Les Américains en Europe et les Européens aux États-Unis

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LES AMÉRICAINS
EN EUROPE
ET LES EUROPÉENS
AUX ÉTATS-UNIS.

VOYAGES DE CHARLES DICKENS,
MISS MARTINEAU, MARRYATT, LIEBER, etc., EN AMERIQUE ;
FENIMORE COOPER,
WILLIS, SANDERSON, etc., EN EUROPE.

Beaucoup de citoyens des États-Unis ont récemment visité l’Europe et communiqué leurs réflexions au public ; Willis nous a donné ses Pencillings by the way (Coups de crayon d’un voyageur), Fenimore Cooper ses Recollections of Europe, England, Italy, Excursions in Switzerland, Residence in France, Homeward bound, six volumes de critiques ou plutôt de préjugés ; nous possédons en outre l’American in Paris, les Sketches of Paris, par Sanderson, les Lettres écrites de Paris, par J. D. Franklin, et les Sketches of Society in Great-Britain, par C. S. Stewart. Willis a de l’esprit et de la malice sans bon goût et sans convenance, Cooper de la mauvaise humeur sans philosophie. Le reste ne s’élève pas au-dessus de la médiocrité.

Les Américains ont aussi beaucoup écrit sur leur pays : par exemple Cooper, dont le Democrat a fort irrité ses concitoyens ; Channing, l’adversaire éloquent de l’esclavage ; George Watterston et Nicolas Biddle Van Zandt, rédacteurs d’excellentes tables statistiques (Tabular statistical views) ; l’auteur de Voice from America, pamphlet très remarquable par la justesse et le courage des idées ; Sanderson, auteur d’America ; Downing, qui a osé railler les mœurs politiques de l’Union (Lettres de l’oncle Sam) ; le célèbre Washington Irving ; James Hall, qui a publié les Sketches of the West ; le docteur Reid (D. Reid’s Tour) ; surtout Audubon, peintre naïf, quelquefois admirable, des forêts immenses et de leurs hôtes. Trois Allemands, le prince Puckler-Muskau, F. Lieber et J. Grundt, viennent ensuite ; l’ouvrage de ce dernier, aussi mal composé que mal écrit, tend à prouver que l’aristocratie règne aux États-Unis (Die Aristocratie in America, von J. Grundt).

Quant aux Anglais qui ont visité l’Union pour la gourmander ou se moquer d’elle, on aurait peine à les compter : tels sont mistriss Trollope (the Americans), miss F. Ann Butler (A Journal), Halliburton (Samuel Slick), Tyrone Power (Impressions of America), Basil Hall, Hamilton, miss Martineau (Society in America), le capitaine Marryatt (Diary in America), enfin Charles Dickens, qui a mis récemment en circulation son voyage aux États-Unis sous ce titre qui est un calembour : Notes for general circulation.

Ces œuvres si diverses, la plupart écrites avec une diffusion et un sans-gêne intolérable, empreintes la plupart des préoccupations et des intérêts de leurs auteurs, composent le dossier le plus récent de ce procès qui se continue et ne se videra jamais, entre la vieille civilisation et la nouvelle, entre l’Europe féodale, qui se dépouille de son passé, et les États-Unis, qui ne sont pas en pleine possession de leur avenir. Chaque année, de nouveaux voyageurs anglais passent l’Atlantique, curieux de savoir ce que deviennent leurs petits-fils d’Amérique. Ces derniers franchissent à leur tour l’Océan et viennent quand ils ont le loisir, quand leurs spéculations, leurs défrichemens, leurs banqueroutes, le leur permettent, observer de près leur vieille mère, espérant bien se venger d’elle, et lui trouver des fautes, des vices et des ridicules. Personne ne manque son but. L’aristocratie essaie de prouver que la démocratie est vicieuse, et vice versâ ; la vanité jeune combat la vanité séculaire. Quel peuple n’offre pas sa moisson de folies ? Marryatt, Hall, miss Martineau, mistriss Trollope, Dickens, ont passé au crible l’Amérique ; Cooper, l’auteur des Pencillings, et quelques autres, se sont chargés de faire à l’Europe son procès. Irving, homme de goût, traite les Anglais, ses pères, avec une condescendance filiale.

Grace à ces soixante et quelques volumes, on peut voir l’Amérique sans bouger de place, et tranquillement assis au coin de son feu. On emprunte ainsi les lunettes de vingt personnes de tous les pays, y compris les Américains eux-mêmes. On écoute tous ces rapporteurs, on se garde bien de les croire sur parole, et l’on compare leurs récits. Comment une seule des faces de l’Amérique septentrionale vous échapperait-elle, soumise tour à tour à l’examen contradictoire d’un docteur allemand, d’un diplomate suédois, d’un romancier américain, d’un prêtre, d’un historien, d’un statisticien, sans compter une romancière, une économiste, un marin, un capitaine de cavalerie, un peintre de mœurs et un dramaturge ? Non-seulement les points de vue, mais les époques diffèrent, ainsi que les localités visitées et décrites. Le plus récent et le plus spirituel de ces voyageurs, Charles Dickens, ne se pique ni de philosophie ni de profondeur, mais il est fort gai. Il a rapporté de son voyage une douzaine de croquis, exécutés d’un crayon rapide, qui ne trahit ni mauvaise humeur ni prétention. Si l’on compare à ses esquisses comiques les caricatures amères de mistriss Trollope, les justifications maladroites de miss Martineau, les caustiques accusations du capitaine Marryatt, pendu en effigie par ses hôtes, et qui, en revanche, les a écartelés et crucifiés dans son livre, on obtiendra des résultats curieux. Cette manière de comprendre et de vérifier l’histoire des peuples et des faits m’a toujours paru infaillible. En rectifiant l’une par l’autre des valeurs diverses, il est impossible de ne pas arriver aux sommes véritables ; en balançant les opinions hostiles, on atteint la réalité. Parmi ces contradictions violentes, tous les faits qui résistent demeurent évidens et acquis.

Rien par exemple ne trahit plus vivement le fond du caractère américain et l’état social de l’Union que l’aspect singulier sous lequel nos contrées européennes se présentent à ses voyageurs, et la manière dont ils nous jugent. Ils ont d’incroyables admirations et des colères peu raisonnables. Ils tombent à genoux devant un vaudeville, mais ne donnent pas la moindre attention à nos grands évènemens ou à nos hommes de premier ordre. Les membres, même les plus distingués par l’intelligence, de cette société qui n’a pas encore rejeté ses langes, ne comprennent absolument rien à ce vieux phénix social de notre monde, qui, depuis 1789, s’agite sur son bûcher, espérant renaître un jour. Willis, en Angleterre, se préoccupe de la façon dont on mange ; Fenimore Cooper, en France, de celle dont on donne le bras à une dame. Cet enfantillage excessif provoque le sourire ; on croit voir une petite fille qui joue, sans les comprendre, avec les bijoux, la boîte à mouches et les mystères de l’aïeule.

L’aveuglement de Fenimore Cooper au milieu de nos émeutes est tout-à-fait burlesque. Il n’y aperçoit que des gardes nationaux qui courent les rues, et des gamins qui braillent. Il est surtout très plaisant lorsque, après avoir présenté l’émeute sous d’assez aimables couleurs, mais se voyant surpris par elle dans les rues de Paris, il se met tout à coup sous la protection d’un corps-de-garde et s’écrie : « Je trouvai bon une fois dans ma vie d’être juste-milieu. » On connaît le talent de M. Cooper pour la narration intéressante, et l’on supposerait assez volontiers qu’un raconteur aussi pittoresque a dû trouver dans le Paris de 1830, dans notre société mêlée et dans les jours les plus étranges de nos derniers temps, quelques matériaux dignes de lui. Eh bien ! non ; cet observateur a passé parmi nous les terribles années de 1830, de 1831, de 1832, du choléra et de Saint-Méry, sans avoir fait sa récolte. Oui, cela est arrivé à M. Cooper. On est effrayé de cette puérilité, de cette nullité des observations d’un homme de talent qui ne sait pas voir. Dickens, homme d’esprit qui babille fort agréablement, nous amuse et nous distrait du moins, quand il nous parle des États-Unis. Mais Fenimore Cooper à Paris, remarquant que les Tuileries ont été construites par Catherine de Médicis, et qu’un garde national qui passe est possesseur d’un très gros ventre, fait peine en vérité ; à quoi servent le talent et la gloire ?

Si M. Cooper nous satisfait peu et ne nous apprend rien lorsqu’il parle de la France, en revanche il contient des révélations fort curieuses sur son pays. Il allègue des faits dont la valeur et l’importance futures sont énormes. Il évalue à cinq cent mille ames par année l’accroissement de la population en Amérique, y compris l’émigration. Déjà la population d’un seul état dépasse celle des royaumes de Hanovre, de Wurtemberg et de Danemark. Souvent aussi il se trompe d’une manière bizarre. À Philadelphie, le mot français mère a remplacé, pour beaucoup de personnes, le mot anglais mother. Cette étrange substitution dicte à M. Cooper une réclamation plus étrange encore. Il prend le mot mère pour le substantif anglais mare, qui se prononce à peu près de même, et signifie une jument. « A-t-on jamais vu, demande-t-il gravement[1], un fils appeler sa mère une jument ? »

Dissertations sur la soupe au lait, sur son identité avec le pap qui nourrit les enfans anglais, sur les croisées et leur origine, sur les jardins à Paris et les bons bourgeois qui s’avisent de dîner dans leur jardin, voilà tout ce que le célèbre Cooper a recueilli d’intéressant dans ce vieux monde aux jeunes désirs, dans ce grand réservoir d’ambitions qui s’annulent mutuellement et de folies qui vendent la sagesse, — à Paris. Ses opinions et ses préceptes politiques sont marqués d’un timbre tout particulier. Il dit et il croit que le meilleur gouvernement pour la France serait Henri V à la tête d’une république. Vraiment, cela est fort joli. Imaginez une chaîne de wagons traînés par des colombes sur un chemin de fer, ou une salle de bal éclairée à coups de canon. Toutes les rêveries de ces hommes politiques, qui ne sentent pas que les formes politiques ne changeront rien à la maladie interne, produisent sur le philosophe un effet singulier. Il croit voir des tailleurs que l’on appellerait à titre de médecins, et qui voudraient nous guérir de la fièvre ou de la jaunisse en nous faisant endosser, qui un frac, qui une veste de chasse. Tel tailleur vote pour le despotisme militaire, tel autre pour le fédéralisme, tel autre pour la république commerçante. Mais, de toutes ces inventions, la plus charmante est assurément celle de M. Cooper ; un monarque absolu, fils de monarques absolus, commandant à une démocratie toute puissante. À chaque page, on est forcé d’admirer la badaude crédulité de cet homme qui a un coin de génie, écrivain singulier, minutieux, trop complet et cependant incomplet. Un soir, il rencontre dans les Tuileries, pendant le feu d’artifice, un petit vieillard qui lui prédit que la révolution recommencera en l’an 1840, et il le croit. Un autre jour, il tombe en extase devant un nègre, espion de son métier, qu’il rencontre dans une antichambre, orné de la double vertu de nettoyer des bottes et d’avoir menti toute sa vie.

