projet qui parait réaliser les principales améliorations réclamées par la loi de 1838. Avec ce guide consciencieux, nous ferons aussi le tour du monde civilisé, nous pénétrerons dans ce royaume de la douleur, où, vers la fin du siècle dernier, les Pinel, les William Tuke, les Daquin, les Chiarugi, ces apôtres de la pitié sociale, apportèrent la lumière et l’espérance, en brisant le joug des superstitions barbares qui ravalaient les malheureux aliénés au rang des malfaiteurs.


I

C’est toujours un sujet d’étonnement pour un esprit français, épris d’unité et de clarté, que l’étude de la loi anglaise, qu’on a pu comparer à ces vieux manoirs seigneuriaux bâtis à diverses époques et dans différens styles, aux formes un peu lourdes, sans proportion, sans harmonie. Elle est en quelque sorte la mosaïque patiente des siècles, car les Anglais ont cette étrange habitude de conserver religieusement leurs traditions ; chez eux, les réformes se superposent aux institutions, et le présent, appuyé sur le passé, le continue, le développe, l’agrandit. De même qu’autrefois Rome sut accommoder à des besoins nouveaux des textes vieillis, élargir les formules légales sans les briser, tempérer son vieux droit strict, matérialiste et inflexible, par le droit grec plus spiritualiste et plus humain, ainsi les Anglais rusent avec leurs antiques coutumes pour y introduire les progrès reconnus nécessaires, ajoutant aux anciennes cours du royaume une juridiction nouvelle, la cour d’équité, au Common Law le droit d’équité et le droit statutaire ; mais ils se gardent bien d’abroger expressément les textes surannés, de renoncer à cette diversité, à ces bigarrures qui choquent nos cerveaux égalitaires, centralisateurs et géométriques. Qu’attendre d’un peuple qui confond sans cesse les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, confie à un tribunal la connaissance des élections entachées de corruption ou de violence, refuse de marcher comme un régiment et trouve bon qu’il existe une législation aliéniste particulière, non-seulement pour l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande, mais même pour certaines classes de la société ? Et cependant le vieux manoir, malgré son défaut de symétrie, frappe les connaisseurs par son caractère de solidité et de grandeur : dans ses vastes salles, à côté des antiques bahuts, des fauteuils séculaires, se rencontrent les meubles les plus modernes ; le maure du logis pousse fort loin l’entente du confortable et de la vie pratique. Pour parler sans images et prendre un exemple, la législation des lunatics est une des plus intéressantes qui existent, une de celles qui offrent le plus de traits originaux à retenir, de leçons à méditer.

En Angleterre comme ailleurs, la protection de l’aliéné, l’intervention efficace des particuliers, de l’état, datent de cent ans à peine. Beaucoup s’indignent contre ce XIXe siècle iconoclaste qui ne respecte rien et va jonchant le sol des débris des trônes et des croyances. Qu’ils interrogent le passé, et le passé leur répondra : peut-être, en examinant de près les misères, les défaillances d’un autre âge, se convaincraient-ils que les plaies du nôtre ne sont pas mortelles, qu’une même somme de foi, de dévoûment, de sacrifice existe aujourd’hui, mais qu’elle se répartit d’une autre façon, qu’en un mot, l’idée du respect se déplace et que l’abus même de la liberté ne doit pas nous rendre ingrats envers ses bienfaits. Jamais la charité privée et sociale, la bienfaisance n’ont enfanté de tels miracles, jamais on n’a montré un tel souci de l’enfance, des humbles, des faibles, de ces malades qui ont perdu la liberté de l’âme, et M. Gladstone a pu avancer en toute vérité que ce siècle est le siècle des ouvriers, ces malades de l’industrie. Y a-t-il quelque chose de plus propre à inspirer la modestie aux détracteurs de notre époque que cette lamentable condition de l’aliéné au moyen âge ou même dans les temps les plus rapprochés de la révolution française ? La science psychiatrique est encore dans l’enfance, tandis que l’astrologie, la magie se donnent la main et que l’ignorance populaire entretient d’absurdes légendes qui pèsent d’un poids cruel sur le pauvre fou[1]. On l’exorcise, on lui administre des simples récoltés le plus souvent par des sorcières, on ne se fait aucun scrupule de le battre, de le torturer, afin de contraindre à déguerpir les démons qui ont pris possession de son corps. Au besoin même, on l’enferme, chargé de chaînes, en de noirs cachots, les pouvoirs publics n’ayant d’autre souci que de protéger l’ordre contre ce lépreux moral, contre ce maudit ensorcelé. Heureux encore quand on se contente de lui attacher une clochette au cou, comme au bétail ! Ainsi faisait-on en Suisse pour les idiots complets (les bienheureux), que les parens laissaient vagabonder. Heureux quand on lui permet d’aller implorer sa guérison dans des pèlerinages, auprès des sanctuaires vénérés auxquels la piété populaire attribuait cette puissance ! Dans son remarquable travail, M. le docteur Foville rapporte qu’à l’ancien hôpital de Bethléem, à Londres, les lunatics demeuraient exposés en spectacle pour la somme de quatre sous, et que cette redevance honteuse procurait un revenu annuel de 10,000 francs.

Cependant la question a préoccupé les pouvoirs publics anglais ; mais le parlement, qui déjà peut tout faire, s’est borné à voter en 1744 une loi de police destinée à sauvegarder la sécurité générale, sans améliorer le sort de ceux qu’on s’obstine à considérer comme des coupables, non comme des malades. Bills, enquêtes, intervention de Pitt, de Fox, de Howard, tout demeure inutile, jusqu’à ce qu’un simple citoyen de la ville d’York, le quaker William Tuke, ému de tant d’injustice, prenne l’initiative d’une croisade de bienfaisance et, secondé par ses coreligionnaires, fonde le premier asile véritablement humain. La première pierre fut posée en 1792, et, quelques années après, un médecin suisse écrivait aux rédacteurs de la Bibliothèque britannique : « Cette maison est située à un mille d’York, au milieu d’une campagne fertile et vaste ; ce n’est pas l’idée d’une prison qu’elle éveille, mais plutôt celle d’une grande ferme rustique ; elle est entourée d’un jardin : point de barreaux, point de grillages aux fenêtres. » L’impulsion était donnée : cédant à la contagion du bien, parfois aussi puissante que la contagion du mal, les particuliers, l’état, célèbrent la Retraite d’York comme l’établissement modèle qui doit servir de point de départ à toutes les améliorations : lois, enquêtes se succèdent presque sans relâche, entraînant d’importantes réformes qui ont trouvé leur principale expression dans deux bills de 1845 et de 1853. De cette époque date la création du conseil supérieur des aliénés (Board of Commissioners in Lunacy), institution fondamentale autour de laquelle gravitent toutes les autres et qui, sous la direction de lord Shaftesbury, « le Nestor de la philanthropie contemporaine, » a rendu les plus éminens services, porté la hache dans la forêt des abus, augmenté le nombre des asiles, consacré de sa haute autorité les méthodes les meilleures.

Le Board of Commissioners se compose de onze personnes : trois médecins, trois avocats, cinq membres de la haute société ou de la noblesse ; seuls, les avocats et médecins reçoivent des appointerons, 37,500 francs, mais ils ne peuvent se livrer à aucune autre occupation salariée. Chaque commissioner entrant en exercice prête serment de remplir son mandat avec « discrétion, impartialité et fidélité. » Ses fonctions sont de deux sortes : fonctions d’ordre administratif, fonctions de surveillance et de contrôle ; ces dernières consistent en visites d’inspection sur toute la surface de l’Angleterre, dans tous les établissemens, visites obligatoires d’un avocat et d’un médecin, qui jouissent de pouvoirs fort étendus, arrivent à l’improviste, de nuit comme de jour, restent aussi longtemps qu’il leur plaît, se livrent à des investigations minutieuses, adressent au bureau de Londres les résultats de leur enquête. Tout aboutit à ce conseil supérieur : pièces d’admission, sorties, évasions, décès, liste des aliénés indigens conservés dans leurs familles ; il tient un registre général et publie un rapport annuel de 400 à 500 pages, vendu très bon marché, pénétrant dans les détails les plus intimes de ce grand service, à la différence de ce qui se passe en France, où bureaux et ministres s’accordent pour faire de l’administration une puissance occulte et mystérieuse, sorte d’arche sainte dont on dérobe soigneusement les arcanes aux regards indiscrets du public. Il a un budget spécial dont l’état comble le déficit, fait ses propres règlemens en même temps que ceux des maisons licenciées, rédige des instructions communes aux hôpitaux enregistrés, aux asiles des bourgs et comtés, autorise des poursuites contre ceux qui transgressent la loi, se préoccupe du recrutement des surveillans et infirmiers, correspond librement avec tous les aliénés, sans que personne puisse ouvrir leurs lettres, à plus forte raison les siennes. Ainsi, le lunatic peut à tout instant recourir à sa protection : garantie excellente contre ces séquestrations illégales qui servent de pâture aux revendications des romanciers, des journalistes, et dont l’enquête de 1877 a démontré l’extrême rareté. En 1883, lord Shaftesbury rendait ce bel hommage aux médecins aliénistes anglais : « Il est très remarquable que le nombre des certificats qui ont passé par notre bureau depuis 1859 s’élève à plus de 185,000, et, cependant, de tous ces certificats, je ne crois pas qu’il y en ait plus d’une demi-douzaine qui aient été trouvés défectueux. Les certificats jusqu’à ce jour ont été très corrects, et je suis absolument certain que, de ces 185,000 malades, il n’y en avait pas un qu’on eût enfermé sans une bonne et claire démonstration qu’il devait être mis en traitement. » Ne nous plaignons pas, au reste, de ces défiances invétérées de l’opinion publique, qui, même lorsqu’elles dépassent le but, tiennent du moins en haleine la vigilance du parlement, impriment une crainte salutaire aux directeurs d’asiles que leur conscience ne protégerait pas assez contre eux-mêmes et contre des sollicitations intéressées.

Les formalités varient selon qu’il s’agit de placemens d’office, prescrits par les dépositaires de l’autorité publique, ou de placemens volontaires, effectués par les particuliers. Les premiers ont presque toujours pour objet des indigens : lorsqu’on peut les conserver à domicile, le médecin des pauvres leur doit une visite trimestrielle, suivie d’un rapport au bureau des commissioners et au greffier des juges de paix du comté ou du bourg ; mais il semble que ces prescriptions aient grand’peine à passer dans la pratique. Au 31 décembre 1882, le nombre de ces indigens ne dépassait pas 6,255, ayant à peine augmenté de 400 depuis 1859, tandis que les indigens placés dans des établissemens s’élèvent de 25,984 à 62,587. Ceux-ci sont donc dix fois plus nombreux, et voici comment on procède à leur égard. Le médecin des pauvres constate-t-il qu’un indigent est dans un état de folie qui nécessite le placement, il en informe par écrit les officiers de charité des paroisses, qui, à leur tour, avisent d’urgence le juge de paix du canton ou du bourg. Ce magistrat se fait amener ou va trouver à son domicile l’aliéné présumé, et, assisté par un médecin, délivre, s’il y a lieu, une ordonnance. Médecin, officiers de charité, juge de paix, n’ont pas plus de trois jours chacun pour se conformer à ces règles. Au besoin, lorsqu’on ne peut amener le malade devant le magistrat, un ministre de la religion de la paroisse et un officier de charité, accompagnés d’un médecin, peuvent délivrer l’ordonnance de placement.

Quant à l’aliéné non indigent, le législateur a cru devoir lui épargner l’intervention du juge de paix, qu’il remplace par une demande de placement signée d’un parent ou d’un ami et par deux certificats de médecins. La demande indique l’état civil du signataire et du malade, les relations qui les unissent, le jour, le lieu où ils se sont vus. Les certificats médicaux entrent dans de minutieux détails et n’attestent pas moins la sollicitude du bureau des commissioners. Lorsque, en cas d’urgence, on n’aura pu produire qu’un seul certificat, il faudra en apporter deux autres dans le délai de trois jours. Une fois interné, l’aliéné a d’autres garanties : le journal médical et le case book, deux registres d’observations tenus par le médecin traitant, les visites obligatoires et répétées des commissioners, des officiers charitables des paroisses, des comités de visiteurs composés de juges de paix et de médecins. Nommés par la reine, recrutés parmi la noblesse et la gentry du pays, investis d’attributions importantes, les juges de paix exercent leur charge gratuitement, le médecin seul est payé ; le comité des visiteurs joue dans sa circonscription le rôle du bureau des commissioners en Angleterre. La correspondance de l’aliéné avec eux est inviolable, mais lorsqu’il écrit à d’autres personnes, le superintendent peut lire sa lettre et, s’il le juge à propos, l’empêcher de parvenir à son adresse ; alors il mentionne sur la lettre même les motifs de cette mesure, qu’il soumet aux commissioners ou aux visiteurs.

