Les Alliés et la paix en 1813/01

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Les Alliés et la paix en 1813
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 53-84).
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LES ALLIÉS ET LA PAIX
EN 1813

I
LE TRAITÉ DE KALISCH

Il n’y a pas dans l’histoire de l’Empire de point sur lequel on ait plus disputé que les négociations de 1813. L’histoire coutumière, celle qui n’est prouvée nulle part et que tout le monde professe, veut que Napoléon ait refusé par deux fois la paix, la première, à Prague, dans des conditions très belles : la ligne du Rhin, la Hollande, la Belgique, la Westphalie, le Piémont, la Lombardie, la Toscane, Rome, ce qui semble impardonnable ; et l’autre, dans des conditions belles encore, à Francfort : les limites naturelles, le Rhin de Bâle à la Hollande, les Alpes et les Pyrénées, ce que l’on déplore, à juste titre. Il aurait, par ambition pure, par orgueil de jouer le Charlemagne et, comme on dit maintenant, par hypertrophie d’impérialisme, méconnu les intentions des alliés et les « admirables conseils » du plus sage des conseillers et du plus clairvoyant des amis, Metternich. Lorsque l’on met d’un côté, dans la balance la magnanimité d’Alexandre, les principes et la loyauté de François II, la sincérité de Metternich, les vertus du roi de Prusse, dignes de ses malheurs, la modération des Anglais, empressés de revenir à la paix d’Amiens, rompue, malgré leurs vœux, qu’on y ajoute le désir, très naturel d’un bon Français de voir son pays pacifié dans les magnifiques conquêtes de 1795 et de 1801, enfin cette superstition des détracteurs même les plus acharnés de Napoléon que tout lui a toujours été possible et que, de l’autre côté, l’on ne place que l’obstination de l’Empereur à dominer le continent et à ne rien céder du Grand Empire, la pesée n’est pas longue et la balance bascule inévitablement du côté de ces ennemis si éclairés, si bienveillans, si peu rancuneux envers la France.

Mais on ne refait pas l’histoire avec des regrets, pas plus qu’on ne la fait avec des espérances. L’extrême enchevêtrement des négociations, l’intérêt passionnant des batailles et cette poussière de gloire dont Napoléon, jusqu’en son crépuscule, aveugle ceux qui le regardent en face, troublent l’optique et dérangent la perspective. Je voudrais ici, pour rétablir le point de vue, enlever, pour ainsi dire, Napoléon de cette histoire qu’il envahit comme il avait envahi l’Europe, me renfermer dans le camp des alliés, montrer comment, de ce côté-là, l’on se représentait les choses et comme on disposa les événemens, ce que l’on voulut et ce que l’on fit, indépendamment de ce que voulait et de ce qu’essaya de faire Napoléon, bref, opposer à l’illusoire et au souhaitable, le réel, le possible, le probable qui sont toute la politique[1].


I

En 1809, Napoléon avait exigé de la Russie un corps auxiliaire contre l’Autriche. La Russie ménagea les Autrichiens et le corps russe devint, en réalité, un auxiliaire de l’Autriche. En 1812, Napoléon exigea de l’Autriche un corps auxiliaire de 30 000 hommes contre la Russie. L’Autriche rendit alors à la Russie le service qu’elle en avait reçu en 1809. Le corps auxiliaire autrichien devint, en réalité, un corps neutre. Après la Moskowa, Metternich croyait à un hivernage en Russie, à une seconde campagne en 1813. Il se tenait en correspondance avec Hardenberg, le chancelier prussien. La Prusse était liée à Napoléon par des engagemens analogues à ceux de l’Autriche. Elle avait dû fournir un corps auxiliaire de 20 000 hommes, que commandait le général York. Pas plus que Metternich, Hardenberg né souhaitait le succès de Napoléon, tous les deux le redoutaient, au contraire, et ces alliés de la France n’avaient pas d’autre pensée que de se prémunir contre les effets d’une victoire de la France. Ils n’osaient pas encore penser à un échec qui les délivrerait et, peut-être, leur ouvrirait l’espoir d’une revanche. L’événement les surprit, et la retraite de Moscou les déconcerta.

Napoléon avait, par le traité de Vienne, de 1809, limité à 150 000 hommes les forces totales de l’Autriche. Lors même qu’elle serait délivrée de l’alliance, elle ne serait pas en mesure de profiter de sa liberté. « Dans une guerre entre la France et la Russie, avait dit Metternich, l’Autriche aura une position de flanc qui lui permettra de se faire écouter avant et après la lutte. » L’heure venait d’occuper cette position, et la manœuvre se présentait comme l’une des plus compliquées et scabreuses qui se pussent imaginer. Le premier point était de recouvrer la disposition des 30 000 hommes du corps auxiliaire et de se dérober aux demandes pressantes d’augmentation de ce corps que Napoléon ne manquerait point d’adresser ; de ne les point repousser toutefois : c’était le seul moyen d’obtenir de Napoléon la licence d’armer et de se remettre, sans lui inspirer de méfiance, en état de le combattre. Le second point était de rester avec la Russie sur le pied de neutralité, de fait, où l’on s’était mis, d’arrêter les Russes aux frontières de la Gallicie, et de les tenir en suspens en leur laissant espérer une alliance prochaine. Enfin il convenait d’encourager la Prusse à la résistance, au besoin à la défection, et pour l’exemple qu’elle donnerait aux confédérés allemands, et pour l’avantage qu’on y trouverait d’éloigner de l’Autriche le théâtre de la guerre. Voir venir les événemens, les solliciter adroitement, se réserver toutes les chances, préparer l’Europe à un arbitrage autrichien ; faire en sorte qu’après avoir successivement rassuré et inquiété tout le monde, l’Autriche, en cas de victoire finale de Napoléon, trouvât partout des cliens, et, en cas de défaite des Français, partout des alliés, qu’elle consommât, à son avantage, la ruine du Grand Empire ou la ruine de l’Europe ; bref, le jour venu, disposant de 300 000 hommes, appoint décisif dans la lutte, mettre l’alliance autrichienne à l’encan de l’Europe, se donner à qui paierait le mieux, à qui procurerait le plus de terres et offrirait le plus de garanties, sauf à préférer, dans le fond, que ce ne fût point la France et que les intérêts se missent d’accord avec les rancunes ; par-dessus tout, éviter d’être écrasé par les masses ennemies avant d’avoir pu intervenir entre elles, voilà le dessein, très profond, qui se forma peu à peu dans l’esprit de Metternich.

Le comte Ernest Hardenberg, Hanovrien, cousin du chancelier de Prusse, qui suivait à Vienne les affaires du roi d’Angleterre, électeur exproprié du Hanovre, envoyait à Londres des rapports destinés à être lus par le prince régent et par les ministres anglais et servait d’intermédiaire entre eux et Metternich, écrivait le 12 décembre 1812[2] : « Le comte Metternich a conçu un grand plan pour l’Europe, que, cependant, il n’appelle encore qu’un rêve politique. Les principaux traits en sont que la France devrait être restreinte dans ses bornes naturelles entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, que l’Allemagne fût divisée en plusieurs grands États indépendans et dont l’indépendance serait garantie par l’Autriche et par la Prusse qui devrait être rétablie au rang d’une grande puissance ; il faudrait, à son avis, diviser l’Italie en deux grands royaumes, en réservant, de ce côté-là, pour l’Autriche qui, en outre, rentrerait en ses possessions perdues, la frontière du Mincio ; qu’on devrait enfin rendre à la Porte les frontières qu’elle avait avant la paix de Bucharest[3], et restreindre la Russie aux limites qu’elle avait avant celle de Tilsit. » Arrêtons-nous, dès l’abord, sur ces mots : la France « restreinte dans ses bornes naturelles entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. » Ils renferment une équivoque qui offusque toute l’histoire des négociations de 1813 et qu’il importe de dissiper. Quand on lit ces mots, en France, on les entend au sens français, au sens du Comité de Salut public de l’an III, du Directoire, du traité de Lunéville : le Rhin, dans toute sa longueur, depuis Bâle jusqu’à la Hollande, ce qui implique tous les pays allemands de la rive gauche du Rhin, le Luxembourg, la Belgique. Pour Metternich, et bientôt pour les alliés, ces mêmes mots revêtent un sens infiniment moins précis ; ils sous-entendent que partout où le Rhin sert de frontière, il forme une limite naturelle ; il en formait une, sous Louis XVI, en 1790, de Bâle au confluent de la Lauter ; il en forma une, après Lunéville, jusqu’aux limites de la Hollande. C’est donc une frontière, élastique, mouvante, que l’on se réserve, suivant les circonstances, d’étendre ou de restreindre, et que Metternich et les alliés n’auront garde de définir précisément avant de se sentir maîtres de la tracer selon leurs convenances. On verra, par la suite, combien d’interprétations recevra cette expression de « bornes naturelles » entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, destinée à allécher les Français, à gagner, en France, l’opinion à la paix de « l’Europe » et qui n’a été, de décembre 1812 à décembre 1813, que le voile d’une combinaison très insidieuse des alliés, la cause d’une méprise très décevante des Français.

Metternich prévoyait justement que Napoléon ne consentirait jamais à une paix de ce genre, fût-ce la paix de Lunéville, tant qu’il aurait une armée à risquer. Cette paix autrichienne, avec la France refoulée et rognée, ne se comprenait qu’avec une régence de Marie-Louise, une tutelle de l’empereur François II, et c’eût été un coup de maître. Metternich y pensait déjà, il y pensa longtemps, et ses motifs sont les mêmes que ceux qui portaient, dans le même temps, l’empereur Alexandre à proposer Bernadotte comme successeur de Napoléon : une France réduite à l’état de Pologne, avec un lieutenant général du Tsar ou de l’empereur d’Autriche. Ces projets supposaient la mort ou la déchéance de Napoléon ; les hasards de la guerre pouvaient amener la mort, les conséquences de la guerre pouvaient amener la déchéance.