Il y a des gens qui aiment la fraude pour la fraude : tel était ce nègre, nommé Harris, que Fenimore Cooper loue singulièrement, tant les idées de probité sont altérées par les passions politiques. Harris avait servi d’espion double à lord Cornwallis pour les Anglais, et au marquis de Lafayette pour les Américains. Lorsque Cornwallis se fut rendu, il trouva dans l’antichambre du vainqueur, auquel il faisait sa visite, ce nègre traître qui nettoyait les bottes du marquis. — « Bah ! s’écria le général anglais ! C’est vous, Harry !… Je n’aurais pas cru vous trouver ici ! — Il faut bien, répondit l’espion, faire quelque petite chose pour sa patrie ! » Ce nègre perfide, qui n’avait d’autre patrie que la bourse des deux adversaires, et d’autre patriotisme que sa cupidité honteuse, a probablement servi de modèle au héros du roman de Cooper, the Spy. Il avait, toute sa vie, travaillé au succès des hommes qui devaient soumettre les enfans de l’Afrique à la plus humiliante, à la plus cruelle des servitudes. Une comédie plaisante, c’est de voir l’admiration de Cooper pour cette réponse et pour ce nègre.

Malgré tant d’enfantillages, la lecture des huit ou dix voyageurs américains qui ont visité l’Europe est assez piquante pour un Français. Le ridicule de nos prétentions, le caractère illogique de nos habitudes et de nos mœurs, ne leur échappent guère. En général, les étrangers sont très bons à consulter ; ils sont frappés des particularités que nous ne remarquons pas. Cooper lui-même a très bien observé que la France est aujourd’hui livrée à un mélange dangereux de faits qui résultent du despotisme ancien et de lois ou de désirs qui appartiennent à la démocratie. Centralisez, c’est-à-dire despotisez, voilà ce que dit Napoléon après Louis XIV. Individualisez et éparpillez, voilà ce que dit la liberté des journaux, et ce que répètent les livres. Absurde mélange de la lumière et de l’ombre, du oui ou du non, des termes les plus contradictoires. C’est le vrai mal de la France. Un gouvernement constitutionnel n’est pas la juxta-position des contraires, mais la lutte féconde des intérêts dont chacun cède un peu pour gagner davantage. En France, les habitudes sont nées de l’extrême asservissement ; les tendances s’élancent vers l’extrême affranchissement. Jugez de quelles douleurs la nation doit être assaillie.

Notre monde vieilli, qui cherche à se rajeunir, se rapproche nécessairement, par l’intention du moins, de ce monde jeune et à peine formé, qui voudrait se donner pour accompli. La France de Mirabeau et de Voltaire se retrouve dans la république nouvelle, sortie des mains de Locke et de Washington ; il y a plus d’une analogie entre nous et les États-Unis. Nous coïncidons en plusieurs points avec cette création étrange née du puritanisme anglais, œuf démocratique venu au monde au XVIIe siècle et couvé au XVIIIe par la philosophie voltairienne. Il faut lire les soixante voyageurs dont je n’ai cité plus haut que les principaux, pour reconnaître combien il y a de la France actuelle dans l’Amérique septentrionale, et des États-Unis dans la France. On part des mêmes principes, on marche au même but, on se heurte contre les mêmes erreurs ; on croit à l’égalité des hommes, ce qui est dangereux ; on croit à la bonté naturelle de l’homme, comme s’il n’avait ni passion, ni intérêt, ce qui est fou. On regarde le travail matériel et industriel comme une panacée à laquelle rien ne résiste, ce qui est faux.

Mais du moins cette prépondérance exclusive de l’industrie et du commerce, dangereuse pour les pays très avancés en civilisation, exerce-t-elle sur les États-Unis une influence bienfaisante ? L’Amérique septentrionale, ce n’est pas encore un pays, c’est une ébauche ; ni un gouvernement, mais une épreuve ; ni un peuple, mais mille peuples. Là tout se transforme sous l’œil du philosophe, comme les substances mêlées dans le vase ou la cornue se métamorphosent sous l’œil du chimiste. Là, observer ne suffit pas ; il faut calculer les transformations perpétuelles qui s’opèrent. Cette civilisation qui s’arrange sur une échelle si énorme, avec des circonstances si extraordinaires, mérite une contemplation attentive. Elle est encore peu avancée ; le laboratoire est bizarre autant que vaste, et le philosophe ne peut pas trouver de sujet plus digne de lui.

Malheureusement la plupart des voyageurs qui parcourent les provinces de l’Union ne sont pas des philosophes. Miss Butler, actrice distinguée et spirituelle, décrit fort bien les singularités de mœurs et les nouvelles impressions produites par ces vastes paysages sur son imagination et sa sensibilité féminines. Le capitaine Hamilton apprécie avec finesse les relations diplomatiques et les tendances politiques de l’Union. L’Allemand Puckler-Muskau est léger comme un Allemand qui se fait léger, c’est-à-dire qu’il l’est trop. L’autre Allemand, Grundt, espèce de docteur paradoxal, brouille toutes les idées et tous les faits par un confus assemblage de souvenirs européens et d’affectations philosophiques. Audubon connaît bien les oiseaux des bois, mais très peu les hommes des villes et des villages. Miss Martineau, partie d’Angleterre avec la ferme résolution d’admirer les États-Unis, selon les lois de l’esthétique et de l’économie politique, a été surprise de se voir forcée d’enrayer, et les nuances de blâme involontaire qui traversent son admiration préalable produisent un effet amusant. Marryatt, apportant dans ce nouveau monde les plus invétérés des préjugés anglais, se venge à force d’épigrammes de l’ennui que lui a fait éprouver le pays des améliorations matérielles. Dickens prend son parti plus bravement ; sa plaisanterie est moins amère et plus aimable ; elle éclaire avec grace quelques particularités de la vie intime en Amérique.

Tyrone Power est un acteur. Il a le style vif, souple, facile, accidenté et nomade d’un mime qui court le monde. Il a vu les Américains par leurs meilleurs côtés, et c’est lui qui les juge avec l’indulgence la plus sympathique ; ils l’ont applaudi, il leur en sait gré. Rien de plus démocratique qu’un acteur. Cette habitude de la foule, cette servitude devant la masse, ce culte de l’apparence, qui plient le cou et courbent le front des plus nobles, des plus dignes, des Talma, des Kemble, des Garrick, sont essentiellement républicains. Il faut opposer Tyrone Power à Marryatt et à Basil Hall pour connaître les mérites et les qualités des citoyens de l’Amérique, trop sévèrement jugés par la plupart des Anglais.

Le capitaine Basil Hall est de cette race que l’Angleterre va perdre, race qui ne pouvait naître que dans une île, et que nous voyons poindre avec la première civilisation britannique ; race qui aime à voir pour voir, qui n’est satisfaite qu’en courant, qui sort de chez elle pour voir (to see sights), mot exclusivement anglais. « Dès ma première enfance, dit ce capitaine, je me suis désigné à moi-même un certain nombre de curiosités à voir, et je les ai vues. » Ces curiosités étaient le Japon, l’Amérique, l’Égypte et la Polynésie. Si tous ces touristes ont assez mal compris et jugé superficiellement les États-Unis, la comparaison de leurs récits donne à leur étude parallèle un caractère important ; ils se contredisent, mais ils s’éclairent.

L’élément démocratique anglais, s’étant détaché, vers le milieu du XVIIe siècle, des autres élémens de la constitution britannique, s’est réfugié en Amérique. Là il fait son œuvre tout seul. C’est lui qui donne le singulier spectacle auquel nous assistons. Comme ce même élément, pendant le cours du XVIIIe siècle, s’extravasa sur la France, et y produisit les grands effets moraux par lesquels nous sommes encore dominés, il se trouva que des deux côtés de l’Atlantique, la patrie de Franklin d’une part, et de l’autre le pays de Mirabeau et de Camille Desmoulins, suivirent une voie parallèle, malgré la diversité des races. Comment l’Amérique ne haïrait-elle pas l’Angleterre ? Elle représente la portion puritaine, rebelle et démocratique, qui n’a pas voulu s’accommoder originairement de l’aristocratie anglaise. Comment la France ne serait-elle pas ce qu’elle est ? Elle représente le tiers-état long-temps asservi, maintenant triomphant et le cœur plein d’un fiel amer ? L’envie et la haine de la démocratie américaine ont l’Océan à traverser pour rencontrer le vieil ennemi : nous n’avons pas autant de chemin à faire ; mais sous beaucoup de rapports les deux pays se rencontrent et se touchent. La plupart de nos défauts sont des défauts américains. Dans ce pays comme chez nous, toutes les paroles sont larges, toutes les phrases sont grandes. Nous appelons un apothicaire pharmacien. Nous n’avons plus d’épiciers ; sur un écriteau rouge, on lit en caractères jaunes : Commerce universel des denrées coloniales. Les Américains comptent, ainsi que nous, deux ou trois mille génies en prose et en vers ; comme nous, ils parlent avec orgueil de leurs trois cents meilleurs poètes. Ils se méprisent, ils s’injurient, ils se ménagent comme nous ; ils se craignent mutuellement et se complimentent mutuellement comme nous. Ils ont tous les malheurs de la démocratie, qui pour eux est le berceau, qui pour nous serait la tombe, si l’on n’y prenait garde.

