Les Alliés et la paix en 1813/03

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Les Alliés et la paix en 1813
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 566-592).
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LES ALLIÉS ET LA PAIX
EN 1813

III[1]
LES BASES DE FRANCFORT


I

Napoléon repoussé au-delà du Rhin, les « limites naturelles » étaient perdues. Les coalisés, à cet égard, étaient unanimes. Ce qui sauva les « limites anciennes, » c’est que, sur le partage des dépouilles que l’on ferait de l’ancienne France et le marchandage de compensations qui s’ensuivrait, ils cessèrent de s’entendre. Comme il faut un terme à toutes choses, qu’ils avaient hâte de finir la guerre, qu’ils avaient atteint leur but commun, ils s’arrêtèrent à ce terme-là, celui d’ailleurs que, de tout temps, les Anglais, et, en avril 1805 et décembre 1812, les Russes, avaient assigné à la lutte contre la France.

Alexandre, depuis Leipzig, avait décidément arrêté ses desseins : aller à Paris, y établir un gouvernement à sa discrétion, comme naguère Poniatowski en Pologne, au temps de Catherine, — autour de lui, on prononçait le nom de Bernadotte ; — se proclamer roi de Pologne, grandir en Allemagne son lieutenant, le roi de Prusse, et reconstituer le reste de l’Europe, pour la plus grande gloire et prépondérance de la Russie. Metternich soupçonnait depuis longtemps cette politique, dont il se montrait fort alarmé. La reconstitution d’une Pologne entre les mains d’Alexandre emportait la renonciation de l’Autriche à la partie de la Gallicie cédée en 1809 et, peut-être, l’échange forcé du reste. Quelles indemnités lui seraient attribuées ? La Gallicie était une bonne conquête, bien accrochée à la monarchie et qui fournissait de bonnes recrues. Les partisans du démembrement de l’ancienne France parlaient de l’Alsace : présent funeste, dont les Autrichiens ne voulaient pas plus en 1812 qu’ils n’en avaient voulu en 1792. La perte même de la Gallicie paraissait peu de chose à côté du péril d’une Russie débordante, aux. portes de l’Allemagne, pesant, sans contrepoids, sur l’Orient. Que servirait d’avoir secoué la suprématie de Napoléon si l’on y substituait celle d’Alexandre ? Celle-là, dorénavant, semblait plus fâcheuse, devenant plus probable. Ajoutez, par l’union des deux monarques, la subordination avérée de la Prusse à la Russie, et, par l’annexion de la Saxe à la Prusse, en échange de Varsovie et de Posen qui passeraient aux Russes, la Prusse au cœur de l’Allemagne, aux portes de la Bohême, menaçant Vienne, prétendant à l’Empire.

Metternich chercha un appui du côté des Anglais, qui n’étaient pas plus intéressés que l’Autriche à établir la suprématie russe sur l’Europe. On couvait alors, à Londres, le projet de fonder, dans la basse Allemagne, un État client, un État hanovrien, qui réunirait Amsterdam et Anvers et formerait barrière contre la France. La conduite de l’Autriche à Prague avait levé les préventions des Anglais. Metternich s’efforça d’obtenir la confiance et d’établir l’entente. L’ambassadeur britannique près de François, lord Aberdeen, âgé de trente ans à peine, était un jeune seigneur, de haute naissance, de grande fortune, de belle tenue ; à défaut de l’expérience des affaires, qui lui manquait entièrement, il possédait le calme, la réserve, jusqu’à la froideur déconcertante. « Un jeune ours, mal léché, » déclara Metternich, au premier abord. Il revint très vite sur cette impression. Mais les entretiens étaient malaisés : Aberdeen ne savait pas l’allemand, Metternich parlait à merveille le français ; mais Aberdeen, qui l’entendait, le parlait avec difficulté. Metternich entendait l’anglais, mais le parlait peu. Ils étaient contraints de converser en deux langues : Aberdeen usant de la sienne et Metternich s’exprimant en français. Il jugea le lord loyal, bien intentionné envers l’Autriche, avec un certain arrière-fond chevaleresque d’admiration pour Napoléon, de sympathie pour l’armée française, bien rare en cette profession, surtout en Angleterre. Metternich pouvait en profiter, au besoin, pour combattre l’ardeur enragée des Prussiens et l’entêtement glorieux d’Alexandre à détrôner Napoléon, à entrer triomphalement dans Paris, acclamé par les Français, à donner des institutions au pays de Montesquieu et un roi à la Révolution française. Stadion, qui fréquenta Aberdeen, peu après, au congrès de Châtillon, plaint doucereusement « son innocence diplomatique. » C’était, sans aucun doute, une qualité aux yeux de Metternich, et il ne laissa pas, dès qu’il s’en aperçut, d’en tirer avantage.

Il entreprit Aberdeen plus d’une fois, durant la route qu’ils faisaient en commun vers le Rhin, et il le trouva dans les dispositions qu’il souhaitait. — Il faut, lui disait-il, restreindre la puissance de la France ; mais pourquoi se refuser à toute négociation ? Il serait bon de. négocier, ne fût-ce que pour rejeter sur Napoléon l’odieux de la prolongation de la guerre. Au fond, une bonne paix est le but de cette guerre. — Lorsque Merveldt rapporta la conversation que Napoléon avait eue avec lui, à Leipzig, le 17 octobre, Metternich y vit une amorce. Si l’on pouvait atteindre, par ce procédé, l’objet fondamental de la guerre, ce serait une faute de ne s’y point prêter pour le vain plaisir de réorganiser le gouvernement de la France. En Angleterre, les gouvernans, depuis 1804, depuis le traité du 11 avril 1805, n’avaient pas changé d’avis sur cet article : la déchéance de Napoléon leur garantirait seule la paix qu’ils voulaient, la paix dans les anciennes limites. Mais cette déchéance et surtout l’établissement d’une monarchie restaurée, ils ne pouvaient les donner ostensiblement comme objet à la guerre. Le Parlement, encore que très acharné contre Napoléon, n’eût pas admis que la guerre se prolongeât pour une intervention dans les affaires intérieures de la France, lorsque l’objet essentiel, la frontière, serait atteint. Il fallait donc, aux ministres, manœuvrer en secret, contre l’Empire et l’Empereur, et ils ne s’en firent point faute ; mais, ouvertement, ils ne pouvaient refuser d’entamer au moins une négociation de forme. C’est ce qu’Aberdeen reconnaissait d’autant plus aisément qu’il y penchait par son propre goût, qu’il n’était point dans le secret de son gouvernement, et que son principal personnage au quartier général consistait à occuper la galerie.

Ni Metternich ni son maître ne songeaient à détrôner Napoléon. C’est ici que, chez François II, les « entrailles d’Etat » s’accommodaient avec le cœur. Les Bourbons, en deuil de Marie-Antoinette, ne souriaient nullement au père de Marie-Louise. Un Napoléon vaincu, humilié, refoulé dans les anciennes limites, réduit à l’impuissance, acculé, très vraisemblablement, à quelque constitution qui briderait à jamais son pouvoir, un Napoléon « époux et père, » et, cette fois, au vrai, successeur et neveu de Louis XVI, convenait mieux à la maison d’Autriche. Ajoutons que, de toutes les combinaisons, celle de Bernadotte, vice-roi ou lieutenant général de la Russie, était celle qui lui convenait le moins. Si la France avait besoin d’une tutelle, l’Autriche, belle-mère et grand’mère, paraissait tout indiquée. Napoléon n’était ni invulnérable, ni surtout immortel ; la guerre offrait des hasards ; une abdication n’emporte point déchéance de la dynastie, et une régence, sous la haute main de Metternich, réunissait tous les avantages, le droit, les « principes, » et la politique. Donc, négocier la paix avec Napoléon, tout en continuant à le presser par la guerre ; l’affaiblir en France, l’anéantir en Europe, le contraindre aux derniers sacrifices, la paix à la discrétion des alliés, l’abdication en faveur de son fils, ce qui couperait court aux visées d’Alexandre et arrêterait la marche sur Paris. Les Français, devant la paix à Marie-Louise et à Napoléon II, la régence en profiterait, le moment venu, et l’Autriche se porterait, du coup, à cette hégémonie de l’Europe qu’ambitionnait le tsar. Le fin de cette combinaison consistait à y associer les Français, à exciter un mouvement d’opinion en France, et à forcer, par les Français mêmes, la main à Napoléon.

