Les Aliénés, les Asiles, Bicêtre/02

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LES
ALIENES A PARIS

II.
LES ASILES. — LA SÛRETÉ A BICÊTRE[1].


I

Le nom des petites-maisons est resté populaire : on croit généralement que c’était un hospice ouvert à tous les aliénés ; rien n’est moins exact, — il en contenait 50 seulement (44 en 1786), qui payaient une pension annuelle de 300 francs, portée à 400 en 1795. Les petites-maisons, qui avaient été construites sur l’emplacement de la maladrerie de Saint-Germain-des-Prés, détruite en 1544, devinrent les petits-ménages en vertu d’un règlement préfectoral du 10 octobre 1801 ; les vieilles constructions ont été enlevées lors de l’alignement de la rue de Sèvres, et remplacées par le magnifique établissement qui a été inauguré à Issy en juin 1863. Un seul asile était réellement réservé à la folie, asile insuffisant qui depuis est devenu la maison de Charenton[2].

L’origine en est très humble. Par acte authentique des 12 et 13 septembre 1641, Sébastien Le Blanc, sieur de Saint-Jean de Dieu, fonda sur le fief de Besançon, en la censive de Charenton-Saint-Maurice, un hôpital de 7 lits, qu’il nomma Notre-Dame de la Paix, et il en confia la direction aux frères de la charité, qui s’y installèrent le 10 mai 1645. La fondation primitive a été respectée, et s’appelle aujourd’hui la salle du canton. L’institution se développa, reçut des pensionnaires et rendait de sérieux services à la population, lorsqu’elle fut supprimée par un décret du 12 messidor an III, qui dispersait la communauté religieuse, et ordonnait de rendre les malades à leurs familles ou de les interner aux petites-maisons. Un arrêté du directoire, en date du 27 prairial an V, la rétablit en la plaçant dans les attributions du ministère de l’intérieur, où elle est encore.

Un seul hôpital acceptait alors les aliénés ; c’était l’Hôtel-Dieu, et, pour le traitement qu’il leur réservait, il eût mieux fait de les repousser. Deux salles leur étaient consacrées, — l’une pour les hommes renfermant 10 lits à quatre places et 2 lits à deux places ; — l’autre pour les femmes contenant 6 lits à quatre places et 8 lits à deux places. La première était contiguë aux salles des blessés, la seconde aux salles des fiévreux. Le traitement thérapeutique était absolument nul ; quant au traitement moral, on en jugera par les lignes suivantes que nous empruntons textuellement à un rapport manuscrit rédigé en 1756 par les médecins de l’Hôtel-Dieu. « Quoique la salle Saint-Louis et celle de Sainte-Martine soient, pendant tout le cours de l’année, remplies de personnes qui ont l’esprit aliéné, on voit cependant tous les jours les hommes et les femmes destinés au service de ces salles se conduire comme s’ils n’étaient pas accoutumés à ces sortes de maladies : on s’attroupe autour des insensés, on s’occupe de leur folie, on rit de leurs extravagances ; autres fois, on s’amuse à les obstiner, à les contrarier, à les mettre en colère, surtout à la salle des femmes. » Tenon, en 1786, constate la même absence de soins et d’humanité : « comment a-t-on pu espérer qu’on traiterait des aliénés dans des lits où l’on couche trois ou quatre furieux qui se pressent, s’agitent, se battent, qu’on garrotte, qu’on contrarie dans des salles infiniment resserrées, à quatre rangs de lits où, par un malheur inconcevable, on rencontre une cheminée qui n’éteint jamais ! » Enfin en 1791, La Rochefoucauld-Liancourt, revenant sur les mêmes faits, demande la création de deux établissemens exclusivement réservés aux aliénés. On ne lui donna pas raison immédiatement ; mais l’arrêté de prairial, qui reconstituait l’hospice de Charenton, défendit de recevoir les fous dans les hôpitaux de Paris. On n’obéit pas sans doute bien ponctuellement, car un nouvel arrêté du 19 frimaire an vu interdit absolument l’admission des aliénés à l’Hôtel-Dieu à partir du 1er pluviôse de la même année. Bicêtre et la Salpêtrière, tout en gardant leur triple et déplorable caractère de prison, d’hôpital, d’asile pour la vieillesse, ouvraient leurs portes toutes grandes aux malades frappés d’affection mentale, mais le service n’y fut définitivement bien organisé qu’en 1807.

La direction médicale de Bicêtre appartenait en 1833 à Ferrus, qui, ayant reconnu que le travail manuel était favorable aux malades, obtint que l’administration de l’assistance publique consacrât à une exploitation exclusivement servie par les aliénés la ferme Sainte-Anne, d’une contenance de 5 hectares, qu’elle possédait à la lisière même du mur d’enceinte de Paris, près la barrière de la Santé. On y établit quelques cultures maraîchères, une blanchisserie pour le linge des hôpitaux et une porcherie qui compta parfois jusqu’à 700 têtes. Loin d’être une source de bénéfices, cette exploitation se soldait tous les ans par un déficit qui variait entre 7,000 et 34,000 francs ; mais les fous en retiraient un bien-être appréciable, trouvaient au grand air des occupations faciles, une activité physique qui reposait leur cerveau et des distractions qu’on ne saurait trop leur prodiguer. En résumé, la ferme Sainte-Anne n’était point une maison particulière, elle restait simplement une annexe de Bicêtre. Les choses demeurèrent dans cet état jusqu’en 1860. M. Haussmann, alors préfet de la Seine, comprenant que les 2,195 places gardées pour les fous à Bicêtre et à la Salpêtrière étaient insuffisantes en présence d’une population d’aliénés qui s’élève à plus de 6,000 individus, exprima l’intention de faire construire dix asiles de 600 lits chacun : la dépense totale était évaluée à 70 millions. Ce projet grandiose et très humain n’a reçu qu’un commencement d’exécution par la construction de trois vastes asiles, Sainte-Anne, Ville-Évrard et Vaucluse, et l’on s’est vu obligé de changer la destination primitivement attribuée à deux de ces établissemens : Sainte-Anne devait être un hôpital clinique pour l’aliénation mentale, Ville-Évrard était réservée à une maison de convalescence où le malade eût trouvé la transition indispensable entre la vie disciplinée de l’asile et la vie libre. Aujourd’hui Sainte-Anne, Ville-Évrard et Vaucluse sont des asiles où l’on reçoit indifféremment toute sorte d’affections mentales., récentes, anciennes, intermittentes, chroniques, curables ou incurables.

Sur le boulevard Saint-Jacques s’ouvre la rue Ferrus, qui débouche dans la rue Cabanis, en face d’une grande grille par laquelle on pénètre dans l’ancienne ferme, devenue l’asile Sainte-Anne. Un vaste bâtiment servait autrefois de bureau central, avant qu’on n’eût abandonné le système des placemens volontaires, auxquels on reviendra certainement ; il sert de logement au médecin résidant et au médecin adjoint, mais il pourrait être utilisé d’une façon normale à recevoir les malades expédiés d’urgence par les hôpitaux, dont le plus. souvent le délire revêt la forme de l’aliénation sans être l’aliénation même, et se dissipe rapidement sous l’influence de l’isolement, aidé par les moyens thérapeutiques. On pousse une grille, et l’on pénètre dans l’asile. Ce qui frappe au premier coup d’œil, c’est la nudité des terrains ; des allées sablées, un vaste gazon, pas un arbre. Il ne peut en être autrement, l’asile n’ayant été inauguré que le 1er mai 1867. Dans le lointain, sur sa colline grise, on aperçoit Bicêtre : les deux tristes maisons peuvent se regarder à travers l’espace. Les bâtimens exclusivement réservés aux malades se composent de douze pavillons identiques, six pour le service des femmes, six pour le service des hommes. Ces deux divisions, absolument séparées, sont complétées à leur extrémité par une demi-rotonde, et chaque demi-rotonde contient neuf cellules d’isolement. Les quartiers sont semblables, construits sur le même modèle, divisés de la même façon, bâtis de la même pierre blanche, couverts de la même tuile rouge. Deux étages seulement : système français très préconisé par Esquirol, qui considère comme dangereuse et malsaine la superposition des salles et des dortoirs. Au premier étage, trois dortoirs de 16 lits ; au rez-de-chaussée, un dortoir, un réfectoire et une salle de réunion s’ouvrant sur une galerie couverte où l’on est facilement à l’abri de la pluie et du soleil ; cette galerie donne elle-même de plain-pied sur un large préau encadré d’un saut-de-loup et de mure qui, sans masquer la vue extérieure, sont assez élevés pour offrir quelque garantie contre les tentatives d’évasion. La maison est d’une propreté irréprochable, car chaque matin on fait ce qu’on appelle le bacchanale c’est-à-dire un nettoyage à fond.

Nulle fenêtre, nulle porte ne peut être ouverte qu’à l’aide d’un passe-partout que le surveillant ne quitte jamais ; il est rare en effet qu’un fou n’ait pas par moments une envie irrésistible de se tuer, et il faut empêcher les malades de se jeter par la croisée, sous prétexte de voir le temps qu’il fait. La surveillance du reste est incessante ; le jour, les aliénés vivent littéralement sous l’œil de leurs gardiens ; la nuit, ceux-ci ne sont séparés d’eux que par un treillage qui leur permet de constater tout ce qu’ils font. En outre les chambres des infirmiers communiquent entre elles par une sonnette d’appel ; en cas d’alerte on peut donc demander main-forte. A chaque dortoir est annexée une salle de toilette munie d’un lavabo en marbre, recevant et rejetant l’eau automatiquement ; on exige des malades qu’ils prennent des soins de propreté, et l’on a raison, car sans cela la plupart, s’abandonnant eux-mêmes, arriveraient promptement à l’état où était Charles VI lorsqu’on fît entrer dans sa chambre de l’hôtel Saint-Paul quatre hommes masqués qui le lièrent et le maintinrent jusqu’à Ge qu’on lui eût coupé les cheveux, lavé le visage et rogué les ongles. Les lavabos de la division des femmes sont outillés avec un luxe intelligent, et le directeur de Sainte-Anne a donné là un exemple qui devrait bien être suivi dans tous les hôpitaux et dans toutes les prisons.

Les salles de bains sont remarquables ; elles ne valent pas comme ampleur celles que nous avons admirées à l’hôpital Saint-Louis, mais elles sont munies de tous les appareils nécessaires pour appliquer facilement les différens systèmes de l’hydrothérapie ; des chambres pour les bains de vapeur, une étuve sèche pour les bains thermorésineux, une piscine, une salle spécialement réservée aux bains de pied, donnent occasion de varier à l’infini les essais du traitement balnéaire, auquel en ce moment on paraît attacher une importance exclusive. Une gymnastique dite de chambre, fortement scellée dans la muraille d’un large couloir bien éclairé, permet aux malades qui viennent d’être trempés dans la piscine, ou qui ont subi la douche froide, de faire « leur réaction. » Au demeurant, l’hydrothérapie spéciale appliquée aux aliénés se réduit à peu de chose ; ce traitement aquatique consiste en deux opérations fort simples et absolument identiques, quoique différentes : donner des bains déprimans aux surexcités, donner des bains surexcitans aux déprimés. Dans cet ordre d’idées, on a même été jusqu’à essayer les bains sinapisés.