Il y a même dans la prononciation américaine des points de ressemblance avec la France qui sont vraiment singuliers. Ainsi les Anglais prononcent tchivalry, les Français chevalerie ; les Américains ont abandonné la prononciation britannique pour la nôtre, et disent chibalry. L’identité de résultats provenant de l’identité des institutions mérite fort d’être observée. Tyrone Power, en arrivant à New-York, crut se trouver à Paris, dans quelque parage inconnu de nos boulevarts. Tout ce que l’on peut craindre pour la France se manifeste déjà dans l’Amérique septentrionale : abaissement du niveau des capacités, règne mobile de l’argent, bavardage, détérioration des produits pour atteindre une modicité de prix inférieurs, délaissement des femmes, honorées et mises de côté ; habitude de ne rien faire pour l’avenir ; improvisation, rapidité, légèreté : singuliers vices que l’on n’aurait jamais cru pouvoir attribuer à la race saxonne ; mais l’influence des institutions politiques est inévitable.

Il y a entre nous et l’Amérique toute la distance qui sépare la première jeunesse de l’extrême maturité. Nous sommes surtout embarrassés de notre passé, les Américains sont surtout embarrassés de n’en pas avoir. Nous balayons nos décombres, ils creusent leurs fondations dans un sol vierge. Notre histoire est un vieux drame qui se complique à mesure qu’il avance, et dont les ressorts sont nombreux ; l’Amérique en est au prologue et à l’avant-scène. Il y a chez nous trop de souvenirs et d’acquisitions, il y a au contraire quelque chose de provisoire et d’incomplet dans cette fabrique immense, toujours active qu’on appelle les États-Unis ; c’est si bien et si exclusivement un atelier, une fournaise, un laboratoire pour la fabrication future d’une civilisation inconnue, et c’est si peu une patrie, quelle que soit l’apparente ardeur du patriotisme américain, qu’après avoir fait fortune là-bas, on se hâte de venir s’établir en Europe. Sanderson, l’Américain, en convient expressément et reproche à l’élite des citoyens des États-Unis leur goût pour l’Europe, où « c’est chaque jour davantage la mode, dit-il, d’aller faire élection de domicile. » Il faut bien leur pardonner : cette vie préparatoire et sans repos, cette existence d’artisan harassé et nomade, cette course haletante vers la fortune et les entreprises, offrent peu de charmes au philosophe, peu de loisirs pour la rêverie, peu de repos pour la pensée. Une société dans l’enfance a tous les caractères de son âge ; elle marche beaucoup et étourdiment, elle aime l’exercice pour l’exercice, l’action pour l’action ; elle mange vite, court vite, brûle le pavé, ne reconnaît point de passé, et ne sait ni donner aux femmes leur place, ni élever leur esprit, ni raffiner leurs mœurs ; elle reste plongée dans une admiration de Chérubin devant le sexe entier, admiration privée de discernement, instinct plutôt que préférence.

Cette situation des femmes en Amérique a fort préoccupé les voyageurs. Là, elles sont honorées et isolées, elles sont aimables et sans influence ; elles ont beaucoup de lecture et peu d’idées ; miss Martineau ne s’explique point cette énigme.

On peut dire que la condition de la femme dans tous les pays est le signe certain du degré de civilisation auquel ces pays mêmes sont parvenus. Elle n’est rien pour le sauvage ; esclave au commencement de la civilisation, elle acquiert ses droits et sa valeur en parcourant les degrés successifs qui effacent la tyrannie de la force physique et font régner l’intelligence. Ne pas écraser l’être faible, lui faire sa part au soleil, reconnaître ses priviléges et lui assigner une influence, c’est le symptôme d’une société très perfectionnée, et qui sent que la loi du corps est la loi des brutes. Arrive ensuite le moment où la civilisation s’épuise par son excès, où elle se dégrade par son raffinement, où l’on ne se contente plus de protéger l’être faible, où l’on fait dominer la faiblesse avec la volupté. Cette époque de galanterie et de décadence aboutit définitivement au même résultat que la vie sauvage, à l’avilissement de la femme, à la promiscuité des sexes et à la confusion des devoirs. La belle époque, l’époque saine et magnifique, est celle où, selon l’état de chaque société, tout prend sa place naturelle, où la femme n’est pas seulement une nourrice, une esclave, une gardienne fidèle de la maison, où elle ne s’est pas transformée encore en arbitre de la folie contemporaine, en distributrice des faveurs de la mode. Dans nos derniers temps, elle a voulu davantage encore ; elle a réclamé pour ses mains débiles la charrue, le glaive, la hache, le timon d’un vaisseau, le portefeuille d’un ministre et le pénible gouvernement des sociétés.

Cette ébauche ardente de civilisation qu’on appelle l’Amérique septentrionale a donné à la femme une situation intermédiaire. Là, elle essaie, mais en vain, d’imiter les aristocraties d’Europe, et de conquérir les élégances, les recherches, le bon ton, auxquels les vieilles sociétés sont accoutumées ; imitation factice et ridicule, parodie qui ne peut réussir. Une société jeune et marchande n’a pas assez de temps pour disposer de ses balles de coton et défricher ses forêts.

Il faut que l’Amérique attende encore ; quand elle aura du loisir, elle trouvera une littérature et des arts, et ce produit exquis et singulier d’une civilisation extrême, la femme du monde, y apparaîtra. On s’est beaucoup élevé contre les oisifs, les improductifs, les hommes de loisir. Sans ce loisir et cette oisiveté, il n’y a pas de poésie, de style, d’art, d’élégance, pas même de méditation et de pensée. Ces fleurs n’éclosent que dans la parfaite abstraction de tous les soins matériels. Sans préconiser l’esclavage antique, on peut dire que la grande beauté artistique de la civilisation grecque ne s’est développée avec tant de force et tant d’éclat, avec une aussi féconde et une aussi facile splendeur, que grace aux loisirs dont jouissaient les Épaminondas comme les Socrate, les Platon comme les Praxitèle. C’étaient des gentilshommes. Toute la partie inférieure et matérielle de la vie humaine était livrée aux esclaves. Leur soin, à eux, était de moudre ou de tisser. Les maîtres se chargeaient d’être de grands hommes, de grands écrivains ou de grands artistes. Malgré la loi du polythéisme, qui faisait de la femme la première esclave, on voyait au sein de cette civilisation singulière, dont nous n’avons plus aucune idée, les Aspasie et les Sapho s’élever tout à coup et partager la couronne des Pindare, des Anacréon et des Tyrtée.

L’Amérique actuelle, soumise à l’élément chrétien, immensément supérieur à l’élément païen, est par conséquent arrivée à une phase de civilisation bien plus haute ; mais elle est beaucoup moins avancée dans cette même phase des nations modernes que ne l’était, relativement aux nations antiques, la Grèce à l’époque dont nous parlons. Miss Martineau, cette femme philosophe, qui espéra trouver en Amérique le paradis de la philosophie et de l’indépendance républicaine, fut bien étonnée de reconnaître dans quel cercle étroit et misérable les facultés et les forces féminines étaient parquées et renfermées par les Américains ; dans plusieurs chapitres remarquables par la verve du mécontentement et les diffusions de la mauvaise humeur, elle a témoigné au monde sa surprise.

Elle n’a pas remarqué que les premiers jours de la colonie anglo-américaine ont eu pour point de départ, non pas l’esprit chevaleresque et catholique, favorable aux femmes, mais l’esprit calviniste, profondément rigide et dénué de charité pour l’être faible. Le culte de la vierge Marie était effacé ; la séparation des sexes passait en loi. Cette rigidité inhumaine de la loi calviniste n’a pas encore perdu toute influence dans le Connecticut, elle a laissé des traces profondes. On n’y tolère point les théâtres ; les directeurs d’une troupe équestre furent obligés récemment de s’arrêter sur les limites de la province, après avoir donné des représentations dans les provinces voisines. Le gouvernement du Connecticut leur fit parvenir l’utile et loyal avertissement de ne pas se hasarder dans les domaines du comté, à moins de vouloir s’exposer à la confiscation de leurs chevaux. Les habitans des provinces limitrophes ne manquent pas de dire que la sévérité du Connecticut est pure hypocrisie, que tous ses habitans se livrent en secret aux vices les plus odieux et les plus infâmes, ce qui, malgré l’assertion et l’assentiment du capitaine Marryatt, ne semble pas tout-à-fait prouvé.