Metternich connaissait de longue date, il avait suivi de très près et entretenu les dispositions des amis de l’Autriche, l’ancien « comité autrichien » ressuscité à Erfurt par Talleyrand. Plus que jamais, il croyait pouvoir compter sur le prince de Bénévent. Il se flatta de trouver en lui le collaborateur qu’il lui faudrait pour installer la régence et la conduire ensuite à l’autrichienne. Talleyrand remplirait, très ostensiblement, le rôle que Mercy jouait, sous le manteau diplomatique, à la cour de Louis XVI. En quoi il se méprend : si Talleyrand désire la régence, c’est pour y prendre le personnage de Mazarin. Mais il suffit, en ces débuts de l’affaire, de s’accorder sur la paix, qui formera le premier chapitre. Metternich est informé des vues de Talleyrand. Elles sont précisément celles qu’il veut faire prévaloir : les anciennes limites. Il aura plus de mal à y gagner les Français. Il les y amènera par des jeux de perspective habilement gradués.

« Connaissant à fond l’esprit public en France, raconte-t-il, j’étais convaincu que, pour ne pas l’aigrir, pour lui présenter plutôt un appât qui serait saisi, on ferait bien de flatter l’amour-propre national et de parler du Rhin, des Alpes et des Pyrénées comme étant les frontières naturelles de la France. Afin d’isoler encore davantage Napoléon et d’agir en même temps sur l’esprit de l’armée, je proposai, en outre, de rattacher à l’idée des frontières naturelles l’offre de négociations immédiates. » D’ailleurs, en même temps, il proposerait aux alliés « de porter la guerre de l’autre côté du Rhin, au cœur de la France. » On négocierait en marchant et combattant. On verrait l’effet de l’invasion sur l’esprit du peuple, on serait nanti et l’on demeurerait maître de donner aux conditions, en cas de congrès, et selon les occurrences de la guerre, plus ou moins d’étendue. Dans aucun cas, on n’accorderait d’armistice. Si Napoléon accepte les bases qu’on lui présentera et que la guerre tourne à l’avantage des alliés, ils feront, à leur gré, reculer la frontière de la France, par le jeu même de la négociation amorcée, avec plus ou moins d’équivoque, sur les limites des Pyrénées, des Alpes et du Rhin. La base se déplacera avec le terrain des négociations et la personne même des négociateurs. Rien de plus glissant que ces bases en diplomatie, aussi incertaines que la métaphore en est inexacte et tourne au jeu de mots. Base, en diplomatie, ne s’entend point d’un caisson comme ceux que les ingénieurs enfoncent dans le sol pour supporter les piles des ponts ; le caisson des diplomates est un caisson à roulettes, un caisson mouvant qu’ils traînent dans leurs bagages, et sur lequel on ne bâtit que des échafaudages précaires et branlans. Le public l’entend, avec les lexicographes, de quelque chose, au contraire, qui résiste et qui sert de fondement à l’édifice. Si Napoléon, qui ne sera certainement pas pris à la supercherie, refuse, il est perdu dans l’opinion en France. Son refus est dénoncé au public, et le public ne lui pardonnera point. Le procédé est classique ; il a déjà réussi, à Prague ; il réussira contre Napoléon, comme jadis contre Louis XIV, et plus sûrement, car Napoléon ne possède que le prestige personnel, sans la perspective dynastique.

L’empereur François approuva ce plan, « qui réservait la plus large part aux événemens. » Le plus difficile était de persuader Alexandre, qui persistait à mener la lutte « jusqu’aux derniers résultats, » à « poursuivre la guerre à outrance, à ne pas transiger avec un ennemi perfide, à détruire ses armées, à renverser son pouvoir. » Il estimait que « le temps ne pouvait qu’offrir aux alliés des chances plus heureuses et décider, à leurs propres yeux, leur supériorité sur l’ennemi[2]. » Metternich lui représenta qu’il ne serait point fait d’« ouverture » en forme, que l’on ne présenterait les bases que d’une façon « non officielle, » à titre d’indications préliminaires, que, cependant, la guerre continuerait, et que l’on resterait maître d’accroître les exigences. Alexandre fit la même objection qu’il faisait naguère aux quatre points : « Si Napoléon, confiant dans les hasards de l’avenir, prenait une résolution prompte et énergique, et acceptait cette proposition afin de trancher ainsi les hésitations ? » Metternich répondit, et c’était sa conviction, que « jamais Napoléon ne prendrait volontairement ce parti. » D’ailleurs, on savait bien que l’on ne s’engagerait à rien, car la négociation ne pourrait s’ouvrir, et la paix définitive se conclure, que du consentement de l’Angleterre. Or, l’Angleterre consentirait-elle jamais à laisser Anvers à la France ? Au pis-aller, on déclarerait plus tard qu’il y avait malentendu avec les Anglais sur les bases préliminaires et qu’on s’accordait, au contraire, pour proposer des bases plus étendues. C’était, au fond, revenir à l’esprit et aux gradations de ce traité d’avril 1805, considéré par Alexandre « comme la pierre angulaire de l’édifice qui s’élevait par les soins communs de la Russie et de l’Angleterre pour la prospérité de l’Europe. »

Alexandre se rendit, mais non sans restrictions, dont la principale était que Napoléon n’accepterait pas. « Répugnant, rapporte un historique russe, à l’idée d’agiter avant le temps une question d’autant plus délicate, » — la déchéance de Napoléon, — « qu’elle n’était pas indifférente aux sentimens personnels d’un de ses plus intimes alliés, » — l’empereur François ; — craignant que, s’il s’opposait à toute négociation, l’Autriche ne renonçât à la marche en avant ; « renfermant dans son cœur le secret de sa pensée, » et subordonnant tous ses arrangemens avec ses alliés à son objet réel, qui était de « les entraîner à sa suite sur la rive gauche du Rhin ; » il prévoyait « qu’à mesure que les événemens se prononceraient en faveur des Cours coalisées, elles seraient facilement disposées à hausser leurs prétentions ; que, d’après cela, les conditions de la paix devenant plus onéreuses pour le Cabinet des Tuileries, celui-ci en serait d’autant moins accessible aux conseils de la prudence ; enfin, que le sort des armes pourrait seul faire naître des combinaisons assez décisives pour amener la chute de Napoléon. » Donc, assuré qu’il ne se liait point les mains ni ne se détournait des voies qu’il s’était prescrites, il donna licence à Metternich.


II

Metternich trouva sous sa main l’homme dont il avait besoin pour l’emploi de messager, grande utilité dans cette pièce d’intrigue supérieure. C’était le baron de Saint-Aignan, ministre de France à Weimar, beau-frère de Caulaincourt et de la même confession politique, homme du monde et diplomate de carrière, possédant précisément la dose de « sérieux » et de fatuité qu’il fallait pour être dupe des uns et, sans le vouloir, duper les autres. Il avait été pris à Weimar, le 24 octobre, et emmené prisonnier à la suite de la chancellerie coalisée. Metternich, qui le connaissait, l’entreprit, le 26 octobre, en propos vagues et généraux sur la paix et sur le tort que s’était fait Napoléon en refusant de suivre ses conseils[3]. « L’Empereur, lui dit-il, se fait illusion depuis deux ans. Il a cru faire la paix à Moscou ; ensuite, il s’est persuadé qu’il la ferait à Dresde et que nous ne pourrions lui faire la guerre. Maintenant, qui peut calculer la suite de cette campagne ? Nous voulons sincèrement la paix, et nous la ferons ; il ne s’agit que d’aborder la question franchement et sans détours. Le duc de Vicence sait qu’il y a entre nous, sous le sceau du secret, un écrit qui pourrait faire conclure la paix en soixante heures[4]. L’empereur Napoléon l’a accepté, à deux articles près… Il a fallu déclarer la guerre… dans une conversation de neuf heures avec l’Empereur, je la lui avais annoncée cinq fois, mais rien ne pouvait le lui faire croire… » Metternich craignait que le caractère de l’empereur Napoléon ne fût un obstacle à la paix, qu’alors la guerre ne devînt désastreuse : l’Allemagne mettrait par elle-même et d’un mouvement spontané 300 000 hommes de plus sur les frontières de la France. Il ajouta : « que l’Angleterre était bien plus modérée qu’on ne pensait, » mais il eut soin d’insinuer l’indépendance de la Hollande. Il se garda bien de confier à Saint-Aignan le secret de la paix en soixante heures : les propositions communiquées alors à Caulaincourt s’éloignaient trop de celles que Metternich entendait poser désormais. Il suffisait de lancer la phrase qui ferait son chemin. Parler d’un tel secret, c’était exciter chacun à le deviner, et chacun le devinerait selon ses désirs, le propagerait à sa guise, et le mystère même y donnerait un vernis d’authenticité. Bref, par la légende, il préparait Saint-Aignan au stratagème. Toute cette conversation, destinée aux confidences et indiscrétions, n’avait pas d’autre objet que de tromper la galerie, de nourrir les illusions des abusés et de fournir des argumens aux habiles, comme Talleyrand.

