Les Altérations de la personnalité (Binet)/19

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Félix Alcan (p. 265-294).


CHAPITRE VI


L’ANESTHÉSIE SYSTÉMATIQUE

I. Confusion de la terminologie. — Définition de l’anesthésie systématique. — Insensibilité hystérique incomplète et partielle. — Insensibilité en îlots. — Valeur des signes locaux. — Insensibilité relative à certains objets. — L’anesthésie systématique suggérée.
II. Historique. — Bertrand, Charpignon, Braid. — Expériences de M. Bernheim. — Expériences de MM. Binet, Féré et Richer sur la conservation des images complémentaires, et sur la reconnaissance de l’objet rendu invisible. — Expériences de M. W. James. — Expériences de M. Bernheim. — Expériences de M. Liégeois. — Expériences de M. Pierre Janet.
III. Résumé des faits. — Interprétation psychologique.

I


Il nous reste à parler d’un troisième et dernier phénomène psychologique, produit par suggestion. Ce phénomène a vivement attiré l’attention des observateurs dans ces dernières années ; il a donné lieu à de nombreuses discussions, qui du reste n’ont pas été sans profit pour nos connaissances ; les noms qu’on lui a appliqués sont nombreux, et quelques-uns renferment toute une théorie ; M. Bernheim et ses collègues de Nancy se servent du mot d’hallucination négative ; nous avons proposé, avec M. Féré, celui d’anesthésie systématique ; on pourrait aussi donner à ce phénomène le nom de perception inconsciente ; mais il ne faut pas attacher trop d’importance à ces questions de terminologie ; l’essentiel est de se mettre d’accord sur la nature des choses.

On peut décrire ce phénomène comme résultant d’une espèce particulière d’anesthésie ; nous avons longuement parlé dans les pages précédentes de l’anesthésie hystérique, nous avons cherché à en préciser la nature et à en fixer les limites. Pour la facilité de nos descriptions, nous avons pris comme type une anesthésie à la fois totale et complète ; définissons bien ces termes ; l’anesthésie est totale quand elle comprend toutes les espèces de sensibilités d’une région, et elle est complète lorsque les excitations, quelle qu’en soit l’énergie, ne peuvent éveiller aucune trace de conscience. Voici par exemple une malade dont le bras est insensible. On transperce sa main avec une longe épingle, on brûle la pulpe de ses doigts avec un thermo-cautère, on exerce une pression profonde sur les masses musculaires du bras, on fait parcourir une portion du membre par un courant électrique d’une grande intensité, et pendant toutes ces épreuves la malade reste indifférente, et ne perçoit rien, ni sensation ni douleur. On dit alors que son anesthésie est totale, parce qu’elle porte sur tous les modes de la sensibilité cutanée, et complète, parce que les excitations les plus énergiques ne provoquent aucune réaction dans sa conscience[1].

Mais ce cas est réellement un peu théorique, et je ne garantis pas qu’on ait pu l’observer une seule fois. D’abord, il faut faire une première réserve sur les anesthésies complètes. De bons juges pensent que jamais l’anesthésie hystérique n’est complète ; l’insensibilité est purement relative, elle n’a lieu que pour des excitations modérées ; si l’on augmente l’énergie de l’excitation, il arrive un moment où celle-ci pénètre dans la conscience du sujet, et peut même provoquer un retour passager de la sensibilité, retour pendant lequel des excitations beaucoup plus légères seront perçues.

Il faut ajouter, à ce qu’il me semble, des réserves analogues relativement à l’anesthésie totale ; le plus souvent, et même dans les cas où il s’agit d’une insensibilité de vieille date, tous les modes de la sensibilité ne sont pas éteints ; la sensibilité à la température peut survivre à l’extinction de la sensibilité tactile ; il peut y avoir toutes les dissociations possibles, et une des plus fréquentes est la conservation de la sensibilité au courant électrique, ou à l’action des métaux. Les anesthésies partielles sont aussi fréquentes, et peut-être plus, que les anesthésies totales.

La dissociation peut aller plus loin. Il n’est pas rare d’observer que dans un groupe d’excitants s’adressant au même sens, par exemple au sens tactile ou au sens de la pression, certains de ces excitants peuvent être perçus tandis que d’autres ne le sont pas ; la forme de l’excitation tactile peut avoir dans ce cas une grande influence, et je citerai à l’appui une observation que j’ai faite moi-même sur plusieurs malades ; ils étaient insensibles à la piqûre, à la pression et au courant électrique, alors même qu’on donnait à ces excitations une grande énergie ; mais il suffisait d’associer deux de ces excitations, de piquer avec une épingle en même temps qu’on pressait sur la peau insensible avec un corps mousse, pour éveiller aussitôt une sensation de douleur extrêmement vive. Chez ces sujets, l’anesthésie était partielle au point de ne pas comprendre tous les genres d’excitants mécaniques[2].

Ce même caractère se présente dans tous les cas, si fréquents, où l’anesthésie ne s’étend pas uniformément sur une région entière, mais existe en îlots distribués sur la peau sensible de la façon la plus irrégulière et la plus variable, sans affecter le moindre rapport avec la distribution anatomique des nerfs de la région. Si l’on promène alors une pointe d’épingle sur le tégument, le sujet peut sentir une piqûre légère sur un point, et ne rien percevoir du tout quand, un centimètre plus loin, on enfonce l’épingle dans une plaque insensible. Phénomène bizarre et d’autant plus important que cette sorte de tatouage anesthésique est extrêmement fréquente. Puisqu’aucun fait anatomique ne peut en rendre compte, il semble qu’on puisse en demander l’explication à la physiologie des sens. Or, il a été soutenu par de nombreux expérimentateurs que chaque point de notre tégument a une manière spéciale de sentir et que la qualité de la sensation varie avec la région de la peau ; c’est là ce qui nous permet de distinguer le point où nous sommes touchés, et de ne pas confondre une piqûre au front et une piqûre à la main. Cette hypothèse des signes locaux — car ce n’est jusqu’ici qu’une hypothèse — peut servir à rendre plus compréhensible le tatouage hystérique ; dans un îlot d’insensibilité, ce qu’il faut considérer, ce n’est pas le territoire devenu insensible, c’est un groupe de sensations semblables, ayant une nuance locale commune ; et si, un peu plus loin, à quelques centimètres de là, l’excitation est sentie, c’est que la sensation tactile est un peu différente de la première ; elle a sa nuance, son signe, qui permet de la reconnaître et qui ne la laisse pas confondre avec les précédentes ; nous trouverions donc ici — si notre hypothèse était vérifiée — un nouvel exemple d’anesthésies partielles, c’est-à-dire spéciales à certains groupes de sensations tactiles[3].

Nous sommes déjà loin de cette anesthésie totale et complète, qu’on ne trouve guère que dans les livres ; nous allons nous en éloigner encore davantage ; voici de nouveaux faits qui vont nous montrer sous un jour intéressant la complexité de ce phénomène hystérique ; je les emprunte à M. Pierre Janet. Il y a des malades qui semblent totalement insensibles et qui peuvent cependant reconnaître encore certains objets en particulier. Une dame hystérique semblait avoir totalement perdu toute sensibilité cutanée aux deux bras et aux deux mains ; elle ne ressentait aucune douleur, n’appréciait aucun objet. Cependant elle reconnaissait parfaitement au contact certains objets habituels de sa toilette. Elle savait, en touchant son oreille, si elle avait ou n’avait pas ses boucles d’oreille, elle reconnaissait sa bague et savait quand on la lui mettait ou quand on la lui retirait, sans avoir besoin de rien regarder… Elle sentait également dans ses cheveux ses épingles en fer ou en écaille, qu’elle pouvait chercher par le contact, ôter ou remettre, même si on les déplaçait… Le fait, ajoute M. Janet, ne doit pas être rare chez les hystériques. » Je suis fort disposé, pour ma part, à accepter cette opinion, et mes observations m’ont souvent montré que chez l’hystérique l’anesthésie s’accommode aux besoins pratiques du sujet ; celui-ci arrive assez généralement à percevoir ce qu’il a besoin de percevoir.