L’esprit fondamental et créateur des États-Unis, modifié depuis l’époque primitive par la philosophie plus tolérante de Locke, ne se retrouve que dans le vieux code puritain, le Code bleu, qu’on aurait dû nommer le Code noir. « Si, dit le chapitre XIII de cette charte draconienne, un enfant ou des enfans au-dessus de seize ans, et possédant l’intelligence, frappent ou maudissent leur père ou leur mère naturels, il ou ils sera ou seront mis à mort, selon l’Exode, 21, 17, — et le Lévitique, 20. » — Si, dit le chapitre XIV, quelque homme a un fils rebelle et entêté (stubborn), d’âge compétent et d’intelligence suffisante, lequel fils n’obéisse pas à la voix de son père et de sa mère, ses parens naturels doivent mettre sur lui la main et l’amener devant les magistrats, en prouvant qu’il est indompté, entêté, rebelle, qu’il ne cède ni à leur voix, ni à leurs châtimens, mais qu’il vit dans divers péchés notoires ; — alors ce fils sera mis à mort (shall be put to death). »

Le mensonge est puni du fouet, le blasphémateur est mis au pilori ; l’usage du tabac n’est pas traité moins cruellement. «  Personne, dit la loi, ne se servira de tabac, à moins d’avoir apporté au magistrat un certificat signé d’un docteur expérimenté en médecine, lequel attestera que le tabac est utile ou nécessaire à cette personne. Alors elle recevra sa licence et pourra fumer. Il est défendu à tout habitant de cette colonie de prendre du tabac publiquement, sur les grandes routes, etc., etc. » Les extraits des registres judiciaires relatifs à l’époque où le code bleu était en vigueur, offrent des détails beaucoup plus comiques, et d’une pruderie tellement indécente que notre plume, par égard pour le lecteur, ne peut reproduire ici qu’une faible partie de ces incroyables détails. Ces choses se passaient en 1660, dans un coin du monde, pendant le règne éclatant de Louis XIV et le règne débauché de Charles II. « Le 1er mai 1660, on a fait appeler devant la cour Jacob Mac Murline et Sarah Tuttle pour les causes suivantes : le jour du mariage de Jean Potter, Sarah Tuttle alla chez mistriss Murline, à laquelle elle demanda du fil. Mistriss l’envoya en chercher dans la chambre de ses filles, où se trouvaient le marié Jean Potter et sa femme, tous les deux boiteux. Sarah Tuttle y alla, et, en causant avec les deux boiteux, se servit… d’expressions mal séantes relativement à cette circonstance. Alors entra Jacob Potter, frère de Jean Potter, et Sarah Tuttle ayant laissé tomber ses gants, Jacob les ramassa. Sarah les lui redemandant, il répondit qu’il ne les lui rendrait que si elle lui donnait un baiser ; là-dessus, ils s’assirent tous deux, Sarah Tuttle posant son bras sur l’épaule de Jacob, et Jacob tenant embrassée la taille de Sarah ; ils restèrent ainsi une demi-heure environ devant Marianne et Suzanne, qui témoignent aussi que Jacob donna un baiser à Sarah… » À ce propos, les témoins se suivent à la file, déclarant, certifiant, désignant où était le bras, où était le front, où étaient les lèvres, et circonstanciant ce baiser fatal avec une rigueur d’analyse qui mettrait toute la critique du monde aux abois, et qui remplit les trois pages les plus étonnantes, les plus pudiques et les plus impudiques, les plus sévères et, en définitive, les plus licencieuses qui se trouvent dans aucun roman, si bien qu’il est impossible de les transcrire. Jacob et sa complice non seulement sont admonestés, mais mis à l’amende, la cour déclarant que « c’est chose singulière et à déplorer éternellement que jeunesse ait de pareilles idées, et que les personnes de l’un et l’autre sexe se corrompent ainsi mutuellement. En ce qui concerne Tuttle, elle est une corruptrice injustifiable du discours et de la parole. Pour ce qui est de Jacob, sa manière et sa conduite sont inciviles, immodestes, corruptrices, blasphématrices et démoniaques ; » il ira en prison et paiera l’amende.

Pour s’être enivré, le pauvre Isaïe, domestique du capitaine Turner, paie cinq livres sterling, ce qui, eu égard au changement de valeur de l’argent, ressemble fort à trois cents francs d’aujourd’hui ; la servante Ruth Acie est fouettée pour avoir menti et reçu chez elle, la nuit, William Harding, le don Juan de la colonie ; Marthe Malbon reçoit le même châtiment pour avoir soupé avec ce même bandit de William Harding ; Goodman Hunt est chassé du Connecticut pour avoir mis au four un pâté destiné au susdit Harding, et mistriss Hunt, sa femme, ayant reçu ou donné un certain baiser relatif au même personnage, évidemment redoutable, est fouettée et chassée. Toutes ces exécutions, qui tombent, comme on le voit, sur des baisers et des pâtés, datent de janvier 1643. Notre don Juan William Harding poursuit sa carrière jusqu’en 1651 ; en décembre de cette dernière année, nous le retrouvons ; il a épuisé l’indulgence des juges, des pères et des maris. On le condamne « à payer cinq livres sterling à M. Malbon, cinq autres livres à M. Andrews, à quitter la colonie, et à être fouetté très sévèrement. » Triste fin pour un don Juan.

Telle était la législation calviniste qui a civilisé et préparé les États-Unis. Plusieurs des articles de son code bleu se font remarquer par leur terrible concision : « Aucun quaker ne recevra le logement ni la nourriture. — Quiconque se fera quaker sera banni, et, s’il revient, sera pendu. » Le crime des quakers, selon les puritains, était de ne pas vouloir tuer les sauvages. Les articles suivans valent encore mieux : « Art. 17. Le jour du Seigneur, personne ne courra ; on ne se promènera pas dans son jardin ni ailleurs, et l’on marchera seulement avec gravité pour aller à l’église ou pour en revenir. — Art. 18. Le jour du Seigneur, personne ne voyagera, ne fera la cuisine, ne fera le lit, ne balaiera la maison, ne se coupera les cheveux, ou ne fera sa barbe. — Art. 31. Il est défendu à tout le monde de lire la liturgie anglicane, de fêter la Noël, de faire des pâtés de hachis (mince-pies), de danser, et de jouer de tout instrument, le tambour, la trompette et la guimbarde exceptés. »

Voilà certes une civilisation bien peu semblable à cette civilisation chevaleresque qui instituait les cours d’amour, et qui, annonçant de loin la position des femmes dans les sociétés européennes, frayait la route à la galanterie, à ses graces, à ses raffinemens et à ses excès. La cruauté de ce code bleu, qui trouvait très mauvais que la jeunesse eût de pareilles idées, s’est mitigée peu à peu, mais les rapports mutuels des deux sexes s’en sont toujours ressentis. Aujourd’hui la femme américaine, par un étrange contraste, est soumise à un étouffement moral joint aux meilleurs traitemens physiques. Devant elle, on se lève, on parle bas ; on a soin de ne traiter aucun sujet qui puisse lui déplaire ou la blesser ; elle a la meilleure place à table ou dans une voiture publique, mais elle ne possède ni influence, ni confiance, ni sympathie. On dispose d’elle comme de quelque chose d’incomplet ou de nécessaire, qu’il faut honorer, puisque le dépôt des générations humaines lui est confié, qu’on doit soigner, puisque son affaiblissement altérerait la pureté et la force des races, mais qu’il faut tenir en dehors de toute participation aux droits intellectuels et moraux de l’homme. La prédication du dimanche et le lieu-commun du journal, la causerie avec la voisine et la promenade dans les boutiques, sont les seuls épisodes qui viennent apporter quelque diversion à la plus monotone et à la plus restreinte des existences. Comme il n’y a dans l’air, comme il ne circule dans la société aucun de ces élémens de curiosité intellectuelle dont l’Europe est remplie, et que les hommes ne songent qu’à manger, à boire, à faire fortune et à faire banqueroute, la femme, de son côté, ne pense qu’à se marier le plus tôt possible, élève beaucoup d’enfans, et meurt l’esprit étiolé par la stérilité de sa vie et la répétition constante des mêmes devoirs demi-serviles et des mêmes frivolités sans but. Tels sont les fruits de l’institution de Calvin. La femme n’y est plus un objet d’achat et de vente, une chose matérielle, mais elle y reste passive, timidement docile, sans ressource et sans ressort. On la tolère plutôt qu’on ne l’accepte, et si les générations pouvaient se multiplier en Amérique par quelque autre moyen, on se passerait d’elle très volontiers. Dans les provinces du sud et de l’ouest, les familles se débarrassent de leurs filles par le mariage avant même qu’elles soient nubiles. Il n’est pas rare de trouver dans ces états des femmes de vingt ou vingt-un ans, déjà veuves de deux maris ; il n’est pas rare non plus d’y rencontrer de doubles ou de triples divorces. Toutes les lois et toutes les coutumes de l’Amérique tendent à relâcher le lien sympathique des deux sexes, ou à les rendre indépendans l’un de l’autre. Il suffit d’un danger moral exposé par la femme devant ses juges, pour la délivrer du lien qui lui pèse : « Son mari est un joueur ; — ou il est trop oisif pour alimenter ses enfans ; — ou il leur donne de mauvais exemples et des leçons dangereuses. » Aussitôt le mariage est rompu.

Ainsi s’établit une indépendance bizarre, qui assure à la femme certains droits inférieurs et maintient l’homme dans sa dure supériorité. Ainsi se formulent une liberté glacée, une indifférence mutuelle et la destruction presque définitive des affections vives et des attachemens durables. Je ne sais si la moralité y gagne ; plusieurs voyageurs prétendent le contraire, et miss Martineau est de ce dernier avis. S’il faut l’en croire, les mariages américains étant mercenaires, c’est-à-dire exclusivement fondés sur l’intérêt, la corruption secrète y abonde : corruption sans passion, débauche sans plaisir. Dans la Nouvelle-Angleterre, la plupart des femmes sont mariées à des vieillards qui seraient leurs pères ; partout la spéculation étouffe les sentimens du cœur ; tout est immolé aux règles de l’arithmétique. Miss Martineau, avec sa violence de femme, appelle cela une prostitution légale et se révolte amèrement contre « la sainteté du mariage profanée par l’intérêt. » Sans adopter les véhémences romanesques de la philanthrope, nous convenons sans peine qu’un pays où le désintéressement de l’amour n’existe pas, et où les plus ardentes émotions de la nature humaine sont étouffées par l’égoïsme, marche à une corruption froide, plus dangereuse peut-être que les excès de la passion et des sens.

