Les Alpins à Saint-Dié (25-29 aout 1914)

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Les Alpins à Saint-Dié (25-29 août 1914)
Gaston Deschamps

Revue des Deux Mondes tome 38, 1917


LES ALPINS Á SAINT-DIÉ
25-29 AOÛT 1914

Dans les derniers jours du mois d’août 1914, une forte attaque, brusquée par nos ennemis, conformément aux intentions du kaiser et selon les directives du grand état-major de Berlin, déborda nos frontières de Lorraine et d’Alsace, ramena la guerre du versant alsacien au versant lorrain des Vosges, et concentra dans le pays montagneux et boisé qui tour à tour creuse des vallées, dresse des futaies, étale des prairies entre la Meurthe et la Moselle, principalement autour de la ville de Saint-Dié, une lutte sanglante, — peu connue, — qui dura plusieurs semaines, et dont l’issue finale, condition indispensable de la victoire de la Marne, est due pour une grande part à la vaillance indomptable de nos bataillons de chasseurs.

« Diables bleus » ou « diables noirs, » ainsi surnommés par les Bavarois du prince Rupprecht, par les Wurtembergeois du général von Knœrzer, par les Badois du général Stenger, ils inspirent à leurs adversaires une terreur attestée par d’innombrables témoignages. Ces chasseurs de France, entraînés dès le temps de la paix par l’héroïque apprentissage d’une vie dangereuse, ont tous rivalisé d’audace, d’élan, et même, à l’occasion, de patience et de longanimité, se montrant capables de toutes les vertus militaires, même de l’endurance résignée et silencieuse qui sait supporter sans plainte les déceptions et les mécomptes ; en attendant l’échéance, parfois tardive, de la récompense méritée et des justes honneurs.

L’histoire de nos bataillons alpins, appelés en toute hâte des cantonnemcns de la Savoie et du Dauphiné, ou brusquement ramenés d’Alsace après la retraite de notre armée de Lorraine, mérite d’être contée en détail, étape par étape, épisode par épisode et, pour ainsi dire, fanion par fanion. C’est une épopée douloureuse et sublime, dont les fragmens, aujourd’hui détachés par la dispersion des épisodes, pourront servir plus tard, en l’honneur de la France d’aujourd’hui, à l’achèvement d’un poème comparable aux chansons de gestes que les trouvères ont consacrées à la France d’autrefois. Il faut que des récits véridiques, appuyés sur des faits et sur des preuves, offrent déjà au courage, à l’abnégation de nos vaillans soldats une part de la récompense méritée par des hauts faits trop ignorés, et préparent pour les poètes futurs, aussi bien que pour les historiens à venir, l’œuvre définitive où les générations successives viendront, pendant des siècles, chercher une ressource inépuisable de consolation, d’espérance et de fierté.

Grâce à des documens nouveaux, obtenus par l’enquête scrupuleuse et passionnée d’un père et d’une mère affligés d’une glorieuse douleur, il nous est permis de retracer quelques tableaux d’un drame qui doit être mis en pleine lumière, et de rendre hommage à des milliers de braves, de maintenir le souvenir de leurs épreuves et la tradition de leur exemple, en faisant connaître notamment, par des renseignemens précis et probans, ce qu’a souffert le 51e bataillon de chasseurs alpins pour la défense de la ville de Saint-Dié, pour le salut de la patrie.


I. — L’ARRIVEE

Pauvre ville de Saint-Dié ! Déjà envahie pendant la guerre de 1870, elle pouvait de nouveau s’attendre, hélas ! à un triste sort, étant située à quelques kilomètres de la nouvelle frontière, que l’on peut atteindre en deux ou trois heures de marche, d’un côté par la route de Wisembach et de Sainte-Marie-aux-Mines, en grimpant la rampe de Saulxures et le raidillon du Han, de l’autre par le chemin qui va de Provenchères à la trouée de Saales et au val de Bourg-Bruche, chemin qui traverse Remomeix, Frapelle, villages avenans, égayés par les eaux claires de la Fave, tout fleuris par des bouquets de peupliers et d’aulnes, tout bruissans de la rumeur laborieuse des filatures et des scieries. Au-delà du gros bourg de Provenchères, — encore occupé par les Allemands à l’heure où paraissent ces lignes, — on monte vers Saales à travers le bois de la Baulée et les hautes futaies du Houssot. Rien de plus superbe ni de plus charmant que ces sapinières, en été, lorsque le soleil, incliné vers l’Occident, allume des clartés obliques à travers les branches incendiées de rayons. Au moment où le soir descend sur les vallées, la forêt, dans le crépuscule, semble enchantée et surnaturelle. C’était un asile fait à souhait pour la contemplation des peintres et pour la rêverie des poètes. Mais le regard du spectateur, même au temps de la paix précaire et troublée qui nous fut imposée par le traité de Francfort, était assombri par une réalité brutale. Les brèches des Vosges étaient des portes ouvertes sur notre territoire, depuis que Bismarck avait savamment dessiné notre frontière de façon à mettre tous nos départemens de l’Est sous le talon de la botte allemande. La ligne de démarcation, à travers le département de la Meurthe et sur les confins des Vosges, suivait en zigzag, a la façon d’un fil de fer barbelé, depuis le dôme du Donon jusqu’à la crête du Ballon d’Alsace, un tracé qui était contraire à tous les principes les plus élémentaires de la géographie physique, et même à toutes les règles du bon sens, mais qui n’était que trop conforme aux ambitions féroces de l’empire germanique et à son perpétuel instinct d’empiétement sur nos marches de l’Est. Par toutes les fractures de la montagne, par toutes les failles de cette frontière machinée comme un traquenard, l’Allemagne était sur nous, chez nous.

Les trois vallées convergentes de la Vezouse, de la Meurthe et de la Mortagne, plus loin la vallée de la Moselle sont des routes naturelles par où les armées d’invasion peuvent pénétrer en France. Les Allemands se proposaient aussi de faire irruption dans notre domaine par le couloir de la Meuse, et de briser, à Verdun, la pierre angulaire de notre système fortifié. Les historiens de nos grandes guerres ont raconté comment, en 1792, le roi de Prusse, le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe et le prince Esterhazy essayèrent de faire entrer en France, par ces multiples voies, leurs innombrables hordes de reitres et de lansquenets. Ils avaient échoué contre la barrière opposée à l’invasion germanique par l’héroïsme de nos soldats dans les défilés de la forêt d’Argonne. Mais, en 1871, nos éternels ennemis ont pris toutes les précautions utiles à leurs mauvais desseins. De sorte que la ville de Saint-Dié se trouvait exposée, en première ligne, à tous les risquer, d’une soudaine agression, prévue par les signataires allemands de ce fatal traité qui, en traçant la ligne de démarcation au-dessus de la ferme du Frenois, sur la crête des Vosges, fort escarpées en cet endroit, s’étaient réservé, par une malice calculée, le canton de Saales, c’est-à-dire, selon l’expression cynique de Bismarck, une des « clefs de notre maison. » Ces positions étaient impossibles à défendre contre les masses allemandes qui affluaient par les routes de Strasbourg et de Schlestadt. À cette poussée formidable s’opposa, jusqu’à l’épuisement des forces humaines, sur un terrain âprement disputé, l’indomptable énergie des chasseurs alpins et de leurs dignes compagnons d’armes. On verra comment les efforts de ces braves gens, incapables de désespoir dans une situation qui semblait désespérée, ont réussi, en somme, à enrayer le mouvement de l’ennemi, à le retenir, par une vigoureuse contre-attaque, aux abords de la Meurthe et de la Mortagne, à lui fermer le chemin de la Moselle et de la trouée de Charmes, à faire échouer les plans du grand état-major de Berlin[1]. Si l’armée du général von Heeringen, si les Bavarois du kronprinz Rupprecht, si les Wurtembergeois de Knœrzer et les Badois de Stenger avaient pu aller plus loin, s’ils avaient franchi la Meurthe, la Mortagne, et la Moselle, la route d’Epinal à Paris était ouverte aux armées du kaiser, la victoire de la Marne était impossible.

La bataille de Saint-Dié fut un des plus mémorables épisodes de cette longue lutte, multiple en ses aspects, tragédie pleine de sang, de larmes et de ruines où, très souvent, les populations civiles et inoffensives ont subi des souffrances atroces. Les bataillons de chasseurs, en combattant sur la Meurthe et sur la Mortagne, en barrant avec des poitrines humaines le passage ouvert par l’interruption de nos forts d’arrêt entre Epinal et Toul, ont fermé aux Allemands, venus de l’Est, la route de Paris. Les faits d’armes, accomplis en Lorraine et en Alsace par les alpins d’Annecy, de Chambéry, d’Albertville, de Grenoble, d’Embrun sont presque ignorés du public, les grands événemens de la Marne ayant détourné nos regards de ce qui se faisait aussi de beau et de noble et de décisif sur le front d’Alsace et de Lorraine. Une patriote lorraine écrivait de Saint-Dié, le 10 août : « On se bat tout le long de la frontière… Maintenant, ce sont les alpins qui tombent. Cette lutte des chaînes est épouvantable… Saales, Sainte-Marie, le Bonhomme fument sous les canons. On masse des quantités de troupes. Mais les Allemands sont si nombreux ! »

Telle était l’écrasante supériorité de ce nombre, qu’un chasseur du 6e bataillon, en voyant déboucher sur les crêtes de Vergaville, le 20 août, l’armée du prince Rupprecht, une invraisemblable avalanche de fantassins gris et de chasseurs verdâtres, disait à son lieutenant :

— Ça grouille de tous les côtés !