Les faits précédents nous servent de transition pour aborder le phénomène de suggestion auquel nous avons donné le nom d’anesthésie systématique. C’est une anesthésie partielle, comme celle que nous venons d’étudier ; et elle présente, comme chez la dame observée par M. Janet, le caractère d’être spéciale à un certain objet. La suggestion qu’on adresse au sujet hypnotisé, ou pris à l’état de veille, mais docile, consiste à lui défendre de percevoir un objet en particulier. Cette interdiction ne lui enlève que la perception de l’objet dont on lui parle, et il continue à percevoir les autres. De là le nom d’anesthésie systématique que l’on donne au phénomène ; l’anesthésie est systématique parce qu’elle supprime un système de sensations et d’images, qui sont afférentes à un objet particulier.

Quelques auteurs, nous l’avons dit, ont élevé des contestations sur le nom que nous avions donné à ce phénomène ; ils ont cru qu’on avait tort d’en faire une anesthésie, car l’anesthésie signifie une destruction de la sensation, une paralysie de la sensibilité ; or, nous verrons tout à l’heure que la suggestion ne va pas jusque-là ; lorsqu’on défend à un sujet de percevoir un objet, la défense se borne à lui enlever la perception consciente, mais elle ne supprime pas la sensation ; il n’y a point là d’anesthésie vraie ; et on peut même, au moyen de certains artifices que nous indiquerons plus loin, montrer que le sujet, au moment où il ne paraît rien voir, et ne rien entendre, perçoit et enregistre ce qui se passe autour de lui avec une acuité sensorielle remarquable. Cependant ces raisons ne nous empêcheront point de conserver l’expression d’anesthésie systématique ; nous conviendrons seulement de ne donner à cette expression qu’un sens relatif ; il sera bien entendu que s’il y a, dans ces expériences, de l’anesthésie, c’est une anesthésie par inconscience. Du reste, c’est ce qui a lieu également, dans bien des cas, pour l’anesthésie hystérique ; alors même qu’elle paraît totale et complète, elle peut ne pas consister dans une destruction de la sensation, et résulter d’une simple perte de conscience ; le motif n’a pourtant pas paru suffisant pour changer le nom de l’anesthésie hystérique.

Le fait important, celui que la terminologie doit bien indiquer, c’est que l’anesthésie systématique n’est qu’une forme, une variété de l’anesthésie hystérique spontanée ; elle n’en représente qu’un degré de complication ; la légitimité de ce rapprochement me paraît hors de doute, et je vois avec satisfaction que beaucoup d’auteurs partagent aujourd’hui cette opinion, que M. Féré et moi avons été, croyons-nous, les premiers à indiquer.

C’est précisément ce que nous allons essayer de montrer encore une fois ; les nombreuses expériences qui ont été faites dans ces dernières années rendront notre travail facile ; et nous arriverons finalement à conclure que l’anesthésie systématique, étant de même nature que l’anesthésie spontanée, illustre par un nouvel exemple la théorie de la désagrégation mentale ; car la perception interdite par suggestion subit le même sort que les sensations provenant des régions anesthésiques ; elle est reléguée dans une seconde conscience, où elle détermine des idées, des raisonnements et des actes qui sont également inconscients pour la personnalité principale.

Nous pourrions procéder tout de suite à la démonstration régulière de cette thèse ; mais il nous paraît plus intéressant de prendre un autre chemin, un peu plus long, qui nous conduira au même but. Ce que nous cherchons surtout à mettre en lumière dans ce livre, ce sont les rencontres des observateurs qui ne se cherchaient pas, ce sont les accords inattendus d’expériences tout à fait différentes. À ce point de vue, l’historique de la question présente un avantage sans pareil ; car il nous fait assister à une série de tentatives isolées qui, sans avoir été concertées, ont toutes convergé au même point. Fait assez singulier, la question de l’anesthésie systématique est une de celles qui ont soulevé le plus de controverses, et c’est peut-être celle sur laquelle tous les expérimentateurs sont le mieux d’accord, mais sans le savoir.


II


Les faits de ce genre sont connus depuis fort longtemps ; Bertrand est peut-être un de ceux qui les ont décrits le plus clairement : « J’ai vu, dit-il, la personne qui magnétisait les somnambules leur dire quand elles étaient endormies : Je veux que vous ne voyiez en vous éveillant aucune des personnes qui se trouvent dans la chambre, mais que vous croyiez voir telle ou telle personne qu’il leur désignait et qui souvent n’était pas présente. La malade ouvrait les yeux, et sans paraître voir aucune des personnes qui l’entouraient, adressait la parole à celles qu’elle croyait voir[4]. » On trouve des descriptions analogues dans les livres de Teste, de Charpignon, de Braid, de Durand (de Gros), de Liébeault, etc. Le plus souvent, il est vrai, l’expérimentateur prenait un moyen indirect pour supprimer la perception d’un objet ou d’une personne ; il les transformait ; il donnait par exemple la suggestion qu’une personne présente était une autre personne ; alors le sujet voyait la personne fictive, avec les traits et le costume qu’il lui connaissait, et en même temps il ne voyait pas la personne réellement présente ; l’hallucination faisait office d’écran, qu’on nous passe cette comparaison grossière, et rendait invisible un objet réel. Mais dans d’autres circonstances, l’expérimentateur s’est efforcé directement de produire une anesthésie systématique. On a dû songer à expliquer un phénomène aussi bizarre que l’abolition d’un objet présent. Mais les premières explications qu’on en a trouvées sont bien naïves. Teste dit que c’est le « fluide magnétique, vapeur inerte, opaque et blanchâtre séjournant comme un brouillard où la main le dépose, qui cache les objets à la somnambule ». Charpignon prétend de son côté qu’il a pu rendre un objet invisible en l’entourant d’une couche épaisse de fluide. On n’a pas grand’chose à tirer de ces théories-là. Du reste, elles n’étaient pas communes à tous les magnétiseurs. Bertrand déjà avait bien compris l’influence de la suggestion, de l’idée imposée au somnambule. C’est sur cette action d’une pensée que Braid, Durand (de Gros) et Liébeault insistèrent aussi. « L’impression suggérée, dit Braid, s’est à tel point emparée de l’esprit du patient que l’on peut, sous son influence, suspendre les fonctions de la vue, la rendre aveugle pour un objet placé devant lui[5]… »

C’était déjà beaucoup de comprendre la cause véritable de ce phénomène, et de le rapporter à la suggestion ; mais nous devons cependant reconnaître que cette explication n’est que partielle, et reste en chemin. C’est ici le moment de répéter ce que nous avons dit plus haut au sujet des hallucinations à point de repère ; l’expérimentateur, en se servant du procédé de la suggestion, indique à l’hypnotisé le but à atteindre, mais il ne lui fournit pas les moyens d’y arriver ; la théorie de la suggestion ne nous renseigne pas sur le comment des choses, et par conséquent elle ne donne pas satisfaction complète à l’esprit.