Les réfectoires, très aérés, sont intéressans à parcourir ; on peut voir là combien la science est devenue humaine et constater les efforts que l’administration fait pour bien prouver à ces malades qu’ils sont des hommes, en leur témoignant une confiance presque toujours justifiée. Malgré les raisons d’économie et de prudence qui conseillaient la vaisselle d’étain, je n’ai aperçu que de bonnes assiettes en porcelaine, des verres en cristal, des fourchettes pointues, des cuillers ordinaires et des couteaux, — arrondis, il est vrai, d’une lame un peu molle, — mais enfin de vrais couteaux aptes à tailler le pain et à trancher la viande. Nul n’aurait eu tant de hardiesse il y a quarante ans, et nul aujourd’hui ne regrette de l’avoir. Dans le seul quartier des agités, les couteaux sont supprimés. Le régime alimentaire est purement scientifique, si l’on peut dire ; il a été établi d’après les doctrines professées par M. Payen, qui déclare, après expérience, que la nourriture d’un homme se livrant à un travail très modéré (à Sainte-Anne le travail est à peu près nul) doit contenir 310 grammes de carbone et 20 grammes d’azote ; or la nourriture est combinée de telle sorte qu’elle renferme : carbone, 310,02 ; azote, 20,06 ; de plus l’aliment plastique et fortifiant par excellence, la viande, domine et l’on ne fait maigre que le vendredi.

On pourrait croire que dans un asile aussi vaste, composé, pour chaque division, de six quartiers distincts, on a réuni ou séparé les malades selon le genre d’affection dont ils sont atteints ; il n’en est rien : les malades sont pêle-mêle, on ne les catégorise que selon leur agitation plus ou moins vive. Cela doit surprendre au premier abord, mais il ne peut y avoir de doute en présence des affirmations faites, après essais de toute sorte, par des savans de religion, de langue et de théories différentes. Ils sont unanimes sur ce point ; les malades divers se surveillent mutuellement, le délire de l’un neutralise les effets du délire de l’autre ; ils ne complotent rien, parce que chacun d’eux poursuit un but particulier, exclusif de celui d’autrui ; les malades semblables au contraire se comprennent, car ils souffrent du même mal, ils s’entr’aident dans l’accomplissement de leurs projets insensés, et, comme ils tendent tous vers le même résultat, ils se concertent pour l’atteindre. Vingt mélancoliques, avec impulsion au suicide, groupées ensemble dans le même quartier, ne passeraient pas deux jours sans tenter de s’étrangler mutuellement, et il est fort probable qu’elles réussiraient. La division normale, conseillée par la théorie, confirmée par la pratique, se fait entre les tranquilles, les demi-agités, les agités ; restent les paisibles qui sont réduits à la vie végétative : nous en parlerons.

Au premier regard, en entrant dans les préaux, on reconnaît dans quel quartier l’on se trouve, et il n’est pas besoin d’interroger les gardiens pour savoir que l’on est en présence de malades tranquilles ou de malades agités ; le jardin seul est une indication suffisante. Celui des fous tranquilles est propre, les gazons verdissent respectés par le pied du promeneur, l’écorce des jeunes arbres est intacte, il y a des fleurs arrosées, cultivées avec soin, des capucines surtout qui poussent vite et grimpent le long des piliers de la galerie. Les malades causent entre eux, lisent, fument, saluent quand on passe ; penchés sur la table de la salle de réunion, quelques graphomanes écrivent avec précipitation. Si les membres du parquet et du gouvernement lisent toutes les lettres qui leur sont expédiées par les aliénés, ils ont fort à faire, et leur place n’est point une sinécure. Chez les demi-agités, le jardin est plus inculte et les fleurs sont rares, on s’y vautre volontiers sur le gazon ; chez les agités, tout est en désordre, le sable des allées chassé à coups de pied est répandu sous les galeries ; sur les gazons s’entre-croisent des sentiers tracés par des malheureux atteints de déambulomanie, qui marchent sans s’arrêter du matin au soir, toujours sur la même ligne, comme des animaux féroces dans une cage ; quelques-uns, pris par un accès de loquacité, parlent avec des intonations théâtrales et répètent incessamment la même phrase. Plusieurs vont la tête baissée, sombres, les bras retenus sur la poitrine par la camisole de force ; lorsqu’on passe auprès d’eux, ils feignent de ne pas vous apercevoir ou vous jettent un regard farouche.

La camisole de force employée. dans les asiles est en toile flexible, épaisse et douce ; elle n’a sous ce rapport aucune ressemblance avec celle dont on use dans les prisons ; celle-ci se boucle par sept fortes courrons de buffle, celle-là se lace à l’aide d’une grosse bande de toile tordue. À ce moyen de répression il faut ajouter le manchon, qui immobilise seulement les mains, et les entraves, qu’on peut nouer au-dessus de la cheville pour empêcher les malades de frapper leurs compagnons à coups de pied : quelques fous, ayant la manie de rejeter toujours leurs souliers, sont chaussés avec des brodequins fort ingénieux, amples et souples, mais fermés à l’aide d’une clé qui manœuvre un petit écrou fixant la lanière d’attache. C’est par ces procédés qu’on arrive à se rendre facilement maître des fous les plus furieux, à paralyser leurs violences et à neutraliser leurs tentatives, — si fréquentes, — de suicide et d’homicide. Il est rare qu’une heure ou deux de camisole ne ramène pas un calme relatif dans les esprits les plus surexcités. Doit-on conserver pour les aliénés l’usage de la camisole de force, est-il préférable de le bannir ? Grave question qu’on agite depuis une vingtaine d’années, et qui n’a pas encore été résolue. L’Angleterre, qui n’a rejeté les chaînes et le ferrement que bien longtemps après nous, n’admet pas aujourd’hui qu’on emprisonne les bras d’un fou dans un vêtement fermé, et elle met en œuvre ce qu’elle appelle le no restraint. L’aliéné est toujours libre, fallût-il trois ou quatre gardiens pour réprimer ses instincts dangereux, fallût-il, pour être bien certain qu’il ne s’étranglera pas pendant la nuit, faire coucher un surveillant avec lui, supplice qui dépasse de beaucoup celui de la camisole. L’adoption de ce système a amené une modification dans l’aménagement des asiles anglais, où l’on a cru devoir établir les cellules de sûreté dans la proportion de 75 pour 100 aliénés, tandis que chez nous, dans nos asiles municipaux nouvellement bâtis, la proportion est de 4 pour 100. En tout cas et à la suite de longues discussions, la science aliéniste française a repoussé le no réstraint, et maintient que l’usage de la camisole est salutaire aux aliénés.

Quand je suis entré dans la demi-rotonde où s’ouvrent les cellules d’isolement qu’une vieille tradition léguée par Bicêtre et la Salpêtrière fait encore appeler les loges, une personne qui m’accompagnait m’a dit : « Ici, c’est la misère des misères. » L’on ne crie pas, on hurle ; on ne parle pas, on jappe ; on ne gémit pas, on rugit. Bien souvent, ici ou ailleurs, je suis entré dans la cellule des surexcités ; jamais je n’en suis sorti sans avoir attrapé quelque horion ou sans que l’on m’ait craché au visage. Toute en bois, garnie d’un lit, munie d’un escabeau fixé par une chaîne au lambris, la cellule s’ouvre d’un côté sur le corridor de ronde, de l’autre sur un petit préau isolé où le malade piétine plutôt qu’il ne se promène. Une de ces loges est entièrement capitonnée : planches, plafond, murailles, disparaissent sous une très forte toile tendue sur un matelas de filasse. Dans une boîte si bien bourrée, on peut déposer sans péril, pendant la durée de l’accès, les aliénés chez qui le mal s’exaspère ; c’est en vain qu’ils bondiront comme des chats sous l’influence de la chorée, qu’ils se jetteront la tête contre les murs ; toute précaution est prise, et c’est à peine s’ils se feront une contusion. La violence, la brutalité de mouvemens que certains malades développent pendant leurs crises défient toute croyance. J’ai vu une lypémaniaque obèse et déjà vieille parcourir vingt fois de suite le tour d’une vaste salle en faisant la culbute sur elle-même, comme un clown, sous l’impulsion d’une attaque de névralgie intercostale.

Les malades qui en sont réduits à cet état d’excitation extravagante souffrent au-delà de ce qu’il est possible d’imaginer. Lorsqu’on parvient à les calmer et qu’on peut les interroger, on reste profondément ému. — Vous souffrez ? — Le martyre ! — Où souffrez-vous ? — Je ne sais pas ! — A la tête, aux membres, à la poitrine, au cœur ? — Non, je souffre partout, et ma souffrance n’est nulle part. — Ceci est exact, cette souffrance a cela de terrible et de vraiment démoniaque qu’elle est insaisissable, indéfinissable, intangible, qu’elle trouble assez la raison pour la bouleverser, et qu’elle lui laisse assez de lucidité pour comprendre l’horreur du désastre. Tous ceux qui l’ont subie et qui en sont sortis par la guérison disent le même mot : j’ai traversé l’enfer ! Un jour, j’interrogeais une mélancolique qui venait de tomber en stupeur après une période d’agitation, et je lui disais pour tâcher de l’arracher un peu à elle-même : — Ou êtes-vous ? — Elle me répondit : — Dans le Styx ! — Si ces infortunés ne peuvent exprimer la nature toute spéciale de leurs souffrances, ils ont du moins certains gestes fréquemment renouvelés dans les bras, dans les épaules, dans la mâchoire inférieure, gestes que leur volonté est impuissante à refréner, qu’il faut étudier et dont il serait bon de tenir compte, car ils déterminent peut-être quels sont les nerfs qui sont en crise d’excitation ou d’affaiblissement. Je me souviens d’avoir vu, dans le préau où les agités d’une maison de santé étaient enfermés, une muraille que j’ai regardée pendant longtemps, et qui était couverte de dessins dont j’aurais bien voulu pouvoir déchiffrer le sens mystérieux. Ils représentaient presque tous des têtes vues de profil ; du sommet du crâne de chacune d’elles s’élevait soit un fer de lance, soit une flamme, soit un petit drapeau. Il y a là, ce me semble, une indication précieuse pour les spécialistes, car ces images symbolisent la forme lancinante, brûlante ou vacillante que la douleur revêt, et marquent exactement le point où elle se produit.

Lorsque l’on met ces agités dans des bains, que l’on prolonge parfois pendant plusieurs heures sans parvenir à les calmer, il faut éviter qu’ils ne s’enfoncent la tête dans l’eau ou qu’ils ne s’échappent pour courir tout nus en vociférant. La baignoire est donc revêtue d’une sorte d’appareil nommé le bouclier, adhérent aux rebords et percé d’une échancrure semi-circulaire qui emboîte le cou du malade. Ainsi couverte, la baignoire ressemble à une boîte oblongue d’où sort un visage effaré. A Sainte-Anne, les boucliers sont en forte toile ; ils sont excellens, car ils permettent de maintenir le malade, qui peut, impunément pour lui, y donner des coups de pied. On devrait en généraliser l’usage et supprimer pour toujours ces redoutables boucliers en tôle ou en cuivre dont on se sert encore à la Salpêtrière, et contre les parois desquels les folles se brisent les ongles et parfois même se luxent les pouces des pieds. Autant que possible, tous les instrumens destinés à modérer la violence des mouvemens chez les pensionnaires des asiles doivent être en étoffe très souple, afin d’éviter les accidens causés par la résistance inflexible des corps durs. C’est l’antique prescription d’Arétée de Cappadoce et de Paul d’Ëgine ; pourquoi faut-il être obligé de la rappeler aujourd’hui ?