Ce même jour, 20 août 1914, l’armée allemande de la Meuse, ayant violé la neutralité de la Belgique sous les ordres du général von Emmich, entrait à Bruxelles, suivie d’un interminable convoi de batteries lourdes et d’automobiles blindés. Le vaste plan d’encerclement, élaboré jusque dans le moindre détail par l’état-major de Berlin, semblait réussir. Il s’agissait de prendre la France et de la broyer, comme entre les mâchoires d’un étau gigantesque. Enivré d’un succès obtenu par la violation cynique des traités conclus au nom de l’Allemagne, le kronprinz de Bavière était chargé de nous attaquer par l’Est, en liaison avec les armées allemandes du Nord et de la Woëvre. Ne doutant point de la victoire, il se flattait de passer entre les forteresses d’Epinal et de Toul, par la trouée de Charmes, afin de pousser son offensive vers la Haute-Marne, de prendre à revers, par les voies ouvertes dans le Bassigny et dans le pays meusien, notre armée de Verdun, et d’opérer sa jonction avec le kronprinz de Prusse, le général von Kluck et le kaiser, auxquels il avait donné rendez-vous à Paris. En quittant Dieuze, les Bavarois disaient aux malheureux habitans de la Lorraine annexée :

— Nous ne vous quittons que pour un instant. Nous ménageons aux Français un nouveau Sedan[2].

C’était leur idée fixe. Ils voulaient célébrer en France le Sedantag, anniversaire d’une journée mémorable. Mais ils avaient compté sans les chasseurs alpins. Au défilé de Gélucourt, deux bataillons de ces troupes d’élite, le 23e et le 27e, se sont sacrifiés pour assurer la retraite de la 29e division.

Toutefois, dans la journée du 20 août 1914, la situation semblait si menaçante, qu’on pouvait craindre que la poussée de l’ennemi, se prolongeant en même temps par Wissembach et par Provenchères, par les vallées de la Fave et de la Blape, ne débordât sur Fraize, Plainfaing, parvenant ainsi à envahir toute la vallée de la Haute-Meurthe, et fermant toute issue à nos troupes engagées dans les Vosges. Notre 334e régiment d’infanterie avait quitté Saales précipitamment, le 20 août, à huit heures du matin, pour renforcer, au nord de Sainte-Croix-aux-Mines, le 229e, qui se trouvait aux prises avec des forces supérieures. Ce jour-là, le commandant d’un groupe d’artillerie, posté provisoirement au col du Bonhomme, disait à ses officiers :

— Je crains que nous ne soyons embouteillés[3] !

Déjà l’on voyait luire aux alentours des routes de dégagement, entre le col et le « haut » du Bonhomme, les baïonnettes dentelées des patrouilles bavaroises. Les chemins restés libres semblaient impraticables. On redoutait une attaque allemande par la chaume de Rossberg, ouvrant le chemin de la Croix-aux-Mines et du col des Journaux[4]. Le canon tonnait furieusement vers Sainte-Marie. C’étaient des coups incessans, précipités, sourds. En prêtant l’oreille à ces salves sinistres, les artilleurs du col du Bonhomme disaient :

— C’est la poursuite.

Poursuite implacable, en effet, et qui eût marqué d’un désastre la journée du 20 août 1914, si l’héroïsme patient et tenace des chasseurs alpins n’eût opposé, à la ruée d’un ennemi qui se croyait victorieux, un obstacle infranchissable.

C’est précisément dans cette journée du 20 août, que la section de mitrailleuses du 14e bataillon résista pendant cinq heures au plus violent bombardement, et se fit décimer plutôt que de se rendre, au Champ-du-Feu[5].

De tous les côtés, par toutes les brèches des Vosges, par toutes les coupures de la frontière béante, la Bavière et le Wurtemberg précipitaient sur nous, comme au temps des invasions d’autrefois, leurs fantassins et leurs cavaliers innombrables. On a dit, avec raison, que l’offensive des Allemands par le Nord a échoué sur la Marne et sur l’Yser. Il faut dire aussi que leur offensive par l’Est a échoué sur la Meurthe et sur la Mortagne.

Au secours de la ville de Saint-Dié arriva, dans la matinée du 25 août, dès l’aube, le 51e bataillon de chasseurs alpins. On jugera de l’état d’esprit et, comme on dit, du « moral » de cette troupe, en lisant ce qu’écrivait, quelques jours avant l’heure du départ, un des officiers de ce bataillon, le sous-lieutenant Allier, chef de la section de mitrailleuses, qui disait à ses parens, en parlant de ses hommes :


Je les ai regardés chacun dans les yeux, et leur poignée de main m’en a appris plus long que des discours : nous pouvons partir ensemble ; leur âme est trempée. Espérons que ce sera bientôt ! Tous sont impatiens de partir, et une trop longue attente serait déprimante.

Qu’il fait bon vivre de telles heures ! Il m’est impossible de vous décrire les émotions profondes qu’éprouve un officier dans de tels instans. Cela vous paraîtrait de la littérature. Je viens de recevoir un fanion. Puissé-je le rapporter dans quelques mois, troué de balles ! C’est un fanion bleu, bordé de jaune, en forme de flamme. D’un côté il est orné d’un grand cor de chasse, de l’autre il porte l’insigne des mitrailleurs : deux canons croisés, avec l’inscription :

51e Alpin
Section de mitrailleuses.


Le 51e bataillon, ainsi entraîné par un élan d’émulation juvénile et vibrante, muni de force morale, animé par la parole et par l’exemple de ses chefs, était depuis longtemps prêt à partir en campagne, équipé de neuf avec un soin extrême. Le jeune officier, dont la lettre qu’on vient de lire atteste les résolutions intrépides et joyeusement stoïques, écrivait à ses parens, le 10 août :

Je n’ai pu, depuis le 1er août, vous écrire que quelques lignes hâtives. Je pensais qu’à la tête d’un détachement tel que celui qui m’a été confié, ma responsabilité était trop grande pour que je pusse me désintéresser d’un seul détail de la mobilisation. J’ai donc passé plusieurs journées à m’assurer les meilleurs mulets de la région d’Annecy, en accompagnant la commission de réquisition. En même temps, je surveillais minutieusement l’habillement de mes hommes, afin qu’il ne leur manquât ni un bouton ni un dé à coudre ; j’inspectais mes pièces, je réglais mon télémètre, je me procurais, chez l’armurier, le plus grand nombre possible de pièces de rechange, je faisais ferrer mes mulets à neuf, ajuster leurs bâts, vérifier leur harnachement, je me procurais des mousquetons, des revolvers, des munitions, des percuteurs de mitrailleuses, des épaulières, des fioles d’huile, de pétrole, de valvoline, des brosses, des étrilles, des baguettes, des éponges, des bâches, des musettes de pansage, des sacs de chiffons, des cordes à fourrage… Pardon de cette énumération que je pourrais prolonger encore.

J’ai eu peu de temps pour dormir, mais je puis me rendre cette justice de n’avoir négligé aucun détail pour sauvegarder les 35 vies dont j’aurai à rendre compte. Mes hommes le savent. Or à la guerre la confiance est tout. Je n’ai pour ainsi dire pas eu à faire un pas ou un geste qui ne fût prévu, heure par heure dans mon pli de mobilisation ; c’est le triomphe de l’organisation et de la méthode.


Et le jeune officier exprimait avec une émotion généreuse les sentimens qu’il éprouva, en accompagnant à la gare d’Annecy ses camarades et ses chefs du 11e bataillon, designés pour un des premiers départs vers la frontière :


… Le moment tant désiré approche. Nous ne pouvons plus retenir nos hommes. Il y a deux jours, le 11e est parti pour la frontière de l’Est au milieu d’un indescriptible enthousiasme. Quand sera-ce notre tour ? Dans tout le 51e, il n’y a pas un homme qui n’ait fait d’avance le sacrifice de sa vie.


. Ce « tour » impatiemment attendu était venu enfin. Le mardi 25 août 1914, à trois heures trente du matin, au lendemain des combats indécis de Rozelieures et de Champenoux, au moment même où le 52e et le 46e bataillon de chasseurs alpins s’apprêtaient au combat de Clézentaine, le 51e débarquait avec armes et bagages, en gare de Saint-Dié.

En sortant de la gare de Saint-Dié, on entre en ville par une avenue large et droite, qui se prête aux beaux défilés de troupes et où, très souvent, notamment à l’occasion du 14 juillet, les habitans de cette vieille cité lorraine ont applaudi l’allure crâne et décidée de leurs chasseurs à pied. Ce n’est pas par-là qu’entrèrent les alpins venus pour combattre. La gare des voyageurs étant déjà encombrée par l’exode des civils et par l’évacuation des blessés, le 51e bataillon mit pied à terre dans la gare des marchandises, tandis qu’un taube survolait, comme un oiseau sinistre, la ligne et les bâtimens du chemin de fer. Les compagnies défilèrent en formation de marche, l’arme à la bretelle, par l’entrée qui fait face à la fonderie Burlin, suivirent à gauche la rue du Petit-Saint-Dié, franchissant la voie ferrée par la rue de Foucharupt, et gagnèrent la rue de la Bolle. A la hauteur de la rue du Parc, les alpins firent halte. On imagine aisément l’accueil qui fut fait dans cette ville aux alpins de la Savoie, en ce moment tragique où un terrible choc en retour, succédant à la vive entrée des Français en Lorraine et en Alsace, faisait peser sur la frontière mutilée, ouverte de toutes parts, une masse innombrable d’ennemis déchaînés par un furieux mouvement d’offensive, décidés à mener la guerre avec une férocité proportionnée à leur ferme propos d’en finir au plus vite, per fas et nefas. Le tonnerre, d’abord lointain, des canons allemands se rapprochait, d’heure en heure, avec une implacable rapidité. Les coups sourds des batteries lourdes étaient répercutés par les échos des montagnes, comme un formidable présage du bombardement prochain. Une douloureuse angoisse, succédant à l’allégresse des premiers jours, étreignait tous les cœurs. Cependant, lorsqu’on vit s’avancer, au-delà du pont de la Meurthe, entre les deux rangées de façades monumentales que la ville de Saint-Dié doit à la munificence du roi Stanislas, ce beau bataillon, si bien équipé, armé, entraîné, un renouveau d’espoir et de confiance ranima tous les courages. Pendant les heures brèves du cantonnement, la population eut la joie de fraterniser avec la troupe. Les alpins du 51e furent accueillis comme des libérateurs.

La ville de Saint-Dié, dominée par un amphithéâtre de hautes montagnes que drape un épais manteau de forêts sombres, se sentait entourée d’une sorte de menace mystérieuse, sous l’œil des Barbares cachés dans l’ombre des sapinières de l’Ormont, et s’avançant tout le long de la ligne bleue des Vosges. Elle fit fête à ses défenseurs qui, pendant les instans de cette brève halle, furent comblés d’attentions par les habitans. En rejoignant, à travers les rues déjà dépeuplées par un commencement d’exode, les bâtimens des « Teintureries et Retorderies de l’Est, » désignés pour leur cantonnement, les chasseurs pouvaient lire, sur les murs des édifices publics, le texte des affiches par lesquelles la municipalité invitait la population au calme et à la confiance. Ce fut un moment de répit cordial, avant les heures sanglantes.