En 1884, M. Bernheim reprit cette étude et donna aux faits précédents le nom d’hallucination négative ; il les isola bien des hallucinations positives, et montra, par plusieurs expériences, que la suggestion peut supprimer directement une perception des objets présents[6]. La description était excellente, mais ce n’était qu’une description. Peu après, parut un travail de M. Féré et de moi sur les paralysies par suggestion[7]. Dans ce travail, nous cherchions d’abord à rapprocher les anesthésies systématiques des anesthésies hystériques totales, dont les premières ne forment qu’une variété ; et nous citions à ce propos une expérience qui a été vérifiée depuis par d’autres observateurs : l’objet invisible, regardé fixement pendant quelques instants, peut produire une image de couleur complémentaire : fait-on disparaître par suggestion un petit carré rouge, le sujet qui ne le voit pas, mais qui contemple pendant quelques minutes le point de l’espace occupé par le papier rouge, verra apparaître au bout de quelque temps à la même place un carré de couleur verdâtre ; cette seconde sensation, de couleur complémentaire, se distingue d’une image consécutive ordinaire par son mode de production, car elle dure tout le temps que le sujet regarde le carré rouge invisible[8], et si le sujet fixe ensuite son regard sur un autre point, il peut voir apparaître l’image consécutive de ce carré vert. Cette expérience concorde avec celle de M. Regnard, qui a vu que dans la dyschromatopsie hystérique spontanée, les couleurs non perçues peuvent donner lieu à des images complémentaires. Donc le petit carré rouge qui est là, sous les yeux du sujet et que celui-ci prétend ne pas percevoir, a réellement impressionné sa sensibilité rétinienne.

Une autre expérience peut servir à montrer que l’objet invisible est réellement perçu.

Cette expérience est beaucoup plus importante que la première, et présente un intérêt capital, car elle peut donner une idée de la vraie nature de l’anesthésie systématique. Entre dix cartons d’apparence semblable, nous en montrons un à la somnambule, en lui suggérant qu’elle ne le verra pas à son réveil, mais qu’elle verra et reconnaîtra tous les autres. Au réveil, nous lui présentons les dix cartons, elle les prend tous, sauf celui que nous lui avons montré pendant le somnambulisme, et que nous avons rendu invisible par suggestion. Comment le sujet peut-il arriver à exécuter une suggestion aussi compliquée ? Comment se fait-il qu’il ne confonde pas le carton invisible avec les autres ? Il faut bien qu’il le reconnaisse ; s’il ne le reconnaissait pas, il ne le verrait pas : d’où cette conclusion en apparence paradoxale que le sujet est obligé de reconnaître l’objet invisible pour ne pas le voir.

On peut du reste montrer très facilement la nécessité de ce travail de perception, de comparaison et de reconnaissance ; car lorsque les cartons sont trop pareils, les confusions sont fréquentes, et elles le sont encore plus si on ne montre qu’un coin des cartons. Le sujet voit si bien le carton que si on lui donne la suggestion de ne pas voir au réveil le carton sur lequel on écrit le mot « invisible », malgré la contradiction apparente que renferme cette suggestion, elle peut être parfaitement exécutée.

Donc, dans les faits de ce genre, il ne peut être question de paralysie vraie et de perception abolie ; il y a toujours un raisonnement inconscient qui précède, prépare et guide le phénomène d’anesthésie ; la perception de l’objet interdit continue à se faire, mais elle devient inconsciente.

Telle est la conclusion à laquelle nous nous sommes arrêtés ; et il convient d’ajouter que nous y avons été rejoints par M. Paul Richer, qui faisait vers la même époque des recherches sur cette question, et qui a imaginé des expériences analogues aux nôtres. De son côté, un psychologue américain que nous avons plusieurs fois cité, M. William James, a fait quelques remarques intéressantes qui confirment et complètent les précédentes[9]. On fait un trait de plume sur une feuille blanche et on commande à son sujet de ne pas le voir ; docile à cet ordre, il ne voit que la feuille blanche ; si on double le trait de plume en plaçant devant un de ses yeux un prisme de seize degrés, il dira qu’il voit un trait de plume, celui dont l’image est déviée. Ce résultat est bien curieux. Le sujet ne paraît aveugle que pour un seul trait de plume, qui occupe une position fixe sur la feuille de papier ; c’est cependant une des images de ce trait de plume qui est déviée par le prisme, et s’il la perçoit, c’est probablement qu’il ne la reconnaît pas comme étant celle qu’on lui a défendu de voir. L’expérience peut être continuée. Les deux yeux de la personne sont restés jusqu’ici ouverts ; si on ferme l’œil devant lequel le prisme n’a pas été placé, le sujet continue à voir le trait à travers le prisme ; la fermeture de cet œil ne produit pas de modification ; mais si alors on enlève le prisme, le trait disparaît même pour l’œil qui continuait à le voir à travers cet instrument ; ce que j’expliquerai encore en disant que le sujet vient de reconnaître l’objet invisible, quand celui-ci a repris sa position primitive, et que l’ayant reconnu, il se hâte d’obéir à la suggestion en ne le percevant pas.

Tout ce qui précède nous montre de la façon la plus claire que le sujet se comporte comme une personne qui a le désir, la volonté de ne pas voir l’objet invisible ; il s’arrange pour ne pas le percevoir, il s’y applique ; et il cherche surtout à ne pas le confondre avec d’autres dont la perception lui est laissée ; il le distingue des autres, le reconnaît ; mais parfois, il se laisse tromper, il ne le reconnaît pas, et alors il le perçoit.

Si réellement le sujet faisait ce travail avec conscience — et peut-être y en a-t-il qui ont conscience de tout cela, — le phénomène serait assez simple à comprendre ; le sujet serait docile à la suggestion, sans en être la dupe, il mettrait toute sa bonne volonté à exécuter ce qu’on lui demande, il jouerait en quelque sorte la comédie pour le bon motif. Mais si on y regarde avec soin, on s’aperçoit que ce travail mental préliminaire de perception et de reconnaissance n’est point conscient ; si on demande au sujet ce qui se passe en lui quand on lui présente l’objet invisible, il ne peut donner aucun renseignement ; il ne voit rien, il ne peut pas en dire davantage. Voilà du moins ce que j’ai constaté chez un hystérique très intelligent, que j’avais averti de la suggestion que je lui avais donnée.

Résumons-nous donc en disant que l’anesthésie systématique est précédée d’un certain nombre de phénomènes psychologiques inconscients.

Continuons. L’objet invisible a été perçu et reconnu. Que se passe-t-il ensuite ? Une fois que la perception et la reconnaissance ont eu lieu, on pourrait supposer que tout cela est oublié, que le sujet redevient absolument aveugle et sourd, et que l’anesthésie est complète. Il n’en est rien ; la perception de l’objet continue, seulement elle se fait encore d’une manière inconsciente. C’est ce que vont nous montrer les expériences de M. Bernheim.

Ici se place un fait assez curieux. Il est toujours intéressant de voir des auteurs faire des expériences qui confirment des thèses qu’ils ont combattues ou qu’ils seraient disposés à combattre. On connaît la position prise dès la première heure par M. Bernheim dans les études sur l’hypnotisme. Cet auteur soutient avec une très grande force, mais sans restriction et sans nuance, la théorie de la suggestion ; pour lui, la suggestion est la clef de tous les phénomènes hypnotiques, elle explique tout et suffit à tout. Il y a dans ses ouvrages ce qu’un peintre appellerait un grand parti pris de simplification ; et je suis persuadé que ce caractère est la raison véritable du succès de ses idées. Or, nous allons voir que l’expérience imaginée par M. Bernheim confirme d’une part les nôtres, et suppose d’autre part que le sujet renferme plusieurs foyers de conscience.