Le « rêve politique » parut un jour sur le point de se réaliser. Le 12 décembre, le bruit se répandit de la catastrophe totale de la Grande Armée et de la fuite de Napoléon. L’ambassadeur de France, Otto, écrit le 16 décembre que Metternich « s’est oublié jusqu’à dire que si l’Autriche prenait un autre parti, elle verrait, en peu de temps, plus de cinquante millions d’hommes de son côté. Suivant lui, toute l’Allemagne, toute l’Italie se déclareraient pour elle… On fait les plus grands efforts pour gagner l’Autriche, on offre l’Italie, les provinces illyriennes, la suprématie de l’Allemagne, enfin le rétablissement de l’ancienne splendeur et la couronne impériale. » Metternich, à l’approche des enchères probables, posait sa mise à prix.

Il se trouvait loin de compte avec Napoléon. Une lettre de lui, datée de Dresde, le 14 décembre, arriva peu de jours après, n’offrant rien et réclamant au contraire le doublement du corps auxiliaire, 60 000 hommes au lieu de 30 000. Metternich détacha aussitôt à Paris un de ses agens les plus adroits, le comte Bubna, gros militaire plein de cautèle, sous un air de loyauté, sachant voir, entendre, rapporter, faire parler et se taire. Bubna devait préparer l’opération de haute prestidigitation politique qui consistait à dénouer l’alliance pour la transformer en intervention amicale et la conduire, par toute sorte de passages ingénieux et « nuances intermédiaires, » à la médiation armée puis à l’hostilité. « Il aura soin, portaient ses instructions[4], de ne pas laisser de doute à Napoléon que toute coopération plus active de notre part serait illusoire ; » donc, rien, au-delà des 30 000 hommes du corps auxiliaire, et, de ce corps même, le meilleur emploi serait « de le placer, pour ainsi dire en ligne, avec le reste de l’armée autrichienne, » bref de le sortir de l’armée combinée où Napoléon en dispose contre la Russie, pour le fondre dans l’armée de François, qui en disposera, au besoin, contre Napoléon. Bubna protestera d’ailleurs de la fidélité autrichienne à l’alliance, du désir « d’une paix générale sur de larges bases, qui pourrait seule réparer les désastres de la présente campagne. » Il amorcera ainsi « l’intervention » qui achèverait de dégager l’Autriche, et, pour y induire Napoléon, il insistera sur le péril dont la Russie menace l’Europe ; il montrera de quelle importance il serait que « l’Autriche présentât à la Russie une masse imposante de résistance, » ce qui mènerait à abroger la clause limitative des forces autrichiennes ; enfin, il tâchera de savoir le prix que Napoléon donnerait, le cas échéant, au concours d’une Autriche « indépendante et renforcée. » Cela fait, Metternich se retourna vers la Prusse.


II

La Prusse traversait une crise analogue, mais infiniment plus pressante et périlleuse, car Napoléon avait limité ses forces totales à 42 000 hommes, et elle n’en disposait point, étant occupée par un corps d’armée français, encore intact, qui pouvait paralyser toutes ses mesures. Macdonald se rabattait sur la Prusse, Augereau occupait Berlin avec 20 000 hommes. Ce duc « sans-culotte » demeurait homme à traiter le roi de Prusse, ses ministres et toute sa cour, comme il avait, à Paris, en 1797, traité la République et les mandataires du peuple souverain. À ce Fructidor berlinois, Hardenberg rêvait d’opposer un Baylen prussien. « Pourquoi, note-t-il dans son Journal, n’écraserait-on pas les Français dans la retraite ? » « Il faut frapper et anéantir, » mandait Frédéric-Guillaume à son ministre. Ils se flattaient de trouver à Vienne bons conseils et garanties. Le général Knesebeck reçut l’ordre de s’y rendre[5]. Si l’Autriche se tourne contre la France, il déclarera que telle est aussi l’intention du Roi. Le Roi souhaiterait, pour la Prusse, la restitution intégrale des territoires qu’elle possédait avant 1806 ; pour l’Europe, l’état de paix des traités de Lunéville et d’Amiens ; pour l’Allemagne, la dissolution de la Confédération du Rhin, et le partage de la suprématie, la Prusse l’exerçant sur les États du Nord, l’Autriche sur les États du Sud. Mais, ajoutaient les instructions, « jusqu’à ce que tout soit mûr pour l’exécution du plan, l’intérêt des deux puissances exige de continuer à jouer, avec autant de circonspection que d’adresse, le rôle d’allié fidèle de la France, et de la tenir en parfaite sécurité, de ne point décliner expressément de nouvelles exigences de sa part et de la nourrir de vaines espérances. » Hardenberg écrit au général Gneisenau, en mission secrète à Londres, le 30 décembre : « Napoléon exige l’élévation à 30 000 hommes du corps auxiliaire. Il exige un cordon sur le Haut-Oder. Nous en profitons pour augmenter notre armée et concentrer nos forces, comme nous l’avions fait et projeté au printemps de l’année passée. » Ainsi qu’à Vienne, ils profitent de la nécessité où se trouve Napoléon d’étendre l’alliance, pour s’en dégager et la tourner contre lui.

Ces combinaisons voulaient du calme, du temps, du secret. Les événemens débordèrent Frédéric-Guillaume et ses subtils conseillers. Les passions nationales remportèrent sur les calculs Le 31 décembre, le général York conclut, à Tauroggen, un armistice avec les Russes et s’engagea à ne point servir contre eux pendant trois mois. Dans le même temps, arrivait à Berlin le rapport d’un colonel, Boyen, que le tsar avait mandé près de lui. Je mettrai, lui avait-il dit, 400 000 hommes sur pied. « Si le Roi accède à mon alliance, je lui garantis non seulement toutes ses possessions actuelles, mais je m’engage à ne poser les armes que lorsque le Roi sera rentré dans la possession de toutes les provinces qu’il a perdues en Allemagne, ou aura été indemnisé d’une autre manière, par la Saxe, qui me paraît convenable pour cela. »

Ce n’étaient point de minces affaires à conduire sous un manteau de comédie. En publiant l’acte d’York, on déchaînait la révolution en Prusse, on s’exposait aux représailles d’Augereau ; en l’approuvant, on jetait le gant à Napoléon avant d’avoir pu s’armer ; en le désapprouvant, on soulevait dans toute la Prusse un cri de réprobation. Il fallait faire face de tous les côtés et ruser avec tout le monde, persuader les Français, Augereau, Saint-Marsan, l’envoyé ordinaire et très illusionné, Narbonne, envoyé extraordinaire et plus perspicace, que l’on demeurait fidèle à l’alliance ; le déclarer au peuple prussien par tous les discours officiels, tous les gestes ostensibles, c’est-à-dire afficher la défection apparente à la cause nationale, afin de voiler la défection réelle à l’ennemi ; ruser avec York, de façon qu’il ne pût ni se dire, ni se croire même approuvé ; tâcher enfin de démêler le jeu et les arrière-pensées d’Alexandre. L’ouverture d’alliance était ferme, la promesse de garantie sans ambage ; mais il n’en allait pas de même de la reconstruction de la Prusse. Le Roi et Hardenberg l’entendaient, au sens propre, de la restitution de tous les territoires possédés en 1806, entre autres la Westphalie et le duché de Varsovie. Alexandre laissait entrevoir des arrangemens d’échange. On connaissait à Berlin ses vues sur le duché de Varsovie ; il offrait la Saxe et, certes, l’offre paraissait séduisante, mais Alexandre offrait ce qu’il ne possédait point ; il faudrait conquérir le Saxe, alors qu’il occupait déjà le duché de Varsovie ; il s’y nantirait lui-même aux dépens de la Prusse, avant d’indemniser son allié.

Cependant, pour amuser le tapis, ils prodiguent les déclarations à Napoléon et à ses agens. Ils s’entretiennent d’un projet de mariage, soufflé par Narbonne, entre le prince royal de Prusse et une princesse Bonaparte. Saint-Marsan, plus crédule, peut-être, par politique que par caractère, et qui agit plus à Berlin en affidé de Talleyrand qu’en informateur de Napoléon, rapporte à Paris ces paroles de Frédéric-Guillaume, sur la foi de confidens autorisés : « Il est vrai que la plupart de mes sujets sont indisposés contre les Français, et c’est assez naturel ; mais, à moins qu’ils n’y soient poussés par des demandes de sacrifices insoutenables, ils ne remueront pas… Je crois avoir des données sûres que l’Autriche tiendra ferme dans son alliance avec la France. Quand cela ne serait pas, ma position est bien différente de celle de cette puissance. Je suis l’allié naturel de la France… Dites à l’Empereur que pour des sacrifices pécuniaires, je ne peux plus en faire ; mais que s’il me donne de l’argent, je puis encore lever et armer 50 à 60 000 hommes à son service. » C’eût été le comble de l’artifice, non seulement de faire lever par Napoléon l’interdit placé sur l’armée prussienne, mais de se faire encore payer par lui les troupes destinées à le prendre à revers. L’allié naturel de la France ! ces propos philosophiques sentaient la Révolution ; ils rappelaient les temps du Conseil exécutif et du Comité de l’an III. Le brave Augereau s’en trouva tout réconforté : « J’ai la plus grande confiance dans le dévouement que porte le roi de Prusse à Sa Majesté l’Empereur, écrit-il ; mais il faudrait aussi que l’on eût un peu plus de confiance en lui. Ce pays n’est maintenu que par le calme de son souverain[6]. »