A dix heures trente, ordre de départ. La majeure partie du bataillon, rassemblée devant l’église Saint-Martin, sur la vaste chaussée, défile au pas cadencé, sous un soleil ardent, et traverse le pont de la Meurthe, tourne à droite et prend la route qui monte au hameau nommé Dijon, situé sur des terrasses gazonnées, à la lisière des bois d’Ormont, tandis que la 9e compagnie, sous les ordres du capitaine Aweng, est désignée pour aller faire des tranchées dans la plaine, sur la route nationale, aux abords de Sainte-Marguerite. Deux compagnies, commandées par le capitaine Rousse-Lacordaire, se déploient en avant de Dijon, sur les hauteurs de la vallée de la Fave, tandis que les compagnies de réserve et la section de mitrailleuses cantonnent au lieu-dit Gratain, sur des pentes[6] d’où l’on découvre les toits rouges de Saint-Dié, les maisons de grès rose, éparpillées dans la verdure, et tout le décor montagneux où s’encadrent ces jolis paysages qui semblaient faits pour abriter un bonheur épris de solitude alpestre, en de paisibles villégiatures d’été : le chemin du Paradis, les clairières voisines de la roche du Sapin-Sec, les retraites mystérieuses de la Croix du Rendez-Vous, lieux charmans, naguère égayés d’aimables visions, désormais hantés de sinistres fantômes…

Toutefois, la nuit du 25 au 26 août fut assez calme. Dès l’aube du 26 août, on se mit au travail. Des tranchées furent creusées à la hâte. Cinq gourbis abritèrent les mitrailleurs et leurs mitrailleuses. Plusieurs taubes survolaient la position, repéraient les chasseurs alpins.

C’est ce jour-là, mercredi 26 août, à dix heures, que commença le bombardement de Saint-Dié[7]. On s’était furieusement battu, les jours précédens, sur tout le front des Vosges : le 19 août à Rosenthal, le 22 à Saint-Blaise, à Stampoumont, où le 11e et le 12e bataillon de chasseurs alpins furent chargés d’arrêter l’avance de plusieurs divisions bavaroises. Une chaude affaire, dans la journée du 24, avait cruellement éprouvé le 75e régiment d’infanterie au col de Hanzs et à Bourg-Bruche. Les coloniaux du 6e régiment avaient perdu leur chef, le colonel Cortial[8]. Les artilleurs des 53e et 54e régimens, les fantassins du 140e et du 52e luttaient avec acharnement dans les forêts de hêtres qui avoisinent Saint-Benoît, sur la route qui va de Rambervillers à Raon-l’Etape, aux environs de Saint-Michel-sur-Meurthe, dans les bois de Senones et de Moyenmoutier. Les batteries alpines du 2e régiment de montagne prenaient position entre Meurthe et Mortagne, sur les coteaux de la Bourgonce, au-dessus de la combe de Nompatelize, non loin de la Salle, où le 7e bataillon de chasseurs se dévoua pour tenir tête à des forces qui semblaient, hélas ! incalculables et insurmontables. Après avoir tenté une contre-offensive sur la ligne de la Meurthe, l’aile gauche de l’armée Dubail, cédant à une pression énorme, avait dû se replier entre Meurthe et Mortagne. Telle était, à peu près, la situation militaire dans la région vosgienne, lorsque les chasseurs alpins du 51e bataillon, sous les ordres du commandant Dechamps, reçurent les premiers obus des batteries lourdes établies par les Allemands sur la butte de Beulay, près de Provenchères.

À ce moment, un commandant du 54e régiment d’artillerie, qui avait logé au presbytère de Saint-Jean-d’Ormont, et qui faisait conduire ses pièces sur les hauteurs des Baids de Bobache, col ouvert entre l’Ormont et la Bure, sur la route de Saint-Dié ’au Ban-de-Sapt, disait à M. l’abbé Gérard, desservant de la paroisse :

— Vous allez être témoin de grands événemens, mais courage[9] !

Quel courage ne fallut-il pas aux braves du 51e bataillon, qui étaient arrivés la veille en gare de Saint-Dié, et qui recevaient ainsi le baptême du feu ! Contre le bombardement dirigé de la butte de Beulay par les artilleurs ennemis, ce bataillon n’était soutenu que par quatre pièces de 65… L’explosion des bombes emplissait d’un fracas épouvantable et d’un horrible éclatement de fer et de fonte un ravin qui est proche des bois d’Ormont, et qui s’appelle l’Enfer. Le tir de démolition, dirigé par les batteries lourdes sur la gare de Saint-Dié, sur la manutention et sur le pont de la Meurthe, sembla s’écarter, un instant, de cet objectif, pour viser, en enfilade, les cantonnemens des alpins. À ce moment, un violent orage, un de ces orages d’été qui parfois couvrent de nuées, de trombes d’eau et de rafales traversées d’éclairs fulgurans les cimes et les vallées des Vosges, les bruyères sauvages et les feignes tourbeuses, vint ajouter son tonnerre aux détonations de la canonnade, au crépitement de la fusillade, et interrompit, vers la fin de cette terrible journée, l’offensive ennemie. Cette offensive, contenue au prix des plus héroïques efforts, par le 6e bataillon de chasseurs à Lamath, au Ban-de-Sapt par le 53e, à Ménil-sur-Belvitte par le 54e, autour de Fraize, et de Plainfaing par le 13e et le 22e, déjà prêts à escalader les pentes boisées de Mandray et du col des Journaux, fut menée par les chefs allemands, notamment par le trop fameux général Stenger, avec une incroyable férocité. C’est précisément dans l’après-midi du 26 août, vers quatre heures, que, par ordre du général Stenger, le premier lieutenant Stoy, commandant la 7e compagnie du 112e régiment d’infanterie de l’armée allemande, transmit à ses hommes l’ordre de la brigade : « A partir d’aujourd’hui, il ne sera plus fait de prisonniers. Tous les prisonniers seront abattus. Les blessés, armés ou non, seront abattus. Même les prisonniers en grande formation seront abattus. Il ne doit pas rester un ennemi vivant derrière nous. » Le même ordre fut transmis le même jour, par le capitaine Crutius, commandant la 3e compagnie du même régiment, et par le chef de bataillon Muller. On sait qu’à Thiaville et autour du village de Sainte-Barbe, incendié par les Bavarois, un grand nombre de blessés et de prisonniers français furent victimes de cette abominable consigne, dont l’exécution stricte et presque machinale ensanglanta, pendant les jours suivans, la ville et les faubourgs de Saint-Dié.

Les Allemands étaient exaspérés de voir que les soldats français, notamment les chasseurs alpins, défendaient les passages des Vosges et les issues de la ville de Saint-Dié avec une ténacité qui finalement a fait échouer leur mouvement stratégique et tactique vers la route d’Epinal et vers la trouée de Charmes. De là leur rage forcenée.

Dans la journée du jeudi, 27 août, les alpins du 51e bataillon devaient parvenir douloureusement au point culminant du calvaire dont ils avaient gravi les premières stations. Ce fut une de ces luttes inégales où la fatalité aveugle et sourde s’acharne sur les meilleurs parce qu’ils sont les moins nombreux. C’est sur une poignée de braves qu’allait retomber, pendant une journée entière, tout le poids de la défense suprême de la ville en détresse. Dès l’avant-veille, les formations sanitaires de Saint-Dié avaient reçu l’ordre d’évacuer les ambulances et de se retirer du côté d’Epinal. Après cette évacuation précipitée, un arrivage de blessés sans abri mit le comble à la confusion. Quelques-uns mouraient en pleine rue, les brancardiers ne pouvant suffire à les transporter jusqu’à l’hôpital Saint-Charles, à l’hôpital n° 7 de la Société de secours aux blessés militaires, au Grand-Séminaire, refuges restés ouverts en ces jours d’angoisse et de deuil. Le bombardement avait ravagé la pauvre ville qui, privée de communications télégraphiques et postales avec le reste de la France, sentait se resserrer autour d’elle un cercle de fer et de feu. Les rues de Saint-Dié s’encombraient d’une multitude de fugitifs, accourus de tous les villages d’alentour, et que l’instinct grégaire des foules affolées amassait çà et là en troupeaux divagans. La bataille avait dispersé la population civile, refoulée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre par le va-et-vient des combattans et par l’entre-croisement des tirs d’infanterie et d’artillerie. Ce jour-là, on se battait tout autour de Saint-Dié : à Saulcy-sur-Meurthe, à Entre-Deux-Eaux, où les brancardiers du 133e régiment d’infanterie, allant au secours des blessés du 23e, reçurent, à bout portant, des coups de fusil tirés par une patrouille bavaroise ; à Coinches et dans la forêt communale de la Béhouille, où deux compagnies du 5e bataillon de chasseurs furent fauchées par l’artillerie allemande ; à Moyenmoutier, à la Neuveville-lès-Raon, où le meurtre, l’incendie, le vol, furent organisés par le général von Deimling en personne ; à Hurbache, à Denipaire, au Ban-de-Sapt… Partout les populations civiles étaient soumises, par ordre, aux plus cruels traitemens.