C’est un fait d’observation que quand la suggestion inhibitoire a été bien donnée, le sujet n’a la perception consciente de rien de ce qui se passe autour de lui ; il peut devenir aveugle et sourd au point de subir sans protester un simulacre d’attentat aux mœurs. M. Bernheim a pu néanmoins se convaincre que, malgré les apparences, le sujet ne perd rien de ce qui se passe ; et la preuve, c’est que si on le rendort, si on lui donne la suggestion rétrospective qu’il a tout vu, et tout entendu, et qu’on lui commande avec énergie de raconter la scène, il arrive à la décrire avec la fidélité d’un témoin attentif qui n’a laissé échapper aucun détail.

Nous reproduisons textuellement les expériences de l’auteur[10] :

« Élise B…, âgée de dix-huit ans, domestique, est affectée de sciatique. C’est une jeune fille honnête, de conduite régulière, d’intelligence moyenne, ne présentant, en dehors de sa sciatique, aucune manifestation, aucun antécédent névropathique.

« Elle a été, dès la première séance, très facile à mettre en somnambulisme, avec hallucinabilité hypnotique et post-hypnotique et amnésie au réveil. Je développe chez elle facilement une hallucination négative. Je lui dis, pendant son sommeil : « À votre réveil, vous ne me verrez plus ; je serai parti. » À son réveil, elle me cherche des yeux et ne paraît pas me voir. J’ai beau lui parler, lui crier dans l’oreille, lui introduire une épingle dans la peau, dans les narines, sous les ongles, appliquer la pointe de l’épingle sur la muqueuse oculaire ; elle ne sourcille pas. Je n’existe plus pour elle, et toutes les impressions acoustiques, visuelles, tactiles, etc., émanant de moi, la laissent impassible ; elle ignore tout. Aussitôt qu’une autre personne la touche, à son insu, avec une épingle, elle perçoit vivement et retire le membre piqué.

« J’ajoute, en passant, que cette expérience ne réussit pas avec la même perfection chez tous les somnambules. Beaucoup ne réalisent pas les suggestions sensorielles négatives ; d’autres ne les réalisent qu’en partie. Certains, par exemple, quand j’ai affirmé qu’ils ne me verront pas à leur réveil, ne me voient pas ; mais ils entendent ma voix, ils sentent mes impressions tactiles. Les uns sont étonnés de m’entendre et de se sentir piqués, sans me voir ; les autres ne cherchent pas à se rendre compte ; d’autres enfin croient que cette voix et cette sensation émanent d’une autre personne présente. Ils récriminent violemment contre elle ; cette personne a beau protester que ce n’est pas elle et chercher à le leur démontrer, ils restent convaincus que c’est elle.

« On arrive parfois à rendre l’hallucination négative complète pour toutes les sensations en faisant la suggestion ainsi : « À votre réveil, si je vous touche, si je vous pique, vous ne le sentirez pas ; si je vous parle, vous ne m’entendrez pas. D’ailleurs, vous ne me verrez pas ; je serai parti. » Quelques sujets arrivent ainsi, à la suite de cette suggestion détaillée, à neutraliser toutes leurs sensations ; d’autres n’arrivent à neutraliser que la sensation visuelle, toutes les autres suggestions sensorielles négatives restant inefficaces.

« La somnambule dont je parle réalisait tout à la perfection. Logique dans sa conception hallucinatoire, elle ne me percevait en apparence par aucun sens. On avait beau lui dire que j’étais là, que je lui parlais ; elle était convaincue qu’on se moquait d’elle. Je la fixe avec obstination et je lui dis : « Vous me voyez bien ; mais vous faites comme si vous ne me voyiez pas ! vous êtes une farceuse, vous jouez la comédie ! » Elle ne bronche pas et continue à parler aux autres personnes. J’ajoute, d’un air convaincu : « D’ailleurs, je sais tout ! Je ne suis pas votre dupe ! Vous êtes une mauvaise fille. Il y a deux ans déjà, vous avez eu un enfant et vous l’avez fait disparaître ! Est-ce vrai ? On me l’a dit ! » Elle ne sourcille pas ; sa physionomie reste placide. Désirant voir, dans un intérêt médico-légal, si un abus grave peut être commis à la faveur d’une hallucination négative, je soulève brusquement sa robe et sa chemise ; cette jeune fille est de sa nature très pudibonde. Elle se laisse faire sans la moindre rougeur à la face. Je lui pince le mollet et la cuisse : elle ne manifeste absolument rien. Je suis convaincu que le viol pourrait être commis sur elle dans cet état, sans qu’elle oppose la moindre résistance.

« Cela posé, je prie mon chef de clinique de l’endormir et de lui suggérer que je serai de nouveau là, au réveil. Ce qui a lieu, en effet. Elle me voit de nouveau et ne se souvient de rien. Je lui dis : « Vous m’avez vu tout à l’heure ! Je vous ai parlé. » Étonnée, elle me répond : « Mais non, vous n’étiez pas là ! — J’y étais ; je vous ai parlé. Demandez à ces messieurs. — J’ai bien vu ces messieurs. M. P. voulait me soutenir que vous étiez là ! Mais c’était pour rire ! Vous n’y étiez pas ! — Eh bien ! lui dis-je, vous allez vous rappeler tout ce qui s’est passé pendant que je n’y étais pas, tout ce que je vous ai dit, tout ce que je vous ai fait ! — Mais vous n’avez rien pu me dire, ni faire, puisque vous n’étiez pas là ! » J’insiste d’un ton sérieux et, la regardant en face, j’appuie sur chaque parole : « Je n’y étais pas, c’est vrai ! Vous allez vous rappeler tout de même. » Je mets ma main sur son front et j’affirme : « Vous vous rappelez tout, absolument tout ! Là ! Dites vite ! Qu’est-ce que je vous ai dit ? » Après un instant de concentration, elle rougit et dit : « Mais non, ce n’est pas possible : vous n’étiez pas là ! Je dois avoir rêvé ! — Eh bien ! qu’est-ce que je vous ai dit dans ce rêve ? » Elle ne veut pas le dire, honteuse ! J’insiste. Elle finit par me dire : « Vous m’avez dit que j’avais eu un enfant ! — Et qu’est-ce que je vous ai fait ? — Vous m’avez piquée avec une épingle ! — Et puis ? » Après quelques instants : « Mais non, je ne me serais pas laissée faire ! C’est un rêve ! — Qu’est-ce que vous avez rêvé ? — Que vous m’avez découvert, etc. »

« J’arrive ainsi à évoquer le souvenir de tout ce qui a été dit et fait par moi pendant qu’elle était censée ne pas me voir ! Donc, elle m’a vu en réalité, elle m’a entendu, malgré son inertie apparente. Seulement, convaincue par la suggestion que je ne devais pas être là, sa conscience restait fermée aux impressions venant de moi, ou bien son esprit neutralisait au fur et à mesure qu’elles se produisaient les perceptions sensorielles ; il les effaçait, et cela si complètement, que je pouvais torturer le sujet physiquement, et moralement ; elle ne me voyait pas, elle ne m’entendait pas ! Elle me voyait avec les yeux du corps, elle ne me voyait pas avec les yeux de l’esprit. Elle était frappée de cécité, de surdité, d’anesthésie psychiques pour moi ; toutes les impressions sensorielles émanant de moi étaient bien perçues, mais restaient inconscientes pour elle. C’est bien une hallucination négative, illusion de l’esprit sur les phénomènes sensoriels.