Si l’aliéné indigent n’entre pas dans un établissement de la même façon que l’aliéné non indigent, il en sort plus difficilement aussi. Il faut que l’autorisation soit signée de trois visiteurs, tandis que, pour le lunatic pensionnaire, il suffit d’une requête de la personne qui a signé la demande de placement. Bien entendu, le médecin traitant a le droit de s’opposer, par un certificat motivé, à la mise en liberté, sauf appel aux commissioners ou aux visiteurs, qui, après deux visites, à sept jours au moins d’intervalle, statuent en dernier ressort. Ce sont eux aussi qui autorisent les congés temporaires à titre d’essai et, s’il s’agit d’indigens, leur accordent un secours hebdomadaire qui ne doit pas dépasser le prix de leur pension. Enfin le souci de la liberté individuelle est poussé si loin que toute personne sortie d’un asile, et qui prétend avoir été retenue sans motif, obtient gratuitement la copie des certificats médicaux et de la demande en vertu desquels on l’a séquestrée.

Entrons maintenant dans les asiles des comtés et des bourgs, où le confortable, ce mot si anglais, a réalisé de véritables merveilles. Quelques-uns, Banstead, Colney-Hatch, Hanwell, renferment deux mille lunatics environ et mesurent l’étendue d’une petite ville. Voici d’abord les bâtimens continus, à étages superposés, qui permettent une surveillance facile, offrent la plus grande commodité pour répartir les appareils de chauffage, distribuer l’eau, la vapeur, le gaz, organiser les services acoustiques, électriques, téléphoniques. Depuis quelques années, on a commencé à appliquer le système des constructions à pavillons détachés, qui reproduit à peu près le type de notre hôpital Lariboisière ; ainsi pour les asiles de Banstead et de Caterham. Le dortoir commun devient la règle, la chambre à un fit l’exception. Autant que possible, les malades mangent ensemble : ici, on sépare les hommes et les femmes ; là, ils prennent leurs repas dans une salle unique, avec des tables spéciales pour chaque sexe. Distraire les malades, maintenir chez eux quelques habitudes de décence, concentrer le service de table à côté de la cuisine et empêcher les alimens de se refroidir par de longs transports, tels sont les avantages de cette pratique, que préconisent hautement les aliénistes anglais. Rien de mieux entendu que l’organisation des bains : quelques établissemens n’ont pas reculé devant la dépense d’un véritable hammam. Et, puisque l’influence du monde extérieur sur le monde de l’âme est si sensible, puisque la mélancolie et la misère sont les plus sûrs véhicules de la folie, les Anglais s’efforcent de procurer à leurs aliénés les apparences de la gaîté et du bonheur : leurs asiles ont une grande salle de fêtes (le mot ne sonne-t-il pas étrangement en un tel sujet ? ) avec un petit théâtre ; on y joue la comédie, on donne des concerts, des bals une ou deux fois par semaine. Partout des jardinières garnies de plantes vertes, des vases de fleurs, des volières, des aquariums ; tel établissement ne contient pas moins de deux mille statuettes en plâtre. Comme dépendances immédiates, d’élégans jardins d’agrément, avec de rians parterres de fleurs, entourés de ce beau gazon qu’un écrivain comparait à du velours qui pousse ; parfois de véritables parcs ; le tout complété par une ferme qui offre aux malades le plus puissant des dictâmes : le travail de la terre.

Le trait vraiment original et distinctif de l’asile anglais, c’est la fameuse méthode de traitement connue sous le nom de no-restraint, méthode inaugurée depuis près de cinquante ans, combattue, discutée, repoussée par la plupart des aliénistes du continent et de l’Amérique, mais qui, après avoir rencontré en Angleterre de sérieux adversaires, a fini par triompher et obtenir en quelque sorte l’autorité d’un dogme, « la sainteté d’un vœu. » Ce que Pinel avait fait pour les fers, les chaînes, les liens, constamment employés avant lui, le docteur Conolly, médecin en chef de l’asile de Hanwell, tenta, en 1839, de l’accomplir pour la camisole, les entraves et les gants. En quelques mois il supprima l’usage de ces engins dans une maison de huit cents aliénés, puis, fort de cette expérience décisive, dont il avait trouvé la première application à l’asile de Lincoln, il formulait, dans une série de rapports, sa théorie, affirmant, comme un article de foi, la nécessité de condamner tout moyen de contrainte corporelle appliqué directement sur les membres des malades. Voilà la doctrine, et ceux-là même qui ne l’acceptent pas reconnaissent qu’elle a eu pour résultat de diminuer partout l’usage de la coercition mécanique. Il semble, d’ailleurs, qu’on joue ici sur les mots et que l’implacable logique des choses prenne sa revanche, réduisant les exagérations et ramenant les formules abstraites dans le cercle d’airain de la réalité. Les adversaires du système Conolly ont beau jeu à prétendre que, quoi qu’on fasse, on ne saurait bannir la contrainte du traitement des aliénés. N’est-ce pas en effet la plus grave de toutes les contraintes que de les placer dans un asile, de leur assigner dans l’asile un quartier spécial, dans le quartier une place obligatoire ? Que dire de ces malades dangereux ou agités auxquels l’aliéniste anglais ne renonce à mettre la camisole que pour les jeter dans une cellule capitonnée, les maintenir de force avec des infirmiers ou leur appliquer des moyens de contrainte chimique, des médicamens stupéfians et narcotiques ? La camisole ne peut-elle, en certains cas, causer moins d’irritation que la contention manuelle ou la cellule ? N’a-t-on pas vu, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, des agités, qui, soumis à la réclusion, déchiraient leurs habits, se souillaient de leurs excrémens, offraient le plus affligeant spectacle ? La vérité, ce semble, est qu’il n’y a rien d’absolu en cette matière, que l’adoption du no-restraint demeure une question de budget, et qu’on ne saurait le mettre en pratique si l’on n’a beaucoup d’argent.

Les asiles des comtés et des bourgs, au nombre de soixante-trois, affectés surtout aux indigens, ne reçoivent pas de pensionnaires en principe, et, s’ils en admettent quelques-uns, ceux-ci sont toujours traités comme les autres. Sur 79,704 aliénés dont les commissioners constatent l’existence en Angleterre, ces asiles en contiennent un peu plus de 44,000, soit une proportion de 57 pour 100. D’abord facultatifs, ils deviennent obligatoires avec les lois de 1845 et 1853, qui corrigèrent cet excès de décentralisation en accordant au gouvernement les moyens de forcer la main aux récalcitrans. Désormais, chaque bourg ou comté doit avoir son asile ou s’associer avec un voisin : les juges de paix, réunis en session, déterminent les conditions principales du projet, qu’ils soumettent au conseil supérieur de Londres et au ministre de l’intérieur, votent une taxe spéciale destinée à assurer le paiement des frais, et désignent sept d’entre eux, qui constituent le comité de visiteurs. Celui-ci choisit le terrain, fait dresser les plans et devis, passe les marchés, surveille les détails de l’exécution, fixe les prix de pension, sans que ce prix dépasse 14 shillings (17 fr. 50) par semaine. Un bill de 1874 a sensiblement allégé les charges des paroisses : sous le nom de parliameniary grant, l’état fournit désormais une contribution de A shillings par semaine pour chaque indigent interné. Enfin, le comité de visiteurs nomme le personnel de l’établissement : un chapelain, approuvé par l’évêque et révocable par lui, un ou plusieurs médecins résidans, un secrétaire-trésorier, des médecins consultans ou assistans, les employés de tout ordre. Il détermine leurs appointemens, toujours fort élevés, et accorde, s’il le juge à propos, des pensions de retraite qui souvent atteignent les deux tiers du traitement. Le principal médecin résidant, chargé de la direction générale, prend le titre de superintendent : s’il jouit, en fait, d’une large indépendance, il n’est en droit que le délégué du comité, qui peut le révoquer du jour au lendemain. De telles prérogatives ne vont pas sans exciter de vives critiques : les contribuables se plaignent de la libéralité des juges de paix, s’étonnent que des magistrats nommés par la reine règlent le budget des comtés ; les médecins demandent que la loi les assimile aux autres fonctionnaires civils et consacre leur droit à une pension de retraite, dût-elle être moins forte que celle qu’ils tiennent de l’arbitraire du comité des visiteurs. Le gouvernement paraît disposé à entrer dans cette voie, et, depuis quelque temps déjà, il promet d’organiser des conseils financiers de comtés, qui, espère-t-on, se montreraient plus économes des deniers de leurs électeurs.

A côté des asiles des bourgs et comtés, il faut placer les hôpitaux enregistrés, les plus anciens établissemens charitables, seuls, jusqu’en 1808, consacrés à la guérison des maladies mentales. Comme les autres hôpitaux anglais, ils ont pour origine, soit une fondation pieuse, soit une souscription entre particuliers, se soutiennent par des dons et des legs, s’administrent au moyen d’un conseil de surveillance que nomment les souscripteurs et observent en général les règles imposées aux asiles des comtés. Aujourd’hui, les hôpitaux enregistrés, au nombre de quinze, avec une population qui, au 1er janvier 1883, dépassait 2,834 malades, s’adressent surtout aux lunatics de la classe moyenne, qui, sans être réduits au paupérisme, se trouvent trop peu aisés pour payer la pension, très élevée, des maisons licenciées. Ils participent de l’asile privé, en ce que les contribuables n’ont rien à verser, que les pouvoirs de l’état ne les administrent pas et se contentent de les contrôler ; de l’asile public, en ce qu’ils sont des établissemens charitables constitués sans aucune pensée de gain, et que les bénéfices, s’ils en réalisent, servent à améliorer le sort des malades. Le bureau des commissioners a si bien reconnu les mérites de l’institution, qu’il a proposé à plusieurs reprises la construction, par le gouvernement, de quelques hôpitaux destinés à recevoir les pensionnaires de la classe moyenne. Dans son rapport de 1881, il constate l’insuffisance de ceux qui existent et la pénible nécessité où se trouvent des personnes d’une éducation supérieure, des avocats, des médecins, des prêtres, de vivre en commun avec les indigens dans les asiles publics.

« Tous les aliénés indigens de l’Angleterre ne sont pas admis de droit dans les asiles des comtés. Ces établissemens sont destinés, en principe, aux aliénés que leur état rend dangereux pour eux-mêmes ou pour la société, et à ceux qui ont chance de guérir sous l’influence d’un traitement approprié : c’est une sorte de séjour de faveur pour l’aristocratie des victimes indigentes de l’aliénation mentale. Quant à la masse des autres aliénés, imbéciles ou idiots de naissance, fous inoffensifs et incurables, vieillards atteints de démence tranquille ou de paralysie, ils trouvent un refuge dans les workhouses, non à titre d’aliénés, mais à titre d’indigens, et en vertu du droit à l’assistance publique que possèdent en Angleterre tous ceux qui, faute de ressources, ne peuvent subvenir à leur existence. » On sait, en effet, que, depuis 1601, ce pays admet le principe de la charité légale, pratiqué dans de grands établissemens qui tiennent du cloître et de la prison, tempéré par l’obligation du travail et de la vie en commun, sauf la séparation des sexes, qui s’étend aux membres mêmes de la famille. Hospice pour les vieillards, hospice de maternité, crèche, écoles, ateliers d’apprentissage, hôpital séparé pour les prostituées malades, hôpital pour les aliénés, chapelles, on rencontre réunis, au workhouse, presque tous les services hospitaliers. Il n’en était pas de même autrefois : confondus avec les autres hôtes de la maison, les aliénés subissaient trop souvent un traitement inhumain, et si de grands progrès ont répondu aux efforts des commissioners in lunacy et de l’administration des pauvres, on regrette encore que les indigens du workhouse soient parfois chargés de leur surveillance. D’ailleurs, la contribution des 4 shillings a eu pour conséquence l’envahissement des asiles publics par une foule de lunatics chroniques qui coûtaient moins cher au workhouse : ceux qui y restent encore ne dépassent pas le chiffre de 17,330. Le remède consisterait à créer des workhouses spéciaux aux aliénés inoffensifs, à l’exemple de la ville de Londres, qui a construit les trois grands asiles de Leavesden, Caterham et Darenth, où vit, — si l’on peut appliquer le mot de vie à une telle situation, — où achève de mourir une population de plus de cinq mille incurables.