Il n’y a point d’aussi minutieuses précautions à prendre, ni de camisole de force à employer dans le quartier des paisibles. Là, le jardin pousse à la grâce de la nature : nul malade ne le cultive, nul malade ne l’endommage ; il verdit, fleurit et se fane en présence d’indifférens qui le voient peut-être, mais qui à coup sûr ne le regardent pas. Là sont les imbéciles et les malheureux qui, après avoir passé par les atroces douleurs du délire aigu de la paralysie générale, sont arrivés au dernier terme de la vie végétative. Assis pour la plupart dans de grands fauteuils de bois appropriés à leur dégradante infirmité, insensibles à tout, retournés vers la première enfance par le long chemin dont chaque étape est une souffrance, ils vivent encore, c’est tout ce que l’on en peut dire. Si par hasard un retour inespéré de vigueur s’opère momentanément en eux, s’ils ressaisissent quelque chose de leurs forces éteintes, c’est pour essayer de mettre le feu à leur paillasse ou d’étrangler leur gardien. Même dans cet état, un fou est dangereux. C’est un spectacle pénible ; l’âme meurt-elle donc avant la mort définitive ? Il y a quelques années, je visitais un asile et je m’arrêtai à regarder quelque chose qui avait été une femme. Ce semblant de forme humaine était affaissé et comme écroulé dans un grand fauteuil ; le corps remuait par momens ; la lèvre inférieure rabattue laissait écouler la salive, la paupière à peine soulevée couvrait un œil où le regard était éteint, la tête rasée dessinant les os à peine revêtus d’une peau parcheminée avait un décharnement de squelette ; parfois une pauvre voix éraillée disait : Ah ! ah ! ah ! — Je m’inclinai avec un respect profond et pour ainsi dire historique, car ces restes lamentables représentaient la dernière descendante du plus grand homme de mer qui jadis ait combattu contre nous, au temps de Louis XIV, l’amiral Ruyter.

Quand les arbres auront poussé dans les jardins et dans les cours de Sainte-Anne, ce sera un asile remarquable ; mais il lui manque encore ces beaux massifs de robiniers, de tilleuls et de marronniers qu’on trouve dans les vieilles maladreries de Bicêtre, de la Salpêtrière et qui leur font d’admirables préaux. Tout a été combiné pour mettre les services en rapport les uns avec les autres, et des galeries couvertes établissent des communications abritées entre toutes les parties de la maison ; on peut reprocher à la lingerie d’être située au second étage, au-dessus des cuisines et d’une salle de réunion générale, ce qui est fort gênant pour la distribution du linge ; mais c’est là un inconvénient minime et compensé par de tels avantages qu’il serait bien puéril de s’y appesantir. Quelques pierres plus blanches, quelques tuiles plus fraîches indiquent que l’on a déjà pansé les blessures qui n’ont point été épargnées à cet asile sacré pendant le siège de Paris par les armées allemandes. Sainte-Anne a reçu cent cinq obus. Un fait prouvera à quel point les ennemis étaient exactement renseignés sur ce qui se passait chez nous. Les quartiers du Petit-Montrouge, de la Glacière, de la Maison-Blanche, de l’Observatoire, étaient sous le feu de quatre batteries établies entre Bagneux et L’Hay ; l’objectif de celles-ci fut la prison de la Santé, car les détenus, s’échappant à la faveur d’un incendie et se jetant, dans Paris, pouvaient amener une complication redoutable. C’était bien raisonné, et c’est ainsi qu’on se fait la guerre entre gens civilisés. On dut alors diriger sur Mazas et sur la Conciergerie les détenus de la Santé, où à leur place on mit 950 prisonniers allemands. Le jour même[3] du transfèrement, la Santé cessa d’être en butte aux projectiles ennemis, qui s’adressèrent immédiatement à l’asile Sainte-Anne, dont les pensionnaires, lâchés à travers la ville, n’auraient pas produit un meilleur effet que leurs voisins de la prison ; mais les aliénés n’y étaient pas seuls, car l’asile se doublait d’une ambulance militaire inutilement protégée par le drapeau de la convention de Genève.

Quoi qu’il en soit de ces faits, qui appartiennent à l’éternelle histoire de la folie humaine, l’ancienne ferme, où Ferrus était si heureux d’envoyer travailler ses aliénés, est aujourd’hui un vaste établissement aménagé de façon à contenir facilement 000 malades. Le jour où je l’ai visité, il en renfermait 524, soignés par quatre médecins, dont un seul est résidant, surveillés, aidés, servis par 120 personnes, dont 50 sœurs de Marie-Joseph. Le directeur, un homme fort expert, qui a meublé, outillé, organisé l’asile, appartient à l’ordre exclusivement administratif. C’est à Sainte-Anne, avons-nous dit, qu’on amène les aliénés expédiés par l’infirmerie spéciale située près du Palais de Justice. On les garde provisoirement, et on les distribue, selon les vacances, dans les quartiers de l’asile même, à la Salpêtrière, à Bicêtre, à Ville-Evrard ou à Vaucluse. Dans ce dernier cas, on les envoie, escortés de gardiens, par le chemin de fer d’Orléans, à Épinay-sur-Orge, où une voiture vient les chercher pour les conduire dans le plus magnifique asile que je connaisse.

C’est un domaine de 110 hectares, qui s’appelait jadis La Gilquillière ; le comte de Provence le débaptisa et le nomma Vaucluse, pour plaire au marquis de Crussol, son propriétaire. Le château, qui n’est qu’une assez belle maison, existe encore, et n’a pu être utilisé pour le service des malades ; il est entouré d’un parc ombreux, percé de grandes allées ; le terrain légèrement incliné domine le cours de la petite rivière d’Orge, et la vue que l’on embrasse dm sommet des vertes hauteurs semble avoir été faite « pour le plaisir des yeux, » ainsi que l’on disait au XVIIIe siècle. En face se développe la forêt de Sainte-Geneviève, où Mlle de Fontange, accompagnant Louis XIV à la chasse, entoura son front du ruban qui devait la rendre immortelle dans un pays où la mode domine tout ; à gauche, des pentes boisées descendent vers les prairies, qui vont jusqu’à Epinay ; à droite, la vieille seigneurie que Hugues Capet donna en 991 à Thibaud File-Ehoupe, Montlhéry, dresse son donjon lézardé sur la colline et regarde les champs où se livra entre Louis XI et le comte de Charolais la plus étrange bataille dont l’histoire ait gardé le souvenir, car tout le monde se sauva, et chacun chanta victoire. L’air est pur et fortifiant ; un fait vraiment exceptionnel le prouve : l’asile, qui fut inauguré le 23 janvier 1869, est resté cinq mois et demi sans avoir un seul décès à constater sur une population moyenne de 600 individus.

A l’établissement sont annexés un moulin et une ferme, exploités par les malades. J’ai vu passer les travailleurs ; ils s’en allaient vêtus de leur bon costume d’été en toile bleue rayée de blanc, la tête abritée par un large chapeau de latanier, portant sur l’épaule les houes, les louchets, les râteaux et les faux ; d’amples bidons de café noir mêlé d’eau très légèrement alcoolisée les accompagnaient sur une petite charrette et devaient leur permettre de se désaltérer pendant les instans de forte chaleur. Des ateliers pour le charronnage, la forge, la cordonnerie, la menuiserie, la confection des vêtemens, sont occupés par les malades, dont on obtient sans peine un travail suffisant pour subvenir aux besoins de la maison. On est toujours surpris de voir confier des outils, des instrumens tranchans à des fous, qui subitement peuvent devenir dangereux et les employer à des actions mauvaises. Il n’est pas sans exemple, mais il est extraordinairement rare qu’ils s’en soient servis pour commettre un homicide ou pour se donner la mort. L’aliéné respecte l’outil avec lequel il exerce son métier, que ce soit une hache, un frappe-devant ou une faux ; on dirait que l’idée de le détourner de l’usage consacré ne lui vient pas ; s’il veut faire un mauvais coup, il volera un couteau, ramassera un tesson de bouteille, et n’utilisera pas la pioche ou le merlin qu’il a eu en main pendant toute la journée. L’exemple donné par Ferras a été suivi. Partout on fait travailler les aliénés ; administrativement on s’appuie sur l’article 13 de la loi du 16 messidor an VII, qui dit : « Le directoire fera introduire dans les hospices des travaux convenables à l’âge et aux infirmités de ceux qui y sont entretenus ; » scientifiquement on a constaté les excellens résultats que l’on obtenait, résultats prouvés au besoin par ce fait, que dans la nuit qui suit les jours de repos imposé, dimanches et grandes fêtes, le sommeil des aliénés est incomplet et troublé.

Dans ces durs mois d’automne et d’hiver pendant lesquels Paris, investi par les armées allemandes, était isolé du reste du monde, l’asile, de Vaucluse a rendu d’inappréciables services aux aliénés, car c’est là qu’on avait expédié en hâte tous les malades de Ville-Évrard. Un établissement construit pour contenir 600 places normales se vit tout à coup envahi par une population de 1,100 fous qu’il fallait nourrir, soigner, protéger au milieu des corps de troupes ennemies qui occupaient les environs, coupaient toutes communications et battaient l’estrade dans la campagne voisine. Le médecin-directeur, M. Billod, déploya dans ces circonstances plus que difficiles une habileté, une énergie et une intelligence au-dessus de tout éloge. Il n’abattit point le drapeau de la France, il maintint intacte la dignité de l’administration qu’il représentait, se refusa énergiquement à toute réquisition, ferma ses portes, qu’il ne laissa franchir à aucun détachement prussien, et, à travers des difficultés qu’on peut à peine soupçonner, ravitailla l’asile de telle sorte que nul n’y souffrit trop de la faim ni du froid. Dès le 14 septembre, aussitôt que les premières patrouilles prussiennes apparurent, il comprit que l’asile, n’étant point hôpital militaire et ne renfermant pas de blessés, ne jouirait qu’à titre courtois et par conséquent fort aléatoire des bénéfices que la convention de Genève assure aux maisons hospitalières faisant fonctions d’ambulance. L’attitude des officiers, leurs demandes, qui commençaient à ressembler terriblement à des contributions de guerre, ne lui laissèrent aucun doute sur le sort qui tôt ou tard lui serait réservé. Se rappelant notre vieux proverbe français qui dit qu’il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu qu’à ses saints, il s’adressa directement au prince royal de Prusse, et il fit bien, car le 25 septembre il reçut du quartier-général de Versailles un cartel de sauvegarde qui libérait l’asile de Vaucluse de tout logement, de toute réquisition militaires, et qui autorisait le directeur à circuler dans « toute la contrée » pour l’achat des vivres nécessaires aux aliénés. La bataille principale était gagnée, mais le directeur ne put éviter bien des escarmouches, dont il sut toujours se tirer à son honneur. Ne limitant pas son rôle à la conservation de son personnel administratif et malade, il reçut les dépôts qu’on lui apportait de toutes parts, et, malgré les sérieux périls auxquels il s’exposait, il abrita les fugitifs qui venaient lui demander secours ; il eut ainsi plus de trois cents femmes et enfans cachés dans l’infirmerie, la ferme et les bâtimens d’administration. Il fallait nourrir ce pauvre monde effaré et affamé ; ce fut là un surcroît de difficultés auxquelles on ne fit face que par des miracles de persévérance et de bon vouloir. La commune d’Épinay-sur-Orge, reconnaissant qu’elle ne devait son salut qu’au courage habile de M. le docteur Billod, a fait frapper en son honneur une médaille commémorative, juste hommage rendu à un dévoûment qui ne s’est pas démenti, et qui a pris mille formes ingénieuses pour sauver tant de malheureux.