A Vienne, en ces mêmes jours, Otto résumait les conversations de Metternich : « Le gouvernement a eu assez de fermeté pour maintenir le système de l’alliance, et l’on peut dire que les derniers revers n’ont servi qu’à confirmer ses dispositions… Dites-nous franchement, m’a répété tout à l’heure le ministre, ce que vous voulez faire et mettez-nous dans le cas d’agir envers vous comme un bon allié, et envers les autres comme puissance indépendante… Que l’Empereur ait en nous une confiance entière[7]… » En d’autres termes, qu’il nous relève de l’alliance et il verra combien nous serons fidèles ! Vraiment, Maret, si souvent accusé d’avoir fermé les oreilles aux conseils salutaires de, Metternich, se montrait plus clairvoyant que ses critiques lorsqu’il mandait à Otto, le 7 janvier : « L’Empereur a le droit d’être méfiant, après avoir été si souvent trompé. »


III

En 1814, le mouvement tournant accompli et le succès obtenu, Metternich écrivait au chancelier Hardenberg[8] : « Le jour où Sa Majesté Impériale a pris sur elle de conseiller au Roi (de Prusse) de ne point arrêter le noble élan qui l’avait porté à préparer des moyens pour seconder ceux que l’empereur de Russie avait amenés au soutien de la cause de l’indépendance de l’Europe, la détermination de Sa Majesté Impériale de ne pas séparer ses intérêts de ceux de la Prusse ne pouvait être douteuse. Décidé à sauver l’Europe en se liant d’intention et d’effet avec les puissances liguées pour cette fin,… l’Empereur n’a pas dévié un instant de la ligne qu’il s’était tracée. » On lit dans une lettre écrite, le 13 janvier 1813, par Hardenberg, le Hanovrien : « Le comte Stadion — diplomate autrichien, anti-français et fort dans la confidence de Metternich — est convaincu que le comte Metternich veut le même but que nous, — les Anglo-Hanovriens, — à l’exception, cependant, de l’anéantissement de la dynastie de Bonaparte, dont ni lui ni l’Empereur ne veulent être l’instrument ; mais qu’il veut arrivera ce but, à sa manière, en temporisant et en conservant encore l’ouvrage de sa création, l’alliance avec la France. » Mais « quelque attaché que, soit l’Empereur à l’archiduchesse sa fille, et quoique religieusement lié par la foi de ses engagemens, il sacrifiera pas à pas l’un et l’autre de ces liens à des circonstances influentes sur le bonheur de ses Etats. »

Le 12 et le 14 janvier 1813, Metternich reçut Knesebeck. Avec ses partenaires allemands, il affectait volontiers quelque pédanterie de machiavélisme et raffinait sur les « élégances » de procédure. L’alliance de la Prusse avec la France, lui dit-il, a un tel caractère de contrainte manifeste qu’elle permet un saut brusque dans le camp opposé. Depuis le mariage de l’archiduchesse, il n’en est pas de même du lien entre la France et l’Autriche. L’Autriche ne peut s’y soustraire par un dégagement violent, la dignité du monarque en serait compromise. Le principal ouvrage du Cabinet devait donc être de recouvrer toute sa liberté d’une façon digne et juridique, et de se faire affranchir du traité par Napoléon lui-même. Le premier article était de recouvrer la mobilité. L’Autriche la possède désormais tout entière. Elle peut se tourner librement d’un côté ou de l’autre. Le second article sera d’offrir, en même temps, l’entremise à l’Angleterre et à la Russie. L’Autriche le fait. Ce second pas franchi, viendra le troisième : trouver la base d’une paix durable ; l’Autriche espère persuader Napoléon de la proposer. Quant au quatrième pas, à savoir que l’Autriche s’engage à soutenir de toutes ses forces ses propositions de paix et à passer du côté qui les acceptera, elle ne juge pas pouvoir s’en expliquer encore.

Quand il tenait ces propos à Knesebeck, il savait, par les rapports de Bubna, arrivés le 11, que Napoléon paraissait acquiescer, au moins dans la forme, à l’entremise de l’Autriche.

Le 15, le courrier de Paris apporta une lettre de Napoléon pour François et une autre de Maret pour Metternich[9]. « Sa Majesté, écrit Maret, ne se refusera pas à la démarche que veut faire l’Autriche. Elle la verra même avec plaisir dans l’espérance que l’Autriche est fermement résolue à agir si les dispositions de la Russie rendent cette démarche inutile, avec la vigueur convenable… et à porter son corps auxiliaire à 60 000 hommes. » Et Maret indique les conditions de l’Empereur, telles que l’Empereur est convaincu que la Russie ne les acceptera pas et que, par suite, l’entremise ayant échoué, l’Autriche passera du côté de la France, « Aucun des territoires réunis par sénatus-consulte, — et Maret nomme en particulier : Hambourg, l’Oldenbourg, Munster, Rome, — ne peut être séparé de l’Empire. » Ils « sont unis à l’Empire par les liens constitutionnels. Ils y sont donc unis pour toujours… Une telle séparation serait considérée comme une dissolution de l’Empire même. Il faudrait pour l’obtenir que 500 000 hommes fussent campés sur les hauteurs de Montmartre. » Il n’en est pas de même de l’Illyrie, de la Dalmatie, de Corfou, d’une partie de l’Espagne.

Napoléon mettait autant d’insistance à lier l’Autriche par son « entremise » que Metternich en apportait, par cette même « entremise, » à se détacher. Napoléon n’acceptait l’entremise que pour amener l’Autriche dans son camp et l’enchaîner ; l’Autriche ne l’offrait que pour passer dans le camp ennemi. Metternich fit ce qu’on fait dans les procédures suspectes et les polémiques de mauvaise foi. Il découpa, isola de son contexte le mot : entremise, et de ce mot ainsi abstrait, il déduisit, par l’équivoque, des conséquences qui en détorquaient la signification. Il tirait de la sorte Napoléon dans l’engrenage, et si Napoléon en voulait sortir, il devrait passer par la seule issue qui lui serait ouverte, quelque méfiance qu’il en ressentît.

Metternich écrit, le jour même, 16 janvier, au comte Zichy, ministre à Berlin : « Nous avons atteint le premier but auquel nous nous proposions d’arriver. » Il conseille au roi de Prusse de se rendre dans la seule partie de ses États dont il soit maître, la Silésie, le reste étant occupé ou sur le point de l’être par les Français et par les Russes. En Silésie, Frédéric-Guillaume réunirait 50 000 hommes sous le prétexte de défendre la ligne de l’Oder contre la Russie, de soustraire son armée à la contagion de l’exemple d’York. Il détacherait ainsi cette armée de celle que Napoléon rassemblait à Berlin, et, sous couleur d’arrêter les Russes, il se trouverait en posture de leur donner la main.

Les Prussiens ainsi encouragés, enhardis, poussés à la défection, et conduits pour ainsi dire, à la Russie, Metternich insinue à Otto que ces mêmes Prussiens mériteraient une belle récompense de la part des Français : « Il est bien fâcheux, dit-il, que ce duché — Varsovie — ne puisse être réuni à la Prusse, qui serait alors assez forte pour former, de concert avec nous, une barrière contre la Russie[10]. » Sur quoi, tout en les détournant de l’Autriche, il ouvre aux Russes les portes de l’Allemagne et leur fait le chemin. Un rapport de Schwarzenberg, commandant du corps auxiliaire, arrive à Vienne. Il est daté du 8 janvier et relate des ouvertures faites par Anstett, Français de naissance, entré au service russe et ennemi acharné de la France : il expose le désir qu’ont le Tsar et toute l’armée russe de profiter de l’occasion qui se présente, pour renouer les relations ; « que tout était préparé pour faire rentrer l’Autriche en possession de ses provinces cédées ; » que la Russie ne visait qu’à rétablir l’équilibre en Europe ; « que le rétablissement de la Pologne ne pouvait jamais entrer dans ses vues, tout aussi peu que le changement de la dynastie régnante en France, que ces assurances solennelles doivent faciliter infiniment les moyens de s’entendre ; » et, pour conclure, Anstett propose un armistice de trois mois, ayant, dit-il, du maréchal Koutousof les pouvoirs nécessaires pour le signer. Schwarzenberg s’y montre très favorable : l’armistice conserve son armée intacte, arrête les progrès des Russes, dans le duché de Varsovie, aux ci-devant limites de l’Autriche, avant 1809.

C’était devancer les désirs de l’empereur François. L’armistice, très secret, fut signé le 30 janvier, à Zeycz. Il était illimité, un plan de mouvemens concertés y était joint. Dès lors Schwarzenberg se retira méthodiquement devant les Russes. L’Autriche avait recouvré la disposition de son corps auxiliaire en même temps que la « mobilité » de sa politique. Zeycz présentait, à un mois de distance, le pendant et le complément de Tauroggen.

Le comte Stackelberg, ministre de Russie à Vienne avant la rupture, était toujours resté en communications avec Metternich et se tenait à portée. Metternich lui demanda une entrevue ; il entama aussitôt la procédure de l’intervention. Il ne manqua pas d’en instruire Otto, ce qui était un moyen de prendre acte du consentement de Napoléon et de s’installer dans l’indépendance ainsi dérobée. Il attribua l’initiative des pourparlers à Stackelberg. « C’est un grand pas, lui dit-il, que cette première démarche de la Russie. Comptez sur nous ; nous ne lâcherons rien, absolument rien… L’Empereur a ordonné de mobiliser 100 000 hommes, y compris le corps auxiliaire. » Il ajouta, afin de préparer Napoléon à la défection du corps auxiliaire, à des arméniens plus considérables, et à l’abrogation du traité restrictif de 1809 : « Jusqu’ici la guerre n’est pas autrichienne. Si elle le devient dans la suite, ce n’est pas avec 30 000 hommes, mais avec toutes les forces de la monarchie que nous attaquerons les Russes. »