Enfin les aliénés reçoivent l’hospitalité dans les maisons licenciées ou asiles privés, ceux qui échappent le plus à l’action de l’état, ceux qui de tout temps ont soulevé les attaques les plus ardentes, et, à une époque antérieure, révélé de fâcheux abus. Alors les aliénistes les plus autorisés appuyaient de leur témoignage les récriminations des journaux, des romanciers, et lord Shaftesbury n’hésitait pas à déposer en ces termes dans l’enquête de 1859 : « En considérant l’ensemble de la question, je vois que le principe des bénéfices à réaliser constitue un inconvénient très sérieux : c’est contre lui que nous sommes obligés d’élever tant de mesures législatives compliquées… » Dans ses Principes d’économie politique, John Stuart Mill déclare que c’est l’état seul qui doit prendre soin des personnes privées de raison ; le docteur Bucknill propose de construire des asiles publics pour quatorze cent cinquante malades, la moitié environ de ceux qui habitent des maisons privées. Celles-ci n’ont pas non plus manqué de défenseurs qui ont invoqué le droit de la famille de procurer à des malades très riches un confort exceptionnel, de les soustraire aux règles uniformes, à la discipline un peu sévère des asiles publics : ils ont retourné l’argument de l’intérêt personnel, en soutenant que le médecin payé d’une manière invariable n’a plus aucun stimulant, tandis que l’autre verra ses bénéfices augmenter en raison directe de la réputation de sa maison. En 1877, lord Shaftesbury a reconnu qu’on avait obtenu d’heureux changemens, que, sous l’aiguillon de la concurrence, de l’opposition dirigée contre eux, les propriétaires se montraient plus disposés à faire des dépenses : leurs ennemis théoriques admettent que, dans la pratique, on ne saurait se dispenser de tenir compte d’un état de choses établi. Au reste, ils tombent sous la férule des commimoners et des juges de paix qui peuvent refuser ou retirer la licence, et ne l’octroient qu’à bon escient. Parmi ces asiles privés, huit, par leur importance, rivalisent avec les asiles publics[2], reçoivent par centaines des pensionnaires au compte des familles et même des aliénés indigens ; les autres, quatre-vingts environ, sont des maisons de santé destinées aux seuls pensionnaires (private patients) ; elles ont, en moyenne, une cinquantaine de malades ; quelques-uns sont des écoles pour les enfans arriérés, où l’on réussit à atténuer les inconvéniens de leur infirmité en leur donnant quelques linéamens d’éducation. Ainsi de l’asile d’idiots d’Earlswood, situé dans le comté de Surrey, que le docteur Billod a visité, en 1881, et dont il a rapporté des impressions intéressantes. « A part quelques rares exceptions, où une physionomie régulière et une organisation physique normale s’observent en même temps qu’une oblitération plus ou moins complète des facultés intellectuelles, il était impossible de n’être pas frappé, dans l’ensemble, d’une certaine défectuosité de formes, d’un certain degré de dégradation physique coïncidant avec la dégénérescence intellectuelle et morale. » Malgré ces conditions si désavantageuses, on tirait partie de presque tous ces enfans. Il y en avait de très adroits dans leur métier : l’un d’eux avait, de ses mains, construit un charmant petit modèle de navire avec tous ses agrès. A son arrivée, il était sourd-muet, très sauvage, ne faisait entendre qu’un grognement inarticulé et cherchait toujours à s’enfuir dans les buissons du parc. On était parvenu à le rendre très sociable, et il s’était formé à un langage intelligible.

Cette énumération resterait incomplète si l’on oubliait de mentionner une pratique qui consiste à soigner un pensionnaire isolé, moyennant rémunération, dans des maisons particulières. Ici plus de licence, plus de droits à payer ; mais la tutelle de l’état se manifeste encore par de nombreuses exigences : demande de placement, double certificat médical, autorisations, visites des commissioners et des juges de paix. L’inobservation, de ces règles place les délinquans, coupables de misdemeanour, sous le coup de fortes amendes et de la prison. On évalue à quatre cent cinquante le chiffre de ces pensionnaires isolés.

C’est encore à l’Angleterre que revient l’honneur d’avoir la première abordé et résolu pratiquement la question des aliénés criminels : de 1800 à 1869, son parlement n’a pas voté moins de seize lois qui s’y rapportent. Non certes que le sujet n’ait point préoccupé le législateur antique ; mais si le jurisconsulte romain en arrive à admettre l’irresponsabilité pénale du dément, celui-ci retombe dans la misérable condition du fou ordinaire, et Marc Aurèle se contente d’ordonner : « Qu’on l’enferme dans une prison,.. sa maladie est un châtiment bien assez terrible ; ., cependant observez-le de plus près, enchainez-le, si vous le trouvez bon… » En Angleterre, les premières mesures sont inspirées par des attentats contre le roi George III : le jury rend un verdict de non-culpabilité en déclarant « qu’il acquitte l’accusé, parce que celui-ci paraissait avoir été sous l’influence de la folie au moment où l’acte coupable avait été commis. » Bientôt après, une loi intervient qui consacre l’innovation, oblige le jury à expliquer les motifs de son verdict, ordonne de faire séquestrer le prévenu, pendant le bon plaisir de sa majesté, dans des établissemens d’aliénés. En 1857, le bureau des commissioners publia un rapport qui concluait à la nécessité d’un asile spécial : on avait fini par trouver déplorable cette confusion des aliénés ordinaires et des aliénés criminels ; on la jugeait humiliante pour les premiers, et d’un détestable effet moral, à cause du langage, des tendances toujours dangereuses des seconds, qu’il faut aussi garder avec plus de sévérité, qui absorbent l’attention du personnel de surveillance, et entretiennent l’idée que l’asile est une prison. Mais convient-il de jeter dans cette maison spéciale tous les aliénés criminels sans exception, d’y séquestrer, pêle-mêle avec des coquins grossiers et sans aveu, des hommes qui se distinguent habituellement par la délicatesse de leurs manières et de leurs mœurs ? Et, d’autre part, ne devrait-on pas y donner place aux aliénés à tendances criminelles ? Ces questions, soulevées par des savans tels que le docteur Bucknill et le docteur Hood, indiquent la gravité pénétrante du problème. Elles ont reçu une solution partielle grâce au bill de 1860, qui décida la création de l’asile spécial de Broadmoor, situé à douze lieues de Londres « dans une vallée heureuse » et ouvert en 1863 ; il met à la disposition du ministre de l’intérieur l’aliéné criminel, le condamné devenu aliéné, lui permet de les placer à Broadmoor[3], de les en retirer, de les transférer dans d’autres établissemens, s’il le juge à propos, d’accorder des congés temporaires et des sorties provisoires. On met une sage mesure dans ces libérations : devant la commission d’enquête de 1881, le docteur Orange rapportait l’exemple d’un sergent qui a tué sa femme, ses six enfans, et qu’on garde à Broadmoor depuis la fondation : « Nous conservons ces gens-là, qu’ils aient l’air guéris ou non. Il est bien différent de rendre la liberté à un homme qui, huit jours auparavant, a commis un meurtre, ou à un homme qui n’a commis que quelque délit insignifiant, » Quant aux convicts coupables avant leur folie de grands crimes, le ministère de l’intérieur a fait approprier pour leur traitement une aile spéciale de la prison de Woking, qui est exactement le pendant du quartier spécial de Gaillon en France. Broadmoor contient quatre cent cinquante aliénés environ ; il frappe le visiteur étranger par une discipline parfaite, la splendeur de l’installation, le soin exceptionnel du régime alimentaire, le nombre des gardiens (un pour cinq malades), leur tenue excellente. Ces qualités mêmes ont soulevé des objections assez graves en Angleterre : que la surveillance exige plus de précautions, plus de dépenses, on l’admet sans trop de peine, mais il semble étrange qu’on soigne, qu’on nourrisse mieux les aliénés criminels que les innocens, et depuis quelques années, on a, sous ce rapport, réalisé d’assez fortes économies. D’autre part, les paroisses, les comtés se plaignent amèrement qu’on mette à leur charge une partie des frais qui doivent retomber entièrement sur l’état, et l’opinion publique se fait l’écho de ces justes griefs.

Très complète, progressive et infiniment prévoyante pour la personne de l’aliéné, la législation anglaise demeure à peu près muette, inerte et comme frappée de paralysie dès qu’il s’agit de sa fortune. En dehors des lunatics du lord chancelier, on dirait qu’elle voit dans tous les autres des indigens qui n’ont aucun intérêt en jeu : on conçoit que cette banqueroute de la loi facilite les abus de confiance et que, même avec les meilleures intentions, les familles en soient réduites à des expédiens irréguliers pour administrer les biens de leurs aliénés. Les commissioners ont tenté de suppléer à ce silence en recommandant aux directeurs d’asiles de ne fournir à leurs pensionnaires ni l’autorisation, ni la possibilité matérielle « de signer des actes, documens, chèques ou autres papiers, disposant de leur avoir ou intéressant leurs revenus, » Cette fois encore on ne respectait pas la loi, mais on la tournait pour le bon motif. Dans l’enquête parlementaire de 1877, quelqu’un rappela cette protestation d’un ancien lunatic qui, se plaignant qu’on lui eût permis de signer une décharge d’un dépôt d’argent, signala avec raison ce qu’il y avait d’illogique à le laisser régler des affaires qui réclamaient l’exercice d’un jugement sain, en même temps qu’on le retenait dans un asile comme dément, il y a bien un bill de 1862 qui autorise le lord chancelier à prendre en mains, sans formalité préalable, les intérêts des aliénés de fortune moyenne, mais, on ne sait pourquoi, cette clause reste stérile : un très petit nombre, une vingtaine au plus, en ont profité.

Ainsi, d’un côté, 78,000 lunatics présumés pauvres et insuffisamment protégés ; de l’autre, un millier environ de lunatics, dont une législation cinq fois séculaire s’occupe énergiquement. On les appelle les aliénés du lord chancelier, et, détail piquant, la tutelle de leurs biens a commencé longtemps avant celle de leurs personnes, tant l’individu, considéré comme simple dépositaire de sa fortune, disparait devant l’intérêt collectif, tant la nécessité de perpétuer la puissance des grandes familles importait à la solidité des institutions politiques ! D’après ce vieux droit anglais, le roi, parmi ses prérogatives, comptait la garde des biens des idiots et des fous, mais il va de soi qu’il ne les gérait pas lui-même : il les déléguait à un parent ou à quelque courtisan qui partageait les bénéfices avec lui ; de là cette ancienne expression populaire : « Demander quelqu’un au roi. » Dans Peines d’amour perdues, le bouffon Costar lance cette réplique à un autre personnage qui parait douter de son bon sens : « Vous ne pouvez pas nous demander ; je vous assure que nous savons parfaitement ce que nous faisons. » Aujourd’hui, la protection des aliénés du lord chancelier s’exerce par les soins d’un haut comité composé de cinq membres : deux masters in lunacy (maîtres en aliénation mentale) ; trois visitors ; les premiers reçoivent 50,000 francs d’appointemens ; les seconds, 37,500. La déclaration de folie a lieu après une longue et coûteuse procédure, connue sous le nom d’inquisition, dans laquelle le malade ou son conseil peuvent requérir la garantie d’un jury. Le master désigne ensuite deux tuteurs : l’un, chargé de l’administration des biens, l’autre, de la personne ; il détermine la somme annuelle que celui-ci pourra consacrer à l’aliéné, d’ordinaire les deux tiers du revenu, lui impose l’obligation de fournir un cautionnement, de présenter des rapports. Viennent enfin les visitors, qui assurent l’exécution des règles, rendent compte de leurs visites au chancelier et aux masters. Cette institution, un peu fossile, toute de privilège et de tradition, qui rappelle involontairement la réflexion célèbre : Faisons de l’arbitraire, mais légalement ; a donné prise à de sévères critiques, et l’un des masters in lunacy, M. Balfour, l’a jugée d’un mot : « Je suis partisan d’une réforme complète de la procédure en vue de la rendre plus simple, plus expéditive et plus économique. » Quelqu’un a défini la chambre des communes : un club d’hommes riches. Ne pourrait-on dire à propos de ces aliénés de la chancellerie qu’il y a là une législation faite pour des millionnaires par des millionnaires[4] ? Déjà, d’ailleurs, la démocratie a frappé à la porte de la constitution anglaise, et la grande niveleuse, qui réalise trop volontiers la légende de Procuste, cherche, là comme partout, à renverser les injustes inégalités, les préjugés gothiques et les lois vermoulues. Mais ce peuple n’est plus au temps où Hobbes lui donnait la formule de l’égoïsme absolu, de la curée brutale : « L’homme est un loup pour l’homme, » et il a accompli des choses si rares avec le sentiment de la liberté, qu’on peut croire qu’il exécutera les autres réformes sans emprunter à l’égalité ses dogmes exclusifs, en répétant avec le penseur : Devenir, travailler, se dévouer, voilà dans tous les ordres la noble devise de l’humanité.