« Cette expérience, je l’ai répétée chez plusieurs sujets susceptibles d’hallucinations négatives. Chez tous j’ai pu constater que le souvenir de tout ce que les sens ont perçu pendant que l’esprit effaçait, a pu être reconstitué. »

Ces expériences, d’une simplicité remarquable, sont de celles qui montrent le mieux le dédoublement de la conscience du sujet, au moment où il obéit à certaines suggestions. Comment pourrait-on comprendre en effet qu’une personne se rappelle avec tant de vérité ce qu’on lui a défendu de voir, s’il n’y a pas eu quelque part en elle, pendant toute la durée de l’expérience, quelqu’un qui était attentif aux choses interdites ? Il s’est produit évidemment toute une série de perceptions inconscientes, retenues ensuite par une mémoire inconsciente ; et l’expérimentateur n’a point donné à son sujet l’idée de tout cela ; il n’y a pas pensé lui-même ; il s’est borné à imposer de toutes ses forces l’idée de ne pas voir, il n’a point indiqué comment cette prohibition devait être exécutée. Il s’est donc passé dans cette expérience de suggestion quelque chose qui n’est pas de la suggestion, et qui consiste en un dédoublement de la personnalité du sujet. Nous ne forçons pas beaucoup l’interprétation des faits en disant que M. Bernheim vient ici, bon gré mal gré, apporter sa pierre à la théorie de la désagrégation mentale.

Nous trouvons maintenant à citer de curieuses observations de M. Liégeois, un jurisconsulte de Nancy, qui travaille avec M. Liébeault et M. Bernheim et partage la plupart de leurs idées. Les études qu’il a faites sur ce qu’on appelle à Nancy l’hallucination négative conduisent à la même conclusion que celles de M. Bernheim ; elles ne s’expliquent pas si on ne fait pas l’hypothèse que l’individu suggestionné contient à un certain moment deux personnalités distinctes. M. Liégeois a eu l’avantage de voir clairement cette conclusion ; il l’a comprise, il l’a même proclamée, et il a cru qu’il décrivait un état psychologique nouveau. Il est vrai qu’à cette époque les expériences de M. Pierre Janet, dont il nous reste à parler, avaient été déjà publiées dans la Revue philosophique ; mais M. Liégeois n’y fait pas allusion, et très probablement il ne les connaissait pas.

Voici comment on peut résumer ses expériences : il donne à une personne en somnambulisme la suggestion qu’au réveil elle ne pourra ni le voir ni l’entendre, ni le percevoir d’aucune façon ; la suggestion s’exécute correctement ; au réveil, la somnambule ne le voit pas et ne lui répond pas quand il lui parle ; l’anesthésie, dans l’observation rapportée, était même si complète que l’expérimentateur pouvait enfoncer une épingle dans le bras de son sujet sans que l’épingle fût vue ou provoquât de la douleur ; le sujet avait cependant toute sa sensibilité, mais il était tellement dominé par la suggestion qu’il ne percevait rien de ce qui provenait de la personne rendue invisible. M. Liégeois s’aperçut cependant qu’il avait un moyen de rester en communication avec cette personne ; c’était de lui parler d’une façon impersonnelle, de lui dire par exemple : « X… a soif, X… a faim, X… veut se promener. » Le sujet paraît ne rien entendre, mais au bout de quelques minutes, il exécute l’acte indiqué ; il l’exécute sans avoir conscience de ce qu’il fait, en tout cas sans en garder le souvenir ; car si quelqu’un des assistants lui demande ce qu’il a fait, il ne peut pas en rendre compte. Si nous rappelons ces phénomènes d’inconscience, ce n’est pas qu’ils présentent pour nous quelque chose d’intéressant ou de bien nouveau ; l’important est de voir qu’un expérimentateur non prévenu arrive exactement au même résultat que d’autres. M. Liégeois, interprétant ses expériences, dit : « Ceci montre que pendant l’hallucination négative le sujet voit ce qu’il paraît ne pas voir et entend ce qu’il paraît ne pas entendre. Il y a en lui deux personnalités ; un Moi inconscient qui voit et qui entend, et un Moi conscient qui ne voit pas et n’entend pas[11]… » Je pense inutile d’insister. Je ne suis pas le premier à constater l’intérêt de cette coïncidence ; elle a déjà frappé un grand nombre de personnes, même celles qui sont étrangères à ces études. Je me contente de citer in extenso une des expériences de M. Liégeois.

« Je n’existe plus pour Mme M…, à qui M. Liébeault a, sur ma demande, suggéré que, une fois éveillée, elle ne me verra, ni ne m’entendra plus. Je lui adresse la parole, elle ne me répond pas ; je me place devant elle, elle ne me voit pas ; je la pique avec une épingle, elle ne ressent aucune douleur ; on lui demande où je suis, elle dit qu’elle l’ignore, que sans doute je suis parti, etc.

« J’imagine alors de faire à haute voix des suggestions à cette personne, à qui je semble être devenu totalement étranger, et, chose singulière, elle obéit à ces suggestions.

« Je lui dis de se lever, elle se lève ; de s’asseoir, elle s’assied ; de tourner ses mains l’une autour de l’autre, elle les tourne.

« Je lui suggère un mal de dents, et elle a mal aux dents ; un éternuement, et elle éternue ; je dis qu’elle a froid, et elle grelotte ; qu’elle doit aller près du poêle, dans lequel il n’y a d’ailleurs pas de feu, et elle y va, jusqu’à ce que je lui dise qu’elle a chaud, et alors elle se trouve bien. Pendant tout ce temps, elle est, pour tous les assistants, aussi complètement éveillée qu’eux-mêmes ; interrogée par eux, elle répond que je suis absent, elle ne sait pas pourquoi ; peut-être vais-je revenir tout à l’heure, etc. Interpellée par moi, en mon nom personnel, toutes mes demandes restent sans réponse. Elle ne réalise que les idées que j’exprime impersonnellement, si je puis ainsi parler, et comme si elle les tirait de son propre fonds ; c’est son moi inconscient qui la fait agir, et le moi conscient n’a aucune notion de l’impulsion qu’elle reçoit du dehors.

« L’expérience me parut assez intéressante pour être renouvelée avec un autre sujet, et voici le résumé succinct des épreuves et des vérifications faites quelques jours plus tard avec la jeune Camille S…

« Camille S…, dix-huit ans, est une très bonne somnambule ; M. Liébeault et moi, nous la connaissons depuis près de quatre ans ; nous l’avons endormie souvent ; nous l’avons toujours trouvée d’une entière bonne foi : elle nous inspire, en un mot, toute confiance. Cette constatation était nécessaire, on va le voir, pour donner quelque poids aux singuliers résultats que j’ai obtenus, et qui confirment d’ailleurs absolument la première observation concernant Mme M…

« M. Liébeault endort Camille, et sur ma demande, il lui suggère qu’elle ne me verra ni ne m’entendra plus, puis il me laisse expérimenter à ma guise. Réveillé, le sujet est en rapport avec tout le monde ; seul, je n’existe pas pour lui ; mais, ainsi que je vais le démontrer, cela n’est pas tout à fait exact : il y a en lui comme deux personnalités, dont l’une me voit, quand l’autre ne me voit pas, et m’entend, quand l’autre ne fait aucune attention à mes paroles.