Vaucluse est rentré aujourd’hui dans les conditions normales. Lorsque j’ai visité l’établissement, il contenait 507 malades traités par 2 médecins et surveillés par 39 gardiens et serviteurs. La disposition des bâtimens, la séparation des hommes et des femmes, la division des quartiers, l’organisation des services, sont analogues à ce que nous avons vu à Sainte-Anne et à ce que nous trouverons à Ville-Evrard. Une sorte de plan uniforme, sauf les modifications imposées par la configuration des terrains, a été adopté pour la construction de ces trois asiles : aussi accusent-ils tous trois les mêmes qualités et les mêmes défauts. Les qualités sont considérables, les défauts minimes ; deux seulement m’ont frappé. Certains édifices indispensables, qu’il est inutile de désigner, sont placés dans les préaux mêmes, loin des salles de réunion, loin des dortoirs ; il faut absolument passer en plein air, c’est-à-dire sous la pluie ou sous la neige, pour s’y rendre. Cette disposition offre des avantages qui ne me semblent pas compensés suffisamment par les inconvéniens de toute sorte qu’elle impose aux malades. L’autre défaut tient à ce que tous les quartiers sont identiques, ce qui est irréprochable au point de vue architectural, mais semble peu rationnel au point de vue pratique, car, s’il est insignifiant de réunir 48 aliénés tranquilles ou paisibles dans le même préau et d’en faire coucher 16 dans le même dortoir, cela devient tout de suite difficile, dangereux même, lorsqu’il est question des agités. Je crois qu’il eût mieux valu faire les quartiers des surexcités moins amples et plus nombreux pour multiplier la surveillance, et de n’y enfermer jamais qu’un personnel de 15 ou 20 malades.

Ce vice de distribution intérieure tient à une cause fort singulière. Le médecin sur les données duquel les plans définitifs ont été arrêtés avait longtemps vécu en province, et avait organisé l’asile d’Auxerre. Or en province les fous déprimés, c’est-à-dire tranquilles, sont beaucoup plus nombreux qu’à Paris, où les excités dominent dans une proportion notable, et l’on aurait dû en tenir compte dans l’édification des établissemens destinés à renfermer les uns et les autres. On a remédié autant que l’on a pu à cet inconvénient en ne mettant que 14 lits au lieu de 16 dans les dortoirs des agités, mais il eût bien mieux valu faire des dortoirs de 6 lits et des préaux pour dix-huit malades. Dans l’état actuel, la discipline souffre un peu de cet ordre de choses, ce qui n’est pas un bien grand mal ; mais, la surveillance étant plus divisée et moins efficace, les évasions sont assez fréquentes. Dès qu’une évasion est signalée, il faut redoubler de zèle et ouvrir des yeux clairvoyans, car la manie de se sauver devient presque immédiatement épidémique. Il en est de même pour le suicide ; quand un aliéné a réussi à se tuer, la plupart essaient de l’imiter, et il est bien rare que l’on n’ait pas quelque nouveau malheur à déplorer. Lorsqu’il s’agit de se débarrasser de la vie, les aliénés déploient une persistance, une hypocrisie, une volonté fixe et prédominante, qui mettent en défaut les précautions les plus subtiles, et feraient croire que la maladie suscite chez eux des facultés spéciales et presque surhumaines.

Si l’aliénation mentale trouble certaines facultés de l’entendement, elle en développe d’autres à un point extraordinaire. On dirait que l’état de stupeur dans lequel tombent fréquemment les malades est pour quelques-uns d’entre eux une période d’incubation, d’éducation interne dont ils sortent avec des dons intellectuels qu’on ne leur connaissait pas dans leur vie normale. C’est ce qui a fait dire que des fous se mettaient inopinément à parler des langues qu’ils ignoraient ; ceci est impossible, mais il est constant que la mémoire, surexcitée tout à coup sous l’action d’un afflux nerveux, peut rappeler d’une façon qui paraît miraculeuse une langue que l’on a entendue jadis et qu’en état de santé l’on ne sait réellement pas. Il y a en ce moment même à Vaucluse un Russe qui y fut amené il y a onze mois ; il ne pouvait dire deux mots de français, et se contentait de démontrer par signes qu’il ne comprenait rien de ce qu’on lui disait. Il fut saisi de dépression, et resta huit mois sans ouvrir la bouche ; quand il se réveilla de sa torpeur, il savait le français, non pas comme La Bruyère ni comme Montesquieu, mais assez pour expliquer très nettement son état mental, pour raconter son histoire, pour expliquer qu’il avait été tailleur dans son pays et pour demander de l’ouvrage. Je l’ai vu, et j’ai causé avec lui. Pendant cette sorte de sommeil extérieur, les vocables qu’il entendait se sont groupés dans sa mémoire avec leur valeur spéciale, les corrélations qui existent entre eux, et, étant fou, il s’était fait en lui à son insu un travail dont il recueillit le bénéfice sans en avoir eu la peine.

La stupeur est si profonde parfois chez les malades, leurs organes sont frappés d’une paresse tellement invincible, qu’ils se croient morts ; ils n’ouvrent ni les yeux ni la bouche et refusent de manger. Le docteur Billod a imaginé une bouche artificielle fort ingénieuse qu’on place de force entre les lèvres de l’absorbé, et qui permet de lui faire avaler quelques alimens ; mais, si l’on tombe sur un malade dont les mâchoires sont maintenues serrées par une contraction nerveuse, il faut y renoncer ; on lui briserait les dents, et l’on n’arriverait à rien. On se sert alors d’une sonde œsophagique que l’on fait passer par une narine et que l’on dirige de façon quelle pénètre dans le pharynx ; c’est ainsi que l’on peut envoyer de la nourriture liquide jusque dans l’estomac à l’aide d’un instrument fort prosaïque dont Molière a souvent abusé dans ses comédies. Lorsque ce mode de nutrition se prolonge, — j’ai connu un aliéné qui l’a supporté pendant dix-sept mois, — le patient finit souvent par être atteint de scorbut, maladie qui du reste n’est pas rare chez les fous. Il ne faut pas croire que ces êtres immobiles, qui vivent dans une concentration incompréhensible, muets, sans regard, sourds et pétrifiés, ne pensent à rien. C’est le contraire qui est vrai ; l’agitation intérieure est formidable chez eux, un chaos de pensées se heurte dans leur tête ; ils sont un monde et vivent au centuple, emprisonnés dans un corps qui se refuse à toute manifestation extérieure. Lorsqu’ils sortent de cette rigidité, on est surpris de voir que rien ne leur a échappé, et l’on reste parfois stupéfait en écoutant le récit des phénomènes psychologiques dont ils ont été le théâtre fermé.

Gérard de Nerval, décrivant les régions fantastiques à travers lesquelles il a été si souvent transporté[4], a appelé la folie « un épanchement du songe dans la vie réelle. » Cette expression que nul aliéniste ne répudierait, est d’autant plus frappante, qu’il est impossible de reconnaître si le récit de Gérard de Nerval est emprunté à des rêves ou à des réalités morbides. Évidemment les réalités et les rêves sont si étroitement mêlés, tellement confondus, qu’il ne parvenait pas à les distinguer lui-même. Bien des fous ressemblent à des gens mal réveillés qui vivraient sous l’empire d’un cauchemar persistant ; dans le rêve comme dans la folie, on ne guide pas sa pensée, on est guidé par elle ; de plus, comme dans le rêve aussi, toute idée intermédiaire disparaît, on ne voit que le but poursuivi. Le fou, entre la conception, et la réalisation de son désir, n’admet, ne suppose aucun obstacle ; le relatif s’efface, on peut dire qu’il ne comprend que l’absolu. Une mélancolique vous dit : Rendez-moi, je vous prie, un service ; prenez un bon couteau, et coupez-moi le cou ! — On se récrie, on parle de responsabilité, de justice, d’échafaud. — Elle reprend : Ne dites donc pas de niaiseries ; prenez vite le couteau, rien n’est plus simple, dépêchez-vous, je n’ai pas le temps d’attendre. — Comme dans le rêve encore, les sensations extérieures font germer des idées connexes. — Un homme se découvre la nuit en dormant, il a froid, il rêve qu’il est en Sibérie. De même pour l’aliéné : une hystérique a des constrictions à la gorge et soutient qu’elle a avalé une pomme qui « ne peut pas passer ; » un maniaque sent distinctement un crapaud qui lui ronge l’estomac, il meurt ; à l’autopsie, on découvre qu’il a un squirre voisin du pylore ; les femmes qui rejettent invariablement leurs vêtemens et veulent absolument rester nues (Théroigne de Méricourt, morte en 1817, était ainsi) sont de pauvres créatures qui ont la peau animée d’hyperesthésie (excès de sensibilité), et qui ne peuvent supporter le frôlement le plus léger. La perversion des sensations est telle qu’un malade s’essuie le visage pour étancher les gouttes de sueur qu’il sent, qui le chatouillent en coulant, et qui cependant n’existent pas. On ne peut pas dire, suivant la formule vulgaire, qu’elles n’existent que dans son imagination, car il en a l’impression physique, très nette, palpable, positive, due sans doute au tressaillement de quelque filet nerveux épanoui sous l’épiderme.

L’aliénation n’atteint guère que les adultes, elle respecte l’enfance. Roller a dit : « La folie n’apparaît qu’avec la conscience du moi, vers l’âge de quatorze ans au plus tôt. » J’ai pu constater à Vaucluse l’exactitude de cette assertion, et je l’ai vérifiée aussi à Ville-Evrard, qui est un domaine de 185 hectares situé près de Neuilly-sur-Marne, entre la route de Strasbourg et le canal de Chelles. Cet asile, qui avait été ouvert le 29 janvier 1869, a servi de quartier-général au prince de Saxe, il a été pris par nous, et comme il était dominé par le plateau d’Avron, on peut croire que les projectiles ne l’ont point épargné. Les 248 malades que j’y ai vus étaient dans des conditions analogues à celles dont j’ai parlé ; 2 médecins, 40 employés, dont 7 sœurs de Saint-Joseph, veillent sur eux ; c’était un dimanche et nul travailleur aliéné n’était aux champs. L’idée première qui a dirigé la construction de Ville-Evrard n’ayant point été suivie, il se trouve que diverses modifications sont nécessaires pour que l’établissement puisse rendre les services qu’on lui demande. Primitivement ce devait être une maison de convalescence, de sorte qu’on a évité avec soin tout ce qui rappelait la réclusion. Les murs d’enceinte sont trop bas, si bas que de la route et des champs voisins on plonge littéralement dans les jardins, et l’on voit tout ce qui s’y passe ; de plus les préaux particuliers des cellules réservées aux femmes agitées sont peu éloignés de la berge du canal de Chelles. Les bons paysans, les Parisiens désœuvrés qui le dimanche traînent leur ennui à travers champs, excitent ces malheureuses pour se distraire et les exaspèrent parfois jusqu’à la fureur ; une grille mal placée, ouvrant sur la campagne, permet aux cabaretiers du voisinage, qui ne s’en font pas faute, de passer de l’eau-de-vie aux infirmiers et parfois même aux malades. Le peu d’élévation des murs rend en outre les évasions très fréquentes. C’est là un inconvénient auquel il est facile de remédier, et je ne vois pas alors ce qui manquera à Ville-Evrard pour devenir un établissement moins bien situé, mais aussi bien aménagé que Vaucluse.