II

Comment se défendre de cette espérance lorsqu’on voit de quel pas a marché l’Ecosse, ce pur joyau de la couronne britannique, avec quelle audace, quel esprit d’initiative les aliénistes d’Edimbourg, cette Athènes du Nord, abordent aujourd’hui ces problèmes qui naissent sans cesse les uns des autres, comme pour montrer qu’il reste toujours beaucoup à faire ! On était resté stationnaire pendant longtemps ; jusqu’au milieu du siècle, on avait tâtonné, tenté quelques efforts partiels, bâti quelques asiles, mais l’œuvre demeurait confuse, incohérente, les bonnes volontés stériles ; les abus, cette rouille sociale, se glissaient partout, et, en 1845, lord Shaftesbury poussait en plein parlement ce cri d’alarme : « Je ne pense pas que, dans aucun pays de l’Europe ou même de l’Amérique, les aliénés indigens soient dans un état de souffrance et de dégradation comparable à celui où ils se trouvent dans le royaume d’Ecosse. » Une femme eut l’honneur de prononcer les paroles décisives, ces paroles qui sont des actes, condensent des sanglots séculaires accumulés dans le silence, subjuguent le pâle troupeau des hésitans et sonnent le tocsin de la délivrance. Miss Dix fît pour les aliénés, ces esclaves de la matière, ce que le livre de Beecher Stowe, la Case de l’oncle Tom, fit pour les esclaves des États-Unis. Le docteur Tuke raconte ce touchant épisode : « Une dame américaine bien connue, miss Dix, qui consacrait toute sa vie à la défense des intérêts des aliénés, visita l’Ecosse en 1855, et j’ai pu recueillir de sa bouche, à son retour de cette expédition philanthropique, le récit de l’abandon cruel où elle avait vu les aliénés indigens. Elle produisit tant d’effet par ses visites, ses remontrances et par l’assurance qu’elle ne manquerait pas de dire la vérité en haut lieu, à Londres, qu’un fonctionnaire d’Edimbourg résolut de prendre les devans sur l’envahisseuse américaine. Prévenue à temps, miss Dix fut à la hauteur des circonstances : elle abandonna en toute hâte le théâtre de ses observations, prit la malle de nuit et fit son apparition, dès le lendemain, chez le ministre de l’intérieur, pendant que le monsieur d’Edimbourg était encore sur les grandes routes sans se douter qu’elle le précédât. » À sa voix, le ministre s’émut, nomma une commission royale dont l’enquête eut pour résultat le bill de 1857 : rien n’entravait la liberté d’action du parlement, car le terrain n’était pas encombré par d’antiques institutions ; sur cette table rase on put bâtir un édifice d’un style unique, harmonieux, habilement conçu et exécuté d’après les règles d’un art consommé.

Dès lors, point d’aliénés de la chancellerie, point d’inquisitions, de masters, ni de visitors : à la tête du service, un bureau central (Board of commissioners in lunacy for Scotland), formé de cinq membres nommés par la reine, chargé de régler toutes les questions, investi de pouvoirs plus étendus encore que ceux de leurs collègues anglais. Aucun placement ne saurait avoir lieu dans un workhouse (maison de pauvres) sans leur autorisation ; leurs visites, quand il s’agit d’aliénés placés chez des particuliers comme pensionnaires isolés, sont obligatoires et s’adressent à tous, indigens ou non. La protection des biens regarde d’abord les tribunaux ordinaires, qui, s’il y a lieu, nomment un administrateur, puis les commissioners, qui s’occupent de la gestion de celui-ci. Ainsi l’autorité judiciaire et l’autorité administrative se prêtent un mutuel concours dans l’intérêt du malade ; seulement la chimère de la justice gratuite avait hanté sans doute le cerveau du législateur de 1857, car la procédure d’interdiction est assez coûteuse et ne saurait convenir pour celui dont les ressources sont limitées.

Le bureau des commissioners a lui-même formule les règles de placement des malades dans ses rapports annuels et il convient d’en donner un aperçu. L’état ne s’occupe point des aliénés non indigens tant qu’ils habitent avec leur famille et qu’on n’a pas de raison de supposer qu’elle les maltraite ; si toutefois il a fallu les enfermer de force dans leur maison depuis plus d’un an ou les soumettre à des moyens de contrainte mécanique, avis doit en être donné au bureau qui les fait visiter et s’adresse au shérif, haut fonctionnaire salarié dont les fonctions correspondent à celles de nos préfets et présidons de tribunaux. Le lunatic non indigent est-il mis en pension chez des étrangers, la loi, sortant aussitôt de son demi-sommeil, exige, sous peine d’amende, et, dans les quinze jours, une autorisation du bureau central ou une ordonnance du shérif. Quant à l’aliéné indigent, l’officier de charité, dès qu’il apprend son existence dans la paroisse, avertit les commissioners, qui décident s’il sera conduit à l’asile du district ou ailleurs. En principe, l’Écosse ne connaît que le placement d’office ordonné par le shérif après la production de deux certificats de médecins attestant, sous leur responsabilité personnelle, les faits qu’ils ont constatés eux-mêmes ; mais, en cas d’urgence, on admet le placement, sans ordonnance, avec un seul certificat, pourvu que, dans les trois jours, les formalités habituelles soient remplies. Ce placement provisoire tend de plus en plus à devenir la règle, et la pratique, cette pierre de touche des principes, lui donne raison, puisque la guérison des maladies mentales dépend beaucoup de la rapidité du traitement, puisque aussi, sur 7,364 personnes admises de la sorte de 1880 à 1882, 67 seulement, pour des causes diverses, ont quitté l’asile avant l’expiration des trois jours, une seule par suite du refus du shérif d’ordonnancer le maintien d’office. Il peut arriver que la démence n’ait pas un caractère assez aigu pour justifier des certificats médicaux et qu’il y ait néanmoins intérêt à faciliter le traitement du malade dans un asile : alors le superintendent peut l’accepter comme pensionnaire bénévole, sur sa demande écrite et avec l’assentiment d’un membre du bureau central.

C’est en Écosse que le système du traitement dans les maisons particulières, système moins onéreux, qui permet de remédier à l’encombrement progressif des asiles, a donné ses résultats les plus remarquables. On l’a organisé avec un soin extrême, en l’appliquant à des sujets exceptionnels qui, le 1er janvier 1883, n’étaient pas moins de 1,693, alors qu’on compte à peine 10,500 aliénés dans ce pays : chacun d’eux a son dossier individuel et complet à Edimbourg, et tout propriétaire peut se faire autoriser à en recevoir trois ou quatre. Ces indigens, entretenus aux frais des paroisses, restent souvent avec leur famille, qui, grâce à la pension qu’elle reçoit, se trouve récompensée de ses peines, dédommagée de ses dépenses ; ainsi l’affection et l’intérêt, ces deux mobiles trop souvent désunis, qui se portent de si rudes coups, sont en quelque sorte mariés et s’accroissent l’un par l’autre. Le docteur Foville a constaté, non sans raison, l’analogie que présente ce service avec celui des enfans assistés en France, sous cette réserve qu’en Écosse le contrôle dépend d’un bureau central installé à Edimbourg, tandis qu’ici il aboutit à un chef-lieu de département, où il se confond avec les attributions multiples des préfets qui lui impriment une surveillance moins rigoureuse.

Les asiles privés écossais ne se distinguent des anglais que par leur petit nombre et la quantité fort restreinte de leurs malades, mais les asiles publics ont une physionomie originale chez ce peuple qui se flatte de marcher à la tête de la civilisation aliéniste. Voici d’abord les asiles royaux, les plus riches, les mieux organisés, constitués en vertu d’un acte du parlement ou d’une charte, avec le produit d’une fondation, de libéralités particulières, comparables aux hôpitaux enregistrés, recevant à la fois des indigens et des pensionnaires : ils sont au nombre de sept, Aberdeen, Dumfries, Dundee, Morningside, Gartnavels, Montrose, Penh ; — les asiles de district, formés pour un ou plusieurs comtés, gouvernés pur des conseils spéciaux, sous la haute tutelle des commissioners d’Edimbourg ; — les asiles de paroisses, qui correspondent aux asiles de bourgs, et ne renferment que des indigens ; le plus important, Woodilee, près de Lonzie, contient environ cinq cents malades des deux sexes ; — des quartiers spéciaux, dépendant des Poorhouses, absolument distincts des autres parties de la maison, réservés aux indigens incurables et inoffensifs ; — des écoles spéciales, Training Schools, établissemens charitables pour les enfans idiots et imbéciles ; — deux quartiers séparés pour les aliénés criminels dans la prison de Perth, un pour les hommes, un pour les femmes, avec des préaux spacieux, des terrains de culture : ni l’un ni l’autre n’ont l’aspect répulsif d’un bâtiment pénitentiaire, mais le mur de la prison les abrite et la proximité de celle-ci permet au besoin des secours rapides. Les convicts, ou condamnés devenus aliénés, restent à la prison commune, si l’autorité médicale le juge possible ; mais d’ordinaire on les place dans le quartier spécial, où ils demeurent jusqu’à l’expiration de leur peine, davantage même si l’intérêt de leur sécurité et du public le réclame. Quant aux aliénés du bon plaisir de la reine, reconnus inoffensifs, on les transfère du quartier de Perth à l’asile de leur circonscription, où ils sont traités dorénavant comme les autres malades. Il en est qui, depuis longtemps, paraissent rétablis et que, cependant, les médecins n’osent relâcher purement et simplement, à cause des rechutes possibles : à ceux-là le ministre de l’intérieur peut accorder des sorties conditionnelles ; le malade alors a pour résidence obligée le domicile d’un particulier, qui devient responsable de lui, fait chaque mois un rapport sur son état, affirme l’observation des règles qu’on lui a imposées. Si, par exemple, il a commis un acte criminel sous l’impulsion de la folie alcoolique, le gardien ou nourricier devra certifier qu’il n’use plus de liqueurs fortes. Un médecin va le voir deux fois par an, et, au moindre indice suspect, les commissioners provoquent sa réintégration dans le quartier pénitentiaire.

La grande réforme des Écossais, leur découverte par excellence, celle dont ils s’enorgueillissent le plus, qu’ils défendent et propagent depuis quelques années par la plume, la parole et l’exemple, c’est la méthode dite des portes ouvertes ; elle est à la doctrine de Conolly ce qu’était celle-ci aux principes de Pinel, de Ferras, de Tuke. — Partant du principe commun à toutes les écoles : écarter du malade ce qui réveille l’idée de prison, les Écossais en déduisent ces audacieuses pratiques : suppression des murs d’enceinte auprès des préaux, des portes fermées dans l’intérieur des asiles, extension considérable des congés sur parole. C’est le contrepied du système habituel que le docteur Lassègue caractérisait en disant que « le fonctionnaire le plus important d’un asile, c’est le portier. » A Woodilee, on dit : « Tenez les portes fermées, l’aliéné épiera le moment où elles s’ouvrent pour s’échapper ; ici il est entouré de soins, exempt de contrainte et ne songe pas à s’enfuir. » Il habite au milieu d’un domaine rural dont les pelouses et les jardins entourent les bâtimens ; point de cour réservée à telle ou telle catégorie de malades ; tout est ouvert comme autour du château d’un lord, partout on circule sarts entraves, aucune serrure fermée à clé pendant le jour ; pour ouvrir les portes des habitations, il suffit de tourner un bouton ordinaire ; les aliénés dépensent en libre grâce leur énergie, et, affirment les apôtres du nouvel évangile aliéniste, les Rutherford, les Blair, cette faculté d’expansion fait disparaître beaucoup plus vite l’agitation. A Dumfries, l’administration a loué de vastes domaines afin de procurer à ses riches pensionnaires les plaisirs de la pêche et de la chasse. Non-seulement ils prennent leurs repas dans une vaste salle unique, mais on y place à côté les uns des autres les hommes et les femmes, afin d’entretenir les habitudes de courtoisie qu’ils avaient dans le monde raisonnable. Que deviennent alors l’ordre et la discipline ? Ne retombe-t-on pas en pleine anarchie ? Nullement, car les directeurs d’asiles remplacent les obstacles matériels par la précision dans l’emploi du temps, l’enchaînement des occupations et la régularité acquise des habitudes, surtout par des gardiens nombreux, recrutés avec un soin sévère, qui s’appliquent à gagner la confiance des malades et exercent sur eux une surveillance invisible mais continuelle. N’est-ce pas alors le cas d’appliquer la boutade de Beaumarchais : « Aux vertus qu’on exige d’un surveillant, combien de médecins seraient dignes de devenir surveillans ? » On en trouve cependant, en les payant bien, en les soumettant à une sorte d’entraînement qui leur donne une éducation appropriée avec l’amour de leur métier. Les aliénistes écossais affirment que leur méthode n’entraîne pas plus d’accidens que celle des portes fermées : voilà le point litigieux ; autant les Anglais se montrent disposés à recommander certaines pratiques, telles que placemens provisoires, extension du traitement à domicile, sorties conditionnelles, congés sur parole ; autant ils témoignent de répugnance contre le système des portes ouvertes, contre ce « vain simulacre de liberté. » Ralliât-il plus tard tous les suffrages, bien des causes, la dépense entre autres, empêcheront sans doute ou retarderont longtemps son application ; peut-être aussi, ce qui est vérité en Écosse, est-il erreur au-delà. Si ses inventeurs ont fait fausse route, du moins se trompent-ils noblement, et leur tentative serait de celles dont il reste quelque chose, de celles qui sèment du bonheur et prennent rang parmi les monnaies idéales de l’humanité.