Un résultat collatéral de cet anéantissement des rapports entre les deux sexes, c’est l’anéantissement du ménage et de la famille. On va loger dans un hôtel garni. Le mari court à ses affaires, la femme reste dans son boudoir. On dîne à table d’hôte, et cette vie commune, sans domicile, sans abri, sans foyer domestique, cette vie errante et à vol d’oiseau ne déplaît à personne. Les hôtels garnis contiennent quelquefois jusqu’à cinquante ménages, si l’on peut appeler ainsi la réunion accidentelle d’un homme et d’une femme qui se rencontrent à peine deux fois par jour, à dîner et à déjeuner. On comprend quelle doit être l’éducation des jeunes personnes qui passent leur vie dans ces parloirs encombrés ou assises à ces tables entourées de convives de tant d’espèces différentes ; la vie d’hôtel garni doit produire sur elles le même effet que la vie d’estaminet produit sur les hommes. D’ailleurs il est difficile d’avoir un ménage dans un pays où rien n’est plus rare qu’un domestique ; le mot même n’existe pas. Cette personne, que vous payez et que vous appelez votre help, votre appui, accompagnera sa maîtresse à l’église, vêtue d’une robe de soie, avec un chapeau à plume, ou elle se placera derrière sa chaise à table, coiffée en cheveux avec une couronne de roses et un peigne d’or. « J’en ai vu une, dit miss Martineau, qui, pour la commodité du service, avait ajouté à cet attirail coquet une paire de lunettes vertes. » Au moindre mot, à la plus légère observation, vous êtes menacé du magistrat par ces domestiques, dont en réalité les Américains sont les esclaves. On trouve plus commode et moins coûteux d’employer les services des garçons d’hôtel garni, qui sont mercenaires, mais actifs, obéissans et empressés.

La femme américaine ne s’attache donc à rien, elle n’a point de maison à tenir, personne ne cause avec elle, et ses prétentions à l’originalité de la pensée seraient plutôt un objet d’irritation et de mécontentement pour ses concitoyens qu’un honneur pour elle. Dans les maisons qui tiennent ménage, c’est le mari qui va au marché, sans doute par un sentiment délicat d’économie. Tels sont les portraits que nous donnent les voyageurs que j’ai cités, car je suis loin de prendre ou d’accepter la responsabilité personnelle de ces accusations. S’il faut se fier à eux, les femmes américaines, qui n’ont rien à faire, lisent beaucoup et ne réfléchissent guère. Elles savent en général plusieurs langues, mais l’activité de la pensée leur manque ; la seule faculté qu’elles cultivent est la plus humble de toutes, la mémoire. Jolies, d’une fraîcheur délicate et éblouissante dans la première jeunesse, douées de toute la finesse, de toute la bonté et de toute la grace que Dieu a départies à leur sexe, ayant du loisir pour cultiver leur esprit et élever leur ame, de la richesse pour s’entourer des élégances de la vie, que leur manque-t-il ? Une société plus intellectuelle, moins occupée de soins matériels, moins absorbée par le commerce ; une société plus chevaleresque, plus impétueuse, plus ardente pour l’idéal, moins concentrée dans l’intérêt. Il leur manque des juges qui les stimulent et les excitent. L’ancien monde, malgré ses nouveaux penchans démocratiques, diffère en cela de la jeune Amérique. Il doit la culture intellectuelle et la délicatesse exquise de ses femmes à l’ineffaçable trace de ses vieilles institutions, mêlées de vices et de grandeur, d’ombre et de lumière, incomplètes d’ailleurs, irrégulières et mauvaises à plusieurs égards, comme tout ce qui est de l’humanité. Il se trouve aujourd’hui que les institutions américaines, qui repoussent la chevalerie, qui s’appuient exclusivement sur l’intérêt personnel, produisent des résultats plus dangereux et de plus tristes effets.

Au surplus, l’avenir s’ouvre encore si vaste devant cette nation novice, et sa situation est si évidemment transitoire, qu’il serait tout-à-fait injuste de croire sur parole les plaintes et les critiques des touristes de la Grande-Bretagne. Ils ne se font pas faute d’avouer que, sous le rapport de l’instruction et de la politesse, les femmes américaines sont très supérieures à leurs frères et à leurs maris Comment cela serait-il autrement ? Et quel besoin les Américains ont-ils aujourd’hui de ce raffinement et de cette politesse ? Quel bien leur ferait un Dante, un Raphaël ou un Molière ? Ils ont une tâche bien plus pénible à mener à bonne fin. C’est à eux qu’il faut pardonner la rude ambition, le négoce ardent et impitoyable. La patrie en profite ; les individus y perdent. L’activité qu’on exagère abrutit. C’est le repos, la rêverie, l’oubli des nécessités du jour, qui font naître toutes les graces et toutes les délicatesses. N’attendez rien de ce pivot de fer brûlant qui s’appelle un homme, et qui roule éternellement dans un cercle d’activité dévorante ; il vous broiera et vous déchirera en lambeaux, si vous êtes sur la route de son intérêt.

On comprend d’avance quelle espèce d’injustice nous reprochons aux voyageurs anglais en Amérique. Un pays qui se forme, ils le jugent comme s’il était mûr et accompli. Ils ne voient pas que les qualités les plus aimables et les plus appréciées dans le monde ancien seraient des vices et des dangers, appliquées au monde nouveau.

Quelques coteries de Philadelphie et de New-York essaient de calquer leurs usages sur ceux de Londres et de Paris ; c’est cette portion affectée des mœurs américaines que M. Grundt a saisie avec assez de bonheur et reproduite avec un sentiment un peu grossier du ridicule. Quant à M. Dickens, il est beaucoup plus malin, et ses portraits se distinguent par plus de finesse et de gaieté. Il ne s’arme pas d’une folle colère contre la démocratie, mais il signale les bons côtés qu’elle met en relief, les germes bienfaisans qu’elle développe. Parmi ces qualités que les institutions nouvelles de l’Amérique ont évidemment protégées, on trouve en première ligne l’activité, puis la patience, la complaisance mutuelle et la douceur dans les relations. C’est un grand maître de philosophie que la foule. Cette masse aveugle, cyclope qui n’a pas d’œil et qui va par ses instincts, force chaque membre de la communauté à ne pas exagérer sa propre valeur et à compter pour beaucoup ses semblables. On se porte mutuellement secours, on s’entr’aide, on tolère le voisin.

L’habitude de la démocratie a même donné aux Américains du Nord une sorte de politesse banale, une complaisance d’assentiment qui devient quelquefois insipide. Tout le monde est de l’avis de tout le monde ; le lieu commun devient, pour chacun, un asile assuré.

M. Dickens a écrit là-dessus quelques chapitres assez plaisans. Selon lui, le fonds de la langue anglo-américaine, c’est : Oui, monsieur, mots qui ne peuvent blesser personne, et que les citoyens des États-Unis répètent à tout bout de champ avec des inflexions diverses. « J’ai entendu, dit-il, ce terrible : oui, monsieur, plus de deux mille fois dans une journée. Il retentissait comme les cloches et semblait, comme elles, se prêter à tous les mouvemens de l’esprit, exprimer toutes les sensations, suppléer à toute espèce de causerie, et remplir toutes les lacunes de l’intelligence et du loisir. Par exemple, la voiture publique s’arrête devant une auberge de la grande route par une chaude journée. La porte de la taverne est déjà obstruée de convives impatiens qui attendent le dîner et qui jouissent des rayons bienfaisans du soleil. Un personnage robuste coiffé d’un chapeau gris s’est établi sur l’un de ces fauteuils aux pieds ronds si communs en Amérique, et qui bercent par leur mouvement oscillatoire le gentilhomme qui s’y assied. Une tête passe par la portière de la voiture ; elle porte un chapeau de paille ; croyant reconnaître le chapeau gris, elle engage avec lui la conversation suivante :


Le chapeau de paille. — Je suppute bien quand je dis que c’est le juge Jefferson que je vois ?

Le chapeau gris, se balançant toujours, parlant lentement, sans aucune émotion et sans regarder le chapeau de paille : — Oui, monsieur.

Le chapeau de paille. — Juge, il fait chaud.

Le chapeau gris. — Oui, monsieur.

Le chapeau de paille. — Il a fait une petite pincée de froid la semaine dernière, juge ?

Le chapeau gris. — Oui, monsieur.

Le chapeau de paille, avec la même gravité — Oui, monsieur.

Il se fait alors une pause, et les deux têtes se contemplent mutuellement avec un grand sérieux.

Le chapeau de paille, reprenant la parole : — Si mon calcul est juste, votre grand procès des corporations doit être fini, juge ?

Le chapeau gris. — Oui, monsieur.

Le chapeau de paille. — Quel en est le résultat ?

Le chapeau gris. — En faveur de l’intimé, monsieur.

Le chapeau de paille, interrogativement : — Oui, monsieur ?

Le chapeau gris, affirmativement : — Oui, monsieur.

Tous les deux en duo, très lentement, et en regardant ceux qui passent :

— Oui, monsieur.

Nouvelle pause. Ils se regardent encore plus sérieusement qu’auparavant.

Le chapeau gris. — Cette voiture est en retard, si je calcule bien.

Le chapeau de paille, sur le ton du doute : — Oui, monsieur !

Le chapeau gris, regardant à sa montre : — Oui, monsieur ; de deux heures.

Le chapeau de paille, en élevant ses sourcils et d’un air de profond étonnement : — Oui, monsieur !

Le chapeau gris, d’un ton positif, en remettant sa montre dans son gousset : — Oui, monsieur.

Tous les autres voyageurs se parlant l’un à l’autre, dans l’intérieur de la voiture. — Oui, messieurs.

Le cocher se retournant, et d’un ton de mécontentement très vif : — Non, messieurs.

Le chapeau de paille, s’adressant au cocher, et avec un certain respect : — Oui, monsieur ; mais il me semblait que les derniers milles nous avaient coûté un assez bon bout de temps ; c’est un fait et un calcul.