Puis il envoya M. de Lebzeltern à la rencontre de l’empereur Alexandre, non pour l’arrêter, mais, tout au contraire, pour amorcer la négociation. En même temps, le comte de Wessenberg se mit en route pour Londres[11]. Les instructions données à ce diplomate jettent un jour oblique, mais pénétrant, sur les desseins de Metternich. Il subtilise sur les nuances : l’entremise et la médiation. « Comme puissance médiatrice, nous aurions à dicter les conditions de la paix. » Ils n’en sont qu’à l’entremise, mais « c’est aux puissances belligérantes elles-mêmes à sentir tout l’intérêt qu’elles ont de nous porter à étendre l’attitude de puissance simplement intervenante, et à la changer en celle de puissance médiatrice. » Il va plus loin : « Dès que Napoléon commence à craindre que nous ne changions notre attitude actuelle de puissance intervenante en celle de médiatrice armée, il est de l’intérêt naturel de la partie adverse d’accepter notre intervention pour nous faire passer au rôle de médiateur, auquel l’empereur François sera loin de se refuser dans la suite. » Quant aux bases de la paix, « il s’agit maintenant moins de bases détaillées de la paix future, que de celles premières et générales sur lesquelles pourrait s’asseoir une négociation… Il s’agira alors d’un lieu de réunion… Prague paraîtrait le plus convenable. » C’est-à-dire que, suivant la tactique imaginée en 1805[12], il produira d’abord des propositions générales, assez vagues encore, qui seront le minimum de ce qu’on exigera, plus tard ; elles serviront d’amorce, et, une fois la négociation entamée sur ces bases provisoires et décevantes, on la reprendra en sous-œuvre, on l’étendra, on la développera selon les circonstances de la guerre et la fortune, des armes. Jamais, même en cette première période, même en ces premiers pourparlers, il ne fut question d’arrêter des conditions de paix immuables, à accepter ou refuser par oui ou par non, à signer dans les vingt-quatre heures ; et c’est de la sorte qu’il conviendra, dorénavant, d’interpréter toutes les ouvertures de Metternich à Napoléon, si on veut en pénétrer la politique, en démêler l’artifice et en connaître la vraie portée.

Il commenta lui-même les instructions de Wessenberg dans ses entretiens avec le comte Hardenberg, le Hanovrien[13]. « Le comte Metternich me dit et il le répéta au baron de Humboldt, rapporte cet agent, que, lorsque la partie serait bien engagée de ce côté-là, et que la Russie porterait 200 000 hommes sur l’Oder, si la Suède débarquait avec 30 000 hommes, et si le Danemark au moins restait neutre, l’Autriche déclarerait la neutralité de la monarchie ; qu’en attendant, elle formerait dans son intérieur jusqu’à la fin de mars une armée de 100 000 combattans effectifs, qui, avec les dépôts et avec les non-combattans, feraient 150 000 et figureraient pour 200 000, sur la destination desquels la France, malgré la protestation de l’Autriche, conserverait toujours des doutes, tandis que, dès ce moment, il donnerait les assurances les plus positives à la Russie et à la Prusse que ces forces n’agiront jamais contre elles ; enfin que s’étant, en attendant, entendue sur les bases de la paix avec les puissances en guerre contre la France, l’Autriche se déclarerait contre celui qui se refuserait à la paix, menace qui, dans la supposition que l’on se soit entendu avec l’Angleterre, la Russie et la Prusse, ne peut être dirigée que contre la France. »

Préoccupé d’éloigner le théâtre de la guerre et d’empêcher les confédérés du Rhin de tomber sur les provinces autrichiennes, prévoyant, du même coup, que ces États, le moment venu, changeraient volontiers de confédération, Metternich engageait les principaux d’entre eux à temporiser, à tirer en longueur leurs arméniens, bref à filer leur défection. Il attire le roi de Saxe, honnête et borné, dans le filet de l’intervention. « Si le roi de Wurtemberg, écrit-il à, Binder, à Stuttgart, se presse de porter ses forces à un état de disponibilité, il augmente à la fois les chances de sacrifices pour ses propres États et celles de la continuation de la guerre. » En passant à Munich, l’ambassadeur d’Autriche en France, qui rejoint son poste, tiendra un langage analogue. « La France n’est-elle pas assez forte dans ses limites du Rhin pour avoir besoin d’autres titres à son influence en Allemagne ! ? L’état actuel des choses ne peut plus durer. Il faut des sacrifices de la part de l’empereur Napoléon. »


IV

Alexandre avance vers l’Occident, en triomphateur du monstre, restaurateur des rois, affranchisseur des peuples. Il marche dans son rêve de 1804. Napoléon est atterré, la France en déroute, la Grande Armée détruite, la Révolution refoulée. L’hégémonie passe au petit-fils de la grande Catherine, à l’héritier de Pierre le Grand. Les questions posées entre Alexandre et Napoléon deviennent des questions européennes. Alexandre les réglera, avec l’Europe, pour et par la Russie. La, paix du continent est désormais une affaire russe. L’enchantement où se trouve Alexandre ne lui fait point perdre de vue les réalités. Ce héros regarde à ses pieds. Il y voit la Pologne, et la prise de ce pays est, comme en 1804, le premier article de son plan de reconstruction de l’Europe. Mais il y trouve, dans son entourage, une vive opposition. « La mesure serait éminemment antinationale en Russie, » écrit Nesselrode au tsar : il faudrait sacrifier, « au seul plaisir de satisfaire les fantaisies de cette nation légère et inquiète, » les territoires attribués à la Russie par les trois partages, de 1779 à 1795. Enfin, pour reconstituer la Pologne, il faudrait compenser à l’Autriche et à la Prusse ce qu’on ne leur rendrait point et ce qu’on leur devrait demander. On soulèverait, au moment de renouer la coalition, cette question de Pologne qui l’a rompue en ses commencemens et la pourrait rompre encore.

C’étaient des raisons d’Etat, Alexandre en connaissait la valeur. Mais il n’abandonna pas son rêve favori, et il continua d’en préparer sous-main la réalisation. C’est ainsi qu’il offrit à la Prusse l’acquisition de la Saxe en compensation des provinces ci-devant prussiennes du duché de Varsovie, qui passeraient à la Russie, et qu’il tâcha de connaître quelles indemnités réclamerait l’Autriche en échange des parties de la Gallicie qu’il annexerait. Ces arrangemens se reliaient directement à ces deux grandes affaires : la coalition à nouer et le partage des dépouilles de la France, c : est-à-dire les conditions de la paix à imposer à Napoléon. Dans l’Europe nouvelle, arrachée à la suprématie française, destinée à la suprématie russe, jusqu’où pousserait-on le refoulement de la France ? Alexandre consulta Roumiantsof et Nesselrode, le chancelier en titre et le jeune secrétaire d’Etat qui s’insinuait de plus en plus dans la confiance du tsar.

Roumiantsof opina que la Russie avait reçu d’en haut la « mission céleste » de délivrer et de pacifier l’Europe ; de « labourer avec péril dans le champ de la commune européenne ; » mais les autres puissances chercheraient à lui enlever toute part à la récolte. Il importait donc que la Russie opérât seule et se payât à sa convenance. Nesselrode émit un avis sensiblement différent. La Russie, selon lui, ne pourrait seule accomplir la tâche : or, elle n’a pas fait cet effort immense et remporté cette immense victoire pour s’arrêter là. « Les cordes sont tendues autant que possible. C’est donc un état de paix stable et solide que réclament les intérêts bien entendus de la Russie, après que ses succès contre les armées françaises ont garanti sa conservation et son indépendance. » « La manière la plus complète dont ce but pourrait être atteint serait, sans doute, que la France fût refoulée dans ses limites naturelles ; que tout ce qui n’est pas situé entre le Rhin et l’Escaut, les Pyrénées et les Alpes cessât d’être, soit partie intégrante de l’empire français, soit même sous sa dépendance[14]. » Aux yeux de la Russie, l’Escaut est une limite aussi naturelle que la Meuse ou la Moselle, et de même le Rhin, le long de l’Alsace, que le long des anciens électorats de Mayence et de Cologne. Il s’agit donc ici des anciennes limites, portées du côté des Pays-Bas jusqu’à l’Escaut[15]. « C’est là, assurément, le maximum de tous les vœux que nous puissions former, » conclut Nesselrode, et il ne faut pas oublier qu’ils sont encore sur la Vistule ; « ces vœux ne sauraient être réalisés sans le concours de l’Autriche et de la Prusse. Le développement extérieur de notre plan est donc subordonné aux dispositions que feront paraître ces deux puissances ; il ne pourra se dérouler qu’au fur et à mesure que celles-ci se prononceront ; par conséquent, les résultats auxquels nous devons tendre seront aussi plus ou moins limités. Ils consistent… à arracher à la domination de la France le plus de pays possible. »

Le 6 janvier 1813, Alexandre écrit à Frédéric-Guillaume. Ce sont des effusions de magnanimité, mais très politiques, et où chaque mot est pesé, dépouillé adroitement de ce qu’il ne doit pas dire. « Par ma religion, par mes principes, j’aime à payer le mal pour le bien, et je ne serai satisfait que quand la Prusse aura repris toute sa splendeur et toute sa puissance. Pour y parvenir, j’offre à Votre Majesté de ne poser les armes que quand ce grand but sera atteint. Mais il faut que Votre Majesté se joigne franchement à moi… Jamais décision n’a été plus importante que celle que vous allez prendre. Elle peut sauver l’Europe ou la perdre à jamais… » Il ajoute : « J’espère que le général York, en acceptant les conventions que je lui ai fait proposer, a agi dans le sens des intentions de Votre Majesté. Je ne saurais assez vous exprimer, Sire, le plaisir que j’éprouve en pensant que mes troupes n’ont plus à combattre les vôtres. »


V

Quand cette lettre parvint à Frédéric-Guillaume, il n’était plus à Berlin. Il avait, non sans hésitation, suivi le parti que lui recommandait Metternich, que lui conseillait Hardenberg, et décidé de se retirer à Breslau, dans sa fidèle Silésie. Hardenberg disposa ce départ, dans le plus grand secret, comme une évasion. Il enleva, pour ainsi dire, son maître, en l’assurant qu’Augereau allait investir Potsdam et l’arrêter. Le Roi partit le 22 janvier, au matin. « Petit dîner chez moi, » écrit Hardenberg dans son Journal. « Les maréchaux Augereau, Ney ; Dessaix, Sébastiani, Saint-Marsan. J’annonçai le départ du Roi, qui eut lieu le matin avec les troupes, sans toucher Berlin ; prétexte du départ, la formation d’une nouvelle armée comme contingent. » Le Roi était le 25 à Breslau. Bientôt les troupes y affluèrent, puis le gouvernement s’y rallia.