On juge aisément dans quel état d’esprit se trouvaient les habitans de Saint-Dié, en voyant leur ville emplie de terreur par la débandade des paysans que chassait de leurs communes l’avance incessante de l’invasion. En vain les affiches municipales, collées au mur de la mairie et signées par le maire de Saint-Dié, recommandaient à tous « un inébranlable sang-froid » et conseillaient à chacun d’ « envisager sans émotion » ces événemens extraordinaires. En voyant ce flot de fugitifs, que déversaient sans arrêt les communes de Colroy-la-Grande, de Provenchères, de Lusse, de Lubine, de Sainte-Marguerite, de Coinches, de Saint-Michel-sur-Meurthe, de la Bourgonce, de la Salle, d’Etival, de Raon-l’Etape et même de Baccarat, on éprouvait, par l’effet d’une sorte de contagion mentale, une impression d’effroyable malaise. Les mères contemplaient leurs enfans avec une tendresse épouvantée. La rumeur publique et aussi quelques numéros de l’Est républicain et de l’Éclair de l’Est, entrés on ne sait comment dans la cité assiégée et bombardée, avaient fait connaître en ville les atrocités et les pillages commis par les Allemands dans la Lorraine mise à feu et à sang : la tragique aventure du maire de Badonviller ; les incendies et les tueries de Nomény, où le 4e régiment d’infanterie bavaroise s’était particulièrement signalé par sa férocité sanguinaire ; les cruautés organisées à Lunéville par le général von Fasbender ; les crimes commis à Maixe par la troisième division bavaroise et notamment par le 3e régiment de chevau-légers ; les carnages d’Einville, les cambriolages de Baccarat… On était sous l’impression de ces récits affreusement véridiques. Les plus sinistres échos venaient de Gerbéviller, brûlée, ensanglantée l’avant-veille par le général von Klauss, sur l’ordre du général von Heeringen. On redoutait, de la part du général wurtembergeois, von Knœrzer, alors cantonné, avec son état-major, à Sainte-Marguerite, les mêmes fureurs et les mêmes violences. C’est pourquoi l’exode d’une population aussi nombreuse que disparate encombrait d’un enchevêtrement inouï de voitures, de charrettes, de bagages, de bœufs effarés, de vaches affolées, de piétons inquiets et traqués, au milieu d’un indescriptible pêle-mêle de véhicules de tout genre et de tout âge, vieilles carrioles, chars à bancs, caissons abandonnés et disloqués, les routes qui entraînaient cette fuite, par monts et par vaux, de montées en descentes, vers la faim, vers la misère, peut-être vers la mort. On voyait ces troupeaux humains s’égarer dans des chemins de traverse, à travers les bois, afin d’éviter de tomber aux mains des Boches qui infestaient toute la contrée, soutenus, comme toujours, par la formidable artillerie qui assurait le succès de leurs attaques réitérées et leurs effets de terreur méthodique. Cet exode ressemblait aux migrations en masse qui dépeuplaient jadis le pays des Lorrains, lorsque les Hongrois ou, comme on disait autrefois, les Ogres, venaient, par leurs incursions périodiques, ravager nos marches de l’Est.

C’était une panique, un sauve-qui-peut. On s’évadait de Saint-Dié comme d’une souricière. Bientôt, dans cette ville infortunée, autour de laquelle l’encerclement fatal se resserrait d’heure en heure, il n’y eut que des blessés, des malades, des religieuses, des prêtres, des magistrats, des fonctionnaires publics ou des employés de la ville, et les habitans courageux qui n’avaient pas voulu abandonner leurs foyers sous la menace de l’envahisseur. L’évêque de Saint-Dié, Mgr Foucault, ne quitta pas son siège épiscopal. Le supérieur du grand séminaire, M. le chanoine Gentilhomme, demeura fidèle à son poste. Nombreuses furent les femmes qui, dans ces circonstances tragiques, ont fait preuve d’un courage viril. Ne pouvant les nommer toutes, on citera notamment la sœur Rose et Mlle Marcelle Ferry, qui rivalisèrent de zèle et de courage, en restant, au péril de leur vie, près du chevet de leurs blessés. Des jeunes filles de dix-neuf ans, Mlle Germaine Marchal, Mlle Adrienne de Lesseux, allaient, en automobile, chercher des blessés sous le feu de l’ennemi.

Dans cette situation terrible, les deux adjoints, MM. Louis Burlin et Ernest Colin, le directeur des travaux de la ville, M. Kléber, M. Lavalle, receveur municipal, M. Gérard, secrétaire de la mairie, M. François, président de la Croix-Rouge, et quelques autres personnes de bonne volonté avaient pris la direction des affaires municipales et assumé la périlleuse mission de soutenir, le cas échant, les intérêts de la ville contre les exigences du vainqueur.

Cependant la résistance armée continuait, malgré les conditions défavorables où se trouvaient nos troupes, dispersées en colonnes volantes, disloquées par paquets, sans liaison possible avec le haut commandement, menacées, à chaque instant, d’un désastre irréparable par les mouvemens concentriques de l’ennemi.

Ces mouvemens étaient contenus, dans toute la mesure du possible, sur tous les points où s’exerçait la formidable pression. Les Allemands n’avaient pas pu déboucher par le col du Bonhomme. Arrivés à Coinches, à sept kilomètres de Saint-Dié, dès le 26 août, ils fusilleront dans cette commune un malheureux, nommé Durand, capturèrent dix-sept otages, et s’apprêtaient à tout piller, lorsqu’ils se heurtèrent, tout près de là, au 5e bataillon de chasseurs, dont deux compagnies, résolues à se sacrifier jusqu’au dernier homme plutôt que de se rendre, furent littéralement fauchées par l’artillerie lourde des Allemands. Dans la commune de Saulcy-sur-Meurthe et à Anozel, les envahisseurs procédèrent au déménagement méthodique d’un château qu’un industriel du pays, M. Gillotin, avait généreusement transformé en ambulance ; ils tuèrent le curé de la paroisse, l’abbé Jeanpierre ; ils brûlèrent une quarantaine de maisons ; mais ils trouvèrent devant eux les soldats de notre 22e d’infanterie, descendus péniblement du col de Sainte-Marie-aux-Mines, ces héroïques fantassins de l’Isère et du Rhône, dont les restes, glorieusement ensevelis dans les cimetières d’alentour, attestent le sacrifice. Ce régiment avait déjà perdu son chef, l’intrépide colonel Angelvy. Sa mission était de contribuer à la défense du col du Haut-Jacques, que les Allemands voulaient atteindre par la route d’Anozel à Taintrux et à Rougiville. Parmi ceux qui combattaient dans les rangs du 22e régiment d’infanterie, il y avait, entre autres braves, un professeur de la faculté des sciences de Lyon, le normalien Jean Merlin, lieutenant de réserve, glorieusement tombé au col d’Anozel, retrouvé, quelques jours après, à la lisière d’un bois, près de Foucharupt. Déjà les morts glorieux du 140e régiment d’infanterie commençaient à peupler le cimetière de Saint Michel-sur-Meurthe, où un bon Français, M. Adolphe Tisserand, domicilié dans cette commune, a veillé avec un soin touchant sur leur ensevelissement et leur sépulture. Le 140e régiment d’infanterie, soutenu par le 11e bataillon de chasseurs alpins, a retardé, tant qu’il a pu, l’occupation de Moyenmoutier, où les Allemands entrèrent dans la terrible journée du 27 août, venant des bois de Saint-Prayel, et dessinant toujours leur mouvement concentrique sur Saint-Dié, à la recherche d’un nouveau Sedan. Du côté de Raon-l’Etape, le 14e bataillon, à peine revenu d’Afrique, ayant fait la guerre dans le Sud marocain, au-delà de Mogador, à travers des forêts d’arganiers, au pays des Anlloûs, arrêtait par une lutte corps à corps, dans les sapinières de Répy, l’avance des Bavarois, et réussissait à barrer la route aux ennemis, dont l’objectif était d’aborder la vallée de la Moselle par la route de Rambervillers et le col de la Chipotte. En même temps que par ce col, les colonnes allemandes devaient déboucher de Baccarat par les bois de Glonville et de la Moncelle et sortir de Saint-Dié par Nompatelize et Jeanménil. Triple mouvement, qui visait le même but. Sur ces trois routes, les chasseurs alpins ont dit à l’ennemi : « Halte-là ! »

De cette tâche presque surhumaine la plus grosse part sans doute retomba sur le 51e bataillon, chargé de défendre la ville et les environs de Saint-Dié, en des conditions malheureusement capables de décourager les plus braves. En pareil cas, l’énergie individuelle est la ressource suprême des gens d’honneur. A la gloire du 51e bataillon de chasseurs appartient l’héroïque mémoire du capitaine Rousse-Lacordaire qui, dans la matinée du 27 août, ayant organisé habilement les positions de sa compagnie, réussit, avec l’appui d’une batterie d’artillerie, à tenir en échec les Allemands, qui accouraient innombrables, de toutes parts, à l’attaque de la ville de Saint-Dié, défendue par une poignée d’hommes.

Emerveillé par le spectacle de la vaillance avec laquelle ces braves luttaient contre l’écrasante supériorité du nombre et de l’armement, le commandant de la batterie d’artillerie s’écria :

— Courage, mes enfans, nous faisons du beau travail !

Devant cette attitude résolue d’un bataillon qui voyait le feu pour la première fois, les Allemands, aguerris cependant par vingt jours de campagne, font un mouvement de recul si évident que les artilleurs de la batterie, canonnant le terrain à découvert, dans la direction du village de Nayemont-les-Fosses et de la ferme de la Malgrange, sont obligés d’allonger leur tir.

Alors les alpins s’élancent au pas de charge, baïonnette au canon, le capitaine Rousse-Lacordaire courant à la tête de ses hommes, sabre en main. La fusillade est vive. Les balles sifflent de tous côtés. Tous les bois d’alentour semblent vomir des casques à pointe. Que faire, un contre dix, contre vingt, contre trente, contre cent ? La batterie d’artillerie étant obligée de se replier pour n’être point prise par l’ennemi, les alpins sont criblés de projectiles de gros calibre. Peu s’en faut que la batterie ne tombe aux mains des Allemands. Sur toutes les hauteurs qui dominent Saint-Dié, d’Ormont, des Raids de Robache, du Bois-Brûlé, l’ennemi débouche à flots précipités où l’on sent toutefois l’exécution d’un plan préparé longtemps d’avance. Il est évident que cette manœuvre d’encerclement est la conséquence d’une longue préméditation, patiemment continuée, pendant près d’un demi-siècle, avec une méthode perfectionnée sans cesse par deux générations de savans et d’espions, mobilisés en deux équipes parallèles toutes les positions qui avoisinent Saint-Dié, — la montagne d’Ormont, les terrasses de Gratain, les roches Saint-Martin, les murailles démantelées du château de Spitzemberg, le col d’Anozel, la vallée de Taintrux, qui ouvre le chemin de Rougiville, de Bruyères et d’Epinal, — avaient été soigneusement repérées, sous prétexte de tourisme, par ces promeneurs en vareuse verte et en chapeau tyrolien, dont le crayon d’Hansi a noté tous les ridicules, et dont notre débonnaire police n’a peut-être pas surveillé suffisamment tous les méfaits.