Le 27 au soir, jugeant Saint-Aignan en. bon point, Metternich écrivit à Schwarzenberg : « J’ai arrangé cette affaire avec l’empereur Alexandre, et nous allons expédier Saint-Aignan à l’empereur Napoléon avec une réponse aux ouvertures qu’il a faites à Merveldt. »

C’était le prétexte, très suffisant, à reprendre la conversation. Toutefois, il ajourna l’expédition, quelques points restant à fixer. Ils le furent le 29 octobre à Meiningen, par où passait l’auguste cortège. Frédéric-Guillaume était absent. Hardenberg, lorsqu’il connut le projet, le désapprouva. Quant à lord Aberdeen, Metternich feignit, avec lui, de croire que Napoléon accepterait les conditions. Aberdeen, inclinant, de sa personne, aux ménagemens, en serait séduit, mais il ne manquerait pas d’en informer son gouvernement, et rien ne serait convenu, même sur les bases préliminaires, tant que l’on n’aurait pas la réponse des ministres anglais. Jusque-là, les propositions de Metternich, ses ouvertures éventuelles aux Français, n’auraient qu’un caractère officieux, de sorte que les Anglais pourraient, le cas échéant, en « rejeter les pièces… comme étant officiellement inconnues à eux. » Ce qu’ils firent, ainsi qu’on le verra par la fin de cette étude.

Metternich fut aussi chargé de rédiger une proclamation qui insinuerait l’équivoque fondamentale, l’équivoque sur les frontières, l’âme de toute la machine. Combinant et subtilisant de la sorte, les alliés atteignirent Francfort, qui se remplit de diplomates, de militaires et d’une affluence considérable d’intrigans. Tout y respirait la guerre. Le 7 novembre, une conférence eut lieu chez Schwarzenberg ; l’Autrichien Radetzky, le Prussien Gneisenau, les chefs d’état-major, développèrent chacun leur plan. Radetzky proposait de se refaire et de se reconstituer à Francfort et de ne reprendre les hostilités que le 20 novembre ; Gneisenau opinait pour le passage immédiat du Rhin, entre Mayence et Strasbourg, par la grande armée, celle de Schwarzenberg, tandis que Blücher envahirait la Belgique et délivrerait la Hollande. Puis on s’ajourna.

Metternich profita de ce répit pour amorcer la négociation, et il le fit en metteur en scène consommé. Saint-Aignan avait été voiture jusqu’à Francfort. Le 8 novembre, Metternich le manda et reprit ses propos, en les précisant : — « Personne n’en voulait, dit-il, à la dynastie de l’empereur Napoléon. On était prêt à s’entendre. Les conditions à établir devaient naturellement donner des limites à la puissance de l’Angleterre et de la France… L’Angleterre avait d : ailleurs des prétentions beaucoup moins élevées qu’on ne prétendait. Elle était prête à rendre à la Hollande indépendante ce qu’elle ne lui rendrait pas comme province française. » Ces mots contenaient l’étoffe de deux… malentendus, pour parler avec bienséance. Personne n’en voulait à la dynastie de l’Empereur, en ce sens qu’Alexandre voulait détrôner Napoléon et projetait de le remplacer par Bernadotte ; mais il ne parlait pas de la dynastie, et son dessein, encore que très concerté, n’avait été consigné dans aucun protocole. Metternich pouvait donc dire, personne, c’est-à-dire aucune personne juridique, ni officielle, ni protocolaire. Quant à la Hollande, il s’agissait moins de lui rendre ses îles et ses colonies que de l’agrandir, au moyen de la Belgique, avec Anvers, dans tous les cas.

Le lendemain, 9 novembre, Saint-Aignan fut de nouveau mandé chez Metternich, à 9 heures du soir. Metternich était seul. Il sortait, dit-il, de chez l’empereur Alexandre et c’était de concert avec ce souverain qu’il allait confier à Saint-Aignan « des paroles que ce diplomate devrait porter à l’Empereur. » Sur quoi Nesselrode arriva et dit que « l’on pouvait regarder M. de Hardenberg comme présent et approuvant tout ce qui allait être dit. » Affirmation, comme on va le voir, exactement contraire à la réalité des choses. Metternich, alors, développa ses insinuations ; mais il ne remit aucune note et ne dicta rien. Saint-Aignan demanda la permission de résumer par écrit les paroles de Metternich et se retira, à cet effet, dans une pièce voisine. La note qu’il rédigea constatait « les liens indissolubles » des alliés, l’adhésion de l’Angleterre à la coalition, par suite l’inutilité désormais « de penser soit à un armistice, soit à une négociation qui n’eût pas pour premier principe une paix générale. » Elle portait que : « les souverains coalisés étaient unanimement d’accord sur la puissance et la prépondérance que la France doit conserver dans son intégrité et en se renfermant dans ses limites naturelles, qui sont le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. » L’indépendance de l’Allemagne était une condition sine qua non de la paix ; de même l’indépendance de la Hollande et celle de l’Italie, — la frontière de l’Autriche, de ce côté-là, restant à déterminer ; — enfin, le rétablissement des Bourbons en Espagne. « L’Angleterre était prête à faire les plus grands sacrifices pour la paix fondée sur ces bases et à reconnaître la liberté du commerce et de la navigation, à laquelle la France a droit de prétendre. » Un congrès pourrait s’ouvrir sur-le-champ, « sans que cependant les négociations suspendissent le cours des opérations militaires. »

Metternich vint retrouver Saint-Aignan dans le cabinet où il écrivait, et lui demanda « s’il avait quelque répugnance à voir l’ambassadeur d’Angleterre, qui venait d’arriver. » Saint-Aignan n’y fit point de difficulté, tout au contraire. Il rentra dans le salon, l’on se salua, et Metternich aurait ajouté, dans la présentation : « Voici lord Aberdeen, ambassadeur d’Angleterre ; nos intentions sont communes, ainsi nous pouvons continuer à nous expliquer devant lui. » Saint-Aignan donna lecture de sa note. Aberdeen suivait assez difficilement le texte ; en saisit-il les nuances ? Arrivé à l’article « des plus grands sacrifices de l’Angleterre, » il dit « qu’elle possédait beaucoup, qu’elle rendrait à pleines mains, » mais il y fit cette réserve : « qu’elle ne consentirait jamais à rien qui pourrait porter atteinte à ses droits maritimes. » Il ajouta que, d’ailleurs, « il désirait beaucoup connaître la France et Paris, et parla de l’estime que la nation anglaise avait pour les Français. »

Les alliés ne manquèrent pas de désigner, au moins pour l’opinion, la personne qui leur paraissait la plus propre à entrer dans leurs vues : c’était précisément celle dont Talleyrand et ses amis ne manqueraient pas de mettre le nom en avant, et dont Saint-Aignan s’empresserait de publier partout le crédit européen. Déjà, le 26 octobre, Metternich lui avait témoigné « l’estime que l’empereur Alexandre avait conçue pour le duc de Vicence. » Il renouvela cette assurance : « Il me chargea de dire au duc de Vicence qu’on lui conservait les sentimens d’estime que son noble caractère a toujours inspirés, et qu’on lui remettrait volontiers les intérêts de l’Autriche et ceux de tout le monde, pour en décider suivant les principes d’équité qu’on lui connaît. » Schwarzenberg, qui survint, s’associa à ces paroles ; Nesselrode, qui s’était absenté, rentra et déclara que l’empereur Alexandre « ne changerait jamais sur l’opinion qu’il avait de sa loyauté et de son caractère, et que les choses s’arrangeraient vite, s’il était chargé de la négociation. »