La lettre d’Alexandre du 6 janvier y arriva le 28, et, le même jour, un courrier de Krusemarck, relatant l’audience que cet envoyé avait eue de Napoléon le 12. Napoléon, disait-il, réclame l’exécution du traité de 1812 ; il affecte la confiance dans la loyauté du Roi, dans son intérêt même ; il insinue qu’il pourrait abolir les clauses de Tilsit trop dures pour la Prusse ; il laisse même entrevoir des avantages : « Quant au duché de Varsovie, il peut m’être indifférent qu’il conserve la forme actuelle, qu’il passe à l’Autriche ou à la Prusse ; mais à la Russie, jamais ! » Et voilà Frédéric-Guillaume encore une fois arrêté dans le carrefour inquiétant, qu’il connaît trop, où il n’a que trop souvent piétiné, le carrefour des âmes perplexes, des cœurs flasques, des consciences vétilleuses : il s’y est égaré en 1803, perdu en 1805 ; il n’en est sorti, en 1806, que pour se jeter dans les chemins périlleux et y tomber.

Napoléon, l’ennemi implacable, exige des soldats, un acte qui constituera une vraie trahison du Roi envers sa propre cause, ses sujets, sa couronne, et, pour tout avantage, il indique très vaguement un partage du duché de Varsovie, d’où il faudra, d’abord, déloger les Russes. Alexandre, l’ami du cœur, toujours regretté, toujours désiré, ne demande qu’une défection à l’alliance contrainte, le divorce d’un mariage forcé, nul en son essence et en sa cause ; il promet formellement de rétablir la Prusse en sa splendeur et puissance, et, avec lui, parle toute la nation prussienne. Pourtant, Frédéric-Guillaume hésite encore. L’empressement de ses sujets de la vieille Prusse au-devant d’Alexandre l’offusque ; cette délivrance ressemble à une invasion et prend des airs de conquête. Il se rappelle les arrière-pensées des Russes en 1805 ; puis la lenteur de leurs armées de secours. Il se représente Napoléon, l’homme du prodige, rebondissant jusqu’à la Vistule ; la Prusse dévastée, anéantie. Il voudrait se procurer toutes les sûretés, de toutes les mains, en cas de tout événement.

Mais la pente était trop rapide, l’impulsion trop irrésistible. Ce roi, récalcitrant à sa propre gloire, est entraîné à reconquérir son royaume, comme il l’a été, en 1806, à le perdre. C’est un Louis XVI qui marcherait sans le vouloir, ni le savoir, à un Valmy, à un Jemmapes, qui se feraient pour la royauté. La Prusse se lève, le Roi la suit. Les mesures se succèdent, timides, incertaines, d’abord, puis de plus en plus significatives, enchaînées par une force supérieure qui commande au Roi les décrets, les dépêches, les traités qu’il signe d’une main, hésitante. Le 29 janvier, il fait annoncer au tsar qu’il est prêt à répondre à son appel et qu’il lui envoie un plénipotentiaire. C’est Knesebeck, rappelé en hâte de Vienne.

Hardenberg note dans son Journal : « Affaires et conférences militaires ; difficultés avec Sa Majesté. Le Roi ne sait pas encore bien ce qu’il veut. » Il voudrait la reconstitution de sa monarchie, Alexandre la promet, mais où, quand, comment ? Le retour aux limites de 1806, ou des compensations à prendre aux dépens des alliés de Napoléon ? Alexandre a indiqué le roi de Saxe, duc de Varsovie. Ce prince est chassé de son duché, on l’expropriera de son royaume, et ce royaume, tout allemand, formerait un bel arrondissement pour la Prusse, au cœur de l’Allemagne ; mais Frédéric-Guillaume voudrait la Saxe et le duché de Varsovie. Déposséder un roi, son frère allemand, est d’ailleurs un acte dont jamais roi de Prusse ne s’est embarrassé. Ce qui sera bon à garder est toujours bon à prendre. Mais la Saxe n’est pas prise. Napoléon la défendra. Varsovie et Posen sont pris. Il n’y aurait qu’à étendre la main et à recevoir. Le Roi y incline, et ses ministres l’y poussent, sans d’ailleurs exclure la combinaison saxonne, car, le duché de Varsovie recouvré, il resterait à s’indemniser de la Westphalie.

Le 8 février, les instructions de Knesebeck sont expédiées ; en même temps, le Roi adresse une lettre autographe au tsar, lettre de chancellerie, minutée par Hardenberg, et qui ne part point d’un cœur exalté qui se donne ; elle trahit un homme d’affaires qui négocie un contrat et se dispose à marchander sur les prix, à disputer sur les termes. Au moment de sauter le pas, le roi de Prusse commence par reculer, et ce n’est pas pour prendre plus d’élan. Il ne se livrera que ses compensations en poche, son plan de campagne dans la main. Il mettra en ligne 80 000 Prussiens, il réclame 150 000 Russes sur l’Oder avant le 1er avril, et la promesse de ne point poser les armes, sans son consentement, à moins d’avoir fait restituer (à la Prusse) « tous les pays et États qu’elle possédait avant la guerre de 1806… Cette restitution devra s’étendre particulièrement sur la partie du duché de Varsovie qui appartenait à la Prusse. » Alors, il laissera battre son cœur, il s’abandonnera à la reconnaissance et ouvrira les bras à son ami, les yeux mouillés de larmes.

En attendant une réponse de la Russie, Hardenberg entame la procédure d’échappatoires avec la France, dans l’esprit et sur le patron de celle de Metternich. Saint-Marsan, arrivé à Breslau le 29 janvier, y put apprendre que York est rétabli en son commandement que, de fait, il n’avait jamais quitté. Ce diplomate regardait peut-être, mais il ne voyait pas, et s’il écoutait, c’était pour ne point entendre. De tant de bruits qui montaient autour de lui, de tant d’acclamations, chansons patriotiques, harangues enflammées, il ne percevait que les chuchotemens de Hardenberg ; de tous ces bataillons qui défilaient dans les rues, découvrant l’étendue des préparatifs cachés, il ne discernait que les factionnaires placés à la porte du palais, qui lui présentaient les armes ; les gestes de loyauté du Roi et de son ministre lui dérobaient tout le spectacle de l’insurrection. « Ne considérez, lui disait Hardenherg, tout ce qui se passe et ce que le Roi a fait et déterminé, que comme la conséquence des circonstances les plus urgentes et la nécessité de sauver un coin de terre pour asile au Roi, et de calmer l’exaspération publique. » Saint-Marsan l’écrit à Paris et il ajoute, le 15 février : « Le baron de Hardenberg m’a juré vingt fois aujourd’hui que le système n’a point varié, qu’aucunes ouvertures directes ou indirectes n’ont eu lieu pour la Russie… que la conduite du Roi… prouvait sa loyauté… » En conséquence, Hardenberg propose de procurer une trêve entre la France et la Russie, moyennant quoi, les Français se retireraient derrière l’Elbe ; il réclame la garde des forteresses silésiennes occupées par la France, plus Dantzig, enfin une remise de 45 millions sur l’arriéré de la contribution de guerre.

Cependant Knesebeck arrive au quartier général russe, à Klodova. Il y trouve des dispositions fort différentes de celles qu’il attendait. La magnanimité d’Alexandre était faite de la munie étoffe que la loyauté de Frédéric-Guillaume : subtile, glissante, rétractile à l’attouchement. Endoctriné par Stein, plus allemand que prussien et qui n’oubliait ni les injustices subies, ni les « demi-volontés » du Roi et la mauvaise volonté de ses conseillers, Alexandre revenait aux vues qu’en 1805 lui suggérait Czartoryski : forcer la main au roi de Prusse et par l’invasion de ses États et par le soulèvement de son peuple ; se réserver la faculté, selon les circonstances et selon ses propres convenances, de rétablir ce roi en sa puissance et splendeur. L’alliance se scellerait par l’échange des services : « amitié, confiance et courage, la Providence fera le reste[16]. »

Il reçut Knesebeck le 15 février, et prit en fort mauvaise part les précautions de Frédéric-Guillaume à l’égard de la Russie, ses lenteurs à se séparer de Napoléon, ménageant l’homme qui l’avait sacrifié, marchandant avec son sauveur, enfin tout le jeu des garanties préalables. « Il n’est pas besoin de traités, dit-il ; la Prusse doit rompre immédiatement. » La Prusse doit être reconstituée, il en forme le vœu ; l’accomplissement sera l’ouvrage de la guerre, et il remet sur le tapis l’annexion de la Saxe. — Il faut nécessairement, poursuit-il, que la Prusse soit agrandie. — Mais, observe Knesebeck, cette façon de faire sent un peu la française, la conquérante. Alexandre répond : « La conduite de la Saxe ne permet pas de la traiter autrement qu’un pays conquis, » il ajoute : « On indemnisera le roi de Saxe quelque part en Allemagne, en Italie. »

Knesebeck exhiba son projet de traité. « On aurait pu croire, écrit un Russe, que c’était la Prusse qui avait délivré la Russie du joug des Français. » Nesselrode répondit, le 21, par un contre-projet qui remettait les choses au point :


La sûreté entière et l’indépendance de la Prusse ne pouvant être solidement établies qu’en lui rendant la force réelle qu’elle avait avant la guerre de 1806, Sa Majesté l’empereur de toutes les Russies s’engage à ne pas poser les armes aussi longtemps que la Prusse ne sera point reconstituée dans ses proportions statistiques, géographiques et financières, conformes à ce qu’elle était avant l’époque précitée… Il sera conservé, entre les différentes provinces qui doivent rentrer sous la domination prussienne, l’ensemble et l’arrondissement nécessaires pour constituer un corps d’État indépendant.