La butte boisée de. Beulay avait été marquée longtemps d’avance pour servir d’emplacement et de défilement aux batteries lourdes qui devaient balayer de leurs rafales toute la vallée de la Fave, et faire éclater un enfer de projectiles fusans et percutans sur les alpins du 51e bataillon, isolé, accroché aux pentes d’une colline battue par les bombes.

Que faire en une pareille extrémité, sinon se faire tuer pour sauver l’honneur ? C’est ce que fit notamment le capitaine de la 7e compagnie, M. Rousse-Lacordaire, admirable officier, dont les dernières paroles, toutes inspirées par un magnifique idéal, ont été recueillies, au moment suprême, par les témoins de sa mort glorieuse[10]. Les sous-lieutenans Bonimont et Girard tombèrent au même champ d’honneur. Les mitrailleuses ne cessèrent de tirer sur l’ennemi, jusqu’au moment où la retraite des artilleurs, à court de munitions, se repliant en bon ordre sur Saint-Dié pour sauver leurs pièces, obligea les alpins à redescendre dans la ville. Jusqu’au bout, le sous-lieutenant Allier, chef des mitrailleurs, se maintint sur sa position, malgré l’intensité du bombardement. Le percuteur d’une de ses mitrailleuses s’étant cassé, il n’en continua pas moins son feu, pointant lui-même l’unique pièce dont il disposait, resté presque seul, tenant tête à l’ouragan des « marmites » qui l’encadraient de tous côtés. Il ne consentit à se retirer que sur l’ordre formel de ses chefs[11].

Comme le chef de bataillon Dochamps restait encore sur un point très exposé, le sergent Maubert, déjà blessé, et le caporal-fourrier Chaumont lui demandèrent ce qu’il fallait faire.

— Partez, répondit-il, et rejoignez le bataillon.

Et, comme il restait immobile sur place, en vue de l’ennemi qui s’avançait à grands pas :

— Venez, mon commandant, dit le caporal, ne restez pas ici.

— Laissez-moi, répondit le brave et malheureux officier, je veux mourir ici.

A grand’peine, l’insistance respectueuse du sergent et du caporal arrachèrent de cette position dangereuse l’infortuné commandant, qui avait vu, pour ainsi dire, son bataillon se fondre sous ses yeux, et dont le désespoir, facile à comprendre, hélas ! était tragique.

Pendant ce temps, le 51e bataillon se reformait, tant bien que mal, avec le concours d’un commandant d’infanterie, sans liaison possible avec le haut commandement, dans cette ville qu’il avait traversée l’avant-veille, fanfare en tête, avec tous ses convois au complet, ses mulets bien harnachés, ses mitrailleuses toutes neuves. Aux alpins se joignent quelques fantassins, débris d’unités éparpillées par les combats de la veille. D’un commun accord, ces braves gens se préparent à défendre la ville rue par rue et maison par maison. La rue du Nord et la rue Saint-Charles, par où les Allemands doivent nécessairement arriver, sont barricadées. Mais que peut faire un si petit nombre d’hommes, au fond d’un entonnoir creusé par la vallée de la Meurthe, sous la pression d’une armée qui occupe les hauteurs avoisinantes, et qui, par une série de mouvemens concentriques, recommence sans cesse, selon l’habitude des Allemands, la manœuvre de Sedan ? C’est miracle que les vaillans alpins n’aient pas été tous cernés et faits prisonniers d’un seul coup.


II. — LA BATAILLE DES RUES

Durant toute cette douloureuse journée du jeudi 27 août 1914, le 51e bataillon avance tour à tour, et se replie à travers la ville bombardée, au gré des fluctuations de cette lutte inégale. Un moment vient où, la position n’étant plus tenable, il se retire, par le quartier de la Bolle, au lieu-dit « les Tiges. » Survient, à ce moment critique, l’ordre de rentrer dans la ville et de « la défendre jusqu’au bout. » C’est effectivement ce que tentent les alpins, sous une rafale d’obus, tirée de Sainte-Marguerite et de Provenchères. Que faire là contre, avec des fusils et des baïonnettes ? Rue d’Alsace, les tirailleurs bavarois se sont dissimulés dans les mansardes des maisons barricadées, et tirent à bout portant sur les chasseurs. Rue de la Prairie, les alpins réussissent à se retrancher derrière une barricade bien organisée, où ils peuvent éviter les ricochets. Arrive un obus, démolissant la barricade, tuant ou blessant tous les défenseurs. Un instant, les survivans de cette catastrophe se groupent autour d’un commandant d’infanterie, qui fait preuve d’une énergie extraordinaire, et qui, parmi les décombres fumans et les cadavres palpitans, fait face à l’ennemi, le revolver au poing. Un obus tombe dans la rue, un autre sur une maison dont le toit s’effondre… Les combattans, ébranlés par la secousse, paralysés par le déplacement d’air, voient chanceler, dans un nuage d’étouffante fumée, le commandant blessé.

Au Nord de la ville, le sous-lieutenant Allier, — avec ses quelques hommes, un sous-officier du 62e bataillon alpin, le sergent Yvert, et son unique mitrailleuse, — ne s’était replié que lentement. Avant de se diriger vers les rues du centre, il veut s’assurer si le bataillon est poursuivi. Il improvisé une position défensive, et envoie un chasseur en reconnaissance. Celui-ci revient, disant :

— Les voilà, ils avancent en colonnes par quatre et sont très nombreux. Sauvons-nous, mon lieutenant !

— Non, s’écrie l’officier, il faut les attendre !

En effet, au moment où les assaillans débouchent en formation serrée, au bout de la rue, un feu terrible les accueille. Leurs premiers rangs sont fauchés. Pris de panique, ils se sauvent en désordre, cherchant à se réfugier dans les maisons, dont ils enfoncent à coups de crosse les portes et les fenêtres.

Témoin de ce haut fait d’armes, accompli par une poignée d’hommes animés de la volonté de résister jusqu’au bout à la supériorité du nombre, un commandant, qui se trouve là, s’écrie :

— La mitrailleuse du 51e sera citée !…

Ce malheureux officier ne peut en dire davantage, ni exprimer toute son admiration pour son jeune camarade. À ce moment, une balle allemande le frappe et il tombe[12]

Quelques instans plus tard, sous les arcades de l’hôtel de ville et aussi dans le faubourg d’Alsace, rue de Périchamp et à l’entrée de la rue qui monte à Foucharupt, d’autres barricades arrêtent, pendant quelques instans encore, la marche des envahisseurs. C’est une résistance opiniâtre, acharnée, où le sol est disputé pied à pied, pierre par pierre, tandis que les balles sifflent de tous côtés, et qu’au crépitement de la fusillade se mêlent les détonations sourdes des bombes de gros calibre, éclatant au milieu des ruines accumulées par l’incendie. Les infortunés habitans de Saint-Dié craignent de voir leurs maisons, leurs magasins s’écrouler dans cette fournaise. Ils hésitent à rester chez eux. Et cependant s’ils sortent de leurs caves pour échapper au feu et à la fumée, ils risquent de subir le sort du comptable de la bonneterie Blech et Cie[13], qui fut saisi par les Allemands, ainsi que les sieurs Chotel, Léon Georges, Henri Louzy, et forcé de marcher de front, avec ses compagnons d’infortune, devant une colonne d’assaut, contre une barricade. Au bout de quelques pas, Chotel tomba sur les genoux et sur les mains. Un flot de sang s’écoulait de ses vêtemens. Se retournant vers les Allemands, il s’écria d’une voix forte :

— Assassins ! Lâches !

Ce furent les dernières paroles de ce malheureux homme. Poussant un gros soupir, il s’étendit, mort.

Littéralement enragés par la résistance d’une ville qu’ils avaient cru pouvoir saisir d’un coup de main, les assassins et les lâches qu’avait flétris ce dernier mot d’un mourant continuaient à pousser devant eux, en les piquant à coups de baïonnette, en les frappant à coups de crosse, un troupeau de civils, pris entre deux feux, dans la fusillade et la canonnade. Le comptable de la bonneterie Emile Blech fut atteint d’une balle au ventre. En le voyant tomber, un officier allemand se mit à rire, en disant :

— Vous saurez que ce sont des balles françaises qui vous frappent, et non des balles allemandes.

Un Boche dont l’Histoire doit conserver le nom et flétrir les méfaits, le lieutenant bavarois A. Eberlein, eut l’infernale malice de forcer trois civils à s’asseoir sur des chaises, au milieu d’une rue balayée par l’artillerie et la mousqueterie[14]. Le Herr Leutnant jouissait férocement du supplice de ses victimes. Leurs prières angoissées, les gestes de leurs mains jointes l’amusaient prodigieusement. Et qu’on ne voie point dans cette cruauté atroce uniquement l’effet d’une fantaisie individuelle. C’était la conséquence d’un ordre donné par le général en chef von Knœrzer. Sous les fenêtres de l’hôpital Saint-Charles, deux autres otages sont poussés contre un mur et fusillés par un peloton de six soldats allemands[15]. Eberlein voit leurs cadavres gisant sur la chaussée et se réjouit.

Pendant ce temps, devant une maison de la rue Tharin, brûlée par ordre, arrosée de pétrole, embrasée méthodiquement par l’emploi des pastilles incendiaires qu’a inventées le professeur Ostwald, chimiste officiel de l’université de Leipzig, un colonel allemand faisait des discours à une assemblée de vieillards, de femmes et d’enfans terrorisés :

— Regardez, disait-il, regardez votre ville, comme elle brûle bien ! Cela vous apprendra à nous déclarer la guerre !