Sur ce propos, on se sépara. Persuadé qu’il suffisait de prononcer les mots : limites naturelles, pour que les Parisiens, fascinés par ces mots seuls, les prissent à la lettre ; convaincu qu’ils ne demanderaient point d’autres explications et considéreraient cette indication comme une base de paix définitive, Metternich eut soin, pour ménager sa retraite au cas invraisemblable où Napoléon le prendrait au mot, d’enlever à ses communications tout caractère officiel et concerté. Il écrivit à Caulaincourt, le 10 novembre : « M. votre beau-frère retournant en France, il m’eût été impossible de ne pas le charger d’un mot pour Votre Excellence… L’Empereur m’a ordonné de causer avec M. de Saint-Aignan. Il rendra compte à Sa Majesté l’Empereur de mes paroles et de celles de M. de Nesselrode ; le hasard a mené M. l’ambassadeur d’Angleterre chez moi dans le moment où nous étions réunis. Je n’ai pas hésité de lui faire prendre part à notre entretien. M. de Saint-Aignan aura parfaitement rempli sa tâche en rapportant fidèlement nos paroles ; nous avons eu grand soin de le dispenser de toute objection ou remarque. » Cette lettre mettait les choses au point : une conversation commandée par le seul empereur d’Autriche, entre un prisonnier de guerre, Saint-Aignan, et Metternich, rejoint, — on ne dit pas en quelle qualité, visiteur ou négociateur, — par Nesselrode ; la venue, par hasard, de lord Aberdeen ; rien d’officiel ; des paroles à rapporter, qui n’engagent personne, car Metternich ne peut rien proposer au nom de la seule Autriche, ni rien proposer au nom des alliés sans leur aveu formel. Ce n’est point ainsi que l’on présente des « ouvertures » de paix, ni que l’on pose des bases à accepter par oui ou par non.

Saint-Aignan lui-même, transmettant son rapport à Maret, ajoute : « J’ai dit à M. de Metternich que la note que je. prenais était pour moi seul et que je ne la mettrais pas sous les yeux de l’Empereur… Cet écrit n’a rien d’officiel. Les expressions en sont vagues. Je n’étais pas fondé à demander qu’on s’expliquât plus clairement. » Metternich avait exprimé le désir d’en prendre copie. Saint-Aignan n’avait pas cru devoir refuser. « C’eût été lui donner (à cet écrit) plus d’importance qu’il ne doit en avoir[5]. »

La note, en effet, demeurait singulièrement ambiguë sur le point essentiel, celui des limites. En « souscrivant les propres paroles qu’il tenait » de Metternich, Saint-Aignan écrit ces mots : « ses limites naturelles, qui sont le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, » il les entend, et tous les Français les entendront comme lui, tout simplement des limites de Lunéville ; on sait déjà, et l’on va voir quels sens différens y donnaient les alliés. Pour Metternich et pour eux, ces mots limites naturelles et limite du Rhin pouvaient donner lieu aux interprétations les plus variables, la France ayant eu, réellement, le Rhin pour limite naturelle depuis 1648, le long de l’Alsace, ce qui permettait de confondre en une même expression l’ancienne frontière royale et celle de la République. Il y avait intérêt à laisser l’illusion se propager en France, et l’habileté, en cette nouvelle série de « nuances, » consistait, comme au temps de Dresde, à ne rien définir. Napoléon comprendrait et dirait non ; l’opinion se méprendrait, et condamnerait l’Empereur. « Je ne crois pas, écrivait Metternich à son suppléant, Hudelist, à Vienne, je ne crois pas que Napoléon donne à l’affaire une suite véritable. Mais nous devions, à tous égards, faire un pas pour tirer au clair et nous procurer en même temps des armes au sein de la nation. » Hardenberg, qui était resté chez lui, écrivit dans son Journal, après qu’on lui eut raconté l’entretien : « Proposition de paix sans ma participation, par Saint-Aignan, Rhin, Alpes, Pyrénées, absurdité, — Tolles Zeug ! » Sir Charles Stewart, dès qu’il fut informé, se montra inquiet ; il ne s’apaisa que quand Hardenberg l’eut assuré que « la pièce rédigée par M. de Saint-Aignan est et reste une [6] pièce non officielle et sans aucune authenticité. » Aberdeen, qui ne possédait ni pouvoirs ni instructions, se sentit fort embarrassé. Il en référa à son gouvernement et, deux semaines après, il notifia ses réserves expresses sous forme d’une note à Metternich : « Le soussigné, arrivé chez le prince Metternich, y trouva une pièce dressée par M. de Saint-Aignan, en forme de minute non officielle, d’une conversation confidentielle. Après lecture faite de cette pièce, le soussigné, en présence de Son Altesse le prince Metternich et du comte Nesselrode, avec lesquels l’entretien avait eu lieu, protesta contre la tournure du paragraphe où il est fait mention de l’Angleterre. Le langage tenu par le soussigné à cette occasion exprima le vœu sincère de l’Angleterre pour une paix, laquelle, basée sur des conditions équitables, assurerait l’indépendance et la tranquillité du continent et le bonheur réel de la France même. Ses remarques sur le contenu de la pièce dressée par M. de Saint-Aignan se bornèrent au passage où il est question de l’Angleterre, et s’il ne les poussa pas plus loin, ce n’est pas qu’il jugea que la pièce était complète par elle-même, mais parce qu’il regardait la communication comme privée et non officielle, et une à laquelle il n’avait probablement pas de part[7]. »

C’est avec ces commentaires, ajoutés aux réserves préalables et formelles d’Alexandre, qu’il faut comprendre ces mots de la note : « que les souverains coalisés étaient unanimement d’accord. » Les intentions des Anglais se manifestèrent d’ailleurs fort clairement. On lit dans un mémoire qui se trouve dans les papiers de Castlereagh que la France, ramenée à ses anciennes limites, serait promptement en mesure d’attaquer de nouveau l’Allemagne. Il fallait donc la contenir, et l’idée de la barrière de 1713 reparaît avec les mêmes conditions de paix européenne : « Un État intermédiaire entre la France et le bas Rhin, » composé de la Belgique, avec les territoires entre Meuse, Moselle et Rhin réunis à la Hollande. Ces vues se rattachent au royaume guelfe, marche de l’Allemagne et pied-à-terre de l’Angleterre sur le continent. Le ministère anglais y inclinait. Castlereagh écrivit à Aberdeen, le 13 novembre, c’est-à-dire deux jours avant que Saint-Aignan informât Napoléon de l’offre feinte « des limites naturelles », unanimement proposée par les alliés, y compris l’Angleterre : « Lord Aberdeen ne sera pas surpris d’apprendre qu’après un tel flot de succès, la nation anglaise regarderait probablement avec défiance une paix qui ne confinerait pas strictement la France dans ses anciennes limites ; même à cette condition, la paix avec Napoléon ne serait jamais populaire, parce qu’on ne croirait jamais qu’il pût vouloir la maintenir… Le Cabinet est décidé à user de toute son influence pour empêcher les alliés de bâcler un arrangement qui ne présenterait pas de solides garanties… Considérez qu’enlever Anvers à la France, c’est, par-dessus tout autre objet, le plus essentiel aux intérêts britanniques. » Et quand il connut la note de Saint-Aignan : « Je ne puis pas vous cacher le malaise du gouvernement à la lecture de la minute de Saint-Aignan, et, très certainement, un pareil document, s’il est publié par l’ennemi, sans un contre-document de notre part, excitera des impressions pénibles dans ce pays[8]. »

Cependant un nouveau conseil de guerre avait été tenu à Francfort, et le plan d’opérations définitivement arrêté : occupation de la Hollande et de la Suisse, ces deux bastions, retournés désormais contre la France ; marche de la principale armée, — Schwarzenberg, — sur Langres, Blücher opérant sur la rive gauche du Rhin.