Le duché de Varsovie demeurerait préalablement la conquête de la Russie ; à la Prusse de s’aider elle-même et de contribuer, de toute la force de ses armes, à sa propre reconstitution. Ce sera la garantie d’Alexandre dans l’alliance. Il devenait évident qu’Alexandre se réservait la plus grande part du duché de Varsovie. Knesebeck refusa de signer ; sur quoi, Alexandre, de sa propre expression, « le planta là. » Il envoie Anstett, à Breslau, afin de brusquer la négociation, et, de sa main, il écrit, le 24 février, à Frédéric-Guillaume une lettre affectueuse et comminatoire qu’il confie à Stein. « C’est certainement un des plus fidèles sujets que possède Votre Majesté. Pendant près d’une année qu’il est resté auprès de moi, j’ai appris encore mieux à le connaître et à le respecter. Il est au fait de toutes mes intentions et de mes désirs sur l’Allemagne et pourra vous en rendre un compte exact. » Bon gré, mal gré, il faut que l’armée prussienne passe du rôle d’auxiliaire de Napoléon contre la Russie à celui d’auxiliaire de l’armée russe contre Napoléon ; que la Prusse subisse les conditions de son libérateur comme elle a subi celles de son vainqueur ; que Frédéric-Guillaume comprenne le rôle qu’Alexandre lui réserve, celui de lieutenant général de la Russie en Allemagne, le rôle auquel la République s’était flattée de le réduire en le comblant de titres et de terres.


VI

« Il est clair ; écrivait Frédéric-Guillaume à Hardenberg, le 21 février, qu’on veut nous entraîner coûte que coûte et nous compromettre. » Toutefois il estima l’heure venue de se livrer. Il ne pouvait pas plus longtemps abuser les Français, ni pousser plus loin ses armemens sans être sûr de la Russie. Alors, la résolution prise, l’impatience succède à la lenteur calculée. Hardenberg envoie un courrier à Knesebeck, le 23, le pressant de conclure ; il ajoute : « Les traités avec l’Angleterre et la Suède, calqués sur celui de la Russie, sont prêts. » Mais deux jours passent, sans nouvelles, dans la plus cruelle anxiété. Le 25, seulement, un billet d’Anstett annonce son arrivée à Breslau, en compagnie de Stein. Il demande un entretien à Hardenberg pour lui communiquer ses pleins pouvoirs, le contre-projet de traité et une lettre de l’Empereur au Roi. Stein, malade, a dû renoncer à la remettre en personne. Le traité n’est pas ce que les Prussiens auraient voulu, mais les circonstances pressent, le mouvement de l’opinion commande ; ils décident de conclure sans autre discussion. Le texte russe, signé à Breslau le 27, est porté le 28, à Kalisch, où se trouve le quartier général russe, par Anstett, accompagné de Scharnhorst, en qualité de plénipotentiaire militaire. « Le Roi, dit le tsar à Knesebeck, a eu plus de confiance en moi, il a signé sans changer un mot. » L’émotion lui coupa la parole, puis il s’écria : « C’est un secours que m’envoie la Providence. Mais le Roi peut être sûr que je mourrai plutôt que de l’abandonner. » Il lui écrivit, le jour même : « Tout le bonheur que j’éprouve à me voir de nouveau lié à vous par l’acte le plus solennel et le plus sacré qui doit, avec l’aide de la Providence divine, arracher l’Europe au joug qui l’oppresse… » L’alliance formée, en 1764, entre Frédéric II et Catherine avait duré quarante-trois ans, 1764-1807 ; cette fois, il y en avait pour soixante-cinq au moins, 1813-1878 ; cette alliance, après avoir reconstitué la Prusse, la porta à l’empire de l’Allemagne.

L’instrument officiel est daté de Kalisch, 28 février 1813. « La destruction totale des forces ennemies qui avaient pénétré dans le cœur de la Russie a préparé la grande époque de l’indépendance de tous les États qui voudront la saisir pour s’affranchir du joug que la France a fait peser sur eux depuis tant d’années… En conduisant ses troupes victorieuses hors de ses frontières, le premier sentiment de Sa Majesté l’empereur de toutes les Russies fut celui de rallier à la belle cause que la Providence a si visiblement protégée ses anciens et plus chers alliés, afin d’accomplir avec eux des destinées auxquelles tiennent le repos et le bonheur des peuples épuisés par tant de commotions et tant de sacrifices. Le temps arrivera où les traités ne seront plus des trêves, où ils pourront de nouveau être observés avec cette foi religieuse, cette inviolabilité sacrée auxquelles tiennent la considération, la force et la conservation des empires. »

Ce préambule constitue la déclaration des droits de l’Europe selon la Russie, et le manifeste de la politique qu’Alexandre allait, durant plusieurs années, faire prévaloir en Europe. Il proclame les motifs élevés qu’il se propose, il donne le ton du nouveau langage des chancelleries et affirme, solennellement, ce paradoxe destiné à faire fortune dans l’histoire, que la foi religieuse, l’inviolabilité des traités, consacrent le retour à des principes qui, en vérité, n’avaient jamais prévalu dans le passé, à un droit qui n’était connu que par les réclamations des publicistes et les violations des gouvernemens. Faute de garantie à donner aux peuples de l’âge d’argent qu’on leur promet, force est bien d’invoquer la légende d’un âge d’or qu’ils n’ont jamais vécu, mais dont le souvenir imaginaire prête un corps à tous les fantômes de l’espérance.

Suivent les articles, non moins importans pour la réalité des affaires, que le préambule pour l’illusion des peuples. Alliance offensive et défensive, qui a pour premier objet ostensible : « de reconstruire la Prusse » et d’enlever à la France « une influence quelconque » sur le Nord de l’Allemagne ; — coopération immédiate des deux armées ; ni paix ni trêve que d’un commun accord ; invitation à l’Autriche d’entrer dans l’alliance le plus tôt possible. Les articles secrets, relatifs à la reconstruction de la Prusse, reproduisent textuellement le contre-projet russe, cité ci-dessus.

Alexandre atteint son but. Sans se lier les mains, il s’assure le concours non seulement de l’armée royale de la Prusse, mais de l’insurrection nationale prussienne et, sous cette impulsion, de toute l’Allemagne. Il devient le chef avéré de la grande coalition des peuples, le meneur de la croisade d’indépendance. Il a placé le roi de Prusse à sa gauche ; il va s’occuper de mettre l’empereur d’Autriche à sa droite, pour l’entrée solennelle qu’il compte faire dans les capitales affranchies.


VII

Lebzeltern, l’envoyé autrichien, arriva au quartier général russe le 5 mars. Ses instructions lui prescrivaient, sous le couvert de l’intervention, de tâter les Russes sur l’alliance et de découvrir ce qu’ils offriraient. Alexandre ne le laissa pas s’évertuer en insinuations. Il alla droit au fait et lui dit[17] : « Est-il possible que, toujours renfermés dans le vague, vous vouliez ou être devinés ou qu’on se jette dans vos bras sans que vous daigniez nous dire une seule de vos pensées ? Vous voulez le bien de la cause européenne ! Soit ; moi, avant tout, je désire que l’Autriche regagne son ancienne attitude et toutes ses possessions ; que la Prusse sorte de cette lutte indépendante et avec un degré de consistance ; que l’Allemagne soit affranchie du joug français et libre, ou plutôt soumise comme auparavant, à la domination de votre souverain… — Voulez-vous, Sire, dit Lebzeltern, que je transmette cette base comme vôtre ? — Dites-moi, reprit Alexandre, le plus secrètement possible, si elle vous convient. Donnez-moi celle-ci ou une autre, je vous donne ma parole de la produire comme la mienne, et vous en ferez l’usage qu’il vous plaira. » Puis, il ajouta : « Vous ne pouvez rien craindre, toute mon armée et celle du Roi agiront avec vigueur. Entrez en possession du Tyrol, de l’Italie jusqu’à Mantoue, à votre convenance. Déclarez que vous ne voulez pas faire la guerre à la France, que vous vous placerez entre les puissances qui voudront l’attaquer ; nous vous seconderons en tout. Ensuite, parlez d’un congrès général, et enfin alors vous négocierez dans les formes que vous voudrez. Si l’Angleterre y amenait des prétentions exagérées, eh bien ! nous nous entendrions ; les intérêts du continent avant tout. »

C’était, comme avec la Prusse, de la magnanimité fort habile. Si, l’Autriche entrait dans ces vues, elle se trouverait, de fait, en guerre avec Napoléon, et, de fait, alliée de la Russie et de la Prusse, car elle présenterait aux deux parties, Napoléon, d’un côté, Alexandre et Frédéric-Guillaume, de l’autre, comme ses propres conditions de paix, des conditions concertées avec la Russie et la Prusse contre Napoléon : il n’y aurait plus dès lors qu’à déclarer l’alliance. Lebzeltern le discerna fort bien ; ces propositions paraissaient avantageuses, et il s’empressa de les transmettre à Vienne.