« D’abord je m’assure de l’état de la sensibilité : chose curieuse, celle-ci existe au regard de tous les assistants et n’existe pas pour tout ce qui vient de moi ; si on la pique, elle retire vivement son bras ; si je la pique, elle ne sent rien ; je lui plante des épingles qui restent suspendues à ses bras, à sa joue, elle n’accuse aucune sensation, elle ne les voit même pas.

« Ce fait d’anesthésie, non pas réelle, mais personnelle en quelque sorte, est déjà assurément fort singulier ; il est, si je ne me trompe, tout à fait nouveau. De même, si je place un flacon d’ammoniaque sous son nez, elle ne le repousse pas ; elle s’en éloigne, au contraire, si c’est une main étrangère qui le lui présente.

« Nous allons voir maintenant — toujours pendant qu’elle ne peut, en apparence du moins, ni me voir ni m’entendre — se dérouler à peu près toute la série des suggestions qui peuvent être faites à l’état de veille. Je les résume, ainsi qu’il suit, d’après les notes que j’ai prises, au moment même, le 14 juin 1888.

« Je rappelle, en tant que de besoin, que, si je m’adresse directement à Camille S…, si je lui demande, par exemple, comment elle va, depuis quand elle n’est pas venue, etc., sa physionomie reste impassible : elle ne me voit, ni ne m’entend ; au moins n’en a-t-elle pas conscience.

« Je procède alors, comme je l’ai dit tout à l’heure, impersonnellement ; parlant, non pas en mon nom, mais comme s’il s’agissait d’une voix intérieure, exprimant des pensées que le sujet tirerait de son propre fonds. Et alors l’automatisme somnambulique se montre, sous cette forme nouvelle et imprévue, aussi complet que sous toute autre déjà connue.

« Je dis à haute voix : « Camille a soif ; elle va aller demander, à la cuisine, un verre d’eau qu’elle apportera sur cette table. » Elle semble n’avoir rien entendu, et cependant, au bout de quelques instants, elle fait la démarche indiquée et l’accomplit avec l’allure vive et impétueuse déjà plusieurs fois signalée chez les somnambules. On lui demande pourquoi elle a apporté le verre qu’elle vient de poser sur la table ; elle ne sait ce qu’on veut lui dire ; elle n’a pas bougé ; il n’y a là aucun verre.

« Je dis : « Camille voit le verre ; mais ce n’est pas de l’eau comme on veut le lui faire croire ; c’est du vin, il est très bon, elle va le boire et il lui fera du bien. » Elle exécute ponctuellement l’ordre donné ; puis aussitôt elle a tout oublié.

« Je lui fais dire successivement des paroles peu convenables : « Coquin de sort ! Cré nom d’un chien ! Cr… » et elle répète tout ce que je lui ai suggéré, perdant d’ailleurs instantanément le souvenir de ce qu’elle vient de dire.

« À M. F…, qui s’étonne de ces faits, qui lui reproche ces propos inconvenants elle dit : « Mais je n’ai pas prononcé ces vilains mots ; pour qui me prenez-vous ? vous rêvez, vous êtes donc fou ? »

« Elle me voit sans me voir. En voici la preuve. Je dis : « Camille va s’asseoir sur le genou de M. L… » ; aussitôt, elle s’y jette violemment et déclare, sur interpellation, qu’elle est toujours sur le banc où elle s’est placée un moment auparavant.

« M. Liébeault m’adresse la parole ; comme elle ne me voit pas et ne m’entend pas consciemment, elle s’en étonne et alors elle engage avec lui un colloque où je joue le rôle de souffleur ; mais d’un souffleur qui serait logé dans son cerveau même. C’est moi qui lui suggère toutes les paroles suivantes, qu’elle prononce, convaincue qu’elle exprime sa pensée propre :

« Monsieur Liébeault, vous parlez donc aussi au mur maintenant ? Il faudra que je vous endorme pour vous guérir ; nous changerons ainsi de rôle, etc. »

« Monsieur F…, comment va votre bronchite ? »

« M. F… lui demande pourquoi et comment elle dit tout cela. Et elle de répondre, après que je lui ai soufflé :

« Mais comment voulez-vous que cela me vienne ? comme à tout le monde. Comment les idées vous viennent-elles à vous-même ? » et elle continue à développer le thème que je lui ai donné.

« Elle paraît être dans un état absolument normal et tient tête à tous les assistants avec beaucoup de présence d’esprit. Seulement, elle intercale, au milieu de sa conversation, les phrases que je suscite dans son esprit et qu’elle fait siennes inconsciemment.

« Ainsi, pendant qu’elle discute avec M. F…, à qui elle dit qu’elle le conduira à Maréville[12], son interlocuteur ayant objecté : « Mais je ne suis pas fou ? » elle lui répond : « Tous les fous disent qu’ils ne sont pas fous ; vous dites que vous n’êtes pas fou, donc vous êtes fou. » Elle est très fière de son syllogisme et ne se doute pas qu’elle vient de me l’emprunter.

« Voulant m’assurer, une fois de plus, qu’elle me voit sans en avoir conscience, je dis : « Camille va prendre dans la poche du gilet de M. L… un flacon dans lequel il y a de l’eau de Cologne, elle le débouchera et en appréciera la délicieuse odeur. » Elle se lève, vient droit à moi, cherche d’abord à gauche, puis à droite, prend dans ma poche un flacon d’ammoniaque, le débouche et en aspire avec plaisir les émanations. Il faut que je le lui retire des mains.

« Puis, toujours par suggestion, elle me défait mon soulier droit. M. F… lui dit : « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous ôtez à M. L… un de ses souliers ! » Elle est offusquée : « Mais à quoi pensez-vous ? M. L… n’est pas là, je ne puis donc lui ôter son soulier. Mais vous êtes donc encore plus fou que tout à l’heure ! » Et comme M. F… lève les bras au ciel en me parlant, Camille s’écrie : « Décidément, il faudra que je vous conduise à Maréville. C’est dommage ! Pauvre M. F… ! » Celui-ci ne se tient pas pour battu : « Mais enfin, ce soulier que vous tenez là, qu’est-ce que c’est ? » Je viens au secours de mon sujet, et je dis : « C’est un soulier que Camille doit essayer, elle n’a pu le faire ce matin chez elle, parce que son cordonnier lui a manqué de parole ; il s’est enivré, et il vient de l’apporter seulement tout à l’heure ; elle va l’essayer ici même. »

« Tout cela est accepté, répété exactement, exécuté ponctuellement, toujours comme par une inspiration spontanée. Par convenance, elle se tourne vers le mur pour essayer mon soulier ; elle le trouve un peu large, parce que je dis qu’il est un peu large et me le remet, parce que je dis qu’elle doit me le remettre.

« Enfin, sur ma suggestion, elle reporte le verre à la cuisine ; à son retour, interrogée par M. F…, elle déclare qu’elle n’est pas sortie de la pièce où nous nous trouvons ; qu’elle n’a rien bu, qu’il n’y a jamais eu de verre entre ses mains. Vainement on lui montre le cercle humide que le pied du verre a laissé sur la table ; ce cercle, elle ne le voit pas, il n’y en a pas, on veut lui en faire accroire ! et alors, pour prouver son dire, elle passe, à plusieurs reprises, la main sur la table, faisant voler, sans les voir, les feuilles sur lesquelles je prends des notes et qui participent à mon privilège d’invisibilité ; nul doute que, s’il y avait eu là un encrier, il n’eût été projeté sur le parquet.