Toujours le mensonge allemand, machine de combat, dont l’emploi est réglé par les barbares savans, aussi attentifs au « bourrage des crânes » qu’au chargement des obus de 420, — le mensonge incessant, répété, s’imposant par l’obsession physique aux soldats du kaiser et faisant de l’armée allemande une horde dont l’équipement homicide est complété par une provision de sophismes meurtriers. La consigne est de répéter par rangs et par files l’énorme imposture du baron de Schoen, ambassadeur d’Allemagne à Paris, affirmant qu’un aviateur français a bombardé la voie ferrée de Nuremberg au mois de juillet 1914 ! Ce mensonge est une vérité pour les têtes carrées qui, sous d’innombrables casques à pointe, descendent sur Saint-Dié par le chemin de la Corvée, par les hauts de Robache, par les sentiers des Molières, par la route de Saint-Jean-d’Ormont.

Les survivans du 51e bataillon de chasseurs alpins, voyant leurs barricades détruites par un bombardement auquel notre artillerie ne pouvait pas répondre, vont s’abriter au faubourg des Tiges, situé à l’Ouest de la ville, sur la route que traverse le passage à niveau du chemin de fer de Lunéville à Epinal. Là, au café de la Madeleine, ils voient un colonel d’artillerie, penché sur une carte d’état-major, et donnant des indications à quelques officiers de leur bataillon, ainsi qu’à des gradés de tous régimens, réunis comme par hasard en cet endroit, au milieu d’un inquiétant pêle-mêle d’uniformes dépareillés. Mais voilà qu’une vive fusillade, éclatant du côté des roches Saint-Martin, annonce aux défenseurs de Saint-Dié qu’ils vont être contournés, cernés par des ennemis dont ils ne peuvent même pas évaluer le nombre ni la force. Les masses allemandes semblent se multiplier de tous côtés. La gare est envahie. Toute retraite sera bientôt coupée, si l’on ne se décide à une prompte résolution. Il n’y a plus que deux alternatives : se rendre sur place ou se donner de l’air, prendre du champ par la dernière issue, afin de revenir bientôt et d’empêcher les Allemands de pénétrer dans le massif boisé qui sépare Bruyères de Saint-Dié. L’idée d’une capitulation est vivement écartée. Sous les ordres du commandant Dechamps, le repli commence, en bon ordre. Les hommes peuvent se défiler, par des chemins détournés, et sous la faible protection de la voie ferrée, jusqu’au ruisseau du Taintrouet, qu’il faut passer à la nage. Malheureusement, les eaux de ce torrent ont été subitement grossies par un orage récent, et plusieurs blessés, entraînés par les flots, périssent avant d’avoir pu atteindre la rive salutaire.

Enfin, au terme de cette affreuse journée, où les élémens eux-mêmes, soulevés par la tempête, semblaient favoriser les desseins de l’ennemi, nos héroïques alpins, exténués, purent se coucher, s’endormir sur la paille, sous les sapins, ou dans le foin des granges, dans les maisons longues et basses, sous les toits en bardeaux qui s’allongent pour couvrir d’un même abri les animaux et les hommes, au milieu des bois de la Madeleine et d’Herbaville, à la scierie de la Menantille, aux baraques de Sauceray, aux chalets des marcaires de la Groix-Idoux, aux Moitresses, à la grande scierie de Rougiville. Le ravitaillement n’ayant pu parvenir jusqu’à ces cantonnemens improvisés, plusieurs chasseurs s’estimèrent heureux de retrouver, au fond de leurs musettes, quelques bonbons que leur avaient donnés, l’avant-veille, les habitans de Saint-Dié, lorsqu’ils étaient entrés dans la ville, fanfare en tête et fanions au vent.

Le lendemain matin, 28 août, sur le coup de neuf heures, un automobile portant aux panneaux de sa carrosserie l’écusson de l’empire germanique, l’aigle rapace aux ailes éployées par une envergure menaçante, amenait à Saint-Dié, venant de Sainte-Marguerite par la rue d’Alsace, Son Excellence Karl-Albert von Knœrzer, général en chef. Ce personnage mit pied à terre devant les arcades de l’hôtel de ville, se lit présenter les adjoints, MM. Colin et Burlin, et leur commanda aussitôt d’afficher la proclamation que voici :


PROCLAMATION AUX HABITANS DE SAINT-DIÉ

Le gouvernement de la République française a fait passer ses troupes (sic) la frontière allemande pour venir en aide à la Russie.

Je sais combien cette guerre est peu populaire en France, qui vous a été octroyée par votre gouvernement contre la volonté bien déterminée du pays.

La parole est maintenant aux armes.

La civilisation européenne, défendue par l’Allemagne et l’Autriche contre les Serbes et les Russes, protecteurs de l’assassinat politique, et la discipline allemande bien connues (sic) sont la garantie que l’action armée ne se dirigera que contre les forces militaires.

Tous les non-combattans peuvent être sûrs qu’ils ne seront pas inquiétés ni dans leur personne, ni dans leur fortune tant qu’ils resteront tranquilles.

Les armées allemandes ont fait leur entrée en France.

Si bien que nous respecterons la liberté des non-combattans, si bien (sic) nous sommes décidés à réprimer avec la dernière énergie et sans pardon tout acte d’hostilité commis contre les troupes allemandes.

Seront immédiatement fusillés :

Toute personne se rendant coupable d’un acte d’hostilité contre un membre de l’armée allemande ;

Tous les habitans et les propriétaires des maisons dans lesquelles se trouvent des Français faisant partie de l’armée française, ou des personnes tirant sur nos troupes, sans que ces faits ou la présence des personnes suspectes aient été annoncées (sic) à la commandature de la place, immédiatement à l’entrée de nos troupes ;

Toute personne qui cherche à aider ou qui a aidé la force armée ennemie ou qui cherche à nuire ou qui a nui à nos armées d’une façon quelconque, surtout en coupant les fils télégraphiques ou téléphoniques ;

Toute personne qui arrachera ces affiches.

Seront tenus responsables :

M. le curé, le maire, l’adjoint du maire et les instituteurs, pour les actes d’hostilité de la population.

Seront brûlés :

Les bâtimens d’où seront sortis les actes d’hostilité.

Dans des cas répétés, la ville entière sera détruite et brûlée.

En outre est ordonné :

1° Toutes les armes (fusils, pistolets, revolvers, brownings, sabres, etc.) devront être remises immédiatement à la commandature de la place dès l’entrée de nos troupes ;

2° La circulation dans la ville est défendue entre huit heures du soir jusqu’à six heures du matin ; les sentinelles vont tirer sans appel sur tous les individus faisant infraction à cet ordre ;

3° Tout rassemblement de plus de trois personnes est défendu ;

4° Est défendu le son des cloches ou de communiquer avec l’ennemi par des moyens quelconques ;

5° M. le curé, le maire, le maire-adjoint et les instituteurs auront à se présenter immédiatement après l’entrée de nos troupes à la commandature de la place qui me réserve le droit de les retenir comme otages pour l’exécution de ce qui est dit ci-dessus à leur égard ;

6° Est défendu de s’approcher quoi que ce soit des malades, blessés ou morts de nos armées, ou des prisonniers de guerre se trouvant sous la protection de nos armées ;

7° Seront punis, d’après les lois de guerre allemandes, toute personne faisant infraction à ce qui est ordonné ci-dessus ou qui commet contre nos autorités ou leurs membres des actes répréhensibles.

Saint-Dié, le 27 août 1914.

Le général commandant en chef :

KNŒRZER.


Autant de mots, autant de mensonges énormes et de malices noires. Ce document semble avoir été copié sur la proclamation que von Emmich adressa aux Belges, lorsque l’armée allemande de la Meuse violait la neutralité de la Belgique.

Le général von Knœrzer se croyait bien sûr de la victoire. Son dessein, dicté par le kronprinz Rupprecht de Bavière, était de franchir la Meurthe, la Mortagne, la Moselle ensuite entre Bayon et Châtel par la trouée de Charmes. Il comptait sortir de Saint-Dié par la rue de la Bolle, le lieu-dit « les Tiges » et les bois de la côte Saint-Martin ; se diriger, par la vallée de Taintrux, vers Rougiville ; franchir le col du Haut-Jacques ; escalader la colline des Rouges-Eaux ; déboucher à Bruyères pour gagner Epinal. Il avait compté sans les chasseurs alpins, par lesquels il fut, pour ainsi dire, embouteillé dans sa conquête.


III. — L’EFFORT SUPREME

A sept heures du matin, le 28 août, au col du Haut-Jacques, 180 chasseurs du 51e bataillon se rassemblent, sous le commandement des lieutenans Sauzet et de Serbrun. En descendant le sentier abrupt de la Fouriotte, ils retrouvent à Rougiville une importante fraction de 600 chasseurs, réunis sous les ordres du commandant Dechamps et de quelques autres officiers. Le bataillon est reconstitué, dans toute la mesure du possible, et l’on marche en formation serrée sur Saint-Dié, pour exécuter une contre-attaque.

Les Allemands occupent le hameau des Tiges et le passage à niveau de la voie ferrée de Lunéville à Epinal. Il s’agit de les déloger de cette position d’où ils menacent la route de Bruyères. Toutes les explications étant données aux commandans de compagnie et aux chefs de section sur l’objectif assigné, les hommes mettent sac à terre, forment les faisceaux, prennent quelques momens de repos. Une distribution de pain est faite, — la première depuis le 25 août !

A deux heures de l’après-midi, les clairons sonnent la charge. Les chasseurs s’élancent pour une vigoureuse contre-attaque, en liaison avec les fantassins du 99e régiment. L’ennemi, surpris par ce mouvement inattendu, réagit par un bombardement intense. Malgré la violence de ce tir de barrage, le hameau des Tiges est enlevé d’assaut, à la baïonnette. Les Allemands s’enfuient en désordre, abandonnant leurs prisonniers et tout leur matériel. Etait-ce l’heure d’attaquer à fond les conquérans de Saint-Dié ? Une coordination de mouvemens eût-elle pu refouler très vite le général von Knœrzer et ses Wurtembergeois ? Quoi qu’il en soit, la brillante opération du 8le bataillon demeura isolée et n’eut point les conséquences qu’on en pouvait attendre. L’ennemi eut le temps de se fortifier aux abords de la ville, principalement dans la rue des Cités, perpendiculaire à l’avance des chasseurs.