Sainte-Anne a coûté 9,504,705 francs, Vaucluse 5,151,001, Ville-Evrard 6,135,352, mais dans ce dernier chiffre il faut compter les dépenses de constructions fort importantes qui ont été faites dans un vaste parc séparé de l’asile par la route. C’est une série de pavillons isolés ; ils n’ont pas encore été habités et constituent une maison de traitement pour les aliénés, qui serait aux asiles ce que la maison municipale de santé est aux hôpitaux. Ce premier projet a été abandonné, mais les bâtimens restent ; ils sont neufs, de bonne apparence, placés au milieu d’un jardin charmant, bien abrités, d’une surveillance facile ; il convient de les utiliser et de mettre là le service des idiots et celui des épileptiques, qui encombrent Bicêtre et la Salpêtrière sans utilité pour la science, sans profit pour l’administration. J’ai parlé ailleurs de ces deux maladreries, qu’il faudrait avoir le courage de jeter bas, si on pouvait imposer un tel sacrifice à l’assistance publique, qui, ménagère du bien sacré des pauvres qu’elle administre avec une irréprochable économie, fait effort pour tirer le meilleur parti possible des anciennes dépendances de l’hôpital général, dont elle a hérité. Les vieilles maisons, comme les vieilles gens, tiennent à leurs mauvaises habitudes, et dans les cellules des aliénés de Bicêtre j’ai trouvé encore l’immonde baquet en bois, qui est un foyer d’infection permanente. Le quartier des idiots à Bicêtre est une hideuse renfermerie aménagée tant bien que mal dans des bâtimens trop étroits, désagréablement distribués, branlant de vétusté, et qui depuis longtemps auraient dû tomber sous la pioche des démolisseurs ; il est du moins hygiéniquement disposé en bon air sur la hauteur qui domine la plaine de Gentilly ; mais on ne peut le parcourir sans tristesse, car il n’y a pas de spectacle plus navrant que celui de ces animaux à face humaine, chez qui rien d’humain ne subsiste. On est surpris que la vie se soit emparée de ces difformes apparences, et ait pu s’y installer. Leur crâne déprimé, leurs yeux atones, leur lèvre pendante et baveuse, leurs gestes incohérens, leur démarche oscillante, assez semblable à celle de jeunes ours dressés sur leurs pattes de derrière, en font un objet d’étonnement et de commisération infinie. Beaucoup d’entre eux sont aphasiques, c’est-à-dire ne peuvent parler : ils entendent, ils peuvent articuler des sons, mais il leur est impossible de retenir un mot et de lui reconnaître une valeur significative quelconque. Il y en a cependant qui parviennent à se forger deux ou trois vocables pour exprimer non pas des idées, mais des besoins matériels fort simples ; Esquirol cite une idiote qui disait pignon lorsqu’elle voulait manger, et agnon quand elle avait soif. On ne peut dire qu’ils aient des vices, puisqu’ils ne peuvent comprendre la différence du bien et du mal ; ils ont des habitudes invariablement mauvaises et des mœurs déplorables : ce sont des singes maladroits et mal faisans. Parmi eux, il en existe quelques-uns qui peuvent proférer quelques paroles, chez qui la matière mal conformée n’a pas envahi l’âme tout entière, et qui offrent une lueur incertaine, vacillante, à peine visible, dont on cherche à tirer parti. Ferrus est le premier qui ait essayé de les faire instruire, et Bicêtre possède une école, — école bien primaire, — pour les jeunes idiots. Leur instituteur mérite d’être nommé, car jamais, je crois, tâche plus ingrate n’est incombée à un homme. Depuis trente-deux ans, M. Delaporte a vu passer tous les jeunes idiots que Bicêtre a renfermés. Sans se décourager jamais, il a roulé ce rocher de Sisyphe ; à force de patience, de persistance, il leur a donné quelques notions de lecture, d’écriture, de calcul et de géographie. Il a tenté par tous les moyens imaginables de mettre un peu de lumière dans ces cerveaux obscurs ; il a réussi quelquefois, mais pour combien de jours, pour combien d’heures ? Presque tous ses écoliers sont épileptiques ; un accès survient, tout est oublié ; on recommence, on serine de nouveau ces malheureux êtres inconsistans ; à la première attaque, tout s’envole. Près de la classe, dans une salle largement aérée, est une sorte de grande auge en bois, capitonnée de matelas ; c’est là qu’on porte ceux que terrasse le mal sacré. Cela est sinistre à voir. Un enfant est au travail, l’aura epileptica, le souffle mystérieux passe, un frémissement imperceptible ride la peau du front, l’œil tourne et devient blanc, un peu d’écume rosâtre apparaît au coin des lèvres contractées, une pâleur grise envahit le visage, un bêlement plaintif s’échappe de la poitrine oppressée, et le malheureux est abattu par la convulsion. Quelques-uns ont des accès si fréquens et tombent si brutalement du haut mal, qu’on est obligé de leur encercler la tête dans un bourrelet de caoutchouc.

A la Salpêtrière aussi, on a établi une école pour les jeunes idiotes ; il y a là une institutrice que souvent j’ai vue à l’œuvre et que je n’ai jamais pu contempler sans émotion, car je connais son histoire, et je n’en sais guère de plus touchante. En 1847, une femme devint folle et entra à la Salpêtrière ; sa fille, qui avait reçu une éducation sérieuse, obtint de la suivre, de rester près d’elle, afin de lui donner des soins. Cette tolérance ne pouvait être que provisoire ; elle devint définitive, grâce au dévoûment filial. Mlle X… se chargea d’apprendre à lire et à écrire aux idiotes. Depuis vingt-trois ans, elle n’a point quitté le froid quartier où ses élèves sont recluses, et rien, — ni une santé visiblement chétive, ni l’ingratitude d’un labeur énervant, — n’a pu la faire renoncer à la tâche sacrée qu’elle a recherchée avec une abnégation admirable. Est-elle payée de sa peine ? Bien peu, si l’on ne considère que le développement rudimentaire des pauvres cerveaux qu’elle veut éclairer, — suffisamment et selon son cœur, si l’on remarque une vieille femme fort douce, un peu sauvage, s’empressant volontiers autour des enfans, qui se promène dans le préau ombragé du quartier, — de la masure, — des idiotes ; la mère et la fille sont réunies. Si cela est contraire au règlement, il faut bénir ceux qui ont su y manquer pour aider à cette bonne action.

Ces malheureuses petites filles dénuées, dont la vie serait insupportable, si elles pouvaient en concevoir l’amertume, ont parfois une distraction qui les occupe et les fait joyeuses pendant une heure ou deux. Tous les ans, le directeur de la Salpêtrière fait venir au carnaval un prestidigitateur qu’on installe avec son petit théâtre dans la salle de réunion d’un des quartiers neufs. C’est une vraie fête de famille ; on y invite les idiotes sages, les épileptiques simples, les folles tranquilles, les indigentes en hospitalité. Il y a des lumières, des fleurs, quelques draperies. Toutes les spectatrices, assises sur des chaises, sont immobiles et silencieuses ; , hébétement des visages est à peu près général. On voit là de pauvres fillettes épileptiques déjà gagnées par l’embonpoint, et qui, malgré leur jeunesse, ressemblent à de grosses vieilles femmes dont la peau serait tendue sur une chair malsaine et trop gonflée. Parfois on entend au fond de la salle une plainte traînante, mélopée douce et tremblée ; c’est une malade qui tombe. Dans ses différens tours, qui n’étaient point bien compliqués, l’homme, voulant faire entrer un serin dans une coquille d’œuf, fit mine de lui écraser la tête entre ses dents ; il y eut un murmure et comme un sentiment unanime d’horreur : l’humanité dans ce qu’elle a de plus beau, la pitié, subsiste donc encore ! Une autre fois j’ai assisté à un bal costumé donné aux folles : on leur avait ouvert le magasin aux vêtemens, et elles s’étaient attifées selon leur goût, en marquises, en laitières ou en pierrettes. Généralement la folie des femmes est bien plus intéressante que celle des hommes : l’homme est presque toujours farouche, fermé, obtus, il raisonne même dans le déraisonnement ; la femme, qui est un être d’expansion universelle, exagère son rôle, parle, gesticule, raconte et initie du premier coup à tous les mystères de son aberration. Je me rappelle ce soir-là une vieille bossue vêtue en folle : elle allait et venait, manifestement nymphomane, tournant autour de deux ou trois hommes qui étaient là, et tendant ses bras maigres vers eux avec une expression désespérée. Tout se passa bien du reste. Le piano était tapoté en mesure par une malade : les filles de service et les aliénées dansaient ensemble et obéissaient ponctuellement à une folle qu’on avait coiffée d’un chapeau à plumes en signe d’autorité. Fière de ses fonctions et de son marabout blanc, elle mettait l’ordre partout où il en était besoin. On offrit des sirops et des massepains qui furent acceptés avec un empressement de bonne compagnie. Lorsque je me retirai, une femme s’approcha de moi et me dit : — Marquis, votre fête était charmante, je suis attendue aux Tuileries, veuillez dire qu’on fasse avancer ma voiture, mes gens sont dans l’antichambre. — Celle qui me parlait ainsi avait été fruitière dans la rue Harvey.

Les asiles dont je viens de parler sont amples et vastes, mais ils sont loin de suffire aux besoins de la population parisienne, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre par les chiffres, suivans : au 31 décembre 1871, les aliénés de Sainte-Anne, Vaucluse, Ville-Evrard, Bicêtre et de la Salpêtrière étaient au nombre de 2,237 ; Charenton en contenait 503, et les onze maisons de santé particulières établies à Paris ou aux environs en renfermaient 523, ce qui donne un total de 3,263 ; mais à cette même époque notre ville avait à répondre de 7,115 fous[5]. Pour satisfaire à des besoins si pressans et si nombreux, l’assistance publique, qui ne dispose dans ses établissemens que des places libres, a fait, en vertu de l’article 1er de la loi du 30 juin 1838, un traité avec trente-quatre asiles de province, qui soignent pour son compte 3,772 malades ; de plus vingt-cinq autres asiles en ont reçu 80 à des conditions débattues ; c’est donc une masse de 3,852 aliénés que Paris est obligé d’évacuer sur les départemens faute d’établissemens pour les recevoir et les garder. En présence de ces faits, il y a lieu de regretter que M. Haussmann n’ait pu mettre son projet à exécution, et il faut espérer que ce projet sera repris plus tard, car il est indispensable que Paris offre tous les moyens curatifs possibles à une maladie qui semble devenir plus fréquente depuis qu’elle est mieux étudiée. Si ce vœu était exaucé, il faudrait consacrer un des dix asiles aux convalescens, car bien souvent on prend une rémittence pour la guérison ; les lits sont demandés, les aliénés frappent à la porte, on se hâte de leur faire place, et l’on renvoie des malades qu’on aurait dû garder encore : les rendre à leur milieu avant que leur système nerveux n’ait retrouvé son équilibre, à ce milieu perturbant qui a été une des causes de leur mal, c’est les exposer à l’une de ces nombreuses rechutes que constatent les statistiques hospitalières.


II

Bicêtre contient un quartier spécial, rejeté à l’extrémité de la maison et formé d’une rotonde qui se compose de 24 cellules, séparées de la salle centrale, où se tiennent les gardiens, par des grilles de fer semblables à celles qui défendent les loges des animaux féroces au Jardin des Plantes ; c’est la sûreté. L’homme enclos dans cette geôle est comme une bête ; on lui passe sa nourriture à travers les barreaux, et on le lâche parfois dans un petit préau attenant à sa prison, préau désolé, sans verdure, brûlé par le soleil, mais entouré de basses murailles qu’on dirait faites exprès pour faciliter les évasions. C’est dans ces cages, bonnes tout au plus à garder des loups, qu’on enferme les condamnés qui ont donné des preuves d’aliénation mentale, et qu’on aurait peut-être bien fait d’examiner scientifiquement avant de les traduire devant le jury. Ces malheureux ne peuvent rester dans les prisons parce qu’ils sont fous, ils ne peuvent être admis dans un asile parce qu’ils sont condamnés ; on a trouvé un moyen terme, et on les jette dans ces cachots annexés à Bicêtre. Dix hommes les surveillent ; ce n’est pas trop. Autrefois on les employait à fabriquer ces couronnes de papier peint qu’on donne dans les pensionnats aux distributions de prix ; aujourd’hui ils font du filet. Le professeur qui leur explique les mystères de la navette et du moule est un malade du quartier des grands infirmes.