III

L’effet produit à Paris fut bien tel que l’avait prévu Metternich, et la crédulité du public dépassa même l’artifice du diplomate. Napoléon seul en perça la feinte. Il lit le 15 novembre le rapport de Saint-Aignan. Le jour même il écrit à Fouché, alors en Italie : « Vous ferez tout votre possible pour empêcher que, dans ce pays, on ne se laisse fourvoyer par les promesses fallacieuses de l’Autriche et par le langage fallacieux de Metternich. » C’est tout l’esprit de la réponse qu’il fit adresser par Maret, le 16 novembre. Sous le coup de l’expérience de Prague, qui ne justifiait que trop ses prévisions, il estima que les alliés auraient beau jeu à désavouer des insinuations verbales, rapportées par un Français sans pouvoirs et sans mission ; qu’il importait donc d’en obtenir la confirmation par écrit, ce que les alliés lui accorderaient aisément, s’ils étaient sincères. Il ne pensa point, — et il voyait juste, — que les paroles notées par Saint-Aignan constituassent un ultimatum à accepter ou repousser par oui ou par non ; il y vit une suggestion officieuse en vue de pourparlers à reprendre et l’indication d’une base de préliminaires à étendre ou à restreindre suivant les événemens et la guerre. Il se borna donc à annoncer purement et simplement l’envoi d’un plénipotentiaire à un congrès dont il proposa la réunion à Mannheim, et, sur le vœu des alliés, il désigna Caulaincourt, ce qui marquait un désir de conciliation.

Mais il comptait sans les machines de Metternich. Saint-Aignan était fort répandu dans Paris ; son beau-frère, Caulaincourt, davantage encore. Ils se rencontraient chez Mme de Coigny, chez Mme de Vaudémont où l’on dînait chaque semaine, où l’on se retrouvait tous les soirs avec Mme de Laval, Pasquier, Mole, avec nombre d’amis, confidens, affidés de Talleyrand, avec Dalberg, Lavalette, Vitrolles qui savait écouter et entendre[9]. « Il y eut, raconte Pasquier, des indiscrétions volontaires, calculées, et on connut bientôt dans Paris les propositions dont M. de Saint-Aignan avait été porteur. » Metternich, dans sa lettre à Caulaincourt, avait fait allusion au « secret de la paix en soixante heures. » Tout Paris fut bientôt dans ce secret-là. On sut que : « quelques heures avaient tout fait perdre, à Prague[10]. » Et quelle paix ! le Rhin, la Hollande, l’Italie ! Maintenant, après tant de désastres, Saint-Aignan apporte encore la paix tant désirée, la « paix des limites, » celle que Napoléon n’a pas su conserver après Amiens, que la France regrette toujours et que tous les politiques de salon considèrent depuis 1802 comme aussi facile à conclure qu’à garder. Personne donc ne douta ni de la sincérité des alliés, ni de l’authenticité des propositions. Saint-Aignan en avait été « formellement chargé par M. de Metternich et M. de Nesselrode, » note Pasquier. L’Angleterre « rendrait à pleines mains ! » Des bases, les bases de Francfort, ces mots sont désormais sur toutes les lèvres. Ces bases sont certaines et immuables, puisqu’elles reposent sur les limites naturelles qui sont imprescriptibles ! C’était le vœu de la nature, disaient les Jacobins ; c’est le vœu de la raison, c’est le vœu de l’Angleterre, c’est celui de la France ! Tout le monde est persuadé ; chacun parle comme s’il avait vu le parchemin merveilleux où il suffirait d’apposer une signature pour mettre fin aux maux de l’Europe et de la France et réparer, d’un trait de plume, la double faute qu’il est devenu classique de reprocher à Napoléon : avoir rompu la paix d’Amiens, et ne s’être pas arrêté à Austerlitz. « Le désir de les voir accepter (ces bases) fut universel, dit Pasquier, et il se forma dans le palais, dans la ville, dans le conseil une sorte de ligue pour pousser Napoléon dans cette voie de salut. M. le duc de Vicence n’y était point étranger. » Le ministre du Trésor, Mollien, celui de la Police, Savary, enguirlandé, en son temps, « étaient des plus prononcés pour une acceptation prompte et franche. » Berthier, et « presque tous les aides de camp pensaient de même. » La Valette en avertissait l’Empereur par le Cabinet noir, Pasquier par les bulletins de « ce qui se disait » dans Paris. Ce fut un tolle général contre Maret, que l’on accusa d’être l’auteur de la réponse malheureuse du 16 novembre. Caulaincourt, rapporte Pasquier, « éclairé par les conférences de Prague sur les véritables dispositions des alliés et, disait-on, très exactement informé par son beau-frère, M. de Saint-Aignan n’hésitait pas à regarder les dernières propositions comme un ultimatum sur lequel il était indispensable de s’expliquer franchement si on ne voulait pas que la négociation fût rompue. » Et tout Paris le répétait après lui. Napoléon finit par s’inquiéter d’une désapprobation si générale, il sacrifia Maret et le remplaça aux Affaires étrangères par Caulaincourt.

Metternich fut-il averti ? Il l’aurait été par le plus avisé des informateurs qu’il n’aurait pas agi avec plus d’habileté. Il répondit à la lettre de Maret, qu’il reçut le 25 novembre, qu’avant d’accepter le Congrès, les alliés désiraient avoir « la certitude que Napoléon admettait les bases générales et sommaires qu’il avait indiquées dans son entretien avec Saint-Aignan. » Il évita de les spécifier, ce que, précisément, Napoléon voulait obtenir de lui. Les mots bases générales et sommaires trahissaient l’intention d’en découvrir d’autres, plus particulières et plus détaillées, au cours de la négociation les termes : « indiquées dans mon entretien, » n’ajoutaient à la proposition aucun caractère officiel ni aucune garantie collective[11]. Metternich se croyait sûr désormais de l’opinion de Paris. Il avait pour lui la crédulité et peut-être la confiance du nouveau ministre de Napoléon. Il fit approuver, le 4 décembre, par les souverains une déclaration destinée à faire connaître au peuple français les vues des alliés au moment où ils se disposaient à passer le Rhin, qu’ils feignaient de vouloir assigner comme limite à la France. C’est un ouvrage qu’il considère, à juste titre, comme un de ses chefs-d’œuvre. Dans cette pièce, la seule qui engageât les alliés, il se garda bien de reproduire, — Alexandre, d’ailleurs, ne l’eût point accepté, ni Aberdeen, — la phrase de Saint-Aignan sur les limites naturelles. La déclaration ne mentionne pas les limites naturelles, même sans les définir :


Les Puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance que, pour le malheur de l’Europe et de la France, l’empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son Empire.

Les souverains désirent que la France soit grande, forte et heureuse.

Les Puissances confirment à l’Empire français une étendue de territoire que n’a jamais connue la France sous ses rois.


« Notre but moral est évident, écrit Metternich[12] ; nous travaillons pour agir sur l’intérieur de la France. » « Nous avons, écrit de son côté Aberdeen[13], jugé à propos, vu la tournure des événemens, d’abandonner la détermination des frontières : Rhin, Alpes, Pyrénées. » « Par cette manifestation solennelle de leurs intentions et de leurs vœux, déclare l’historique russe, les Cabinets alliés avaient principalement pour objet de séparer la cause de Napoléon de celle du peuple français et d’éloigner ainsi les obstacles qu’une résistance nationale aurait pu opposer aux armées de la coalition. »

Cependant Caulaincourt avait obtenu de Napoléon l’ordre d’adhérer, en principe, à une négociation de la paix « fondée sur la reconnaissance de toutes les nations dans leurs limites naturelles, » et, en particulier, « aux bases générales et sommaires qui ont été communiquées à M. de Saint-Aignan[14]. » L’accueil qui fut fait à cette lettre, quand elle arriva, le 5 décembre, découvrit toute l’illusion où étaient les politiques de Paris quand ils s’imaginaient qu’un oui tout court, adressé par Maret, le 16 novembre, aurait forcé la main aux alliés. On vit le, 5 décembre ce qu’on aurait vu le 25 novembre, si ce oui était arrivé ce jour-là ; Metternich couva sa réponse quatre jours et écrivit, le 10 décembre, à Caulaincourt : « Constatant avec satisfaction que l’Empereur avait accepté les bases essentielles » de la paix, les souverains vont porter sans délai cette déclaration « à la connaissance de leurs alliés, » c’est-à-dire qu’ils vont consulter les Anglais, et ce n’est pas sur l’ouverture d’un Congrès, c’est en vue de « conférences préliminaires… » de manière à établir les bases et le mode d’une pacification définitive[15]. Il est si peu vrai que le oui eût suffi à tout aplanir, qu’il se passa tout un mois sans qu’il fût question de négocier, et que les conférences préliminaires ne s’ouvrirent que le 5 lévrier 1814. Vingt mille exemplaires de la déclaration furent lancés au-delà du Rhin et répandus « sur tous les points de la France. » Elle était antidatée du 1er décembre. Quand elle parvint à Paris, le public et les politiques s’accordèrent pour entrer dans le jeu. Ils lurent les mots : hors des limites de son empire, mais ils les lurent avec la phrase de Saint-Aignan dans les yeux, et ils comprirent limites naturelles. Eblouis par la fantasmagorie, ils virent, en imagination, les mots magiques, la limite du Rhin, surgir de l’encre sympathique, entre les lignes. La limite sacrée se dessina lumineuse, sur la carte, et ce fut désormais la plus indéracinable des légendes.