Alexandre se rendit à Breslau le 15 mars. Le 16, la Prusse déclara la guerre à la France. Alexandre demeura près du Roi jusqu’au 19. Ce fut l’occasion d’ovations innombrables, de revues avec grand spectacle d’accolades et de sermens, grand déploiement d’enthousiasme populaire. Les états-majors concertèrent les mouvemens. Les diplomates signèrent une convention qui réglait la conduite des troupes alliées dans les territoires qu’elles occuperaient, et qu’ils divisaient en quatre grandes sections : Saxe, — Westphalie, — Berg, — départemens des bouches de l’Elbe et Mecklembourg[18]. Avis sera donné aux princes de la Confédération du Rhin. Les alliés annonceront que leur objet est la délivrance de l’Allemagne. Ils y convieront les souverains et les peuples. « Tout prince allemand qui ne répondra pas à cet appel dans un délai fixé sera menacé de la perte de ses Etats. » La croisade des rois procédait, comme vingt ans auparavant, les croisades révolutionnaires et elle tenait des droits des princes tout juste le même compte que la Convention des droits des peuples. « Il faudra, avait dit Cambon en proposant le décret fameux du 15 décembre 1792, il faudra dire aux peuples qui voudraient conserver leurs castes privilégiées : Vous êtes nos ennemis, et alors les traiter comme tels, puisqu’ils ne voudront ni liberté, ni égalité ! » Il n’était alors permis aux peuples d’être libres qu’à la jacobine ; il ne sera permis aux États d’être indépendans qu’à la russe et à la prussienne. D’ailleurs, les plus beaux prétextes de justice et de droit public.

Le 20 mars, le traité de Kalisch fut publié dans sa partie ostensible, et le 29 parut, inspiré par Stein, l’appel à la nation allemande, que, pour l’ironie des choses, signa Koutousof, venu en Allemagne en passant sur le ventre de la Pologne. Il exhortait, au nom du tsar et du roi de Prusse, copartageans de trois partages, les princes et peuples de l’Allemagne, à « recouvrer ces biens héréditaires qui leur ont été enlevés mais qui sont imprescriptibles, leur liberté et leur indépendance. Honneur et patrie ! » Il les invitait à prendre les armes, il leur promettait le règne, la puissance et la gloire : l’Allemagne sera régénérée et reconstituée : « Plus les bases et les principes de cet ouvrage seront modelés d’après l’antique esprit du peuple allemand, plus l’Allemagne, rajeunie, vigoureuse, unie, pourra reparaître avec avantage parmi les nations de l’Europe. » Le manifeste ne parle ni de la Pologne, qui avait cessé d’exister par le fait même des libérateurs, ni de la Hollande, par considération des Anglais qui lui destinaient un roi, ni de l’Italie, afin de ménager les ambitions de l’Autriche. Il se terminait par cette déclaration destinée à séduire les Français, tout au moins à les désarmer, les incitant à séparer leur cause de celle de Napoléon :


Que la France, belle et forte par elle-même, s’occupe à l’avenir de sa prospérité intérieure, aucune puissance étrangère ne la troublera, aucune entreprise hostile ne sera dirigée contre ses limites légitimes… Que la France sache que les autres puissances… ne déposeront les armes que lorsque les bases de l’indépendance de tous les peuples de l’Europe seront rétablies et assurées.


Le manifeste ne disait point limites naturelles, qui, malgré l’équivoque sur le cours du Rhin et sur l’Escaut, eût été trop précis et compromettant, avant que l’on fût convenu de rien. Limites légitimes réservait toutes les interprétations, avant tout celle des limites de 1792, les anciennes, les limites de la monarchie, antérieures à cette révolution dont on prétendait anéantir les effets et abolir la mémoire. Limites légitimes, pouvait-ce être aux yeux des alliés celles de 1795 déclarées constitutionnelles par la Convention ou celles de 1801 déclarées constitutionnelles par l’Empereur en 1804 ? Attribuaient-ils au traité de Lunéville un caractère unique d’imprescriptibilité, alors que tant d’autres traités, conclus avant et après celui-là, déclarés également éternels, tombaient répudiés, déchirés, abrogés par eux ? Aux Français de s’en flatter, s’ils le voulaient, et selon la vanité de leurs illusions. Le point était de les persuader que la guerre implacable n’était que la guerre à Napoléon ; que le Grand Empire et sa suprématie étaient seuls en jeu ; et que la France, pourvu qu’elle laissât les alliés renverser l’édifice impérial, se retrouverait chez elle, heureuse et pacifiée. On peut s’étonner que des calculs aussi profonds et aussi lointains se découvrent dans une proclamation qui semble écrite d’enthousiasme, improvisée aux fanfares des trompettes et signée sur un tambour par un général d’armée, qui ne raffine point sur les mots. Tous les mots sont pesés, creusés pour ainsi dire et évidés comme la fausse monnaie. Cet artifice a été conçu en 1805 et minutieusement élaboré depuis lors. Rien de plus prémédité, rien de mieux enchaîné que ce texte, l’initial, au moment d’entrer dans les dépendances du grand Empire, et le final, celui du 1er décembre 1813, à Francfort, au moment de passer le Rhin et à la veille de déchirer les voiles.


VIII

La guerre à peine déclarée, les nouveaux libérateurs de l’Europe montrèrent au monde comment ils traiteraient les rois si les rois se mêlaient de tenir leur parole et si cette parole avait été donnée à la France. Le roi de Saxe fut proposé en exemple significatif à la défection générale des Confédérés du Rhin. Blücher renouvelant les procédés de Frédéric, et retrouvant les chemins de la guerre de Sept ans, entra en Saxe, le 26 mars. Il appela aussitôt le peuple à l’insurrection. « Debout ! unissez-vous à nous ! levez l’étendard de la révolte ; votre souverain est dans les mains de l’étranger ; il n’a plus sa liberté d’action. » Le plaisant de l’affaire est que, dans ce moment même, Frédéric-Auguste s’échappait de l’alliance française et négociait, sous-main, avec l’Autriche, une défection déguisée sous l’étiquette de la neutralité et le manteau de l’intervention autrichienne. Mais les alliés de Kalisch n’en savaient rien. Il convenait à Alexandre que les Prussiens s’emparassent de la Saxe, et les Prussiens, toujours empressés au nantissement, ne s’y refusaient pas.

Alexandre pressait l’Autriche. « Au reste, disait-il à Lebzeltern[19], les alliés, se réservant d’agir sur le Nord de l’Allemagne, abandonnent à l’Autriche toutes les cours du Midi. » « L’Empereur laisse carte blanche à l’empereur d’Autriche », écrit Lebzeltern. Rien de mieux fait pour rassurer Metternich. Mais il avait conçu des desseins plus étendus. Il se réservait, par des moyens plus compliqués, un rôle plus important. Si Alexandre prétendait s’ériger en dictateur de la paix, Metternich se flattait d’en être au moins le chancelier ; il ambitionnait même, pour son maître, l’arbitrage suprême que s’arrogeait d’avance la Russie. Il continua donc, imperturbablement, ses cheminemens et ses mines. Le 23 mars, il écrivit à Lebzeltern, proposant un arrangement qui permettrait à l’Autriche de se débarrasser du corps polonais, de Poniatowski, réfugié à Cracovie, fort embarrassant pour l’Autriche et qui ne laissait point aussi, malgré sa faiblesse, de gêner les Russes. Quant au corps auxiliaire de Napoléon : « Vous pourrez, ajoute Metternich, confier sous le sceau du secret à Sa Majesté que nous ferons filer sur-le-champ le corps d’armée qui quitte la rive gauche de la Vistule, en Bohême où il se joindra à l’armée qui, dans ce moment, se forme dans ce royaume. » Une convention, à cet effet, fut signée à Kalisch, le 29 mars, par Lebzeltern et Nesselrode. L’Autriche, encore que sous le masque, avait fait acte de coalisée. Elle se rapprochait en rampant, mais elle se rapprochait par ses mouvemens combinés et par ses intentions annoncées.

Ainsi, dès la fin de mars, les fondemens de la coalition sont posés, les pierres d’attache en place. L’Autriche, pour se déclarer, n’attend que d’être prête ; tout son art consiste, durant cette période, à se dérober aux coups de Napoléon, et à se mettre en valeur auprès des alliés. Metternich employa tout le mois d’avril a ce jeu, très subtil, d’enveloppemens et d’échappemens successifs avec Napoléon, d’approches, parallèles et chemins couverts du côté des alliés. Le 23 avril, le comte Hardenberg, le Hanovrien, écrit à Munster : « Il (Metternich) est trop attaché à l’Etat, et il a trop d’ambition pour ne pas vouloir rétablir celui-ci dans son ancien lustre, et il est, en même temps, trop éclairé pour espérer atteindre ce but par la France, si même elle lui offrait pour prix de son assistance, dans la lutte actuelle, des agrandissemens pour l’Autriche… »


IX

Ces avis s’adressaient au prince régent d’Angleterre. Jusque-là, l’Angleterre n’avait point paru. Elle doutait des résolutions et des armemens de l’Autriche, surtout de ceux de la Prusse. Les ministres anglais considéraient comme inévitable la catastrophe du Grand Empire, ils ne voulaient intervenir en Allemagne que pour frapper le dernier coup et enlever la garantie principale de la paix anglaise, les Pays-Bas. Le reste, le duché de Varsovie, la Confédération du Rhin, la reconstruction de la Prusse et de l’Autriche, leur importait assez peu et ne comptait qu’à titre de moyens de second plan. La Méditerranée demeurait au premier, et, de ce côté, tout leur réussissait. La royauté de Joseph croulait en Espagne, sous leurs coups. Celle de Murat tomberait comme un fruit pourri sur sa tige, il leur suffirait d’agiter l’arbre. Ils avaient occupé le Portugal sous prétexte d’en protéger l’indépendance, ils occupaient la Sicile sous prétexte d’y protéger la monarchie ; leur proconsul en cette île, lord Bentinck, y tenait les Bourbons les menottes aux mains sous prétexte de les arracher aux griffes de Napoléon. Espagne, Sicile, Naples et, au-delà, toute l’Italie à défendre, c’est-à-dire à conquérir à la suprématie commerciale de l’Angleterre ; autant de traités de commerce que de restaurations, autant de débouchés à ouvrir que de peuples à délivrer ! Les ministres anglais y voyaient clair, dès 1813, autant que Catherine II vingt ans auparavant, et ils combattaient le despotisme napoléonien sur les côtes et sur les mers comme cette grande impératrice écrasait, à Varsovie, et projetait d’exterminer, à Constantinople, la Révolution française. Pour eux, ainsi que naguère pour elle, l’affaire marchait excellemment : en 1794, les émigrés français célébraient la tsarine, vengeresse des rois ; en 1813, les peuples opprimés acclameraient l’Angleterre, libératrice des nations. La Banque de Londres chiffrait les bénéfices de l’opération ; le commerce britannique pointait sur le globe les marchés nouveaux : les îles et colonies de la France et de la Hollande, l’Amérique espagnole en insurrection. L’Angleterre s’enrichissait, de la détresse générale, du chômage des manufactures du continent, de la ruine de toutes les usines désemparées. Plus de concurrens, plus de neutres, ces parasites de la guerre maritime. On s’explique que le Cabinet attendît, pour fournir des subsides aux alliés, d’être sûr qu’ils travailleraient pour l’Angleterre, et que la paix définitive deviendrait la paix anglaise, celle de 1763. Ils ne jugeaient pas encore le moment venu de l’imposer.