Il y a là une question fort grave : que doit-on faire de ceux qu’on appelle fort improprement des fous criminels ? S’ils sont fous, ils ne sont point criminels, et, s’ils sont criminels, ils ne sont point fous. Un aliéné peut commettre un homicide sans être coupable ; mais, pour n’être point coupable, il n’en est pas moins dangereux, car la manie homicide est incurable, c’est Esquirol qui l’a dit. Or à cet égard la loi du 30 juin 1838 offre une lacune qui cause d’insurmontables embarras à la justice, à la préfecture de police et à l’assistance publique. Voici un fait qui se renouvelle tous les jours. Sous l’obsession d’une impulsion irrésistible, un homme en frappe un autre et le tue. Il est arrêté ; interrogé par le juge d’instruction, il divague et ne laisse aucun doute sur son insanité ; un médecin aliéniste est appelé, et reconnaît que l’inculpé est irresponsable. L’article 64 du code pénal est formel : « il n’y a ni crime, ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » On se trouve donc en présence d’un malade ; il n’appartient plus à la justice, qui rend une ordonnance de non-lieu. C’est son devoir, et elle ne peut s’y soustraire. Cependant sous l’influence de l’isolement, de ce que l’on nomme le changement d’état, l’exaltation s’efface, la manie s’apaise, la raison reparaît, et le malade guérit. Que va-t-on faire ? Il ne faut point oublier que la manie homicide est incurable. Cet homme, n’étant ni prévenu ni condamné, ne peut être gardé en prison ; il n’est plus aliéné, il ne peut donc être reçu dans un asile. Pour lui, la justice est sans loi, la police sans pouvoir. Le voilà sur le pavé, retourné à sa vie ordinaire, à ses habitudes plutôt mauvaises que bonnes, en butte à toutes les causes de surexcitation qui déjà ont fait éclater son délire et le feront éclater encore. Un nouvel homicide est commis, grande rumeur : c’était un fou, ne le savait-on pas ? pourquoi ne l’a-t-on pas fait enfermer ? Soit ; mais la liberté individuelle, que l’on trouve si fortement compromise par la loi de 1838, qu’en fait-on dans ce cas ? Il y a tel genre de folie où les malades passent par des alternatives presque régulières, variant entre la fureur et une surexcitation qui ne dépasse pas de beaucoup la moyenne d’un cerveau naturellement exalté ; c’est la folie à double forme de Baillarger et la folie circulaire de Falret. Dans les intervalles de violence et de calme relatif, un malade frappé de cette affection peut commettre une série de meurtres et être toujours relâché, parce qu’il lui suffira d’être momentanément emprisonné pour entrer dans la période d’apaisement. L’Angleterre, qui pousse parfois jusqu’à l’absurde le respect de la liberté individuelle, ne s’est laissé prendre à aucun sophisme ; elle a été droit au but, au but pratique, à celui vers lequel il faut tendre lorsque l’on comprend que le premier devoir d’un gouvernement est de protéger la sécurité sociale. Le fou atteint de monomanie homicide, de cleptomanie, de pyromanie, qui, ayant tué un de ses semblables, volé, allumé un incendie, revient à la raison, n’est jamais rendu à la liberté ; on le considère comme un malade en rémittence, mais sujet à des rechutes qui peuvent mettre la société en péril, et par conséquent comme un individu dangereux qui doit vivre sous une surveillance continuelle. C’est là un exemple qu’il faut suivre et suivre au plus vite, car chaque jour les feuilles publiques racontent quelque malheur occasionné par un aliéné libre dont la vraie place, l’événement le prouve trop tard, était dans un asile ou dans une maison de santé. La science a un grand rôle à jouer dans cette question, il lui appartient de formuler les principes indiscutables sur lesquels on peut s’appuyer pour reconnaître, déterminer et affirmer l’aliénation mentale. Cette lacune de la loi de 1838 n’est pas seulement préjudiciable à la sécurité publique, elle a en outre des conséquences redoutables pour l’aliéné lui-même, qu’elle ne sauvegarde pas, et pour la justice, qu’elle entraîne à des erreurs. En présence de certains faits horribles et monstrueux, le jury a peur de reconnaître dans celui qui en est l’auteur un fou qu’il faudra relaxer immédiatement, puisqu’il ne serait pas coupable, et, dominé par le très légitime souci du salut général, il condamne.

On dit, je le sais, et c’est un argument qui paraît péremptoire : De tels fous sont un danger permanent, et la société a le droit, a le devoir de s’en débarrasser. — Nulle société n’a le droit de tuer ses malades, à moins qu’elle ne revienne aux temps barbares où l’on étouffait entre deux matelas les malheureux qui avaient été mordus par un chien enragé ; mais la question est plus haute et d’un ordre plus abstrait. Toutes les fois qu’une erreur de cette nature est commise, c’est l’expression la plus élevée, l’expression presque divine de la société qui souffre et qui est blessée, c’est la justice. Or tout ce qui peut porter atteinte à la justice, tout ce qui est de nature à en amoindrir le prestige, à diminuer le respect qui lui est dû, est mauvais, dangereux et coupable. De toutes les divinités que nous avons adorées, une seule est restée debout : c’est la vieille Thémis. Au milieu de nos bouleversemens matériels et de notre effarement moral, lorsque nous tourbillonnons sur nous-mêmes sans pouvoir trouver la route qui mène, au port, elle est demeurée impassible et sereine, équitable pour tous, rassurant les faibles et tâchant de contenir les exaltés. Elle nous a donné une leçon grandiose, dont il faut profiter, en nous prouvant qu’on peut traverser un naufrage sans rien abandonner de soi-même, et à l’heure suprême, quand on a cherché des martyrs pour confesser le droit, on l’a trouvée digne d’être associée à Dieu même ; la robe du juge et la robe da prêtre ont été trouées par les mêmes balles.

Il faut, en imitant l’exemple de l’Angleterre, donner à la justice le pouvoir de mettre hors d’état de nuire le maniaque qu’elle est contrainte aujourd’hui de frapper par des lois qui ne sont pas faites pour lui ; il faut qu’elle appelle plus souvent l’aliéniste à son aide, car bien des cas qu’elle a sévèrement jugés appartenaient à la pathologie mentale. Ce n’est pas l’esprit d’impartialité qui lui manque ; mais la science aliéniste est si jeune encore, — elle date des premiers jours de ce siècle, — elle doit lutter contre tant de préjugés, elle a des formules encore si confuses, que la justice semble redouter d’être trompée par elle. Dans une circonstance restée certainement présente à l’esprit des lecteurs, le jury, guidé par la justice, a fait preuve d’une clairvoyance que malheureusement il n’a pas toujours eue au même degré. Un enfant de quelques mois appartenant précisément à une famille de magistrats fut enlevé au jardin des Tuileries par une fille qui, facilement retrouvée, fut arrêtée et comparut en cour d’assises. Sur le verdict du jury, elle fut acquittée. Bien jugé ! La fille était hystérique, elle avait été a contrainte par une force à laquelle elle n’avait pu résister, » pour parler comme l’article 64 : donc elle était irresponsable.

L’histoire elle-même, faute d’avoir été écrite par des hommes qui soient descendus un peu profondément dans l’étude des troubles nerveux de l’intelligence et de la volonté, a formulé bien des jugemens qu’une cour de cassation scientifique invalidera quelque jour. Une impulsion irrésistible, née, chez des êtres maladifs, sous l’influence d’une cause religieuse et d’une cause politique, arme le bras de Ravaillac, que les feuillans avaient renvoyé comme visionnaire, et conduit Charlotte Corday près de Marat. L’un est un monstre indigne de merci, l’autre est presque déifiée ; un célèbre historien l’appelle l’ange de l’assassinat. Tous deux me paraissent irresponsables et victimes d’un cas pathologique parfaitement caractérisé ; l’un et l’autre ont obéi à ce que l’on nomme vulgairement une idée fixe. Pour apprécier sainement des faits de cette nature, c’est l’acte lui-même, l’acte abstrait qu’il faut voir, non point les événemens, souvent déplorables, qui en ont été le résultat. Rarement un monomane qui tue s’y reprend à deux fois ; il emploie le couteau de préférence, et le coup qu’il porte d’un seul jet est presque toujours instantanément mortel ; on dirait que toutes ses facultés concourent à développer en lui une adresse, une précision qu’un homme sain d’esprit ne peut atteindre. Lacenaire, qui se donnait pour un professeur d’assassinat, et dont l’état mental était absolument intact, n’a jamais réussi à tuer du premier coup. Il est une variété de fous très étrange qu’on ne saurait examiner de trop près avant de se décider à les envoyer en cour d’assises, ce sont les mélancoliques irrésolus ; ils ne rêvent que la mort, et n’osent point se la donner ; pour arriver au but vers lequel ils aspirent avec une intensité qu’il est impossible de comprendre lorsqu’on ne l’a pas constatée soi-même, ils prennent un chemin détourné qui les conduit invariablement au meurtre ; ils tuent dans l’espoir d’être arrêtés, jugés, condamnés, exécutés. Ils parviennent au suicide par l’homicide. Quelques-uns ont été frappés de la peine capitale ; ils ont accepté l’arrêt avec joie, et ne se sont point pourvus en cassation, afin de monter plus promptement sur cet échafaud qui était l’objet de leur passion.

Pour le criminel le meurtre est un moyen, pour l’aliéné le meurtre est un but. Lorsque, dans un crime, l’on ne peut découvrir aucun mobile plausible d’intérêt, de vengeance, de jalousie, il est probable, sinon certain, qu’il est l’œuvre d’un fou : Papavoine, Philippe, Verger. Celui-ci n’a trompé aucune des prévisions que l’examen de son état mental avait fait naître. Il avait été signalé comme un aliéné pouvant facilement devenir dangereux sans nouvelles causes perturbantes, par le seul développement probable de son exacerbation intellectuelle. C’était un prêtre, on redouta le scandale : de plus l’agitation commençait autour de la loi de 1838 ; au lieu de l’interner dans un asile, on prit le moyen, moins sûr et plus dispendieux, de le faire surveiller. Il ne faisait plus un pas sans être suivi par des agens ; il s’en aperçut, s’en fatigua, partit pour la Belgique, revint inopinément, et se rendit le 3 janvier 1857 à l’église de Saint-Étienne-du-Mont, où l’on sait ce qui se passa. On m’a affirmé que, lorsqu’il commit l’homicide qu’il a expié entre les mains du bourreau, il avait un frère fou à Bicêtre et une sœur employée à la Salpêtrière, où elle avait été traitée et guérie d’un accès d’aliénation mentale. Le principe morbide qui force une lypémaniaque à briser une assiette est semblable à celui qui contraint un monomane à tuer : certes le résultat est différent, mais la cause est identique ; ces deux faits ont donc une valeur scientifique égale.