III

Traversons maintenant l’océan et abordons les États-Unis, où nous attend un spectacle beaucoup moins satisfaisant : Jonathan, aliéniste, reste très inférieur à John Bull, l’ancienne colonie à la métropole, la république modèle à la monarchie modèle. Point de législation centrale, quarante états à peu près souverains, quarante statuts différens ; ici, des lois bien étudiées, des établissemens magnifiques ; là, des anomalies choquantes, des asiles défectueux, mal surveillés, des règlemens hâtifs, improvisés au gré du caprice de l’opinion, cette folle du logis des peuples. Dans certains états, la pratique corrigeant l’incompétence des parlemens locaux, les mœurs exagérant les défauts d’une réglementation incohérente ; un véritable délire de libéralisme, l’invasion du jury, cette garde nationale judiciaire, chargé de trancher les questions de folie. On semble ignorer que l’abus de la liberté entraîne l’absence de liberté, qu’il ne sert de rien de proclamer des droits si on ne les garantit point. C’est par excellence le pays de l’égoïsme divinisé, de l’âpre lutte pour la vie, celui où retentit le plus la dure imprécation antique : Vœ victis ! Malheur aux faibles ! Sans doute, l’Américain est généreux, et, parvenu à la fortune, il contribuera à fonder l’asile, où, dérision du sort ! entreront peut-être ceux-là même qu’il aura ruinés par ses faillites lucratives et rendus fous. Mais, auparavant, quel large mépris de son semblable, quelle furieuse course vers la réussite, cette raison d’état de l’homme public et de l’homme privé, quelle ardeur à réaliser le dicton national : « Ce qui est à moi m’appartient, ce qui est à toi est à moi ! » Comment s’étonner si les passions mauvaises trouvent leur pâture là où la justice faiblit, où la politique, l’éternelle corruptrice, envahit les institutions les plus sacrées, où les gardiens de la loi la gardent si mal ? Una papeleta, disent les Espagnols, en parlant de l’inanité des textes écrits. Qu’attendre d’un peuple chez lequel règne la doctrine du Chacun pour soi, alors qu’une bonne législation aliéniste repose tout entière sur le principe chrétien : Chacun pour les autres ?

Ainsi, ou peu s’en faut, s’expriment les hommes les plus compétens et les plus intègres. En 1876, M. George-L. Harrison, président du conseil de l’assistance publique de l’état de Pensylvanie, publiait un livre où il trace un tableau effrayant des scandales, des abus de tout genre dont souffraient les aliénés, les citoyens arbitrairement enfermés comme tels, et il n’hésitait pas à les attribuer surtout à l’incompétence du personnel chargé de la direction des hôpitaux. Les nominations, dit-il énergiquement, sont en général dictées par des considérations politiques ; il faut, à tout prix, récompenser d’une manière quelconque un partisan et on lui accorde une place pour laquelle il n’a aucune aptitude, mais qu’il regarde comme le prix légitime de ses services électoraux. De telles positions, qui devraient être inamovibles, aller aux meilleurs, aux plus savans, sont livrées à des politiciens de rencontre, qui, loin de traiter la politique comme le premier des arts, en font le dernier des métiers : le mal s’accroît encore de ce que, aux États-Unis, la profession de médecin est libre ou soumise à des règlemens fort divers. Presque à la même époque, le docteur Shurtleff, directeur-médecin de l’asile de Stockton, écrivait : « La loi, dans l’état de Californie, est telle, que ni les directeurs, ni les inspecteurs n’ont de contrôle sur les admissions. Comme conséquence, deux ou trois cents aliénés couchent sur les planches des corridors. » Depuis 1873, la plupart des états de l’Union ont voté de nouvelles lois ; mais ont-elles remédié à l’insuffisance des anciennes, guéri les défauts signalés ? On peut en douter en lisant le récit douloureux d’une séquestration d’un aliéné inoffensif, enfermé par son propre frère depuis trente ans dans une petite cabane isolée, et enchaîné comme une bête féroce. « Quand l’agent du comité a visité la hutte, le patient, entièrement nu, mais tout couvert de crasse, d’immondices et de vermine, porteur d’une barbe longue de deux pieds, et d’une effroyable saleté, était accroupi sur le plancher à une balle de paille pourrie qui lui servait de lit. A sa portée était une terrine noire contenant de vieux os et quelques rebuts de la table de la famille du fermier. Cette pitance lui avait été jetée pour son repas de midi. La chaîne n’avait que vingt pouces de long… La cheville enchaînée était rétrécie par la pression continue du fer, ridée et pelée. C’était la première fois, depuis trente ans, que quelqu’un lui parlait, et son long mutisme lui avait fait perdre l’usage de la parole ; sa langue était rouillée. Le monstrueux personnage qui avait osé infliger ce supplice à son frère, dans sa frayeur d’être livré à la justice, a donné toutes sortes de raisons à l’agent. Il n’a pas voulu placer son frère à l’hôpital, à cause de la honte qui en aurait rejailli sur la famille. Si on le laissait dans une aussi révoltante saleté, c’est qu’on ne pouvait pas le tenir propre ; s’il était nu, c’était sa faute, car on lui avait donné des vêtemens quand on l’a enfermé. Si on le tenait enchaîné, malgré son extrême faiblesse, c’est qu’il était vigoureux à l’époque où on lui avait mis la chaîne, et qu’on n’a pas jugé nécessaire de la lui enlever quand elle est devenue inutile ; il y était fait, et l’on n’a pas voulu changer ses habitudes. Le bourreau a reconnu que personne n’entrait jamais dans la hutte : c’est lui-même qui portait au séquestré son immonde nourriture, qu’il lui faisait passer au bout d’un bâton. Une fois ou deux par an, quand on voulait nettoyer la hutte, avec une longue perche introduite par le trou, on refoulait dans les coins les immondices, la paille en putréfaction, et l’on faisait entrer un peu de paille fraîche par la même ouverture… Au rapport unanime des médecins qui ont examiné l’insensé, il aurait certainement recouvré la raison s’il avait reçu des soins en temps utile. Aujourd’hui, il est incurable. »

Le comité chargé de veiller à l’exécution de la loi de 1883 a fourni le commentaire le plus éloquent à ces atrocités en déclarant qu’il ne divulgue pas les noms « par le motif qu’il y a très probablement, dans la Pensylvanie, un grand nombre d’autres infortunés séquestrés et traités avec la même cruauté, et que, dans l’intérêt des patiens, il donne l’assurance à leurs barbares parens que leurs noms ne seront pas livrés à la vindicte publique s’ils relâchent volontairement leurs victimes pour les envoyer dans les hôpitaux. » Le voilà donc obligé de pardonner de véritables forfaits, afin d’avoir quelques chances de prévenir leur continuation ! Et cela dans le pays qui se pique de respecter le mieux la liberté individuelle, qui entoure la séquestration de précautions excessives ! Mais ne serait-ce pas plutôt ce luxe de formalités qui contribue à entretenir de telles habitudes ? Beaucoup le pensent, et l’expérience de l’Illinois les a confirmés dans leur opinion. Pris d’un vertige d’utopie, le législateur de cet état avait, en 1873, imaginé de réviser tous les placemens existans : il fallut obéir, et les quatre cents malades de l’asile d’état comparurent devant le jury, qui rendit régulièrement un verdict de folie pour chacun d’eux. De telles absurdités ne pouvaient manquer de provoquer un mouvement de réaction : les médecins, les journaux scientifiques protestèrent contre cette singerie de protection, au bout de laquelle, sur quatre cents malades, on n’en avait pas découvert un seul qui « fût coupable de santé. » Ils montrèrent ces malheureux transformés en accusés, se défendant contre ceux-là même qui les aiment le plus, obligés de comparaître devant la cour du comté et livrés en spectacle à la curiosité de quelques badauds, parasites des cours d’assises, les secrets de la famille et d’une chambre de malade dévoilés en public, les jurés incapables de discerner la raison ou la folie. Ils n’ont pas encore triomphé complètement, car la loi de 1882 veut qu’on n’admette aucun aliéné s’il n’a d’abord été jugé en personne par un tribunal, devant un jury de six membres ; mais du moins a-t-elle décidé que, parmi ceux-ci, figurerait un médecin. Leur verdict mentionne la nature, l’ancienneté, les causes présumées, le caractère héréditaire ou non de la maladie ; et, s’il y a lieu, l’existence de crises épileptiques, de tendances à l’homicide ou au suicide.

En pratique, l’institution d’un jury pour la folie perd du terrain, et aujourd’hui les magistrats cherchent à établir une jurisprudence conforme à la loi de l’Ohio, qui, pour les aliénés ordinaires, confie le placement à un juge de la cour des probates et n’admet le jury que pour les aliénés criminels. Loin de s’en plaindre, les aliénistes de l’état n’ont cessé de préconiser ce système, qui les décharge de toute responsabilité. « Il n’est pas nécessaire, remarque l’un d’eux, que le malade soit amené devant un tribunal, en audience publique, dans un édifice public. Le père d’une jeune fille, par exemple, se présente devant le juge des probates et lui dit : « Je crains que ma fille ne soit folle et je voudrais la placer dans un asile. » Puis il signe sa déclaration et ajoute : « Cela ne peut-il se faire d’une manière très discrète ? — Oui, monsieur, répond le juge, il faut que j’entende un ou deux témoins ; je me rendrai chez vous à telle heure. » Il s’y rend, le médecin de la famille s’y trouve en même temps ; ils voient ensemble la malade et se livrent aux investigations nécessaires. Ils passent alors dans une autre pièce, couchent leurs opérations par écrit, le juge rédige son ordonnance, et les voisins les plus rapprochés peuvent très bien ne rien savoir. » D’autres états observent une procédure différente : l’Indiana exige l’intervention de plusieurs juges de paix, de médecins et de la cour de circuit du comté ; la Géorgie se contente d’un certificat signé de trois médecins honorables ; le Maine, depuis plus de vingt ans, confie les placemens aux officiers municipaux des villes, et le docteur Harlow, inspecteur de l’asile de cet état, répondait à ce propos : « Je suis disposé à avoir bonne opinion d’un pont sur lequel j’ai toujours pu passer en toute sécurité ; et, quand un mode de procéder m’a mis à l’abri de tout ennui, je m’en déclare partisan… »

Afin de combattre les préventions accréditées contre eux et l’intrusion de la politique dans les asiles, les aliénistes ont formé en 1842 une association (Association of the medical superintendents of American institutions for the insane) qui rend les plus grands services ; elle a indiqué une foule de perfectionnemens, fourni des instructions qui ont servi de types pour les règlemens intérieurs, tenté de faire prévaloir l’unité de principes, de direction scientifique, préparé, discuté elle-même un projet d’ensemble. « Si, disait le rapporteur, la folie est une maladie, les lois qui la concernent doivent prendre pour point de départ les observations faites par les médecins ; autrement, ces lois ne sauraient manquer d’être arbitraires et capricieuses. » Dans les comptes-rendus de ses meetings, l’association ne cesse de dénoncer comme un véritable fléau l’encombrement de la plupart des asiles et d’indiquer les remèdes possibles : établissemens ouverts, colonies sur le modèle de Gheel, réunions de cottages avec un hôpital central, placemens d’après le rite écossais. Remèdes bien insuffisans du reste, contestés par quelques-uns et auxquels on pourrait presque appliquer la formule de l’économiste : « Les moyens de guérison augmentent en proportion mathématique, le nombre des fous s’accroît en proportion géométrique. » De toutes parts retentit le même concert de plaintes. A Philadelphie, il faut mettre deux, trois malades dans les chambres aménagées à l’origine pour un seul, et souvent on remplit les corridors de lits étendus sur les planchers ; l’asile de Massachusetts, construit pour 250 aliénés, en contenait 470 en 1883 ; à New-York, le nombre des fous grandit de 10 pour 100 par an. Parmi les causes de cette aggravation on ne saurait passer sous silence l’ivrognerie, car elle semble avoir tout spécialement préoccupé les parlemens américains, qui à chaque instant la nomment dans leurs bills. En Géorgie, la loi, sous peine de 500 francs d’amende et de trente jours de prison, interdit, dans un rayon d’un mille autour de l’asile, toute vente ou distribution de liqueurs fermentées, soit à un malade, soit à un employé ; elle admet comme aliéné tout individu qui, à la suite d’une procédure spéciale, est déclaré ivrogne hors d’état d’administrer ses biens. Même règle à New-Jersey, au Tennessee, en Utah, au Kansas, qui assimilent aux fous les buveurs d’habitude ; au Minnesota, il y avait naguère pour eux un asile spécial qu’on a converti en établissement d’aliénés, tant on reconnaît de ressemblance entre les uns et les autres, tant il parait naturel de répéter le vieux proverbe anglais : « A man, un homme ; a thing, un ivrogne, une chose. »

On sait que l’Amérique est le paradis des femmes : elles peuvent y devenir doctoresses, avocates, ne se contentent plus du gouvernement occulte, mais aspirent au gouvernement légal, aux droits politiques, à la présidence de la république. Comment s’émerveiller si elles jouent un rôle dans la direction des asiles ? En Iowa, au Maine, elles font partie du conseil d’administration ; en Pensylvanie, elles entrent dans la commission des inspecteurs, et l’état de Nebraska pousse la galanterie jusqu’à leur réserver une place de médecin-adjoint de son asile. Le jury, la politique, la femme, intervenant dans l’assistance publique des aliénés, ne voilà-t-il pas des traits bien piquans qui caractérisent cette législation protéenne, aux incarnations presque aussi nombreuses que celles du dieu Brahma ? Du moins l’immixtion de la femme peut-elle trouver grâce devant le sens commun ; mais comment qualifier les deux autres ?