Comme le cocher ne voulait pas entrer dans cette controverse, dont le sujet ne sympathisait pas avec ses idées, un autre voyageur prit la parole et s’écria : Oui, monsieur. Le chapeau de paille, par politesse, lui répondit de même, et le chapeau gris répéta les susdits mots sacramentels ; enfin le chapeau de paille demanda au chapeau gris si cette voiture n’est pas neuve. Il reçut la réponse accoutumée.

Le chapeau de paille. — Je m’en doutais. Elle répand une forte odeur de vernis, monsieur ?

Le chapeau gris. — Oui, monsieur.

Tous les voyageurs, du fond de la voiture : — Oui, monsieur.

Le chapeau gris, s’adressant en général et en particulier à chacun des voyageurs : — Oui, messieurs !

Enfin la capacité de chacun pour la conversation se trouvant épuisée, le chapeau de paille, qui était évidemment le plus actif comme le plus bavard de ces citoyens de l’Amérique, ouvrit la porte, s’élança de la voiture sur la grande route, et de la grande route dans la salle à manger. »


On n’aurait pas attendu d’une république cet affaiblissement du caractère individuel, cette crainte de blesser qui que ce soit, cette apathie de la conversation, cet assentiment perpétuel et insignifiant qui rend la société aux États-Unis si tiède et si fatigante. On est doux, on est hospitalier, on se dissimule, on se gêne, on cède son droit au droit de tous. On perd ainsi, avec l’âpreté et les saillies aiguës du caractère naturel, la naïveté sauvage, l’originalité et la variété piquante qui résulte des contrastes. Miss Martineau, qui ne cesse d’exalter sa république chérie, avoue cependant que les Américains passent leur vie à se flatter mutuellement, et le dégoût que lui inspire cette adulation de tous envers tous lui dicte une comparaison hardie pour une dame anglaise : « J’en suis plus révoltée, dit-elle, que de cette coutume immonde de fumer et de cracher partout, qui laisse des traces dans les salons, dans les boudoirs et dans la chambre des députés. » Dans l’intérieur des familles, le père flatte le fils et le fils flatte le père. À ce défaut de sincérité vient bientôt se joindre un mépris général pour les vertus et les éloges que l’on accorde à tous sans y regarder de près. Un misérable chargé de banqueroutes frauduleuses et soupçonné de faux vient-il à mourir, son éloge funèbre retentit dans toutes les églises. Un méchant livre paraît-il, les journaux débordent de panégyriques. L’orateur flatte le peuple, le peuple flatte l’orateur. Les ecclésiastiques louent leurs ouailles, et les ouailles restent éblouies en face de la supériorité de l’ecclésiastique ; les professeurs admirent leurs élèves, et les élèves grandissent démesurément le mérite de leurs professeurs. Tout cela est puéril, vulgaire, et, ce qui est pis, égoïste. Chacun, dans ce pays de liberté, se fait, de l’éloge qu’il prodigue, une monnaie avec laquelle il achète d’avance l’éloge d’autrui. On jette au nez d’un égal qui pourrait nuire un mensonge d’admiration auquel répond un autre mensonge.

Ce n’est pas seulement l’Anglaise miss Martineau, ni l’officier de marine Marryatt, qui accusent l’Amérique républicaine de ce défaut misérable de sincérité et de liberté. Il a paru à Boston, en 1835, un petit volume intitulé : Pensées sérieuses sur l’époque actuelle ; nous lui empruntons le passage suivant : « Sans cesse la vanité folle de nos journaux répète que nous sommes le peuple libre par excellence, que chez nous la liberté de la pensée et de l’opinion est complète. Eh bien ! je défie tout observateur de citer une seule de nos provinces où la pensée et l’opinion soient libres. C’est au contraire un fait, un fait déplorable, que dans aucun lieu du monde l’intelligence n’est plus esclave qu’ici. Nulle part on n’a vu s’établir de despotisme plus dur et plus écrasant que celui que l’opinion publique exerce parmi nous, enveloppée de ténèbres, monarque plus qu’asiatique, illégitime dans sa source, tyran qu’on ne peut ni accuser ni détrôner ; irrésistible quand elle veut étouffer la raison, réprimer l’action, imposer silence à la conviction ; soumettant les ames timides qu’elle fait ramper devant le premier imposteur. Soyez charlatan, emparez-vous pour un moment du préjugé populaire ; vous forcez les sages à fuir et à se cacher, jusqu’à la minute fatale où un imposteur nouveau viendra vous détrôner. Telle est la situation morale et intellectuelle de l’Amérique, la moins libre en réalité de toutes les régions du monde[2]. »

On a pu remarquer, dans le dialogue un peu diffus des Américains que M. Dickens a raillés tout à l’heure, quelques mots singulièrement appliqués : je suppute, je calcule, je combine ; ce sont des locutions particulières au dialecte anglo-américain. Les traits principaux de ce dialecte méritent d’être recueillis. To calculate (supputer) remplace les mots penser et supposer ; to guess (deviner) est employé à tout moment au lieu de croire ou imaginer. Au lieu de directly (tout de suite), on vous répond, « à droite, en avant, right away. » Ces piquantes altérations peuvent être étudiées sur place, au moment même où elles s’opèrent. L’Amérique transforme, en les conservant, les vieux mots de la mère-patrie, comme l’Italie a changé le sens du mot virtù, dont elle a fait la science des arts, et la Grèce le sens du mot timé. Ce qui peut paraître aussi fort logique, c’est que ce peuple d’avenir et d’attente ne dit jamais : je conjecture, ou je m’imagine, mais j’attends. « Attendre, deviner et calculer » sont les trois mots sacramentels. Dans le wagon d’une machine à vapeur, dit M. Dickens, il est à peu près certain que vous serez accosté de la façon suivante :

« J’attends (je conjecture) que les chemins de fer d’Angleterre sont semblables aux nôtres. »

« Vous répondez : Non ! — L’Américain reprend avec l’accent interrogatif — Oui ? Et quelle différence y a-t-il entre les nôtres et les vôtres ? — Vous le satisfaites. À chaque pause de votre commentaire, il s’écrie : — Oui ? Puis il continue dans son idiome : — Je devine (je présume) que vous n’allez pas plus vite en Angleterre ? — Pardon ; répondez-vous. — Oui ? Réplique-t-il, et il se tait poliment, persuadé que vous mentez. Il mord pendant dix minutes la pomme de sa canne, et s’adressant à cette pomme autant qu’à vous : — Les yankee sont comptés (regardés comme) un peuple qui va de l’avant, et ferme ! (Aller de l’avant, going ahead, est, en Amérique, la plus grande marque de civilisation possible.) Vous ne pouvez vous empêcher de répondre — Oui ? — et l’Américain répète affirmativement et de la façon la plus vigoureusement appuyée : — Oui ! »

Ce sont là de fort petits détails, mais qui font bien connaître le caractère d’un peuple. Je les préfère, quant à moi, aux dissertations savantes. C’est par ces circonstances familières et intimes que se trahissent les vrais penchans d’une nation trop jeune encore et trop puissante déjà, trop incomplète et trop riche, pour échapper aux susceptibilités, aux faiblesses, à la morgue, aux niaiseries des parvenus. Devant tous les voyageurs, les Américains se replient avec cette espèce de sensibilité souffrante et nerveuse qui ne développe pas sous son jour le plus favorable le caractère national ; n’apercevant plus que ce côté mauvais et timide, miss Martineau disserte, Basil Hall bavarde, Dickens plaisante, et Marryatt se met en colère. Dans l’histoire littéraire, on a trop rarement observé les passions de l’écrivain ; c’est cependant là le mobile, le vent qui souffle dans la voile et qui conduit le bateau. Les rancunes des Anglais les aveuglent trop souvent quand ils s’occupent de l’Amérique. Ils choisissent ses plus mauvais aspects et nous les présentent ; mais que ne peut-on pas dire de ce pays qui contient tout, qui se fait de toutes pièces, qui change toujours, qui s’étend de tous côtés, qui n’a de limites naturelles que les deux mers, qui ne sait pas lui-même ce qu’il est, ce qu’il peut, ce qu’il doit, ce qu’il sera, qui n’a ni passé, ni présent, mais un avenir sans bornes ! Vous peindrez sous les couleurs les plus diverses la vie des squatters qui luttent avec le désert, celle des fanatiques qui dansent en hurlant dans les bois et celle des marchands qui traversent les états de l’Union, comme les étoiles filent au ciel. Toutes ces descriptions isolées seront inexactes ; réunissez et groupez-les ; elles vous donneront une idée juste de la démocratie américaine, de cet embryon gigantesque, de ces molécules errantes encore, mais qui plus tard formeront un ensemble colossal.

Quand on réfléchit sur ces résultats obtenus par les voyageurs, on est porté à croire que le climat de l’Amérique septentrionale a déjà exercé sur les fils des puritains une action qui les rapproche un peu de l’ancien sauvage des forêts américaines. La prédilection pour les grandes images et les vastes métaphores, l’amour de la vie errante, la froideur dans les relations entre les deux sexes, froideur mêlée de dignité, semblent des caractères empruntés aux aborigènes, soit que la température ait modifié la race anglo-saxonne, ou que l’exemple des sauvages ait été contagieux. Dans les romans les plus remarquables de Cooper, le sauvage rouge et le squatter se touchent ou plutôt se confondent. Voilà bien des influences diverses : l’ancienne sève de la race, l’action d’un climat nouveau, la philosophie du XVIIIe siècle, l’esprit démocratique, et enfin l’esprit puritain, dont, comme je l’ai dit plus haut, toutes les traces ne sont pas effacées. Plusieurs scènes rapportées par Marryatt et Dickens rappellent vivement l’époque de Cromwell ; vous croyez quelquefois lire une page de Butler ou un roman de Walter Scott. Par exemple, le dernier de ces voyageurs vous met en face d’un prédicateur qui, ayant été marin dans sa jeunesse, forma une congrégation de marins, planta le drapeau naval sur son église et conserva dans sa chaire toutes les allures d’un capitaine de navire. La première fois qu’il prêcha, on le vit arriver, une grosse Bible in-quarto sous le bras gauche et frappant sur le bois de sa chaire : « D’où viennent ces gens-là ? D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Où vont-ils ? Ah çà ! répondrez-vous ? » Alors il se mit à se promener de long en large dans sa chaire, toujours la Bible sous le bras ; puis il reprit : « Vous venez de là-bas, mes enfans, vous venez de la cale du péché. C’est de là que vous venez. Et où allez-vous ? » Encore une promenade dans la chaire. « Où vous allez ? au perroquet de misaine ! Là-haut !… (forte) ; là-haut !… (fortissimo) ; là-haut !… (rinforzando). C’est là que vous allez, vent frais, filant cent nœuds à l’heure ! » Nouvelle promenade dans la chaire, la Bible sous le bras.