Wessenberg, arrivé le 29 mars, trouva peu d’empressement à Londres. Sans doute, la Russie gagnait tout le prestige perdu en 1805, mais la Russie seulement. « L’égoïsme du gouvernement britannique, écrit Wessenberg, n’a jamais été plus prononcé qu’il ne l’est aujourd’hui, et il en résulte un aveuglement dont il ne sera guéri, je crains, que par de grands malheurs. Se croyant sûr de la Russie, il s’imagine pouvoir se passer du reste du continent et surtout pouvoir se passer de la paix avec la France… Il est clair que sa politique sera toujours un système de guerre, aussi longtemps qu’il s’attachera exclusivement au commerce maritime… Les Anglais parlent d’une guerre en Allemagne comme on parlerait d’une guerre aux Indes… » Le prince régent, soufflé par Munster, très hanovrien et fort peu autrichienne montrait froid ; le ministre des Affaires étrangères, Castlereagh, moins qu’agréable envers l’envoyé d’Autriche ; il redoutait même que le bruit d’une négociation se répandît dans le public, tant il serait mal accueilli et compromettrait le Cabinet[20]. Bref, il déclina l’entremise et, à plus forte raison, la médiation de l’Autriche.

L’ancien agent prussien en Angleterre, Jacobi, qui, depuis 1807, se tenait aux aguets, arriva à Londres peu après Wessenberg. Il y fut mieux reçu. C’est qu’au lieu de médiation, il parlait d’alliance, et que la Prusse se trouvait, sous le rapport de l’argent, à la discrétion des Anglais. Enfin on se rendit compte, à Londres, que, sans la Prusse, la Russie ne prendrait point l’offensive. Hardenberg avait chargé Jacobi de communiquer aux ministres anglais le traité de Kalisch, avec ses articles secrets, et il proposait de prendre ces articles pour base d’un traité à conclure entre la Prusse et l’Angleterre. Or, dans le traité de Kalisch, on lisait un article, l’article VI, qui semblait de nature à donner aux Anglais confiance et satisfaction : les alliés s’y engageant « à ne point négocier en particulier avec l’ennemi, à ne signer ni paix ni trêve, ni convention quelconque, que d’un commun accord. » Que la Prusse prît à l’égard de l’Angleterre un engagement identique, la Russie, liée déjà à la Prusse, le serait du même coup à l’Angleterre : ni la Prusse, ni, par suite, la Russie ne pourraient « négocier en particulier avec l’ennemi, » « signer paix ou trêve que d’un commun accord » avec l’Angleterre. L’Angleterre, qui, par ses subsides, tiendra la guerre, tiendra, par ces clauses, les fils de toutes les négociations ; elle siégera dans toutes les conférences et tous les congrès ; on pourra, à la rigueur, commencer sans qu’elle paraisse, rien ne se pourra finir en son absence. Toutes ouvertures faites à Napoléon par l’Autriche, sans l’aveu de l’Angleterre, ne seront donc que des feintes ou des préliminaires qui n’engageront rien définitivement. C’est là un fait d’une importance capitale pour la suite de ces négociations ; c’est le sous-entendu permanent qui modifiera le sens de toutes les propositions de l’Autriche, auxquelles les Anglais n’auront pas expressément souscrit. Si Napoléon ouvre une négociation sur ces prétendues bases, ce sera pour s’entendre déclarer aussitôt que l’Angleterre n’y consent pas, et voir se découvrir des bases plus étendues, qui seront, précisément, celles de l’Angleterre. Ce jeu très habile avait été concerté en 1805, à Potsdam, lors de la médiation prussienne, et si, à cette époque, les alliés n’avaient point poussé la partie, c’est que Napoléon l’avait, à Austerlitz, renversée du côté de la France.

On s’explique que cette clause, avec ses retentissemens infinis, disposât tout de suite les Anglais à écouter Hardenberg. Il y en avait une autre, destinée à séduire le prince régent : c’était la création « d’un royaume, considérable, depuis l’Elbe jusqu’à l’Escaut peut-être, qui renfermerait les anciennes possessions hanovriennes et serait assigné à un prince anglais… » « Un agrandissement de la maison de Hanovre, écrivait le chancelier Hardenberg, qui placerait un État intermédiaire entre la Prusse et la France, et formerait une alliance naturelle entre la Prusse et l’Angleterre, ne serait nullement contraire à nos intérêts ; mais, ajoutait-il, il faudrait que la Prusse fût agrandie en proportion[21]. » Un royaume guelfe, qui rendrait l’Angleterre maîtresse de l’Allemagne orientale, de l’Allemagne maritime, de la Hollande et des Pays-Bas, lui donnerait les bouches des fleuves du Weser à l’Escaut, n’était point pour déplaire à Londres ; mais on n’y voyait pas d’un œil aussi favorable l’agrandissement de la Prusse.

Cependant les Prussiens déclaraient leur besoin pressant d’argent et d’armes. « La crainte d’une paix séparée entre la Russie et la France hante comme un spectre le gouvernement anglais, » écrit l’envoyé russe, Lieven. Les Anglais se décidèrent à fournir des armes à la Prusse, persuadés que, sans la Prusse, la Russie ne s’engagerait pas à fond. Castlereagh relut-il alors les anciennes notes de Pitt ? Quelque chose de l’âme de cet implacable ennemi de la grandeur française s’infiltra dans l’âme de ses successeurs. La seule espérance de hâter la chute du colosse, la crainte de manquer l’occasion, de décourager l’Europe en retardant la vengeance et la curée, triomphèrent de leur mauvaise humeur contre l’Autriche et de leur peu de confiance dans la Prusse. Lord Cathcart suivait le quartier général d’Alexandre. Le lieutenant général Charles Stewart, frère de Castlereagh, fut accrédité près du gouvernement prussien. Le dessein général qui les guida ne fut pas autre chose que le plan de Pitt en 1805, le fond des articles secrets du traité du 11 avril : ils allaient remonter aux conditions de la veille d’Austerlitz, c’est-à-dire au refoulement de la France dans ses anciennes limites et, par voie de conséquence, au renversement de Napoléon. Or, à cette même époque, en avril 1813, au moment où l’Angleterre se dispose à traiter avec la Prusse, l’idée de réduire la France à la limite de l’Escaut avait été exprimée par les Russes et par les Prussiens, et c’est dans ce sens qu’il faut entendre les alliés, quand ils parlent de limites naturelles, ou de limites légitimes de la France.


ALBERT SOREL.

  1. Les documens cités dans ces études sont tirés des sources suivantes : Archives des Affaires étrangères ; publications de la Société d’Histoire de Russie ; Correspondance de Napoléon, Castlereagh ; Archives Woronzof ; Correspondance de Nesselrode, t. II, autobiographie. — Pièces publiées par MM. de Martens, Oncken, Fournier, Bailleu, Prokesch-Osten, Stern, Beer, Ernest Daudet, Etienne Lamy. — Mémoires de Pasquier, Czartoryski, Metternich (étude critique par Bailleu), Marmont, Langeron, Lœwenstern. — Ouvrages de Fain, Lefebvre, Bignon, Thiers, Ernouf, Henry Houssaye, Bonnefons, Ranke, Duncker, Bernhardi, Oncken : Œsterreich und Preussen ; Arneth : Wessenberg ; Fournier : Châtillon.
  2. Au comte de Münster, ministre du Roi, pour les affaires du Hanovre ; en français.
  3. Entre la Russie et la Turquie, 28 mai 1812.
  4. 20 décembre 1812.
  5. Instructions de Knesebeck, 31 décembre 1812.
  6. Rapports de Saint-Marsan, 11, 12 janvier ; Augereau à Berthier, 12 janvier 1813.
  7. Rapports d’Otto, 28 décembre 1812, 8 janvier 1813.
  8. 22 octobre 1814.
  9. Napoléon à François II, Maret à Metternich, 7 janvier 1813.
  10. Rapport d’Otto, 18 janvier 1813.
  11. Instructions de Lebzeltern, 8 février 1813. — Instructions de Wessenberg 8 février 1813.
  12. Voyez dans la Revue du 15 août 1903 l’étude intitulée : la Coalition, traité du 11 avril 1805.
  13. Rapport de Hardenberg, 7 février 1813, en français.
  14. Mémoire de Nesselrode, décembre 1812.
  15. C’est bien ainsi que l’entend M. de Martens dans son commentaire : « Refouler la France dans ses anciennes limites entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et l’Escaut » ; « Faire rentrer la France dans ses anciennes frontières historiques. » Traités de la Russie, t. III, p. 95 ; t. VII, p. 63.
  16. Au roi de Prusse, 24 janvier 1813.
  17. Rapport de Lebzeltern, 8 mars 1813, en français.
  18. Conventions des 19 mars et 4 avril 1813.
  19. Rapport de Lebzeltern, 22-29 mars 1813.
  20. Rapport de Wessenberg, 9 avril 1813.
  21. Instructions pour le baron de Jacobi, Breslau, 26 mars 1813.