IV

Il faut maintenant pousser jusqu’à la fin de l’affaire, en se bornant à montrer la suite des procédures, seul moyen de déceler l’astucieuse et patiente politique qui a conçu le dessein et l’a conduit à terme. La délibération, ajournée à Francfort, sur la question des conférences préliminaires, se reprit à Langres, première étape fixée par les alliés dans leur invasion de la France. Castlereagh, le ministre britannique des Affaires étrangères, les y avait rejoints. Le conseil de la coalition se trouvait donc au complet, et l’on n’avait plus à conférer avec des Anglais sans instructions et sans pouvoirs.

L’empereur François demanda à Metternich un rapport, qui lui fut présenté le 27 janvier 1814. Metternich rappela les stipulations de Tœplitz : « Le refoulement de la puissance française dans des bornes compatibles avec un système d’équilibre en Europe… Pour atteindre ce but, les puissances ont jugé nécessaires :… la rentrée de la France dans les limites du Rhin, des Alpes et des Pyrénées, le Rhin et les Alpes offrant des lignes à déterminer. » Voilà le secret de Francfort qui s’échappe. C ; est que les alliés sont en France, Napoléon en retraite, Paris menacé, et qu’il n’importe plus de feindre. Ils sont en mesure de déclarer ce qu’ils ont toujours voulu et de l’imposer. « Napoléon, poursuit Metternich, a envoyé à Châtillon un plénipotentiaire, Caulaincourt, pour négocier la paix. Acceptera-t-il la négociation sur ces bases ? On le saura bientôt, si l’on veut entrer en conférence. » François en fut d’avis. Alexandre ne le désirait pas ; son idée arrêtée demeurant « de marcher sur Paris et de détruire Napoléon. » Il ne consentit que pour la forme, se réservant de rompre les négociations dès qu’elles seraient entamées. Revenant aux pourparlers de Prague, Tœplitz, Francfort, il en fit, par un de ces ministres, définir le caractère et l’esprit : « Les alliés ont dû circonscrire leurs prétentions à la nature de la situation ; mais ces termes ne sont pas une renonciation à tous les autres avantages auxquels la Providence et les sacrifices immenses que les puissances ont déjà faits leur permettent d’aspirer. Les bases dont on a parlé, d’une manière non officielle, à Francfort ne sont pas celles auxquelles on voudrait se tenir strictement aujourd’hui… Aucune transaction antérieure entre les alliés ne les oblige nullement envers leurs ennemis[16]… »

Les ministres se réunirent, le 29 janvier, et décidèrent l’envoi de plénipotentiaires à Châtillon afin d’ouvrir « des conférences préliminaires à la paix générale. » Castlereagh avait fort à cœur de corriger l’espèce d’aveu tacite donné par Aberdeen aux « limites naturelles » à Francfort ; il fit arrêter que l’on proposerait à la France les limites de 1792, comme base de la paix, « sauf à entrer dans des détails d’arrangement d’une convenance réciproque sur quelques portions de territoire, au-delà des limites, de part et d’autre. » Ces mots furent ajoutés sur la demande de Metternich, on verra comment il les entendait. Ils lui ouvraient une échappatoire, et lui fournissaient un moyen spécieux de relier les négociations de Châtillon aux insinuations et a la déclaration de Francfort : le Rhin, les Alpes et l’étendue de territoire que la France n’avait jamais connue sous ses rois.

Les plénipotentiaires : Castlereagh, Aberdeen, Charles Stewart, pour l’Angleterre, Rasoumowsky pour la Russie, Stadion pour l’Autriche, Humboldt pour la Prusse, Caulaincourt pour la France, se réunirent le 5 février à Châtillon. Les conférences préliminaires, qualifiées de Congrès, s’ouvrirent, incessamment rompues par les contre-coups des batailles, les passages de troupes autour de la ville, les alternatives d’illusion des Français, d’arrogance et de dépression des alliés, surtout par la difficulté de correspondre, les courriers se voyant arrêter à tout instant par les partis, et les quartiers généraux se déplaçant incessamment. Ce congrès à péripéties ressemble moins à une réunion de diplomates qu’à un poste d’état-major où l’on pointe sur les cartes les mouvemens de la guerre : il donne l’idée de ce qu’auraient été le congrès de Prague, s’il s’était ouvert le 10 août et continué après la rupture de l’armistice, et le congrès de Mannheim, s’il s’était réuni, sans armistice, après lus feintes ouvertures de Francfort.

Les pouvoirs furent trouvés en règle et, le 7 février, les alliés déclarèrent leurs conditions de paix : les limites de 1792. Caulaincourt avait demandé et obtenu de Napoléon des pouvoirs illimités, carte blanche, afin de prendre, le cas échéant. les alliés au mot, et de n’être plus exposé, comme il croyait l’avoir été, à Prague et après Francfort, à perdre l’occasion prétendue. Mais il paraissait persuadé qu’il s’agirait toujours de la paix dans les limites naturelles, sur les bases de Francfort. « Certes, il ne faut rien céder de nos limites naturelles, » écrivait-il encore, le 4 février, à Maret[17]. » Toutefois, rapporte un Autrichien, « il écouta avec calme, — les conditions, — et il n’en paraissait nullement surpris. » « Vous me voyez, dit-il aux alliés, dans une position bien pénible… Quand je suis venu ici, je prévoyais qu’on me demanderait de grands sacrifices à faire… Ce qu’on demande aujourd’hui est tellement éloigné des bases proposées à M. de Saint-Aignan, et bien plus positivement énoncées dans une déclaration postérieure, qu’on ne devait nullement s’y attendre… » Il faisait allusion à la déclaration de Francfort, qui, en réalité, n’énonçait rien. Puis, il présenta des objections, « sans accorder, dit Stadion, mais aussi sans se refuser à la condition principale. » « L’ancienne France se composait de ses provinces et des colonies ; l’Angleterre restituera-t-elle toutes celles qu’elle a conquises ? » On répondit : Les anciennes limites ! Caulaincourt reprit : « Puisqu’on demande à la France des cessions, elle doit au moins connaître l’usage qu’on en fera, car il ne pourrait pas être indifférent à la France d’avoir pour voisine une grande puissance ou un petit prince… Faisant partie du système de l’Europe, elle a droit de connaître comment l’Europe serait composée. En outre, si on pose le principe que la France restituera tout ce qu’elle a gagné depuis la Révolution, il ne serait pas juste de ne pas appliquer le même principe à d’autres puissances. » C’étaient, tout bonnement, deux partages de la Pologne et la Vénétie ! On répondit encore : Les anciennes limites ! À ce refrain, on reconnaissait que, cette fois, l’Angleterre était présente, et que la négociation prenait du sérieux. Alors Caulaincourt : « Enfin, si j’acceptais votre proposition, signeriez-vous immédiatement, et ferait-on cesser l’effusion du sang ? » C’était la question indiscrète que, depuis Prague, les alliés redoutaient et éludaient toujours. Ils ne purent que répéter leur antienne : Les anciennes limites ! et ils demeurèrent dans l’embarras. Stadion les en tira : La réponse, dit-il, est dans nos pleins pouvoirs. Sur quoi, Caulaincourt, qui redoutait, à son tour, d’être pris au mot, demanda le temps de réfléchir. La suite de la conférence fut renvoyée au soir. « Il parut, écrit Stadion, comme un homme anéanti du malheur de la circonstance, ne désirant que la fin de la guerre, quelle qu’elle fût, ne demandant qu’à accorder tout ce qu’on proposerait, pourvu qu’on le mît dans la nécessité de présenter un traité signé à son maître… » « Un traité quel qu’il soit, pourvu que ce soit encore Napoléon qui le signe. »