IV

Après la république géante, la petite république, la Suisse, dont la constitution fédérale imprime aux institutions aliénistes une physionomie assez analogue à celle des États-Unis. Ici encore, point de législation centrale, mais des efforts généreux du corps médical pour suppléer à cette lacune ; vingt-cinq cantons indépendans, la plupart ne possédant point de lois spéciales, se contentant de règlemens administratifs, du droit commun, de la coutume locale ; des asiles irréprochables, d’autres fort défectueux, des bizarreries surannées, des habitudes patriarcales entremêlées de pratiques odieuses ; rien ou presque rien au sujet des aliénés criminels. Les progrès accomplis sont encore bien récens, car, dans une étude publiée en 1871, le docteur Brenner, professeur de psychiatrie à Bâle, se plaint que les cantons s’occupent à peine des asiles privés et signale celui de Maünedorf, où beaucoup d’aliénés « sont traités, ou plutôt maltraités, où on fait de l’exorcisme, où les soins médicaux sont proscrits. » En 1874, le docteur Gérard de Cailleux adresse au gouvernement du canton de Fribourg un rapport officiel où il énumère nombre de détails lamentables, les abus de l’isolement par l’incarcération des malades dans d’affreux galetas ou cabanons privés de lumière, d’air et de ventilation, ces malheureux couchés sur la paille, enchaînés dans des étables, à côté du bétail, ou placés sur des planches humides et répandant une odeur infecte : sur 162 aliénés, 16 supportaient de semblables supplices. Plus loin, l’aliéniste flétrit avec énergie ce mode de traitement, blessant pour la dignité humaine et la morale évangélique, qui consisté à envoyer des indigens chez des particuliers, au moyen d’adjudications et d’enchères publiques, « comme s’il s’agissait d’un porc ou d’une vache ; » à côté d’hommes de bien qui, pour une modique rémunération, acceptent de pauvres fous et les soignent avec une tendresse paternelle, certains soumissionnaires ne voient là que l’occasion d’un ignoble trafic, privent leurs victimes des choses les plus nécessaires et leur demandent un travail au-dessus de leurs forces. Aujourd’hui, le cœur de l’humanité bat d’un mouvement plus précipité ; grâce à la vapeur, à l’électricité, à la presse, idées et découvertes font vite le tour du monde, laissant partout leur empreinte, transformant les habitudes, les conditions de l’existence, les institutions, si bien qu’à l’expérience d’un peuple s’ajoute l’expérience des autres peuples, qu’une amélioration morale ou matérielle entre en quelque sorte dans un fonds commun où chacun peut puiser à son aise et se fait sentir d’un pôle à l’autre. La Suisse, depuis 1870 surtout, n’a pas échappé à cette invasion pacifique de la science : ses journaux si nombreux s’empressent de signaler à l’indignation publique les séquestrations arbitraires ; des sociétés spéciales se fondent tous les jours pour venir en aide aux aliénés indigens, les placer avantageusement, leur procurer du travail, un milieu convenable lorsqu’ils quittent l’asile. Si l’on consulte la statistique de la folie, on reconnaît que ce pays tient un rang honorable parmi les états européens : ses quatorze asiles publics et ses asiles privés contiennent ensemble 3,630 lits pour une population de 1,846,102 habitans, soit une place par 790 habitans, tandis qu’en général on compte 1 lit pour 1,000. Le docteur Fetscherin, directeur de l’asile de Saint-Urbain, ajoute ce renseignement intéressant : « Sur 7,700 malades admis de 1877 à 1881, il n’y avait pas moins de 923 alcooliques. »

Au rebours de la Suisse, deux autres petits états, la Belgique et la Hollande, vivent depuis longtemps sous l’empire de législations uniformes dont ils apprécient les bienfaits. Inspirée par notre loi de 1838, la loi belge de 1850 s’en distingue par plusieurs innovations remarquables : elle assimile à un asile « toute maison où un aliéné est traité, même seul, par une personne qui n’est ni son parent, ni son allié, ni son tuteur, curateur ou administrateur provisoire. » Tout en autorisant le traitement des aliénés dans leur famille, elle interdit de les séquestrer, si leur état n’a été constaté par deux médecins et le juge de paix du canton ; celui-ci doit renouveler ses visites une fois au moins par trimestre et se faire remettre, tous les trois mois aussi, un certificat du médecin de la famille ; il peut encore, lorsqu’il le juge nécessaire, faire visiter le malade par un autre médecin. En dehors des visites prescrites à certains magistrats, la surveillance est confiée à des comités d’inspection dans chaque arrondissement et à trois inspecteurs généraux qui, chaque année, publient un rapport détaillé, à l’exemple des commissioners in lunacy d’Angleterre et d’Ecosse. Cette loi péchait cependant sous deux rapports : elle abandonnait presque entièrement à l’industrie privée la création et l’entretien des asiles ; elle n’accordait au médecin qu’une position secondaire, presque subalterne. Les scandales de l’asile privé d’Evere éveillèrent l’attention du public : deux aliénés portés comme ayant succombé à des maladies chroniques étaient morts en réalité à la suite d’amputations motivées par la congélation des pieds ; un aliéné choisi comme gardien par le directeur avait maltraité deux de ses compagnons au point d’amener la mort ; le directeur, le médecin, les gardiens encoururent des peines sévères pour homicide par imprudence, blessures et faux en écritures ; la maison d’Evere était signalée depuis longtemps comme très mal tenue, et n’avait échappé à sa fermeture que grâce à l’extrême bienveillance des autorités locales. Le 25 janvier 1874, le parlement belge a voté une nouvelle loi qui contient d’importantes additions : nomination du personnel médical de tous les asiles par le gouvernement, désignation d’un établissement spécial pour les aliénés criminels, mise à la charge de l’état des dépenses de ceux-ci. Désormais toute admission dans un asile, qu’elle ait lieu sur la demande de l’autorité ou de la famille, doit être accompagnée d’un certificat médical détaillé, et dans les vingt-quatre heures, le directeur informe par écrit le gouverneur de la province, le procureur du roi, le juge de paix du canton, le bourgmestre de la commune, le comité de surveillance de l’établissement. Quant à cette célèbre colonie de Gheel, qui repose sur ce qu’on appelle le patronage familial, elle a déjà fait, ici même, l’objet d’une étude approfondie qui permet de ne pas s’y arrêter[5]. On l’a justement définie : une agglomération d’aliénés inoffensifs dans un immense asile aux portes ouvertes. Exaltée par certains touristes comme le paradis des fous, critiquée impitoyablement par d’autres, elle semble ne mériter « ni cet excès d’honneur ni cette indignité, » devoir demeurer une spécialité propre au pays qui l’a vu naître, ne se prêtant guère aux contre-façons, aux essais d’imitation dans des milieux différens. Aux avantages de la circulation libre, de la vie de famille, d’une dépense moindre, nos aliénistes opposent les inconvéniens qu’offrent une surveillance insuffisante, l’absence d’un service médical bien organisé, l’admission des pensionnaires libres, des indigens hospitalisés envoyés d’Anvers, de Bruxelles, gens trop souvent perdus de mœurs, capables de tous les excès, nullement soumis aux prescriptions de la loi aliéniste, et dont la présence à Gheel a arraché un cri d’alarme aux partisans les plus convaincus du système familial.

Après quarante ans d’exercice, le gouvernement hollandais, a, lui aussi, voulu réviser sa loi aliéniste, et les chambres ont voté en 1883 un projet préparé par les fonctionnaires les plus éminens de l’ordre médical et de l’ordre judiciaire. L’association des médecins aliénistes du royaume l’avait étudié avec soin et, dans une pétition à la chambre haute, elle formulait un certain nombre de griefs : suprématie trop marquée accordée aux formes judiciaires, subordination des médecins aux magistrats, intérêt de la santé du malade rejeté au second plan. Que la loi nouvelle s’occupe des aliénés traités hors des asiles dont l’ancienne ne tenait aucun compte, qu’elle mette un frein aux agissemens de personnes pour lesquelles le traitement ou plutôt le non-traitement d’un fou constitue une spéculation lucrative, qu’elle ordonne la création d’un asile d’état destiné aux aliénés criminels et prenne des mesures sérieuses pour l’administration des biens, rien de mieux ; mais l’association médicale trouve fort mauvais que le procureur du roi ait eu tout temps le droit d’entrer dans l’établissement, et soit exposé à interpréter d’une façon erronée bien des paroles et des actes des malades, qui avec des explications fort plausibles, justifieront leurs actes délirans. N’y a-t-il pas, observe le docteur Cowan, quelque chose d’injurieux pour les médecins à les placer constamment sous le contrôle « d’appréciateurs incompétens et étrangers à la science ? » Ne s’expose-t-on pas à des scènes regrettables si l’on transforme les asiles en cours de justice ? — L’association voulait encore que l’état se rendit propriétaire de tous les asiles, que les médecins eussent rang de fonctionnaires publics, que le maire pût autoriser les placemens volontaires, tandis qu’autrefois il fallait recourir au président du tribunal, aujourd’hui au juge de paix. Elle s’indigne surtout à la pensée qu’on autorise les magistrats à recueillir les plaintes des malades en dehors des médecins des asiles, et le docteur Cowan, prenant la chose au tragique, s’écrie avec emphase : « Ceux-ci ne se trouvent-ils pas traités comme des hommes dangereux et disposés aux abus de pouvoir ? Pinel, l’aliéniste modèle, a brisé les chaînes dont les aliénés étaient couverts : ne pourrait-on pas dire que nos législateurs modernes ramassent ces chaînes pour les faire porter aux médecins aliénistes ? » Ne voilà-t-il pas des mots singulièrement plus grands que les choses qu’ils représentent, et quelque sceptique ne sera-t-il pas tenté de répondre que les lois ont pour fondement la défiance, que pas plus que la justice la science aliéniste n’a le privilège de l’infaillibilité, mais que toutes deux s’éclairent et se contiennent l’une l’autre ?

V

C’est dans le même esprit exclusif et dominateur qu’au congrès de Rome, en 1873, la section de médecine mentale émettait le vœu « qu’une loi, la même pour tout le royaume, à l’exemple des nations les plus civilisées d’Europe, réglât tout ce qui se rapporte aux aliénés et aux manicomes ; que le gouvernement hâtât la construction d’asiles pour les aliénés délinquans ; qu’un inspectorat général fût établi écartant toute influence étrangère à la direction médicale, afin que celle-ci, jouissant de la plénitude de ses droits, pût accepter toute la responsabilité d’une œuvre entièrement sienne. » Les aliénistes italiens ont rabattu de leurs prétentions : constitués depuis douze ans en association (società freniatrica italiana), ils ne cessent, dans leurs congrès annuels, de répéter que l’intérêt du malade, l’intérêt social, l’unité politique de l’Italie, doivent avoir pour conséquence logique l’unité de régime ; qu’il faut en finir avec ces règlemens et coutumes particularistes des anciens gouvernemens de la péninsule, règlemens défectueux en général, à l’exception de la loi toscane connue sous le nom de proprio motu de 1838[6]. Il n’existe dans tout le midi de l’Italie que trois manicomes pour vingt-trois provinces, et faute de place, un grand nombre de fous en sont repoussés. Déjà les ministres ont présenté plusieurs projets, mais les incertitudes, les oscillations de la politique ont énervé leurs bonnes intentions, au point qu’un projet de M. Depretis, soumis aux chambres le 15 mars 1881, attend encore sa mise à l’ordre du jour, et l’attendra sans doute jusqu’au rote de la loi française dont les Italiens veulent profiter pour amender la leur. Ainsi répondait un aliéniste espagnol à un de nos compatriotes : « Nous n’avons encore que des règlemens et des ordonnances ; la loi que vous allez discuter nous servira de modèle. » Très favorablement accueilli par les aliénistes, par l’opinion publique et la commission parlementaire de la chambre, le projet de M. Depretis est précédé d’un exposé de motifs qui mérite notre attention.