Il y a place pour tout, on le voit, pour le passé comme pour le présent, dans un pays si vaste ; excentricités anglaises, nouveautés françaises, échantillons de mœurs arriérées, y tiennent à l’aise. L’accroissement de la population est proportionnel au cadre énorme qui la renferme. La seule petite ville de Rochester, qui était en 1815 de 331 âmes, est aujourd’hui de 15,000[3]. Elle a plus que triplé en trois ans ; onze ans lui ont suffi pour atteindre cette multiplication effrayante de vingt-six fois son nombre primitif. Quand on pense que de telles opérations ont lieu sur toute la face de l’Amérique sans que personne s’en doute et sans qu’il y paraisse, on reconnaîtra sur quelle échelle travaille cette société géante et enfant. Elle va si vite et marche à si grands pas, qu’on ne doit point se montrer fort exigeant sur l’élégance de ses poses ; ce qui est certain, c’est qu’elle avance et fait d’énormes enjambées. Elle met bien un peu de puérilité dans ses créations, et elle se hâte d’enterrer toute notre Europe avant que cette dernière soit bien morte ; elle fait des villages qui se nomment Paris et des bourgades qui s’appellent Rome. Ce vieux monde renouvelé, cette géographie ancienne en habits de carnaval, prêtent à la plaisanterie ; Syracuse auprès d’Orléans, Chartres auprès de Memphis, Canton à côté de Venise. Le vieux globe se dédouble ; tout déteint sur cette sphère jeune et inconnue. Vous traversez Troie, vous arrivez à Pontoise ; de là vous passez à Mondaga, à Tchecktawasaga ; vous vous trouvez dans le faubourg de Corinthe, d’où vous arrivez à Madrid ; et successivement Thèbes, Tripoli, Schenectady, Tompkins, Babylone, Londres, Sullivan et Naples passent sous vos yeux. Mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le progrès permanent de toutes ces localités. Là où le capitaine Basil Hall avait laissé deux boutiques et une église, Hamilton trouve une bourgade ; trois ans après, miss Martineau y voit une petite ville ; enfin Charles Dickens, deux années plus tard, y admire des hôtels, un théâtre, un mail, un port, une jetée. Cette rapidité de végétation sociale est le miracle de l’Amérique.

Tout cela pousse, si l’on peut se servir d’un mot très vulgaire, comme des champignons. Nous avons l’avantage de voir ce monde politique se faire et s’arranger sous nos yeux. C’est un plaisir. Aussi ne devons-nous pas, si nous sommes équitables, demander à un peuple qui va si vite une société achevée, mais seulement le commencement, l’ébauche et la préparation d’une société. Ne vivez pas, à la bonne heure, dans une forge ou dans une maison qui se bâtit, sous le coup des marteaux qui retentissent, sous l’ardeur des flammes qui


pétillent et parmi les cyclopes qui ne pensent qu’à leur œuvre ; mais ne leur imputez pas à crime cette activité puissante qui fait leur force et leur grandeur. Il est absurde de s’étonner qu’une nation si rapidement parvenue ait les défauts des parvenues, la susceptibilité, l’ostentation, la vanité, l’esprit de domination, l’inquiétude quant à l’opinion d’autrui.

On doit rendre cette justice à M. de Tocqueville, qu’il a fort bien observé les vices de cette société ; on ne peut lui adresser qu’un reproche : c’est de n’avoir pas assez dit que la nôtre est vieille, et qu’elle ne peut sans danger s’inoculer les maladies de la jeunesse. Comme la plupart des écrivains de France et d’Amérique, M. Tocqueville n’a pas osé braver notre tyran : l’opinion. La superstition de l’opinion nous menace ; le culte des masses est à nos portes. Avant de les subir, il faudrait les élever et les ennoblir, ces masses aveugles. Déjà en Amérique, l’opinion et la presse, son esclave, ont fait des ravages extraordinaires et accompli d’incroyables usurpations. Il semble qu’il faille à tous les peuples un tyran, et que la loi de l’humanité soit de se soumettre à un pouvoir ; celle du pouvoir est d’abuser. Les Américains, tout en professant les principes démocratiques ont créé le pouvoir de l’opinion et s’y soumettent. Ce pouvoir en est arrivé à l’abus ; comme il est du choix de la nation, elle l’encourage. Armé d’un journal, c’est-à-dire d’une des batteries de l’opinion, vous y pouvez impunément piller, tuer, assassiner. Veut-on savoir ce que peut un journal en Amérique ? La récente anecdote que voici éclairera le lecteur.

Un créancier vient réclamer la somme qui lui est due ; son débiteur se libère au moyen d’un couteau qui tue le créancier. Le cadavre reste sur le plancher ; pour se délivrer encore de ce nouvel embarras, le meurtrier, qui est un libraire, découpe le cadavre, le sale proprement, place les morceaux dans une boîte entre six couches de sel, cloue la boîte, la goudronne, l’enveloppe, la ficelle, l’étiquette, et y ajoute cette inscription : Porc salé. Tout ceci se passe à Boston, chez les démocrates d’Amérique. La boîte est jetée à bord d’un vaisseau et expédiée je ne sais où. Par malheur, l’homme salé avait du sang, et le sel n’était pas en quantité suffisante ; le sang coula, et la boîte ouverte envoya le libraire Colt (c’est son nom) répondre de son atroce cuisine devant un jury de citoyens américains. Trois fois jugé, trois fois remis en cause, toujours condamné, toujours vivant, il existait encore il y a peu de mois, et l’on s’intéressait à lui ; ses parens étaient riches, ses amis puissans, il n’était pas de sang mêlé, il tenait d’une part au commerce et d’une autre aux journaux. C’est là, ô philosophes, l’aristocratie de la démocratie. Un journal de New-York, dirigé par un nommé Bennett, ami de Colt, trouve la cause du saleur, du cuisinier humain, bonne et curieuse à défendre, et il la défend. Il ne nie pas la salaison, ce serait absurde et maladroit ; il l’avoue. Apprentis avocats des causes noires, jeunes suppôts de ce grand art des alchimistes de la parole, instruisez-vous et apprenez ce que peut l’opinion égarée !

Notre journal new-yorkiste s’y prend ainsi : le lendemain du procès, son premier New-York, en gros caractère, donne la description de la séance arrangée en mélodrame. Voici la boîte, les morceaux, le couperet, les habits ; quel supplice pour l’accusé ! Voici sa femme, ses enfans, ses amis ! Pauvre homme, dans quelle surexcitation et quelle ivresse se trouvait-il plongé quand il a salé son semblable ! Les dix heures de supplice du criminel pendant le procès, sa douleur, son repentir, sa confession (confession fausse qui le disculpe), occupent deux ou trois pages ; plus le journaliste va, plus il s’attendrit. Subir une telle torture, dit-il, c’est avoir été puni d’une manière au moins suffisante. Ô Bennett ! dramaturge magnifique ! je n’ai pas lu deux de tes pages que je me sens convaincu. Ce vertueux assassin me fend le cœur. Lorsque le jury passe huit heures à délibérer, Colt ne devient pas seulement un objet de pitié, c’est un héros. Ô Bennett ! « Colt étend son manteau sur les banquettes et s’endort paisiblement, pendant que sa mort ou sa vie se décident. » Il dort, ce juste, et le président du jury vient d’une voix tremblante lui annoncer la sentence. Plusieurs membres du jury fondent en larmes. Colt est foudroyé. Enfin Bennett, l’admirable Bennett, s’écrie : « Sera-t-il pendu ? C’est la question. Lui accordera-t-on une révision du procès ? Et le gouverneur osera-t-il lui donner sa grace ? »

Il n’a pas osé donner cette grace, mais on n’a pas osé punir le meurtrier ; la main du bourreau n’a pas touché le protégé de l’opinion, mais Colt s’est suicidé après trois ans de délais. Il faut lire ce que rapportent au sujet de la presse en Amérique tous les écrivains anglais et américains. Quelques citoyens des États-Unis ont eu le courage de dire la vérité, et ils ont couru des dangers très réels. « La liberté de la pensée et de la parole, dit quelque part un philosophe allemand, ne semble pas faire de grands progrès sur la face du globe. Déjà un Anglais m’a dénoncé à la malédiction publique, comme ayant osé dire que Byron et Walter Scott écrivaient mieux que la plupart de leurs successeurs. Déjà un Italien de beaucoup d’esprit m’a livré à l’anathème italien, comme ayant avancé que la péninsule actuelle est un peu déchue. On m’annonce, et cela me flatte extrêmement, qu’ayant médit de la Chine, je serai prochainement mis en pièces par le mandarin Hou-lou-fou, qui prend la défense du pays des théières. Deux ou trois Américains des États-Unis ne suivront-ils pas ce bon exemple, et serai-je pendu en effigie à Boston, comme l’a été récemment un voyageur qui avait déplu ? Le libre penseur, où se réfugiera-t-il bientôt ? Pour s’exprimer sans réticence sur une contrée quelconque, il faudra fonder une imprimerie dans une île déserte, du côté du pôle. La facilité et la rapidité des communications semblent avoir réprimé, au lieu de l’encourager, l’indépendance des idées, et bientôt l’on reconnaîtra avec étonnement que la typographie, ce second Verbe de l’humanité, lui a été donnée, comme la parole, pour déguiser sa pensée. »