Or, c’était précisément ce que ne voulait pas Alexandre. Rasoumowsky reçut une lettre de Nesselrode : « Les événemens continuent à être si favorables… » Namur, Givet, Philippeville pris, Bülow à Bruxelles. « Ces notions satisfaisantes vous convaincront que tous les jours ajoutent de nouveaux motifs sur la nécessité de ne point précipiter la marche des négociations de Châtillon. » Les ministres alliés dînaient à quatre heures, chez Rasoumowsky. Pendant le repas, Stewart apprit l’occupation de Troyes par les coalisés, l’arrivée des cosaques à Melun, marchant sur Fontainebleau. Rasoumowsky, Humboldt, Castlereagh conclurent que Napoléon était à bas ; « que la guerro finirait bientôt, et par sa chute entière ; » qu’on ne pouvait traiter avec un homme qui, « au moment de la signature même, ne saurait. en remplir les conditions. » « Il ne faut point faire la paix avec lui, » disait Rasoumowsky ; il est à la veille d’être culbuté ! Humboldt opinait de même. Ils convinrent que, le soir, ils se borneraient à prendre ad referendum les observations de Caulaincourt.

A huit heures, on se retrouva. Caulaincourt lut un texte de protocole rédigé vraisemblablement par La Besnardière ; il y rappelait les « bases proposées par les puissances alliées à Francfort et fondées sur ce que les alliés ont appelé les limites naturelles de la France. » Sur quoi, les alliés d’interrompre, rectifier, atténuer ou crûment contester l’assertion. « Le comte Rasoumowsky, écrit Caulaincourt, prétendait ne pas savoir qu’on eût proposé ces bases à Francfort. Ses instructions n’en parlaient pas. M. de Stadion paraissait douter. Lord Aberdeen paraissait vouloir éluder la question. » Caulaincourt persista à la poser, et l’on leva la séance après avoir pris sa note ad referendum.

Alors les alliés se réunirent chez Stewart. Aberdeen se montrait fort ému de ce désaveu d’insinuations dont il avait été le témoin. « Si vous nous laissez encore quelque temps ici, écrivit Stadion, nous irons tous en deuil à l’enterrement du pauvre lord Aberdeen. Son innocence diplomatique le tuera à force d’horreur et de scandale de tout ce qu’il voit faire ici et de la part qu’il y doit prendre. Il se fond en gémissemens, et, quelque expression de malheur que nous voyions sur la figure de Caulaincourt, ce n’est rien en comparaison du profond anéantissement qui se peint dans les traits de son collègue anglais. Humboldt en jouit comme des cadavres entre Leipzig et Francfort. »

Rasoumowsky avait des ordres secrets. Il proposa d’ajourner les conférences. Stadion écrivit à Metternich le 8 février : « Veut-on encore la paix avec le souverain de la France, quel qu’il soit, ou en veut-on à la personne de Napoléon ? Croit-ou que Napoléon peut se soutenir sur le trône, ou doit-on regarder sa chute comme à peu près certaine ? Pense-t-on qu’une paix faite avec la France et signée par Napoléon serait également la paix avec le souverain qui lui succéderait ? »

Le même jour, 8 février, un courrier portait à Napoléon cette lettre désespérée de Caulaincourt : « Votre Majesté m’a donné carte blanche ; c’est me donner la nécessité pour règle ; mais la nécessité sort des événemens, elle est dans la situation, et quand je ne sais rien de ce qui se passe, quand Votre Majesté ne me fait donner aucune nouvelle, je me trouve réduit à marcher dans l’obscurité et sans guide… Ce que je sais avec certitude, c’est que j’ai affaire ici à des hommes qui ne sont rien moins que sincères, que se presser de leur faire des concessions, c’est les encourager à en demander de nouvelles, sans que l’on puisse prévoir où ils s’arrêteront et sans obtenir de résultat. » C’est ce que Napoléon avait trop clairement discerné à Dresde. Caulaincourt revenait de loin. La réalité qui s’imposait à lui, à Châtillon, il refusait naguère de la voir à Prague et à Francfort : c’est qu’alors il n’écoutait que le seul Metternich. Il comprenait désormais ce que signifiait « la paix en soixante heures ! » et quel était le mot du secret de Metternich. Il voyait les quatre devant lui, et sans, connaître les accords de Reichenbach, — qu’il ne soupçonnait pas à Prague, — ceux de Tœplitz et de Langres, il en constatait la force. « Les Autrichiens nous témoignent un intérêt apparent et nous trompent, conclut-il. Pas un allié, pas un ami, pas même un indifférent ! » Le 9, « d’ordre » du tsar, les conférences furent suspendues. « Vous me demandez de grands sacrifices, dit Caulaincourt à un Autrichien… Je demande si, après tous ces sacrifices, nous finirons enfin… Vous répondez par des subtilités… »

Metternich, Castlereagh lui-même étaient d’avis de traiter si Napoléon consentait à tout accorder. Sur ces entrefaites, Alexandre reçut, à Troyes, où le quartier général s’établit le 10 février, un courrier de Londres : c’était une conversation confidentielle du régent avec le prince de Lieven : « Une paix, quelque avantageuse qu’elle pût être faite avec Napoléon, n’assurerait jamais qu’une trêve plus ou moins longue à l’humanité, » avait dit le régent. Il inclinait à inviter les Français à « séparer leurs intérêts de ceux de leur tyran. » Lieven « avait acquis la certitude » que lord Liverpool, le chef du ministère, partageait au fond la manière de voir du régent, et qu’il redoutait « cette propension extraordinaire du Cabinet autrichien à la paix dans un moment où les chances les plus brillantes semblaient ouvrir aux armées alliées la route de Paris. » Alexandre triomphait les Anglais, à la vérité, souhaitaient les Bourbons, tandis qu’il persistait encore à désirer Bernadotte, mais le premier point pour lui comme pour eux était de faire place nette. Metternich se rallia : « La voix publique est, en France : A bas Napoléon ! écrivait-il à Hudelist, le 9 février. Ce peuple frivole n’a pas encore réfléchi à ce qu’on pourrait mettre à la place de Napoléon. Une régence devient, dans cette horrible crise, une chose à laquelle on ne peut plus à peine penser… » Et peu à peu, avec des alternatives causées par les terribles coups que Napoléon frappait d’estoc et de taille, ils s’acheminèrent à cette solution prévue depuis 1795, pour le jour où l’on serait en mesure de refouler la France dans ses anciennes limites : le rappel des Bourbons. Ils renouvelèrent encore une fois la manœuvre qui leur avait réussi après Lutzen et Bautzen : notifier à Napoléon encore victorieux des propositions qu’il n’accepterait pas ; porter, par ce refus, le dernier coup à sa popularité, et, comme il faudrait bien que le déluge l’enveloppât, tôt ou tard, le noyer ou le contraindre à l’abdication. Ce fut une véritable capitulation qu’ils délibérèrent à Troyes le 15 février : les limites de 1792, avec cette clause outrageuse : l’exclusion de la France des négociations où les quatre régleraient le partage de ses dépouilles et la nouvelle organisation de l’Europe. « Pour supposer que Napoléon puisse souscrire à une condition si humiliante, écrit Stadion, il faudrait qu’il fût à la dernière extrémité. Les revers de l’armée de Blücher nous ont bien dû prouver le contraire. » Napoléon avait battu les Prussiens le 14, il battit les Autrichiens le 18. Il écrivit à Caulaincourt, en réponse à l’ultimatum des alliés : « Je préférerais cent fois la perte de Paris au déshonneur et à l’anéantissement de la France. Je préférerais voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables aux infâmes propositions que vous m’envoyez. » Et il réclama les « limites naturelles. »