Le ministre explique d’abord que la loi a pour but d’assurer la collocation dans un manicome de tout aliéné à l’égard duquel la société civile a le devoir d’un traitement et le droit de sa propre défense : elle oblige donc chaque province à pourvoir au placement de tous ses fous dangereux, confie au pouvoir judiciaire le droit d’autoriser l’internement et la sortie, d’organiser la protection des biens, demeurée jusqu’ici sans garantie, tant que l’interdiction n’était pas provoquée. Pour détruire les effets d’un arrêt de justice il faut un autre arrêt ; ce qu’elle a fait, elle seule peut le défaire ; ainsi le veut l’intérêt des malades auxquels des parens cupides essaieraient d’extorquer des signatures dans l’intention de les dépouiller. Afin d’épargner les budgets provinciaux, de débarrasser les asiles de leur trop-plein, on placerait certaines catégories de démens à domicile, avec secours, ou dans des établissemens charitables moins coûteux, hospices de maladies chroniques, refuges de mendians. Comme le médecin mis à la tête du manicome public ou privé doit être « l’âme de l’établissement, » le centre vers lequel converge toute branche de service, l’autorité responsable de l’exacte observation de la loi, on ne veut pas qu’il lasse son apprentissage aux dépens des malades (comme tant de politiciens font le leur aux dépens du pays), et on lui impose d’avoir exercé deux ans au moins dans un manicome public. La loi toscane, à laquelle le projet Depretis fait maint emprunt, fournit un excellent moyen d’échapper aux lenteurs de l’autorisation judiciaire : la demande de réclusion, appuyée d’un certificat médical, est remise au préfet, au sous-préfet ou au maire qui ordonnera garde provisoire au manicome, et dans les vingt-quatre heures expédie le dossier au tribunal ; la personne internée demeure soumise à une période d’observation qui ne dépasse pas trente jours, après laquelle le médecin-directeur et le médecin traitant adressent un rapport à l’autorité judiciaire, qui rend un verdict de réclusion définitive ou de libération immédiate. En fait, la Toscane ne pratique guère que ces placemens provisoires et ceux que précède une décision judiciaire deviennent très rares. Quant aux fous délinquans, on ne saurait les soumettre à la discipline des prisons, où ils sont des fermens de désordre, ni les mêler aux aliénés ordinaires ; c’est en quelque sorte imprimer au malheur de ceux-ci une marque d’infamie. Les manicomes et les prisons les repoussant également, la nécessité s’impose d’un asile spécial : à titre d’essai, on a affecté à cette destination l’établissement pénitentiaire d’Aversa. Un des plus curieux passages de l’exposé des motifs est celui qui traite de la demi-folie. « Dans le cas où l’altération mentale existerait déjà à l’époque de la sentence, il peut arriver qu’elle n’aura pas paru de nature à exclure toute pénalité. Cette semi-responsabilité est vivement combattue par les uns comme impossible, fortement affirmée par d’autres qui admettent l’existence d’un état intermédiaire entre le crime et la folie, dans lequel on ne peut déterminer le point où celle-ci finit et l’autre commence : si elle entraine une diminution du degré dans le châtiment, elle ne permet pas de sortir du cercle de la pénalité et de considérer le délinquant comme un simple malade. Et comme l’article 95 du code pénal soumet le demi-fou à la détention ou à la réclusion, le projet confie au gouvernement le soin de pourvoir à ce que « en leur appliquant ces peines, la répression et le traitement puissent avoir lieu en même temps. » Déjà le ministre a escompté la loi : une maison de détention pour adultes reçoit aujourd’hui les individus reconnus responsables par suite d’un vice partiel de l’esprit, présente une organisation différente des prisons ordinaires, fait au médecin une plus large part que dans celles-ci. C’est l’honneur de M. Depretis d’avoir osé poser ces questions si inquiétantes, dont on pourra dire longtemps, toujours peut-être, qu’elles sont le pourquoi de l’homme et le secret de Dieu, car nous faisons beaucoup de progrès dans les effets, bien peu dans les causes, et quel savant saura jamais sonder de tels abîmes, peser exactement ces âmes tronquées, qui flottent, incertaines, entre la démence et le crime, fascinées par ces redoutables aimans, pleines de ténèbres et mystérieusement inconscientes ?

L’Espagne, qui eut la gloire d’élever les premiers asiles d’aliénés, reste aujourd’hui presque stationnaire et se laisse devancer par les autres nations européennes. Les maisons de Valence, de Saragosse, de Séville, datent de 1409, 1425, 1436, et, à la fin du XVIIIe siècle, Pinel célébrait l’asile de Saragosse, ouvert aux aliénés de tous les pays, de tous les gouvernemens de tous les cultes, avec une inscription : Urbi et Orbi ; le travail agricole en commun, disait-il, y est admirablement organisé, il opère de nombreuses guérisons, « pendant que l’aliénation des nobles, qui rougiraient du travail des mains, est presque toujours incurable. » Un trait particulier de l’ancien asile espagnol, c’est l’habitude de suppléer à l’insuffisance des revenus au moyen de l’aumône, et même de la mendicité pratiquée par les aliénés. Guevarra nous dépeint, « dans le vestibule, les visiteurs entourés des fous en convalescence, qui leur demandent l’aumône pour ceux qui sont furieux. » On avait aussi l’usage d’envoyer aux grandes cérémonies religieuses un cortège d’aliénés, vêtus d’habits variés de jaune et de bleu, un fichu au cou et un bâton à la main. Les folles de l’asile de Saragosse assistaient aux processions, dans le costume consacré, portant le rabat, signe de leur dégradation intellectuelle, un bouquet de fleurs à la main ; la députation s’avançait au son du tambour, précédée de sa bannière aux couleurs bleu bordé de brun, qui signifiaient en langue symbolique : patience en l’adversité[7]. Insuffisans comme nombre, installés d’une manière défectueuse, les asiles espagnols ne renferment aujourd’hui que 3,700 aliénés ; il semblerait qu’on ait alors, comme jadis, oublié le mot prêté à Charles-Quint sur ses sujets d’Espagne qui, disait-il, sont plus fous qu’ils ne paraissent : parecen sabios y no lo son.


VI

Pas plus que la Suisse, l’Espagne et l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie ne possèdent une législation générale aliéniste, et leur régime repose sur des ordonnances, instructions, statuts qui varient d’état à état, souvent même d’un établissement à l’autre. Au reste, on aurait tort de s’imaginer que ce mot de législation générale ait des vertus magiques et agisse comme un talisman : une bonne ordonnance vaut mieux qu’une mauvaise loi, votée par des chambres ignorantes ou partiales à grand renfort de discours ; le fanatisme parlementaire a parfois de pires effets que le fanatisme absolutiste, et, à la loi qui me perd ou tarde trop à venir, je préfère le décret qui me sauve rapidement, n’eût-il pour lui que le suffrage d’un conseil d’état ou des hommes compétens. Plusieurs états germaniques ont de bons règlemens, des établissemens considérables, qui, par l’originalité du détail, le confort et la tenue, pourraient presque disputer la palme aux asiles anglais. Voici l’ordonnance royale de 1874 qui régit les diverses provinces de la monarchie autrichienne, à l’exception de la Hongrie, et renferme mainte disposition satisfaisante : la création d’un asile dépend des autorités politiques de la province, mais l’autorisation ne s’accorde point s’il n’est placé sous la direction d’un médecin seul responsable qui ait fourni en psychiatrie des témoignages de son aptitude théorique et pratique. Le fondateur prouvera que les bâtimens sont situés dans un pays sain, avec des eaux bonnes et abondantes, que les environs sont calmes, sans cause de trouble pour les aliénés, qu’il existe un espace suffisant pour permettre la séparation des hommes et des femmes, des malades et des récalcitrans, ainsi que le traitement spécial des malades dans une infirmerie. » Point d’admission volontaire sans le certificat d’un médecin habitant la commune ou le cercle ; pour les internés d’office, le certificat émane d’un médecin commis à cet effet par les autorités. Dans les trois semaines qui suivent le placement, l’aliéné est soumis à l’examen d’une commission composée d’un conseiller et de deux médecins de la cour d’assises. Depuis longtemps déjà les aliénistes autrichiens, à leur tête les docteurs Ludwig Schlager et Leidesdorf, réclament une législation spéciale qui s’occupe des aliénés criminels, organise plus solidement le contrôle de l’état et de l’administration des biens ; mais, jusqu’à présent, le gouvernement se montre peu disposé à entrer dans cette voie et parait trouver que les lois civiles et pénales actuelles suffisent à sauvegarder les intérêts des malades et écarter les abus[8]. Les colonies d’aliénés jouent un rôle considérable en Allemagne et, dans un curieux ouvrage, le docteur Flamm, directeur de l’asile de Pfulligen (Wurtemberg), en énumère un certain nombre auxquels il attribue de précieux avantages : guérison plus rapide par des moyens plus agréables, traitement compatible avec la liberté, bénéfices provenant du travail îles aliénés, frais moins élevés. Atscherbitz, dans la province prussienne de Saxe, se compose d’un asile central pour 150 malades et de maisons isolées pour plus de 200 ; la colonie de Beckwitz comprend trois fermes séparées, habitées par 80 femmes aliénées, qui « vivent en liberté de la vie des champs, soignant parfaitement les animaux, battant elles-mêmes les grains, se disant heureuses et contentes, » Ilten, en Hanovre, est une maison de santé pour pensionnaires, à laquelle le docteur Wahrendorf a adjoint, depuis 1869, une colonie qui contient plus de 100 malades, venus la plupart de différens asiles, « heureux de jouir d’une liberté plus grande en s’occupant à la ferme et aux champs. » Sur ce nombre on compte 20 femmes qui soignent les habits des malades, font la lessive, le ménage et divers travaux manuels. La colonie de Slup, qui forme une annexe de l’asile de Prague, a été établie pour recevoir les aliénés incurables et valides, réputés inoffensifs, et les aliénés curables déjà convalescens ou sortis de la période aiguë : à ceux-ci elle sert de transition entre l’asile fermé et la vie sociale libre. Le travail y est agricole ou industriel, suivant les aptitudes des individus. En 1874, on y comptait 250 malades des deux sexes. On a pensé aussi que l’organisation des asiles où l’on reçoit des incurables doit, sous certains rapports, différer de celle des maisons destinées au traitement des cas récens ; de là deux catégories : les hôpitaux actifs où l’on soigne les malades guérissables et les hôpitaux affectés aux aliénés chroniques ; le système d’asiles mixtes usité en France n’a réussi que dans un petit nombre de pays allemands[9]. Voici notre dernière étape : nous arrivons aux confins du monde civilisé, au pays de la steppe, du tchin et du nihilisme, où sévit l’otchaïanié, cette noire maladie des âmes du Nord, si bien décrite par M. de Vogué, et qui touche de si près la folie. Pendant des siècles, l’opinion publique russe a considéré l’aliéné « comme un fardeau pour la société, comme un être ne subissant à aucun degré l’influence du milieu où on le place ; » telles sont les propres paroles du ministre de l’intérieur, qui, dans une circulaire de 1879, n’hésite pas à confesser que, sous l’empire des vieilles croyances, des légendes de possédés démoniaques, l’asile garde le caractère d’une prison et demeure dans un état aussi peu satisfaisant qu’autrefois. En 1876, le tsar avait promulgué de nouvelles lois : ce qui frappe le plus en elles, c’est la reconnaissance de plusieurs catégories d’aliénés, non d’après la nature de la maladie, mais d’après leur résidence et surtout leur qualité sociale : noble, bourgeois, fonctionnaire, paysan ; ainsi le veut le tchin, cette organisation hiérarchique à la quatrième puissance, qui ressemble tant à celle de la Chine et enlace l’empire tout entier dans le réseau administratif le plus serré. Ni hommes, ni Russes, tous membres du tchin, pourrait-on dire en parodiant un célèbre dicton. Il y a une administration médicale russe qui dépend de la régence du gouvernement, et s’occupe de toutes les affaires qui ont un rapport quelconque avec la médecine : hygiène publique, autopsies, examens médico-légaux, surveillance des pharmacies ; son chef est nommé par le pouvoir central. L’aliéné dont la famille a signalé l’existence est soumis à un examen qui, dans les villes de gouvernement, a lieu en présence du gouverneur, du vice-gouverneur, du président du tribunal de première instance ; appartient-il à une administration, le directeur du service fait partie du comité d’examen ; selon la position sociale, celui-ci se compose encore du maréchal de la noblesse du gouvernement ou de deux maréchaux de noblesse de district. L’examen des paysans, devant leurs chefs directs, a aussi ses règles particulières. En dehors des villes de gouvernement, le malade noble est [10]. examiné par l’inspecteur médical sous la présidence du maréchal de la noblesse. Figure-t-il dans la classe des négocians, des petits employés ou de la bourgeoisie, le juge d’arrondissement préside, assisté du chef de la police et du maréchal de la noblesse du district. Une fois l’état de démence constaté, le comité d’examen transmet le dossier au sénat, la plus haute institution législative de l’empire, et, en attendant, il se borne à prendre les mesures nécessaires pour l’internement du malade et la sauvegarde de ses propriétés ; s’agit-il d’un paysan, ses conclusions n’ont pas besoin de la sanction du sénat. Les personnes reconnues aliénées par ce dernier sont confiées aux soins de leurs parens.et, en cas de refus, placées dans un asile. Mêmes formalités, même examen pour la mise en liberté. Les aliénés criminels et les indigens sont gratuitement entretenus ; ceux qui ont des ressources paient une pension modérée. La loi entre dans des détails assez minutieux pour la fondation et le fonctionnement des asiles : un local isolé, spacieux et bien construit « en sorte qu’aucun aliéné ne puisse s’enfuir ; » comme directeur « un homme de caractère ferme, consciencieux et humain ; » les surveillans et infirmiers, nombreux, bien payés, soumis à la discipline militaire, ayant droit à une retraite, choisis de préférence parmi les anciens soldats ; défense de placer des sentinelles en faction dans les chambres, les jardins et les cours qui servent aux malades. Afin de stimuler le zèle des zemstvos en leur épargnant de trop lourdes charges, le tsar, par un ukase du 3 novembre 1879, a décidé qu’on leur tiendrait compte, dans la proportion de 50 pour 100, des dépenses des asiles. A la fin de 1884, la Russie possédait 67 maisons de santé avec 5,583 lits et les frais d’entretien s’élevaient à 1 million de roubles environ, dont les zemstvos et les comités de charité publique locaux paient la moitié : le fisc impérial consacre de plus une somme annuelle de 82,180 roubles à la maison de santé de Kazan, qui contient 200 lits. Au point de vue de l’enseignement des affections mentales, Saint-Pétersbourg possède tous les moyens d’instruction dont on jouit à Paris, et, dans les cinq asiles de cette ville, les aliénés trouvent des soins physiques et moraux qui ne laissent guère à désirer. L’établissement d’Alexandre est situé à 11 verstes de Saint-Pétersbourg ; aussi dit-on familièrement d’un individu qui perd sa raison : « On devrait bien l’envoyer à la 11e verste. » Partout le directeur, un médecin et ses assistans, ont sous leurs ordres les aides-chirurgiens, infirmiers, instruits, intelligens qui ont passé deux ans à l’académie militaire, sont organisés militairement, et dans les hôpitaux, dans les ambulances, rendent les plus précieux services. L’œuvre de réforme est commencée et ne s’arrêtera plus. Dans cet examen rapide, nous avons effleuré quelques-uns des problèmes de la folie, essayé d’indiquer de quelle façon certaines nations les ont abordés et résolus. Quant aux peuples exotiques, aux Africains, aux Asiatiques, avec leurs antiques superstitions au sujet des fous, qu’ils traitent tantôt comme des malfaiteurs, tantôt comme des inspirés de Dieu, qu’en dirait-on qu’on n’ait déjà rencontré dans le passé des peuples les plus policés ? Ces légendes malsaines, ceux-là même qui ont marché d’un pas si décisif, en subissaient naguère le joug ; elles sont à peine évanouies et palpitent dans l’imagination populaire, comme les mythes des religions païennes se mêlèrent pendant de longs siècles, dans les âmes naïves, aux dogmes chrétiens. La science aliéniste date de cent ans, et hier encore, les pratiques barbares restaient enfoncées, comme un coin, en plein cœur de la civilisation la plus raffinée. Catherine II ne disait-elle pas qu’il est plus facile d’écrire les réformes sur le papier que sur la peau humaine ? Mais, voici que de tous les points de l’horizon social accourent des esprits généreux, affamés d’idéal, de tendresse, de charité, impatiens de substituer à la dure loi d’égoïsme une loi de justice, de dévoûment, et traduisant en actions le beau vers du poète : quelle que soit l’origine de la folie, qu’elle provienne de l’hérédité, du vice ou d’infortunes imméritées, le malade est sacré par le malheur, il devient aussitôt le créancier de son pays. L’Angleterre reconnaît le droit des pauvres : que chaque peuple reconnaisse le droit des aliénés ! La société ne saurait refuser de ramasser ses blessés, de leur ouvrir ces asiles qu’on a justement nommés : les ambulances d’une armée en campagne ; les blessés guérissent souvent, et souvent aussi ils contribuent au gain de la victoire. Combien, sans s’en douter, habitent cette zone neutre, cette vague et immense contrée placée entre la raison et la déraison, où Shakspeare a découvert le type le plus saisissant : Hamlet ! Combien ont ce tempérament fou qui, sans être lui-même une maladie, peut, tout d’un coup, sous l’influence de causes intérieures ou extérieures, dégénérer en une maladie positive ? N’est-ce donc pas penser à soi que de penser au prochain, et l’intérêt bien entendu ne commande-t-il pas de lui faire ce qu’on voudrait qu’il nous fît ? Aux croyans la pitié sociale s’impose tout naturellement ; aux non croyans, elle s’impose plus étroitement encore, puisque leur vie n’aurait plus de noble but et ne vaudrait plus la peine d’être vécue s’ils n’aimaient la liberté, le bonheur et le bien-être des autres.