Sous l’action de certaines substances stupéfiantes ou excitantes, l’esprit perd une partie de ses facultés, ou du moins celles-ci sont profondément modifiées. Le haschich[6] est le plus énergique de ces agens de trouble. Le docteur Moreau (de Tours) l’a longuement expérimenté sur lui-même et sur les autres ; il a publié en 1844 un livre fort curieux qui contient le résultat de ses expériences sur ce qu’il nomme justement la folie artificielle. Il a raconté les différentes fantasias dont il a été le héros et le témoin ; mais il n’a pas dit que le principal expérimentateur, savant ingénieux et parfait homme du monde, était, sous l’influence du haschich, atteint de cleptomanie ; il volait les montres, les bijoux, avec une habileté que lui auraient enviée les pensionnaires de La Roquette et de Clairvaux. Si la folie artificielle peut produire la manie du vol, que penser à cet égard de la folie réelle ? Que d’ivrognes intoxiqués d’alcool se sont « amusés » à mettre le feu à leur maison ! La plupart des incendies qui dans la campagne dévorent les toits de chaume et surtout les meules de céréales et de foin sont le fait de fillettes de quatorze à seize ans maladivement prédisposées à la pyromanie. Cet âge est particulièrement dangereux pour les jeunes filles qui ne sont déjà plus des enfans, et ne sont point encore des femmes. Qui de nous n’a remarqué les troubles nerveux dont elles sont affectées, et qui, lorsqu’ils offrent peu de gravité, se manifestent par une perversion du goût ? Elles mangent du charbon, de la mine de plomb, du plâtre, du papier imprimé, des araignées, de la bougie. Tout cela est fort innocent ; mais en même temps elles ont fréquemment des hallucinations. Si ces hallucinations prennent un corps, si elles se fixent sur un individu, si la malade obéit à ce besoin impérieux de faire parler d’elle qui trop souvent tourmente les femmes atteintes d’hystérisme, qu’en résultera-t-ii ? Un procès en cour d’assises peut-être, où la justice, trompée par les apparences, n’admettant pas la perversion d’un être si jeune et ne soupçonnant pas la maladie, fera des efforts désespérés pour découvrir la vérité, renversera ses habitudes, tiendra audience à minuit, afin de pouvoir entendre le principal témoin, qui théâtralement ne parle qu’à cette heure et passe ses journées dans la prostration. Si d’autre part l’accusé ne peut établir l’alibi qui le sauverait, sans perdre à toujours une femme qui s’est confiée à son honneur, il surviendra une condamnation d’autant plus regrettable qu’elle sera plus sévère. Un tel procès est impossible de nos jours, dira-t-on. Je l’espère, car la médecine légale a fait de grands progrès et est écoutée ; mais le fait s’est produit à Paris même en 1835[7].

Volontiers nous appelons le XIXe siècle un siècle de lumières ; il a commis des erreurs flagrantes dont il est bon de se souvenir pour éviter la pierre contre laquelle nous avons déjà butté : à deux cent trente ans de distance, je trouve un fait absolument semblable et conduisant à la même méprise. En 1594, le parlement de Dôle condamne à être traîné sur une claie et brûlé vif un certain Gilles Garnier, surnommé l’ermite de Saint-Bonnet, loup-garou qui habitait une forêt et avait tué un enfant dont il avait mangé les entrailles ; en 1824, Antoine Léger va vivre dans les bois, enlève une petite fille de quatorze ans, la tue, mange son cœur, et est condamné à mort par la cour d’assises de Versailles. L’un et l’autre étaient deux maniaques frappés de lycanthropie. Esquirol et Gall firent l’autopsie de Léger : ils trouvèrent que la pie-mère adhérait au cerveau ; Charles Robin a constaté un accident identique chez Lemaire, et Momble avait la dure-mère adhérente à la boîte osseuse. Il y a en ce moment à la sûreté de Bicêtre un jeune homme condamné à une longue peine infamante pour un attentat aux mœurs commis dans des conditions particulièrement révoltantes. Il a la pâleur grise caractéristique, un certain boursouflement des paupières ; sa pupille, semblable à celle des oiseaux crépusculaires, l’engoulevent et la bécasse, est dilatée comme s’il avait pris de la belladone. Il est paisible et soumis à son sort, quoiqu’il ne comprenne guère en quoi il l’a mérité. Il est sujet parfois à ce qu’on nomme des absences : il tombé subitement dans une sorte d’extase où il reste plongé un jour ou deux ; il en sort brusquement, reprend vie à la minute précise où l’accès l’a saisi, et ne conserve aucun souvenir de ce qu’il a fait pendant que son corps seul était sur terre et que son âme voyageait dans les espaces ouverts à la folie. Son état mental, reconnu après sa condamnation, lui a du moins valu d’être enfermé à la sûreté, et lui a épargné les galères.

Lorsque l’on essaya d’établir en France l’isolement cellulaire dans les prisons, il ne manqua pas de gens qui, ne sachant pas le premier mot de la question et ne se doutant pas que le système en commun est une école où le crime est publiquement professé, déclarèrent que tous les détenus allaient immédiatement devenir fous. Une commission, choisie parmi les aliénistes les plus savans et qui comptait dans son sein des hommes tels que Ferrus, Lelut, Parchappe, fut chargée d’étudier l’état mental des condamnés enfermés dans les maisons centrales. Le résultat de cette enquête, publié en 1844, donna sur l’insanité des criminels des notions qu’on ne soupçonnait guère. À cette époque, la proportion des aliénés, par rapport à la population totale de la France, était de 1 sur 1,000 ; dans les prisons, la proportion fut de 20 sur 1,000. Le système cellulaire n’y était pour rien, puisque les maisons centrales, vivaient sous le régime libre. — Il est bien difficile en effet, lorsqu’on a, sans parti pris d’avance, étudié de près les malfaiteurs, les prostituées et les fous, de ne pas reconnaître que bien souvent la folie se recrute dans le crime, comme le crime se recrute dans la folie ; de cette étude, on garde une commisération inexprimable pour ces êtres, coupables ou malades, qui seront toujours un danger public parce que leur cerveau sans équilibre n’a pu comprendre le mécanisme et les nécessités de la société où le hasard les a fait naître. On dît d’eux que la vie sans frein qu’ils ont menée, comme malfaiteurs ou comme filles, les a rendus fous ; cette opinion est plus spécieuse qu’exacte. Les excès ont sans aucun doute développé, aggravé un mal qui à la fin est devenu incurable ; mais dans le principe c’est parce qu’ils tendaient pour la plupart déjà vers l’aliénation qu’ils ont choisi délibérément cette existence qui traverse les bouges et les geôles pour se terminer dans les cellules de Bicêtre ou de la Salpêtrière. Il y a peut-être plus d’analogie que l’on ne croit entre la récidive de certains criminels et la rechute des aliénés. Aujourd’hui les savans américains étudient l’alcoolisme et s’aperçoivent que c’est une maladie presque toujours chronique et très souvent héréditaire. Problèmes redoutables, qu’on ose à peine effleurer, car la solution scientifique ne laisserait peut-être à l’homme qu’une responsabilité dérisoire !

C’est là le côté moral de la question, et les pouvoirs législatifs auront un jour à s’en occuper sérieusement. Quant au côté matériel, nous devons dire que l’assistance publique ne néglige rien pour offrir aux aliénés des asiles irréprochables. Ce qu’elle a fait à Sainte-Anne, à Ville-Evrard, à Vaucluse, prouve ce qu’elle ferait, si ses ressources n’étaient pas aujourd’hui plus limitées que jamais. Placée entre la nécessité de ménager le bien des pauvres et l’obligation de secourir les infortunes qui crient merci vers elle, elle prend un moyen terme, et elle exige peut-être des médecins un travail que leurs forces, ne leur permettent pas d’accomplir. Dans les préaux de l’un des asiles dont j’ai parlé, j’ai vu les femmes agitées se tordre, se débattre, et souffrir en présence d’une gardienne impassible. Quoi ! nous avons les anesthésiques les plus puissans, l’éther, le chloroforme, le chloral ; nous avons le chlorhydrate de morphine, l’atropine, la narcéine, et quand une lypémaniaque entre en fureur, se mord, se frappe, se déchire, la camisole de force suffit, on la traite par l’indifférence, et il n’y a pas là un médecin qui accourt pour la calmer. En outre, dans une déposition reçue par une commission extra-parlementaire qui recherchait les moyens d’améliorer la loi de 1838, deux magistrats ont déclaré qu’ils avaient constaté, dans un asile public, qu’un médecin continuait à rédiger le bulletin sanitaire d’un aliéné mort depuis plusieurs mois. A quoi tient cela ? Écoutons les malades, ils ont un mot familier, une locution invariable qui nous l’apprendra ; ils disent : Le médecin passe, le médecin va passer. Il passe en effet, et ne peut guère faire autrement, car il n’a pas le loisir de s’arrêter. Le personnel médical n’est pas assez nombreux et les malades le sont trop. Les cinq asiles municipaux contiennent 3,920 places ; ils sont sous la direction thérapeutique de 15 médecins, dont 8 seulement résident dans l’établissement même. Le service est donc distribué de façon que chaque médecin a 261 malades à soigner[8].

Or il faut bien cinq minutes pour interroger un aliéné, se rendre compte de son état, de l’effet que le traitement a pu produire ; cinq minutes par malade donnent un total de vingt et une heures, c’est ce qu’exigerait une visite consciencieuse dans les salles. J’admets que la moitié des malades soient paralytiques, aphasiques, gâteux et incurables ; il reste dix heures et demie. On ne doit donc pas s’étonner si les agités hurlent sans qu’on vienne à leur aide, et si un médecin signe machinalement un bulletin sanitaire qui depuis longtemps aurait dû être converti en bulletin de décès. Un aveu explicite a été fait à cet égard par un spécialiste éminent, et il est bon de le citer, car il dispense de tout commentaire. Ferrus, médecin en chef de Bicêtre, et ensuite inspecteur-général des asiles d’aliénés en France, a écrit : « Dans le service des aliénés de Bicêtre, où se trouvent moyennement de 700 à 800 individus, il m’a fallu plusieurs années d’une étude suivie pour prendre une connaissance exacte de chacun d’eux, ce qu’il m’eût été difficile d’obtenir, si je n’avais été bien secondé[9]. »

J’ai visité beaucoup d’asiles et dans bien des pays ; j’en ai vu un qui me paraît être un modèle au point de vue du personnel médical et des soins que l’on prodigue aux malades : c’est l’établissement d’Illenau, que Falret père signalait dès 1845 à l’attention du monde savant dans les Annales médico-psychologiques. Le docteur Roller, qui l’a fondé en 1837, le dirige encore ; l’infatigable vieillard semble avoir trouvé une nouvelle jeunesse, une vigueur toujours renaissante dans l’accomplissement du devoir et dans l’amour de sa profession. Pour une population d’aliénés qui ne peut pas s’élever au-dessus de 420, il y a un personnel de 150 gardiens et sept médecins résidans qui tous les jours deux fois, sous la présidence du directeur, se réunissent en consultation, étudient les cas spéciaux, suivent le cours général de chaque maladie et participent ainsi à leur expérience mutuelle. Un journal hebdomadaire publié par la direction, dans lequel les pensionnaires sont désignés par un numéro, porte aux familles des nouvelles de leurs malades, qui sont individuellement visités au moins trois fois chaque jour par un médecin. Un corps de musique est attaché à l’asile ; on encourage les aliénés à la vie agricole, à la vie ouvrière, on leur laisse toute la liberté compatible avec leur sécurité et celle des autres. Les médecins accompagnent souvent les malades dans leurs promenades et leur donnent quelques notions de botanique usuelle ; les lectures en commun, les concerts, sont fréquens, et comme le lait est un aliment excellent pour les aliénés, que la glace leur est indispensable, il y a une étable de 24 vaches et 3 glacières exclusivement réservées pour leur service. Le traitement thérapeutique joue à Illenau un rôle prépondérant ; je n’ai pas qualité pour me permettre de l’apprécier, mais je puis dire qu’en 1871 il a été consommé par les malades 11 kilogrammes d’opium brut et 5 kilogrammes de chlorhydrate de morphine. Ces chiffres méritent d’être retenus, car ils renferment un enseignement dont il serait bon de profiter. Le résultat est à signaler : les guérisons sont dans la proportion de 42 pour 100, et j’entends guérisons sans rechute, car j’ai établi mon calcul sur une moyenne de plusieurs années.