Les alliés, chassés de Troyes, se retirèrent à Chaumont. Ils n’en persistèrent pas moins dans leur ultimatum. « Les questions sont tout rondement placées maintenant, » écrivit, le 26 février, Metternich à Stadion. Et, comme il prévoyait une réclamation, difficile à éluder, sur les bases de Francfort, il suggéra cyniquement celle qu’il avait sans doute préparée, dès Francfort, pour le cas où Napoléon eût accepté, où des conférences se fussent ouvertes et où les Français se seraient trouvés en présence de propositions inattendues pour eux : les anciennes limites : , « L’empereur Napoléon a voulu faire admettre les bases de Francfort en signant un armistice. Ces bases sont les mêmes que celles de Châtillon, excepté que ces dernières sont détaillées et que les autres ne l’étaient pas. »

Les conférences furent reprises le 10 mars. Caulaincourt produisit à l’appui de ses réclamations « la note dictée à M. de Saint-Aignan, avec la lettre de M. de Metternich qui établit l’authenticité de cette pièce. » Alléguer les bases de Francfort, prétendre en établir l’authenticité, c’était, inévitablement, soulever un orage. « Une discussion des plus vives s’est élevée… On a représenté que ce n’était point la réponse à laquelle on devait s’attendre,… qu’il fallait se décider. » Un des Anglais réclama un contre-projet ; Caulaincourt répliqua sur tous les articles[18]. « La Conférence est devenue de plus en plus orageuse. Les plénipotentiaires anglais paraissent fort décidés à rompre, écrit-il. Lord Aberdeen a été le plus modéré de toute l’assemblée, et même le seul. » « Est-ce un refus de nos conditions de paix ? » demanda Stadion. Caulaincourt ne le laissa pas même achever sa phrase : « Ce n’est point un refus ; la France ne refuse rien ; ce sont des observations qu’il présente à la considération des plénipotentiaires. » On en disputa, académiquement, quelque temps, puis, les alliés faisant mine de se lever, Caulaincourt tira de ses papiers une feuille dont il donna lecture, en forme de déclaration verbale : Napoléon est prêt à renoncer à tous titres exprimant des rapports de souveraineté, de suprématie, de protection, de médiation ; à reconnaître le rétablissement des Bourbons en Espagne, l’indépendance de l’Italie, de la Suisse, de l’Allemagne, de la Hollande, donnée au prince d’Orange, des cessions de colonies moyennant compensation : mais il réclame les limites naturelles, et il rappelle les expressions mêmes de la déclaration de Francfort, en abdiquant « la prépondérance hors des limites de son empire. »

Les alliés demandèrent à en référer. « Je crois, écrivit Stadion, que, pour des hommes de paille, nous avons fait au-delà de ce qu’on devait attendre. » On se réunit de nouveau le 13 mars, et la discussion se rouvrit encore une fois sur les bases de Francfort. Cette fois, les alliés jugèrent indispensable de dissiper définitivement l’équivoque, inutile désormais. « Quant aux bases de M. de Saint-Aignan, rapporte Stadion, nous refusâmes positivement de les admettre, et nous déclarâmes que s’il (Caulaincourt) voulait y persister ou baser le contre-projet sur elles, cela ne pourrait être regardé que comme un refus. Les ministres anglais mirent surtout beaucoup d’attention à rejeter les pièces de Francfort, comme étant officiellement inconnues à eux et tout à fait étrangères aux négociations de Châtillon. » Ces feintes ouvertures n’étaient donc pas, comme on se plaisait à le croire en France, un point d’arrêt dans la guerre et dans la négociation, une époque, en quelque sorte, où le cours des choses aurait pu changer : elles furent un épisode, qui ne suspendit rien, n’arrêta rien et s’écoula comme le reste, selon le cours de la guerre. Or la guerre tourna définitivement contre Napoléon. Le Congrès fut rompu le 18 mars.


V

II ne reste plus qu’à donner l’épilogue. Il se joua, au mois de mai, à Paris. Napoléon ayant abdiqué, le Sénat ayant déclaré la déchéance de la dynastie impériale, Louis XVIII étant remonté sur le trône et Talleyrand rentré aux Affaires étrangères comme ministre du Roi, il ne s’agissait plus de « cette prépondérance que, pour le malheur de l’Europe et de la France, l’empereur Napoléon avait trop longtemps exercée hors des limites de son empire. » Le Roi et son ministre se crurent en droit de réclamer l’exécution des promesses de Francfort. Ils invoquèrent la déclaration officielle du 1er décembre :


Les Puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance…

Les Puissances confirment à l’Empire français une étendue de territoire que n’a jamais connue la France sous ses rois…


Ils invoquèrent également la déclaration du 25 mars 1814 : « Les puissances s’étaient offertes à discuter, dans un esprit de conciliation, ses vœux (de la France) sur des objets de possession d’une mutuelle convenance, qui dépasseraient les limites de la France, avant les guerres de la Révolution. » Talleyrand en prit acte au nom du Roi. Il renouvela les argumens de Caulaincourt à Châtillon. Les alliés l’écoutèrent avec plus de courtoisie peut-être, mais sans beaucoup plus d’attention. Finalement, ne pouvant se dédire sans forfaire à leur parole solennellement engagée, ils appointèrent Louis XVIII à un demi-million d’âmes et n’acceptèrent la discussion que sur les territoires où les prendre. Des commissaires furent nommés. Celui du Roi, le comte d’Osmond, reçut, le 10 mai, pour instruction, « de procurer à la France les points nécessaires pour compléter son système de défense. » Le Roi demanda un million d’âmes, sur la frontière dii Nord, entre l’Océan et le Rhin, avec Ypres, Courtray, Tournay, Mons, Namur, Dinant, Givet, Arlon, Luxembourg, Sarrelouis, Kaiserslautern. Les commissaires étrangers repoussèrent « constamment l’idée qu’un accroissement de population nous eût été promis par les alliés. » Puis ils entrèrent en supputation : La France gardait Avignon et le Comtat ; encore que les rois n’eussent jamais renoncé à ces enclaves, que l’attribution au Saint-Siège en fût toujours demeurée litigieuse, on les fit entrer en compte ; on y ajouta une partie de la Savoie avec Chambéry, puis, au Nord, Philippeville, Marienbourg, du côté de la Belgique, Sarrelouis et Landau, du côté de l’Allemagne, en tout 450 000 âmes. On n’admit point que le domaine colonial fît partie de l’ancienne France, ce qui permit à l’Angleterre de s’y tailler ses indemnités et convenances. Ainsi fut accomplie cette parole de Metternich qui donne la clef de toute cette procédure : « La rentrée de la France dans les limites du Rhin, des Alpes et des Pyrénées, le Rhin et les Alpes offrant des lignes à déterminer. » Landau, sur le Rhin, Chambéry, sur les Alpes ; telles furent les « lignes déterminées » par les alliés en 1814 et dessinées déjà par eux, quant au Rhin, dans leurs plans secrets, en 1812. Un autre Fleurus, un autre Zurich, un autre Marengo, un autre Hohenlinden, un autre Austerlitz, un autre Iéna, un autre Friedland, un autre Wagram, auraient pu seuls conjurer ces desseins, en 1813, comme ils les avaient conjurés de 1794 à 1809.


ALBERT SOREU

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 juillet.
  2. Aperçu des transactions politiques du Cabinet de Russie. — Martens, t. II, Notice sur le traité de Chaumont.
  3. Rapport de Saint-Aignan, 10 novembre 1813.
  4. Allusion à l’entretien du 8 juillet 1813, à Prague, et à l’ultimatum de François. Voyez la Revue du 15 juillet, p. 334, 336, 339.
  5. Saint-Aignan à Maret. 15 novembre 1813.
  6. 9 novembre 1813.
  7. Aberdeen à Metternich, 27 novembre 1813, en français.
  8. Castlereagh à Aberdeen, 7 décembre 1813.
  9. Voyez, dans la Revue des 1er et 15 avril 1902, les Mémoires de Madame de Coigny, par M. Etienne Lamy.
  10. Caulaincourt à d’Hauterive. 8 mars 1815, rétrospective.
  11. Metternich à Maret, 25 novembre 1813.
  12. A Hudelist, 6 décembre 1813.
  13. A Castlereagh, 4 décembre 1813.
  14. Caulaincourt à Metternich, 2 décembre 1813.
  15. Metternich à Wessenberg à Londres, 6 décembre 1813.
  16. Note russe du 28 janvier 1814.
  17. Protocoles. — Journal de Floret, Autrichien, secrétaire du Congrès. — Rapports de Stadion et de Caulaincourt.
  18. Caulaincourt à l’Empereur, 11 mars 1814.