Il faut citer en Amérique quelques penseurs indépendans, quelques héros du courage moral, qui sont Clay, Webster, le docteur Channing, Fenimore Cooper et Garrison. Ce dernier a soutenu les droits de l’esclave au péril de sa vie. Mais dans un pays où personne ne veut servir, comment se passer d’esclaves ? Les sonnettes sont bannies, sous prétexte que cet usage est humiliant. Les domestiques ou plutôt les aides (helps), car il n’y a pas de domestiques, vous laissent attendre des heures entières. Ce chapitre des domestiques est intarissable en plaisanteries plus ou moins bonnes ; chaque jour est témoin des plus originales aventures. Une maîtresse de maison attendait quelques amis à souper ; ils vinrent tard, les mets étaient déposés dans un de ces poêles portatifs destinés à en conserver la chaleur et placés dans le lieu du repas. Lorsque les convives entrèrent, on aperçut le domestique assis à table et démolissant, pour son usage personnel, une très belle volaille ; aux reproches qui lui furent faits, il répondit : « Personne ne venait, tout aurait été froid. » Un autre laquais, dont miss Martineau raconte l’histoire, reçut de sa maîtresse l’ordre de ne rien faire et de ne rien dire pendant toute la soirée, mais d’examiner seulement si chacun avait du sucre et du lait dans son thé. Pendant deux heures à peu près, il accomplit fidèlement cette mission, puis il ouvrit la porte et s’en alla. Un remords le prit tout à coup, et, entrebâillant la porte, il s’adressa aux personnes qui occupaient un canapé situé à l’autre coin de la chambre : « Ohé, là-bas ! cria-t-il de toutes ses forces, y a-t-il encore du sucre ? »

Ce n’est pas seulement dans les relations de domesticité que l’influence de la destruction des classes se fait sentir. Là comme en France, le commerce et la production deviennent démocratiques, c’est-à-dire s’abaissent. Les acheteurs ne se classent plus ; les consommateurs sont sur un pied d’égalité ; les fabricans et les vendeurs n’ont plus qu’un seul niveau. On fait vite et assez bien pour que la marchandise soit acceptée. On fabrique au pas de course ; on achète de même : de là une médiocrité générale dans les produits. Qu’importe le plus ou le moins de perfection ? Une teinte générale s’empare de ce pays aussi romanesque par les faits qu’il l’est peu par les mœurs. Ce mélange d’Allemands, d’Espagnols, d’Irlandais, d’Écossais, de Français, tombant à la fois dans la masse anglo-saxonne et hollandaise qui fait l’ancien fonds de la colonie, devrait donner les fruits les plus bizarres. Nullement. Ces couleurs hostiles s’amortissent et s’éteignent, comme la fusion de toutes les nuances aboutit sur la palette d’un peintre à une teinte grise et sans nom. Ce n’est pas qu’il n’y ait là-bas de terribles drames de la vie réelle. Du côté des Montagnes Rocheuses et vers les régions du sud, la vie des colons est sauvage à épouvanter ; la loi se tait ou reste impuissante. Il se fait dans ces solitudes des actions effroyables et inconnues. On s’est fort étonné en Europe de cette association indoustanique des Thugs et des Phansegars, qui étranglaient scientifiquement les voyageurs sur les grandes routes, et qui constituaient une secte religieuse. Le petit volume publié à Boston, et intitulé : Vie de Murel et ses Confessions, prouve que le même genre d’association, soumis à des combinaisons et à des lois plus raffinées, comme il convient aux petits-fils de la vieille civilisation européenne, existait, il y a cinq ans seulement, aux États-Unis. Même concours de volontés pour le mal et pour le lucre, même cupidité, même secret, même régularité savante dans l’exécution des meurtres. C’est sur les bords du Mississipi que se passent en général ces terribles scènes ; fleuve boueux et sanglant, dont les vagues, dit un Américain, ont englouti plus de cadavres, et les rives caché plus de crimes qu’on ne le saura jamais. Certes, un écrivain de génie tirerait grand parti de la vie de Murel, de celle de Mike, des récits consacrés par les journaux à la perte des bateaux à vapeur le Home et la Moselle. Il suffit de parcourir les procès-verbaux des tribunaux, tels que les papiers publics les donnent, pour reconnaître les matériaux dramatiques dont l’Amérique regorge dans son état de fournaise où se forge, comme un fer rouge, la société de l’avenir.

Ce grand bouillonnement laisse subsister, comme je l’ai dit, quelques-uns des anciens traits nationaux : l’entreprenante énergie et la patiente audace du Saxon, la témérité indomptable du Normand, un cockneyisme exagéré, la vulgarité de Wapping, le calme stérile et l’égoïsme chiffré de Leadenhall-Street, la smartness aventureuse du blackleg, la rigueur formaliste et extérieure du puritain. La vieille nationalité anglaise n’a pas encore eu le temps de se rasseoir, de se raffiner et de se transformer totalement ; mais elle y parviendra, et bientôt on ne reconnaîtra plus sa descendance. Chaque jour, la métamorphose avance, et beaucoup de gens ne se doutent guère de ce qui se crée sous leurs yeux. En 1666, les germes d’une république remplissaient l’Amérique ; personne ne s’en doutait. Aujourd’hui une Europe colossale se forme là-bas, et l’on n’y pense guère. Que deviendra cette civilisation puritaine, soumise à une éducation mathématique ? C’est la première fois que l’on tente un pareil essai, et que la philantropie, les arts, la religion elle-même, se formulent par racines cubiques et par cosinus. Le capitaine Hall rapporte que les jeunes élèves de l’école militaire de West-Point perdent leurs noms et sont classés mathématiquement comme des chiffres. Cette réduction de l’homme à l’état de chiffre fonctionnera-t-elle bien ? On le saura plus tard. Marryatt donne une autre preuve curieuse de cette royauté du chiffre : deux jeunes femmes en diligence parlent de leur bonnet, et en parlent mathématiquement.

Une telle organisation sociale ne favorise point la littérature et n’en a pas besoin. Cette nation de fourmis laborieuses, d’abeilles actives, d’êtres humains, dont le mouvement de création est incessant, qui ne se donnent pas le temps de manger, qui méprisent le loisir, qui abhorrent le repos, est dans la situation la plus détestable pour cultiver l’art et la poésie. Elle compte cependant quelques imitateurs heureux de l’ancienne littérature anglaise, — comme orateurs politiques : Webster, Clay, Everett, Cass ; — comme historiens : Bancroft, Schoolcraft, Butler, Carey, Pitkins, Prescott, Sparks ; — les polygraphes Neal, Child, Steevens, Leslie, Sedgewick, Sanderson, Willis, Hall, Fay, Washington Irving ; — les romanciers Paulding, Ingraham, Kennedy, Bird, Fenimore Cooper ; — les poètes Drake, Longfellow, Sigourney, Bryant, Halbeck ; — les légistes Kent, Story et Hall ; mais surtout l’homme courageux qui a dit aux Américains leurs dangers, qui leur a indiqué les écueils contre lesquels leur prospérité peut faire naufrage, le docteur Channing. Le grand caractère du talent manque à la plupart ; ils ne sont pas originaux. C’est un fait incontestable que depuis l’introduction et le développement de l’élément démocratique en France, l’originalité s’y est également abaissée. Ni la France, ni l’Amérique, ne possèdent aujourd’hui d’écrivain aussi hardi que le furent Montaigne, Bacon, Sterne, Swift, Molière, Cervantes et Rabelais. C’est que le gouvernement des masses, chose étrange, ne développe pas la liberté de l’esprit ; il l’étouffe, et par une raison mathématique. Lorsque tous ont droit sur tous, quiconque se détache des autres blesse les droits de tous. Comment concilier l’originalité avec l’égalité ? L’élégance et l’exactitude, la magniloquence ou l’afféterie, pourront s’accorder avec de telles mœurs ; la liberté et l’originalité, jamais.

Faute d’une littérature et d’une poésie originales, on a essayé, en Amérique, cette littérature des stimulans et des caustiques, qui n’a pas encore dit son dernier mot en France, mais qui cependant marche et ne va pas mal. Les Américains nous ont dépassés. Nos représentations dramatiques n’ont pas atteint le degré d’excitation et de puissance obtenu récemment par un drame américain. C’est le chef-d’œuvre du genre que ce drame, qui doit désespérer les modernes créateurs ; il a pour titre les Régions infernales, et l’on ne se lasse pas de le représenter dans toutes les provinces de l’Union. L’auteur n’a fait aucuns frais de dialogue. Ce sont des damnés, des pendus, des chaudières, des supplices, des écartèlemens, des flammes rouges, des hurlemens, des grincemens ; une obscurité mêlée de sillons de feu, des mares de sang, des sanglots plaintifs, des foules de malheureux plongés dans la poix bouillante, et des diables qui arrachent de longues lanières de chair humaine. Tout cela remplace Sophocle, Shakspeare et Corneille avec beaucoup d’avantage. Les Américains sont touchés de ce grand pathétique ; ils n’ont pas le temps de lire ; ils bâtissent, creusent des canaux, défrichent, labourent, et passent comme l’éclair d’un bout de l’Amérique à l’autre. Un tel peuple ne peut pas être intellectuel ; en fait d’art comme de poésie, la première condition, c’est le repos, seul il est fécond.


Philarète Chasles.
  1. Residence in France, p. 232, éd. Baudry.
  2. Sober thoughts on the state of the times, p. 21 ; Boston, 1835.
  3. La population de Rochester était, en 1815, de 331.
     en 1818, — 1,049.
     en 1820, — 1,502.
     en 1822, — 2,700.
     en 1825, — 5,273.
     en 1826, — 7,669.
     en 1827, — 8,000.

    (Tabular statistical Views.)