« Pour mettre fin à cette série d’épreuves, je dis à haute voix : « Camille, vous allez me voir et m’entendre. Je vous souffle sur les yeux. Vous vous portez maintenant fort bien. » Je suis à trois mètres d’elle, mais la suggestion opère ; Camille passe, sans transition apparente, de l’état d’hallucination négative dans lequel l’avait plongée M. Liébeault, à l’état normal qui, pour elle, naturellement, s’accompagne d’une amnésie complète. Elle n’a aucune notion de tout ce qui vient de se passer ; ces expériences nombreuses, variées de toute façon, ces hallucinations, ces paroles, ces actes dans lesquels elle a joué le principal rôle, tout cela est oublié, tout cela, c’est pour elle le néant absolu. »

Les expériences de M. Pierre Janet sur cette question ne diffèrent pas de celles de M. Liégeois par le fond, mais la forme en est plus curieuse et plus savante ; M. Liégeois n’est amené que par le raisonnement à admettre une dualité de personne ; M. Janet nous fait voir le dédoublement ; il nous fait assister au travail de deux consciences qui restent distinctes et qui s’ignorent.

Les procédés employés pour mettre en lumière la seconde conscience sont variés, mais le plus simple et le plus direct est toujours celui de la distraction. Nous en avons déjà tant parlé qu’il est oiseux d’insister longuement. Rappelons seulement qu’on occupe l’attention du sujet sur un point, par exemple en le faisant causer avec une autre personne, et que pendant qu’il est dans cet état de distraction, on lui parle à voix basse, et on convient avec lui qu’il répondra aux questions par l’écriture ; de cette façon, sa personnalité se scinde en deux ; il y a une conscience qui parle avec le premier interlocuteur, et une autre conscience qui échange des idées avec le second. Par ce procédé, l’expérimentateur peut connaître la seconde conscience, apprécier ses facultés et savoir en particulier ce qu’elle perçoit du monde extérieur. Si on opère pendant que le sujet a reçu une suggestion d’anesthésie systématique, on peut reconnaître facilement que la perception interdite a pris place dans la seconde conscience, et que tandis que la personnalité prime, celle qui parle, ne sait rien de l’objet invisible, la personnalité seconde peut souvent le décrire dans tous ses détails.

M. Pierre Janet est arrivé à faire cette observation, en appliquant la suggestion d’anesthésie à un objet pris dans une collection d’objets semblables ; c’est du reste cette forme d’expérience qui est la plus instructive, car elle montre mieux que les autres combien l’anesthésie systématique a un mécanisme compliqué. Voici par exemple un sujet en somnambulisme auquel on montre cinq cartes blanches dont deux sont marquées d’une petite croix ; on lui donne l’ordre de ne plus voir au réveil les cartes marquées d’une petite croix. Tandis que le sujet, c’est-à-dire sa personnalité principale obéit à la suggestion et voit au réveil seulement les trois cartes blanches, la seconde personnalité se comporte tout autrement ; si on lui parle à voix basse et qu’on lui demande de décrire ce qu’il y a sur les genoux, elle répond qu’il y a deux cartons marqués d’une petite croix. La même épreuve peut être répétée en substituant aux croix des points de repère beaucoup plus compliqués, qui exigeront pour être reconnus un calcul ; par exemple, on peut suggérer au sujet de ne pas voir les carrés de papier, qui portent un chiffre pair, ou un multiple de six, etc. Le résultat de ces expériences est exactement le même que celui des précédentes, bien que la seconde conscience ne puisse pas se borner à un simple coup d’œil pour reconnaître la carte que l’autre conscience ne doit pas voir. Ceci nous prouve que cette seconde conscience peut faire acte de raisonnement. On a en outre varié les expériences de mille façons et toujours obtenu à peu près le même résultat.

Il est intéressant de remarquer à ce propos qu’il est possible, au moins chez certaines personnes, de provoquer de l’anesthésie systématique sans la suggérer directement. Quand on a donné un ordre en somnambulisme, et que cet ordre doit être exécuté à l’état de veille, il arrive souvent, comme nous l’avons déjà dit plus haut, que pendant l’exécution de l’acte la personne se dédouble ; une des consciences exécute l’acte, et l’autre conscience, la conscience principale de la veille, reste étrangère à l’expérience[13]. Le bras peut se lever, la main peut exécuter une opération compliquée sans que le moi normal en soit averti ; on a vu parfois des sujets qui font ainsi une promenade sans s’en douter. Or, ce sont là de remarquables exemples d’anesthésie systématique, produits par une voie indirecte, par une suggestion post-hypnotique. Celle-ci s’adresse au personnage inconscient ; c’est lui qu’elle regarde, au moins chez les sujets dont nous parlons, de même que c’est lui qui, dans les cas où l’on suggère directement l’anesthésie, accapare les perceptions interdites ; il n’est donc pas étonnant que le résultat soit à peu près le même[14].

Il y a sans doute quelques différences psychologiques entre les deux expériences, car la suggestion n’est pas donnée de la même façon ; dans un cas, on suggère au sujet de ne pas voir, on lui fait une défense, on emploie une suggestion négative ; et dans l’autre cas, on suggère au sujet d’exécuter un acte, on lui donne une suggestion positive ; mais nous n’avons pas à insister sur des différences accessoires, car notre but est principalement de rapprocher des faits de même genre, et de faire saisir des analogies importantes.

Après toute la série d’études précédentes, on arrive à cette proposition que dans la suggestion d’anesthésie la perception n’est point supprimée, détruite, mais elle peut être retrouvée comme faisant partie d’une autre conscience. C’est absolument la conclusion à laquelle nous avait déjà conduit l’étude de l’insensibilité hystérique spontanée, et on aurait pu prévoir cette conclusion a priori, en se fondant sur cette simple considération que l’anesthésie systématique ne diffère que par la forme de l’anesthésie spontanée. Mais nous avons préféré montrer qu’on peut atteindre ce résultat en employant une méthode différente.


III


Il nous reste maintenant à critiquer et à modifier légèrement la conclusion à laquelle nous venons d’arriver ; il ne nous semblerait pas tout à fait exact d’admettre que toute suggestion d’anesthésie systématique a pour effet direct de créer un dédoublement de la personnalité et de faire passer d’une personnalité A à la personnalité B la perception frappée d’interdit. Ce n’est évidemment pas là ce que les auteurs précédents ont affirmé, et les faits se présentent sous un jour un peu différent.