Quand le 51e bataillon, dispersé par l’attaque à la baïonnette et qui avait encore perdu deux officiers, les lieutenans Birmann et Gouyt, eut été rassemblé, une section fut envoyée en avant par un commandant d’infanterie. Sa mission était de reconnaître l’entrée de la ville et de protéger par ses feux l’avance des troupes qui devaient aborder, quelques instans après, le quartier de la Bolle, incendié au pétrole par les Allemands. Les renforts attendus, annoncés, n’arrivèrent pas. Quel dommage ! L’ennemi, à cette heure, était nettement dominé. La gare n’était plus occupée. Une mitrailleuse allemande tiraillait, sans blesser personne, comme si les tirailleurs affolés eussent été incapables de prendre la ligne de mire… L’occasion fut perdue.

Les chasseurs de la section envoyée en reconnaissance eurent la joie, dans cette déception, de trouver, vers huit heures du soir, dans une maison de la rue de la Bolle, le sous-lieutenant Allier, qui s’était avancé le plus loin possible dans la direction de l’ennemi. Ils avaient la plus grande confiance en ce jeune officier. La veille, on l’avait vu à l’œuvre, avec sa mitrailleuse, sous les arcades de l’hôtel de ville. Malheureusement, dans la bousculade de la contre-attaque, il s’était trouvé brusquement séparé de ses hommes, qui le croyaient tuée

— J’espère sous peu les retrouver ! dit-il au caporal-fourrier Chaumont.

Les Allemands étaient si près qu’ils entendirent le sous-lieutenant parler avec le caporal et ouvrirent un feu très vif dans leur direction. Le jeune officier commanda le silence aux braves gens, un peu disparates, que le hasard mettait sous ses ordres, et qui, tout heureux de trouver un chef, ne voulaient plus le quitter. La nuit tombait, très calme, ralentissant le combat, ramenant, après les rudes instans de la lutte et de l’agonie, les doux momens du sommeil et du repos.

Tout à coup, dans le jardin de la maison occupée par cette troupe isolée, le caporal Chaumont croit entendre un bruit de feuilles remuées. Il s’avance vers l’endroit d’où venait ce bruit étrange, et voit soudain sortir d’une touffe de lauriers-roses, dans l’ombre, un homme, vêtu d’habits civils. Est-ce un espion ? Ses réponses à un interrogatoire immédiat sont inintelligibles. Il semble ignorer le français. On le saisit, on lui lie les mains avec la cravate d’un chasseur. Il est plus mort que vif.

— Ne le maltraitez pas, dit le sous-lieutenant au caporal. Soyez indulgent… S’il ne dit pas la vérité, il n’y coupera pas. Et surtout, ne le laissez pas échapper.

Vérification faite, c’était un pauvre Savoyard, ne connaissant guère que le patois de son village, et qui, fait prisonnier la veille par les Allemands, s’était évadé de leur corps de garde, et s’était réfugié dans une maison abandonnée où il avait trouvé des habits civils qu’il avait aussitôt revêtus. Ainsi accoutré, il avait passé la nuit sous un lit, sans prendre de nourriture. Ayant entendu le refrain de son bataillon, sonné par les clairons, au moment de l’attaque, il était sorti de sa cachette, et s’efforçait de regagner les lignes françaises…

Brave garçon ! avec quel plaisir on le détache, on le félicite, on le fête ! Il pleure de joie, se ressaisit, retrouve l’usage de la parole humaine et de la langue française. Finalement, on l’envoie se reposer et dormir, dans une auberge voisine, avec le caporal-fourrier qui l’a découvert dans son bosquet de lauriers-roses, et duquel désormais il ne veut plus se séparer.

Quand l’aube se leva, dans un de ces brouillards d’été qui planent quelquefois sur le paysage matinal des Vosges, une quinzaine de chasseurs et un officier étaient postés au passage à niveau devant la maison du garde-barrière, et se proposaient, malgré leur petit nombre, d’imposer un cran d’arrêt à l’avance des Allemands déjà prêts à déborder Saint-Dié. C’est par cette poignée d’hommes parmi lesquels le petit Savoyard, retrouvé la veille, fit le coup de feu avec une admirable crânerie, que fut défendu le passage à niveau des Tiges, — lieu désormais célèbre, où fut égalée la bravoure d’un Bayard, défendant presque seul le pont du Garigliano.

Le commandant d’infanterie qu’on avait vu la veille donner ou transmettre des ordres, et qui n’était autre que le chef de bataillon Gay, ancien officier du 13e alpins, passé au 99e d’infanterie, avait résumé en ces termes énergiques le suprême effort à faire en cet endroit :

— Vous allez vous déployer en tirailleurs dans ce pré. Vous avancerez jusqu’à la voie ferrée, face la gare ; vous vous installerez au passage à niveau ; si vous n’êtes pas attaqué, vous avancerez jusqu’à ce que vous ayez le contact avec l’ennemi. Vous me rendrez compte de tout ce que vous apercevrez. Dans n’importe quel cas, vous défendrez le passage à niveau jusqu’au bout…

Le commandant Gay insista :

— Jusqu’au dernier homme.

L’action du 29 août 1914 n’aurait pas pu s’engager, et les Allemands eussent trouvé l’issue qu’ils cherchaient pour déboucher sur la route de Bruyères, si cette défense héroïque du passage à niveau n’eût opposé à leur marche, pendant des heures décisives, un obstacle invincible.

Cette journée fut atroce. Exaspérés par une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas, les Allemands ont commis, ce jour-là, les pires cruautés, fusillant les prisonniers, achevant les blessés, mettant le feu partout, assouvissant sur les choses et sur les gens leur rage forcenée.

La maison Villemin, aux Tiges, porte encore la trace des crimes qu’ils ont commis en fusillant, à bout portant, des hommes désarmés.

Dans la cuisine de cette maison s’étaient réfugiés une trentaine de soldats du 99e régiment d’infanterie. La section dont ils faisaient partie avait d’abord été disposée en lignes de tirailleurs sur le talus du chemin de fer et surveillait les prairies, lorsque l’ennemi survint à l’improviste, du côté opposé. A peine se sont-ils repliés dans la maison Villemin, qu’ils y sont cernés sous le feu des mitrailleuses qui coupent la route, entourant la maison de tous côtés. N’ayant point d’officier parmi eux pour organiser la défense, ces malheureux fantassins, privés d’un chef, se résignent à se rendre. Par un long et étroit couloir qui débouche sur la cour de la maison, l’un d’eux s’avance vers l’ennemi, agite un linge blanc. Les autres le suivent, à la queue-leu-leu. Un lieutenant allemand les fait défiler un à un, leur ordonnant de quitter leur équipement et de mettre bas les armes. La route est pleine d’Allemands, coiffés du casque à pointe avec manchon de toile grise. Tout à coup, un cri d’effroi retentit : « On les fusille ! » En effet, le soldat Palayer, du 99e, arrivé au seuil de la porte, a vu ses camarades, ceux qui venaient immédiatement avant lui, alignés contre le mur de la maison. Vainement ils invoquent les lois de la guerre. Vainement un soldat allemand intervient auprès d’un officier, qui le repousse de la main, d’un geste dur. Le feu d’un peloton d’exécution, disposé sur deux rangs, à cinq pas des victimes, répond à ces cris de détresse, Palayer, qui se trouve à l’extrémité de cet alignement funèbre, ayant eu la chance de n’être pas touché, se laisse tomber sur le côté gauche, fait le mort, se cache derrière un portail, et peut ainsi, après le départ des bourreaux, escalader une échelle qui mène à un fenil, où il restera caché dans le foin, pendant plusieurs jours, vivant d’un paquet d’oignons, et se dérobant, par un nouveau miracle, aux investigations d’un Boche, qui vient, à plusieurs reprises, piquer de sa baïonnette le foin et la paille du fenil. D’autres fantassins du pauvre 99e, notamment Joseph Blanc, François Reynard, Maximin Grand, Marius-Vincent Dufaud, ont pu se réfugier dans une cave, d’où ils furent délivrés lors de la rentrée des troupes françaises dans la ville de Saint-Dié. Ils ont raconté, sous la foi du serment, leur lamentable aventure et cet horrible carnage, dont il ne restait que sept rescapés.

Le jour même où cet épisode navrant montra, une fois de plus, hélas ! en quel état de détresse peut tomber une troupe qui ne se sent plus dirigée ni commandée, les quinze alpins du passage à niveau trouvaient un chef dans la personne de Roger Allier, sous-lieutenant mitrailleur du 51e bataillon.

A mesure que le brouillard s’élevait au-dessus des vallées ondulées et des croupes rondes, la situation était de plus en plus critique. La fusillade faisait rage. Deux mitrailleuses battaient les abords du passage à niveau. Le caporal Chaumont, chargé de surveiller la situation et d’en rendre compte, aperçut des sections ennemies qui traversaient la rue de la Bolle et se rendaient à la gare. Il avertit son chef.

— Feu à répétition ! s’écria celui-ci, hausse à 250 mètres.

Le tir dut être terrible. Les cris des blessés arrivaient jusqu’aux intrépides défenseurs du passage à niveau.

Mais des forces ennemies, protégées par une mitrailleuse que le sous-lieutenant Allier tint à repérer lui-même, au péril de sa vie, s’avançaient de manière à contourner la position et à prendre à revers cette élite de braves.