Ce n’est pas tout de soigner les malades et de les sauver, il faut les suivre et les surveiller de loin lorsqu’ils sont rentrés dans leur milieu. Le statut d’Illenau est impératif à cet égard. Le directeur écrit au curé et au maire du village, de la ville où revient le convalescent ; il leur indique le traitement prescrit et les charge de s’assurer que son ancien pensionnaire ne s’en écarte pas. Tous les quinze jours d’abord, puis tous les mois, tous les trois mois, enfin tous les semestres des lettres sont échangées, des recommandations sont réitérées en vue de consolider la guérison d’un paysan, — d’un prince, — jusqu’au moment où le docteur Roller estime que nulle rechute n’est à redouter. J’ai longuement étudié cet asile en éprouvant le regret profond que nous n’eussions rien de semblable à Paris, dans le pays où Pinel a fait la révolution que l’on sait, et fondé la pathologie mentale. J’ai vu là, dans la personne du docteur Hergt, spécialement chargé de la division des femmes, le type du médecin aliéniste. De six heures du matin à minuit, il est sur pied, et nul médicament important n’est administré qu’en sa présence. Dès qu’il a quelques minutes de loisir, il va les passer près de ses malades pour leur faire des lectures, leur raconter des historiettes, écouter leurs plaintes et faire pénétrer l’espoir dans le cœur des plus désespérées. Il n’est plus jeune, car il est d’âge à s’être dévoué jusqu’à épuisement, en 1832, à Marseille, lors de la grande épidémie de choléra, et les cheveux blanchissans qui entourent sa tête toujours penchée semblent augmenter encore l’incomparable douceur de son regard. Il est partout à la fois, chez celles qui pleurent, chez celles qui se frappent, chez celles qui sont furieuses ; il n’a qu’un moyen de répression : une inaltérable mansuétude. Je l’écoutais un jour pendant qu’il donnait des conseils à une surveillante qui se plaignait de la dureté de son labeur ; il lui disait : — Ma fille, fais-toi aimer de tes malades, aime-les, et tout sera facile. — C’est là un mot d’ordre qu’on devrait répéter sans cesse à ceux qui ont affaire aux aliénés, car jamais on ne saura leur témoigner assez de commisération.

Nous ne pouvons raisonnablement exiger de notre personnel médical des résultats analogues à ceux que je viens d’indiquer ; il mourrait inutilement à la tâche. Il devrait être doublé pour le moins, afin que chaque malade eût droit à une consultation approfondie et souvent renouvelée ; mais, si l’assistance publique, par un de ces tours de force auxquels elle nous a accoutumés, mettait le nombre des médecins en rapport avec celui des malades, tout ne serait pas dit, car l’étude du désordre mental semble rester stationnaire en France depuis longtemps, tandis que chaque jour elle accentue ses progrès chez les nations voisines. On a dit qu’en France les médecins aliénistes forment une corporation sans maîtrise ; le mot est spirituel, bien qu’il dépasse le but. Nous avons des savans de premier ordre ; mais, s’ils ont la science, on peut douter qu’ils aient la foi, et ils paraissent ne pas croire à leur art, un des plus élevés qui existent. Pour trouver la cause de cette sorte de scepticisme, il faut remonter au point de départ et voir que tous nos aliénistes procèdent d’Esquirol. Or Esquirol était un philosophe ingénieux, un observateur très perspicace, un philanthrope convaincu, mais il était si peu médecin qu’on pourrait presque affirmer qu’il ne l’était pas du tout. Il a écrit : « Une maison d’aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales : » idée juste en principe, qu’on a eu tort de rendre tellement absolue qu’aujourd’hui le séjour dans un asile suffit, et que le traitement médical est presque partout négligé.

Certes l’isolement, la vie régulière et disciplinée, l’éloignement du milieu pervertissant, sont un grand bienfait pour l’aliéné, surtout si celui-ci trouve dans son asile l’unité parfaite du traitement rationnel, ce qui n’a lieu que rarement, car le directeur idéal d’une maison de fous devrait être à la fois médecin, prêtre et administrateur, afin qu’il n’y eût aucune déviation dans la direction imprimée au malade. Si le traitement moral suffisait, un administrateur intelligent pourrait facilement l’appliquer. — Ce que je cherche dans nos asiles, c’est l’action du médecin, et je ne l’aperçois encore que bien peu dès que je suis sorti de la salle d’hydrothérapie. A voir les aliénistes à l’œuvre, on dirait qu’à force de se considérer comme les investigateurs jurés des désordres de l’esprit ils ne sont plus que des philosophes dissertant sur les différentes formes des aberrations de la pensée. Ont-ils donc oublié leurs études premières ? Ne se souviennent-ils plus que l’aliénation, toujours produite par une altération matérielle, exige des soins constans, assidus, et qu’elle peut être modifiée, soulagée, guérie même dans beaucoup de cas par une médication énergique et suivie ? Ils partent d’un principe qui est vrai pour quelques rares malades, mais qui est radicalement faux et vicieux pour le plus grand nombre ; ils estiment que, pour ne pas perdre leur autorité morale sur l’aliéné, ils ne doivent le voir que rarement. — Non, l’influence ne s’impose pas, elle s’acquiert lentement, en prouvant au malade qu’on porte intérêt à ses souffrances, qu’on les comprend, qu’on les partage, et l’on détermine ainsi une soumission, une volonté de guérir, un retour verse l’espérance qu’on n’obtiendra jamais, si l’on se contente de passer rapidement en disant : — Allons ! bon courage ! — Le maître, Esquirol, n’a-t-il pas dit : Il faut vivre avec les malades ? J’ajouterai avec le bon docteur Hergt : Il faut s’en faire aimer.

La science aliéniste est-elle bien certaine de ne point s’être engagée dans une voie sans issue et de ne pas prendre les apparences pour la réalité ? S’épuisant à regarder les phénomènes extérieurs de la folie, elle ne voit plus qu’eux ; elle s’ingénie à mille divisions minutieuses, détaillées ; n’a-t-elle pas étudié la variété de l’aliéné déchireur, comme si tous les fous, en accès de délire aigu, n’avaient pas une propension souvent invincible à lacérer tout ce qui tombe sous leurs mains ? Il ne s’agit plus aujourd’hui de dire comment procède la folie, ce qui est relativement facile ; il s’agit de déterminer d’où elle procède, où gît la lésion qui l’a fait naître, quel est le point spécial qui est atteint. En un mot, il faut découvrir la causent ne point se contenter de constater les effets. La question est fort importante, on ne saurait la serrer de trop près. En reprenant la classification première, on peut dire que la lypémanie, la monomanie, la manie, la démence, l’idiotie, sont les cinq modes d’être de l’aliénation ; mais où siège le principe morbide ? Dans l’encéphale, dans la moelle épinière, dans les grands nerfs ? C’est là cependant ce qu’il faut savoir, sinon la science, se complaisant à des nomenclatures ingénieuses, à des observations plus ou moins intéressantes, restera immobile, et n’atteindra qu’imparfaitement le grand but qu’elle doit toujours poursuivre, le soulagement et la guérison des malades. Sous ce rapport, on a beaucoup à faire encore ; mais le microscope, qui, entre les mains de Charles Robin, est devenu un instrument d’investigation d’une puissance illimitée, indiquera sans doute un jour à quelle partie lésée de notre organisme on doit attribuer telle ou telle forme de délire. On peut être certain que l’Académie des Sciences appuiera de son influence toute étude entreprise pour arriver à dégager ces nombreux desiderata ; j’en ai la preuve dans les encouragemens dont elle a honoré les travaux du docteur Luys sur le système nerveux cérébro-spinal.

Croirait-on que dans un pays comme le nôtre, où plus de 50,000 aliénés sont traités dans les asiles publics indépendamment de ceux que renferment les maisons de santé, de ceux qui ont été confiés à des congrégations religieuses, de ceux qui sont gardés à domicile, croirait-on qu’à l’École de médecine de Paris, à cette école qui, au temps de Richerand, de Broussais, de Roux, de Dupuytren, de Marjolin, d’Andral, a jeté des lumières dont le monde a été ébloui, il n’existe même pas un cours de pathologie mentale, et que cette science toute spéciale, si difficile et si complexe, est effleurée secondairement dans la chaire de pathologie générale ? Ici l’état peut et doit intervenir ; cet enseignement est à créer. On parle volontiers maintenant de dépenses utiles, je signale celle-là ; il n’en est guère de plus urgente. Il faut aussi consacrer un hôpital clinique au traitement des aliénés : Sainte-Anne est admirablement disposé pour cet objet ; rien ne vaut ces leçons faites et pour ainsi dire démontrées au lit des malades, leçons fécondes en instruction précise, et sans lesquelles on n’acquiert jamais que la vaine expérience des théories plus ou moins bien comprises. On doit croire à la bonne volonté du gouvernement, on ne peut douter de celle de l’assistance publique, car son existence même n’est qu’une expansion de bon vouloir ; avec leur concours et par leur accord, la science trouvera sans peine les moyens de pénétrer les secrets que la nature n’a pas encore révélés, et elle saura guérir le plus horrible des maux dont l’humanité est affligée, lorsqu’elle aura enfin appris à en connaître l’origine organique.


MAXIME DE CAMP.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. La description du Charenton actuel ne peut trouver place dans cette étude, car c’est un pensionnat payant divisé en trois classes : 1,500 francs, 1,200 francs, 900 fr. ; le ministère de la guerre, par traité spécial, paie 3 fr. 50 cent, par journée d’officier, et 2 francs 47 cent, par journée de sous-officier ou de soldat. Les pensionnaires en chambre paient annuellement 900 fr. pour un domestique, 800 fr. pour une bonne.
  3. Les dates sont curieuses à rapprocher : dans la nuit du 8 au 9 janvier 1871, la Santé commence à entendre le sifflement des obus ; le 9, quatre projectiles éclatent dans les cours ; 420 détenus pour délits de droit commun sont évacués en hâte sur Mazas. Le 10, les prisonniers allemands sont extraits de la grande Roquette et conduits à la Santé ; une heure après leur entrée, l’objectif des batteries ennemies était changé.
  4. Aurélia, ou le Rêve de la vie, par Gérard de Nerval, 1 vol. in-18.
  5. Le nombre des hommes est inférieur à celui des femmes : 2,935 pour les premiers, 4,180 pour les secondes) ce qui infirme l’opinion deB médecins qui attribuent à l’usage du tabac une influence prépondérante dans les maladies mentales.
  6. Haschich en arabe signifie proprement herbe ; appliqué à la substance dont je parle, il veut dire l’herbe par excellence. Le chanvre indien d’où on l’extrait se nomme fassouck.
  7. Un fait analogue vient d’être jugé à Montauban avec une grande perspicacité ; le principal témoin était aussi une femme hystérique, mais elle n’est point parvenue à tromper le jury.
  8. Cette moyenne est dépassée quelquefois : au 15 juin dernier, la division des petites loges de la Salpêtrière, dirigée par un seul médecin, contenait 327 malades. Du reste voici à la même date la population et le personnel médical des cinq asiles : Sainte-Anne 524 malades, 4 médecins, — Ville-Évrard 248 malades, 2 médecins, — Vaucluse 597 malades, 2 médecins, — Bicêtre 419 malades, 3 médecins, — la Salpetrière 902 malades, 4 médecins. Bicêtre et Ville-Évrard, évacués pendant la période d’investissement, n’ont pas encore de services bien complets. En état normal, Ville-Évrard peut renfermer 600 malades et Bicêtre 740.
  9. Des Aliénés, par E. Ferrus, Paris, veuve Huzard ; in-8o, 1834, p. 206.