La nature du phénomène dépend beaucoup, à ce qu’il nous semble, de la préparation psychologique qu’on a fait subir à la personne sur laquelle on expérimente. Si cette personne a été fréquemment hypnotisée, si elle offre tous les phénomènes de la désagrégation mentale, si elle possède déjà un personnage subconscient bien organisé et toujours prêt à entrer en action, il est bien possible que ce personnage, qui est aux écoutes pendant l’expérience, comprenne ce qu’on veut, se jette en quelque sorte sur la perception de l’objet invisible, et s’en empare. C’est bien ainsi que les choses se passent chez les sujets de M. Pierre Janet ; et je n’en veux pour preuve que cet échantillon de dialogue échangé entre l’opérateur et son sujet. On a défendu à Lucie de voir les cartons marqués d’une croix. « À ce moment, dit l’auteur, je m’éloigne d’elle, et profitant d’un instant de distraction suffisant, je commande de prendre un crayon et d’écrire ce qu’il y a sur les genoux. La main droite écrit : « Il y a deux papiers marqués d’une petite croix. — Pourquoi Lucie ne me les a-t-elle pas remis ? — Elle ne peut pas, elle ne les voit pas. » Qu’on analyse cette dernière réponse, et qu’on juge de sa complexité. Nous avons ici un personnage subconscient qui non seulement se rend compte de ce qu’il voit, mais juge l’autre personnage, le conscient, sait ce que celui-ci peut voir, peut dire et peut faire. Un tel développement psychique a dû être le terme d’un entraînement véritable ; il a fallu que le sujet eût fréquemment l’occasion de se dédoubler pour le faire avec cette rigueur. Après tout, si le phénomène n’avait pas présenté ce grossissement artificiel, on ne l’aurait pas reconnu. Mais je suis persuadé que lorsqu’on essaye pour la première fois chez une personne qui n’a pas eu l’occasion de se dédoubler une suggestion d’anesthésie systématique, il ne se produit rien de pareil ; une certaine perception se trouve exclue de la sphère d’une conscience, et c’est tout ; cette exclusion est le fait principal. Que devient cet état psychologique ? Reste-t-il isolé ? Ou bien est-il recueilli par une seconde personnalité naissante ? Voilà ce qui me paraît très variable.

Ces réflexions me conduisent à rappeler ce que j’ai pu voir moi-même sur les hystériques dont j’ai étudié pendant la veille les mouvements inconscients par anesthésie. On se rappelle que nous avons montré maintes fois que l’anesthésie peut avoir pour effet d’isoler des phénomènes psychologiques comme le fait un état de distraction. Ce sont deux procédés parallèles. Il est donc logique de chercher chez les sujets auxquels on a donné des suggestions négatives si les mouvements subconscients par anesthésie peuvent fournir quelque renseignement sur la perception de l’objet invisible.

Les résultats sont cependant assez différents. Nous avons vu quelle réponse fait le personnage inconscient dans les expériences de distraction ; l’écriture du sujet anesthésique ne répond pas toujours de même. Voici à peu près quelle distinction il faut faire. Si la suggestion inhibitoire a consisté à suspendre complètement la perception d’un objet, si par exemple on a dit au sujet qu’il ne verra plus aucun des caractères d’une page imprimée, il peut arriver que la main anesthésique reproduise ces caractères, témoignant ainsi que le personnage subconscient continue à les percevoir ; ou bien la main, traduisant l’état dominant du sujet, se bornera à écrire indéfiniment : « Je ne vois pas, je ne vois pas. » Lorsque la suggestion a opéré en transformant l’objet, lorsqu’on a par exemple suspendu la vision d’une photographie en inculquant l’idée que la photographie représente toute autre chose, alors c’est cette vision hallucinatoire qui se trouve retracée par l’écriture automatique.

Ainsi, les résultats sont un peu moins simples que dans l’état de distraction ; nous avons vu déjà pareil fait se reproduire plusieurs fois. La division de conscience produite pendant un état de distraction a un caractère plus net, plus tranché, plus systématique que celle qui dérive de l’anesthésie, et les consciences séparées le sont si bien que souvent elles cessent de communiquer. Au contraire, dans l’anesthésie, la communication persiste, et tout état important qui se trouve dans une des consciences a une tendance à rayonner sur les autres. Ceci nous explique assez bien pourquoi, lorsqu’on recouvre un portrait par l’hallucination d’un autre portrait, c’est cette hallucination, suggérée à la conscience principale, qui envahit les sous-consciences.

Je ne veux point quitter cette question de l’anesthésie systématique, une des plus importantes que nous ayons eu à examiner, sans dire encore un mot des obscurités qu’elle présente. Malgré la grande valeur des résultats acquis, nous sommes loin de pouvoir décrire d’un bout à l’autre toute la série de phénomènes qui doivent se produire depuis le moment où la suggestion est donnée jusqu’à celui où elle se réalise. Ce que nous connaissons assez bien, c’est le point d’arrivée, le résultat final, c’est-à-dire la dissociation. Mais nous ignorons comment la perception d’un objet et les divers souvenirs qui s’y rattachent ont opéré leur migration de la conscience A dans la conscience B.

Nous avons vu plus haut, au moyen de beaucoup d’expériences, que pour cesser de voir un objet et celui-là seulement, une personne doit commencer par le percevoir et le reconnaître, de quelque façon que ce soit, et le rejet de cette perception ne peut avoir lieu que lorsqu’elle est déjà commencée. De plus, au fur et à mesure que l’expérience se poursuit, si l’expérimentateur modifie l’objet invisible, comme il le fait par exemple en interposant un prisme devant les yeux de son sujet (exp. de M. William James), il faut encore qu’une intelligence intervienne et décide si l’objet ainsi modifié doit être perçu ou non. Tout ce travail de contrôle est nécessaire ; sans cela la suggestion serait exécutée à l’aveugle, c’est-à-dire fort mal. Or, qui est-ce qui est chargé de ce travail de contrôle ? Quelle est l’intelligence qui décide à tout moment que le sujet doit percevoir ceci et non cela ? Ce n’est pas le moi normal, car il n’a conscience de rien ; il reçoit en quelque sorte le travail tout fait. Ce doit être un personnage capable de tout voir, car pour que la suggestion soit bien exécutée, pour que la carte qui doit rester invisible dans un paquet de dix cartes, ne soit pas confondue avec les autres, il faut qu’il y ait quelqu’un qui la compare à toutes les autres, et par conséquent les perçoive toutes. J’ignore complètement ce que peut être ce personnage, si même il existe et comment il opère ; l’expérience ne m’a rien appris là-dessus, je me laisse simplement guider par le raisonnement.

En terminant ces considérations, disons qu’ici encore, comme pour l’hallucination, on sait peu de chose en comparaison de ce qui reste à trouver ; mais il y a des faits acquis.

Je passe sous silence plusieurs questions que j’ai traitées déjà dans la Revue philosophique, par exemple les rapports entre l’anesthésie systématique et la négation. Ce sont des vues personnelles, qui n’ont pas leur place dans ce livre.


  1. Pitres, op. cit., p. 11.
  2. Contribution à l’étude de la douleur (Revue philosophique, 1889).
  3. M. Janet indique une hypothèse voisine de la nôtre, op. cit., p. 292. Pour l’étude des signes locaux, je renvoie à ma Psychologie du Raisonnement, p. 99.
  4. Traité du somnambulisme, p. 256. Conf. P. Janet, op. cit., p. 271, auquel j’emprunte quelques-uns des détails suivants.
  5. Neurypnologie, p. 247.
  6. De la Suggestion, 1884, p. 27.
  7. Revue scientifique, 1884.
  8. Nous réparons ici une erreur commise dans l’interprétation du phénomène précédent que nous avions considéré jusqu’ici comme une image consécutive. (Magnétisme animal, p. 235.)
  9. Psychology, II, p. 607.
  10. Revue de l’hypnotisme, 1er décembre 1888.
  11. De la suggestion et du somnambulisme dans leurs rapports avec la jurisprudence, etc., 1889, p. 701 à 711.
  12. Asile d’aliénés, près de Nancy.
  13. Voir p. 249.
  14. Pierre Janet, op. cit., p. 282.