Debout, dressant sa haute taille, méprisant la mort, encourageant ses hommes par sa fermeté, sa vaillance et son entrain, le jeune officier dirigeait les feux avec un courage superbe. Le brouillard s’étant dissipé, le soleil d’une merveilleuse matinée d’été, adorablement pure, brillait au-dessus des montagnes vertes, dans l’azur du ciel exempt de nuages. Sur l’herbe et sur la mousse flottait l’ombre légère des sapins. C’était une de ces heures radieuses qui semblent faites pour la victoire. Une salve d’artillerie, annonçant par ses coups secs et précis la présence, toute proche, d’une batterie de 75, balaya la grande prairie d’Hellieule, anéantissant par ses rafales les élémens ennemis qui venaient par la gauche. Ayant aperçu des outils de terrassier, le sous-lieutenant Allier fit faire une tranchée. Il prit lui-même une pelle et commença le travail. Le sol était dur, plein de cailloux. Protégés par cette tranchée, les chasseurs tiraient sans discontinuer. Deux, ou trois fantassins du 99e les ravitaillèrent en cartouches. À un certain moment, leurs fusils devinrent intenables, tant ils étaient chauds. Animés par un chef qui d’ailleurs avait fait comprendre très clairement qu’il n’admettait aucune velléité de retraite ni aucune tentation de défaillance, rivalisant de prouesse, insoucieux du danger, les défenseurs du passage à niveau faisaient des ravages dans les rangs des Allemands. Ceux-ci, ébranlés par cette farouche résistance, ne se doutaient pas qu’ils avaient affaire à un si petit nombre de braves gens. Déjà, l’avant-veille, un adjudant de la 10e compagnie du 51e bataillon, nommé Callendrier, ayant eu le malheur de tomber entre leurs mains, fut presque martyrisé par des officiers allemands qui allèrent jusqu’à lui mettre le revolver sur la tempe, le questionnant vainement pour savoir où était le bataillon, et combien il pouvait compter encore d’hommes en état de faire campagne. Pour en finir, et croyant avoir devant eux un gros effectif, alors qu’ils avaient affaire à quinze hommes dont plusieurs étaient déjà blessés, ils mirent en mouvement plusieurs colonnes qui s’avancèrent par la gare. Leur nombre augmentait toujours. Averti par un de ses signaleurs, le sous-lieutenant Allier sortit de sa poche une feuille de papier, sur laquelle il traça, d’une main ferme, quelques mots au crayon. Quand il eut fini d’écrire ce billet, il commanda :

— Un chasseur !

Le caporal Chaumont, débouta côté de lui, s’avance

— Tenez, Chaumont, lisez…

Il ajoute :

— Derrière la barricade, à côté du café, vous trouverez un commandant d’infanterie. Vous lui remettrez ce billet et vous lui donnerez les indications nécessaires sur notre situation.

Voici le contenu de ce billet :


Des forces ennemies s’avancent du côté Est de Saint-Dié et vont nous contourner. Faites le nécessaire.

Signé : Sous-lieutenant ALLIER.


Après le départ du caporal Chaumont, qui malheureusement ne trouva pas le commandant d’infanterie, et fut lui-même grièvement blessé, le sous-lieutenant continua de diriger cette résistance obstinée. On lui avait dit de « tenir jusqu’au bout. » Il « tenait, » fidèle à l’ordre reçu, à la consigne donnée, au devoir accepté. Il « tenait, » jusqu’aux dernières cartouches, prenant lui-même un fusil pour faire le coup de feu. Les derniers survivans de ce combat ramassaient les cartouches des morts et des blessés. Cela dura toute la matinée, jusqu’aux approches de midi, malgré le feu terrible d’une mitrailleuse allemande qui, par le soupirail d’une maison voisine, tirait presque à bout portant sur cette troupe héroïque. À ce moment (il était environ onze heures et demie), le sous-lieutenant, debout, sous un arbre, regardait au loin, avec sa jumelle, lorsque soudain ses hommes le virent s’affaisser, atteint aux deux jambes par des balles de mitrailleuse. Le drap de ses bandes molletières était arraché. Son sang coulait à flots. Deux chasseurs le transportèrent un peu en arrière, afin que la maison du garde-barrière pût lui servir d’abri. Comme on le déposait devant la porte, il insista pour qu’on le laissât en cet endroit.

— Ne vous occupez pas de moi, dit-il. Que les blessés se cachent, s’ils le peuvent, dans la maison.

Et il répéta la consigne suprême :

— Quant aux autres, ils doivent tenir jusqu’au dernier.

Le caporal Minazzoli se pencha vers le jeune officier pour lui faire un pansement. Mais il tomba lui-même, blessé. Une grêle de balles criblait le terrain. La situation devenait intenable pour ces braves gens, qui, en perdant leur chef, avaient, en quelque sorte, perdu l’âme de leur héroïque résistance. Pourtant, deux ou trois chasseurs résistaient encore dans la tranchée. Les autres, presque tous blessés, se réfugièrent dans la maison du garde-barrière. Resté seul, le chasseur Carroux les rejoignit et, par la fenêtre, tira encore quelques cartouches.

— Du moins, disait-il, on en aura descendu quelques-uns de plus.

A peine Carroux avait-il prononcé ces paroles, qu’une balle lui fracassa les os du bras en déchirant les chairs… Avant de s’éloigner de la fenêtre, pour se réfugier dans la cave, le dernier combattant de cette lutte désespérée vit que les Allemands n’étaient plus qu’à quelques mètres de la maison, et s’apprêtaient à l’incendier. Le sous-lieutenant Allier, gisant sur le sol, avait été immédiatement entouré par la horde furieuse.

Que devint ensuite ce jeune homme intrépide, ce chef qui, avec quinze hommes, a su pendant plusieurs heures, empêcher les Allemands de sortir de Saint-Dié, donnant ainsi à ses frères d’armes le temps d’organiser une nouvelle contre-attaque et de refouler vers la frontière un ennemi qui croyait déjà tenir l’une des voies qui auraient conduit l’invasion au cœur de la France ?

Un adversaire chevaleresque eût recueilli ce glorieux blessé avec tous les honneurs et tous les égards qui étaient dus à sa prouesse. Les Allemands le laissèrent porter dans une des ambulances de la ville, où il resta jusqu’au lendemain. Des documens d’ordre historique et judiciaire diront, un jour, quel crime fut commis avec préméditation, au moment où ce blessé, qui n’avait encore reçu aucun pansement, allait être évacué sur l’Alsace. Qu’attendre d’un Knœrzer ? Ce Wurtembergeois servile et brutal avait en poche, lui aussi, l’ordre transmis par le général Stenger aux Badois de la 58e brigade : Von heute ab werden keine Gefangene mehr gemacht. Sämmtliche Gefangene werden niedergemacht. Verwundete ob mit Waffen oder wehrlos, werden niedergemacht… Kein Feind bleibt lebend hinter uns. Cet affreux grimoire veut dire : « A partir d’aujourd’hui, il ne sera plus fait de prisonniers. Tous les prisonniers seront abattus. Les blessés, armés ou non, seront abattus… Il ne doit pas rester un ennemi vivant derrière nous. »

La mort du sous-lieutenant Roger Allier, lâchement assassiné par les Barbares, inflige une tache indélébile au nom déshonoré des soldats allemands et des chefs allemands auxquels son héroïque sacrifice a fermé l’issue par où ils voulaient sortir de Saint-Dié pour atteindre plus loin la route qu’ils croyaient ouverte à leurs appétits de conquête et à leur fureur de dévastation. Les derniers jours de la noble vie qu’il a donnée pour la France résument tout ce qu’une âme française peut contenir de vaillance consciente, de clairvoyante bravoure, d’abnégation stoïque, de courage et d’honneur. C’est une haute et idéale figure dans l’élite de ces jeunes hommes qui, voués d’avance au plus glorieux destin, désignés par une sorte de vocation sublime aux consécrations de l’histoire et de la poésie, sont allés cueillir, sur les champs de bataille, la palme du martyre, en moissonnant, pour notre France immortelle, les lauriers de la victoire.


Le suprême sacrifice de ces braves n’aura pas été inutile Leur résistance, poussée jusqu’au bout, avait arrêté l’ennemi au débouché d’un passage où il comptait s’engager pour une action décisive. Grâce à eux, les Allemands n’ont pas pu profiter de l’occupation de Saint-Dié, et furent rejetés hors de la ville vers des positions qui n’avaient plus aucune valeur militaire et qui ont acheminé définitivement les Bavarois, les Wurtembergeois, les Badois vers la frontière en un mouvement de retraite qui se terminera par la déroute de l’ennemi.


GASTON DESCHAMPS.


  1. Voyez, dans la Revue des 15 novembre 1916 et 15 février 1917, les lumineux articles de M. Gabriel Hanotaux sur la Bataille de la trouée de Charmes et la Bataille des Ardennes.
  2. Ils voulaient recommencer la manœuvre d’encerclement qui, dans la journée du 2 septembre 1870, avait surpris l’armée de Châlons, immobile et passive. Les Bavarois se souvenaient d’avoir contribué au succès de cette manœuvre par les combats de Beaumont et de Balan, par l’incendie et par les carnages de Bazeilles. Le prince Rupprecht de Bavière avait été élevé dans ces souvenirs.
    Voyez Georges Bertrand, Carnet de route d’un officier d’alpins, p. 15.
  3. Impressions de guerre, extraits d’un carnet de route, par le docteur P.-J. M.
  4. Cette attaque, déclenchée avec des forces énormes, fut enrayée par les alpins du 13e et du 22e bataillon. Le commandant Verlet-Hanus (du 13e) et le commandant de Parisot de la Boisse (du 22e) furent tués dans ces rencontres, à la tête de leurs chasseurs, l’un le 27 août, l’autre, le 3 septembre.
  5. Voyez le Diable au Cor, du 16 mai 1915.
  6. Les cotes 459 et 320.
  7. Ont péri, dans ce premier bombardement d’une ville ouverte, Willemain (Eugène), 47 ans ; Hummel (Edouard), 69 ans ; Colin (Augustine), 23 ans ; Simon (Jeanne), 16 mois, etc. (Note de M. Burlin, adjoint au maire de Saint-Dié.
  8. Ce vaillant officier, tué le 20 août 1914, était le beau-frère du capitaine Jean Pravaz, mort lui aussi au champ d’honneur.
  9. Lettre de M. l’abbé Gérard à M. Louis Colin.
  10. Voyez Ferdinand Belmont, Lettres d’un officier de chasseurs alpins, p. 31-33.
  11. Témoignages du chasseur Décurninge, du chasseur Carroux, du muletier Paulmaz, ce dernier parlant en présence du capitaine Aweng, qui fut lui-même grièvement blessé à Sainte-Marguerite, le 26 août.
  12. Récit d’un mitrailleur du 51e, rapporté par le chasseur Décurninge.
  13. M. Georges Visser, père de cinq fils sous les drapeaux.
  14. Eberlein s’est vanté lui-même de cette « bonne idée » dans les Dernières nouvelles de Munich, du 7 octobre 1914 (Vorabendblatt, p. 2).
  15. Mlle Marcelle Ferry, infirmière-surveillante à l’hôpital Saint-Charles, témoin de ce fait, a déposé sous serment devant la Commission d’enquête, instituée par décret du 23 septembre 1914. V. Rapports et procès-verbaux d’enquête de la Commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens, tome V, page 179.