VICTOR DU BLED.

  1. Sur l’aliénation mentale en Égypte, en Grèce, à Rome, on lira avec fruit les Études historiques du docteur Semelaigne.
  2. Le gouvernement a fait construire trois asiles royaux pour les soldats et marins aliénés, pour le service des Indes : l’asile de la marine est situé à Yarmouth, au bord de la mer, position qui permet de procurer aux malades des distractions en rapport avec leur ancien métier.
  3. Broadmoor, Criminal Lunatic Asylum. Étude du docteur Motet (Annales médico-psychologiques, 1881).
  4. Au mois d’avril 1886, la chambre des lords a voté un nouveau projet qui a pour objet d’augmenter la part de l’autorité judiciaire, les moyens de contrôle et de direction du pouvoir central, de fondre ensemble en les unifiant les nombreux bills promulgués sur la matière. Ce bill n’a pas encore la sanction de la chambre des communes, où certaines de ses innovations paraissent devoir rencontrer une vive opposition : il se montre peu favorable aux maisons privées et s’efforce de pourvoir à l’administration des biens des lunatiques.
  5. Voir dans la Revue du 15 février 1885, l’étude de M. Henri de Varigny : Gheel ; une Colonie d’aliénés. Une colonie sur le modèle de Gheel vient d’être installée avec succès à Liernoux (province de Liège, Belgique), sous l’inspiration de M. Oudard, inspecteur général des aliénés du royaume. Les aliénés ne portent aucun uniforme distinctif, partagent les travaux et les plaisirs des cultivateurs, circulent librement dans les rues, vont au cabaret ou à l’église.
  6. Déjà, d’ailleurs, on a obtenu les plus heureuses transformations ; les anciens asiles agrandis, améliorés, de nouveaux asiles comme ceux d’Imola et de Monbello, établis suivant les devoirs de l’humanité et le progrès scientifique, dirigés par des hommes dont le désintéressement égale l’activité, l’enseignement clinique des maladies mentales activement poussé dans les nombreuses universités italiennes, tout concourt à cette expansion féconde. Au 1er juin 1881, le nombre des aliénés traités dans les 30 manicomes s’élevait à 16,665, tous indigens, à l’exception de 443, qui paient eux-mêmes la pension. Presque partout on s’efforce d’occuper les malades à des travaux variés, et à la dernière exposition de Milan, les directeurs d’asile ont envoyé beaucoup d’objets fabriqués par eux. Le produit du travail constitue pour chacun une masse, un pécule, sorte de fonds de réserve qui leur appartient en propre et ne retient à l’asile que dans le cas où ils ne laissent pas d’héritiers directs. Le pécule s’est quelquefois élevé à plus de 1,000 francs. Dans beaucoup de maisons se trouvent des ateliers de typographie, où quelques aliénés impriment le Journal-Chronique de l’asile, qui rend compte de tous les incidens, modifications de régime, mouvement de la population, visites marquantes, etc. Le docteur Billod (les Aliénés en Italie, 1 vol. in-8o), lisant la Gazette du Manicomio, Milan, tombe sur un article intitulé : l’Infirmerie : devoirs des infirmiers ; sa surprise augmente lorsqu’il arrive à un chapitre intitulé : Notizie dei Malati, Nouvelles des malades, et contenant un bulletin de santé, destiné aux familles et aux communes. Dans chaque numéro, un avis les informe que, si leur abonnement n’est pas renouvelé dans le délai de… on cessera de le leur envoyer. Les communes en retard sont même nominativement désignées. Cette idée originale de faire imprimer par des aliénés les Annales de l’aliénation mentale a été, pour la première fois, mise en pratique à l’asile d’Aversa, sur le frontispice duquel ou continue à lire cette devise : Vigilanza e Humanità ; et le premier compositeur de cette imprimerie spéciale se trouvait être un aliéné qui se croyait le poète Métastase.
  7. Cervantes était déjà un moraliste merveilleux, un peintre éloquent du cœur humain, un écrivain inimitable ; un médecin espagnol a ajouté un nouveau titre à sa gloire. Le docteur Morejon l’a revendiqué comme un des plus intéressans ornemens de la médecine, pour avoir décrit avec précision cette espèce de folie qui a nom monomanie : « Par cette analyse toute scientifique, ajoute-t-il, il a dépassé Arétée lui-même, le Raphaël de la médecine ; il a tracé leur route aux Pinel et aux Broussais. » Bref, l’enthousiasme du docteur n’a pas de bornes ; une seule chose chagrine ce commentateur ingénieusement fantaisiste, c’est que Cervantes n’ait pas donné, « comme complément de cette vaste étude, l’ouverture et l’autopsie du corps de don Quichotte. »
  8. Les Annales médico-psychologiques (année 1884) contiennent une étude du docteur Roy sur les asiles de l’Autriche-Hongrie et de la Bavière. On a constaté que le traitement des fous dans les asiles de Constantinople commence à se rapprocher de celui de nos aliénés ; il n’existe pas en Turquie de loi spéciale sur les admissions, qui n’exigent que quelques formalités très courtes ; les Turcs ne séquestrent que les fous dangereux et pensent que la médecine n’est pas compétente pour soigner les maladies mentales. Le docteur Davidson, qui visita, en 1879, l’asile de Constantinople, y trouva environ 300 hommes et 74 femmes seulement ; ce chiffre restreint s’explique par les scrupules religieux qui détournent les Turcs d’envoyer leurs femmes dans une maison d’aliénés ; au milieu de la cour, on remarque une fontaine affectée aux ablutions des musulmans ; le terrain est très limité, et la plupart des malades se livrent aux douceurs du narghilé et du far niente. Le nombre des aliénés semble augmenter dans l’empire ottoman, et, parmi les causes de cet accroissement, on range les abus vénériens et alcooliques, l’opium, la syphilis et la tuberculose. — La Chine n’a pas d’asiles d’aliénés, le nombre des fous y est assez rare ; le docteur Ernest Martin affirme que ce phénomène s’explique par la fixité de la constitution politique, l’absence de luttes religieuses, la sobriété de ce peuple, son caractère doux, placide, son bon sens et sa philosophie. Les exemples de folie que l’on y rencontre ont pour causes l’alcool, l’opium, et ne se voient guère en dehors des ports de commerce ; les hôpitaux de mission reçoivent tous les ans des fous. D’ailleurs les moralistes chinois n’ont point recherché les rapports de la démence et de la criminalité ; en présence d’un cas d’aliénation mentale, la justice n’intervient pas et la responsabilité des conséquences incombe tout entière à la famille. Les inoffensifs sont laissés libres dans la campagne, loin des villes, et, quant aux maniaques, on les traite par les menottes de fer, on les garrotte comme des bêtes, jusqu’à ce que l’attaque cède ou que la nature succombe.
  9. Sur les asiles de Norwège, Suède et Danemarck, on peut lire un travail du docteur Boubila dans les Annales médico-psychologiques (année 1884, 2e partie). Il y a en Norwège des asiles qui renferment 1,039 aliénés pour une population de 1,900,000 habitans ; la législation de ce pays se distingue surtout par le rôle prépondérant qu’elles attribue au médecin de l’asile et les pouvoirs étendus dont elle investit la commission de contrôle ; l’aliénation mentale y est plus grande que dans les autres états. En 1881, la Suède possédait des asiles publics avec 1,986 places ; le Danemarck, trois asiles et une clinique mentale, contenant 1,900 malades.
  10. La régence est un centre par lequel passent toutes les affaires administratives et de police ; il a pour président le gouverneur. Les maréchaux de la noblesse sont élus par les nobles et les représentent auprès de l’empereur : il y en a un pour chaque district et un pour le gouvernement tout entier ; ils ont différentes fonctions : président du zemstvo (conseil général) ; de la chambre de tutelle de la noblesse, etc.