Aller au contenu

Les Américains sur l’Océan-Pacifique/03

La bibliothèque libre.
LES AMÉRICAINS
SUR
LE PACIFIQUE

III.
LES MINES D’OR ET L’ÉMIGRATION.



I.

Au point de vue économique et moral, comme source d’immenses richesses et comme mobile d’un vaste courant d’émigration, la découverte des gîtes aurifères de la Californie a une double importance qu’il est impossible de contester. L’origine et les premiers développemens du nouvel état américain une fois décrits[1], l’attention doit donc se porter sur les mines d’abord, puis sur l’émigration qu’elles ont déterminée. Il est superflu de s’arrêter aux circonstances bien connues qui marquèrent la découverte du précieux métal en 1848, et au singulier hasard qui, par une froide journée de janvier, fit reluire aux yeux de l’Américain Marshall les premières parcelles de l’or californien. Ce qui importe, c’est de suivre dans leur développement et de montrer dans leur état actuel l’exploitation des mines et le mouvement d’émigration en Californie, deux faits étudiés à leurs débuts avec une curiosité un peu ralentie depuis, et qui n’ont pas cessé, on le verra, de mériter une attention sérieuse. L’exploitation de l’or en Californie a traversé deux phases bien distinctes. La première, celle qui a eu le plus de retentissement, s’étend de 1848 à 1852. C’est une époque d’activité aventureuse, où l’on voit se manifester sans aucun frein les étranges mœurs des chercheurs d’or. Tout pour la force et par la force, cette devise aurait pu convenir aux mineurs des bords du Sacramento aussi bien qu’aux citoyens de San-Francisco; seulement, au lieu de comités de vigilance procédant à des épurations périodiques, la loi de Lynch fonctionnait en permanence. Les duels ou les rixes individuelles étaient remplacés par des combats en règle, où des troupes rivales se disputaient avec une fureur sanguinaire la possession d’un emplacement productif. En un mot, il n’existait sur toute l’étendue des terres exploitées nulle autorité, nul semblant d’organisation; seule la force brutale régnait souverainement, mais au moins l’exemplaire rapidité de ses châtimens avait-elle eu pour résultat de rendre les vols beaucoup moins fréquens qu’à San-Francisco. Les plaisirs rappelaient également ceux de la ville, avec une âpreté plus maladive encore : lorsqu’une heureuse rencontre avait gonflé son petit sac de peau de daim, le mineur demandait ses distractions à l’ivresse ou au jeu. L’ivresse lui était vendue aux prix les plus exorbitans[2] par les spéculateurs, qui s’abattaient sur les mines comme une bande de vautours; quant au jeu, c’était l’inévitable diversion qui couronnait une journée d’épuisement et de fatigues. Pendant cette première période, où une confuse agrégation d’individualités sauvages envahit les placers, il est assez difficile de savoir à quoi s’en tenir sur les grandes questions soulevées par l’exploitation des gîtes aurifères. Les résultats généraux peuvent être assez bien évalués, mais à quel prix étaient-ils obtenus? Là commence l’incertitude. D’une part, le mineur favorisé détaillait complaisamment ses trouvailles, en rappelant les nombreuses journées où son bénéfice s’était compté par centaines de dollars. De l’autre, le mineur malheureux n’avait rapporté des placers que le dégoût d’une existence à laquelle était loin de suffire un gain péniblement acheté; il n’en avait conservé que le souvenir de la misère, des privations et des maladies qui l’avaient mis aux portes du tombeau. On apprécierait donc imparfaitement cette première phase en ne la jugeant que d’après le récit des acteurs. Il faut chercher des données plus dignes de foi dans quelques pièces officielles, dont la plus curieuse est sans contredit un rapport de M. Mason, gouverneur de la Californie.

La visite de M. Mason aux mines eut lieu cinq mois environ après la découverte; bien que les travaux ne couvrissent encore qu’une étendue de pays très restreinte, déjà plus de quatre mille personnes y étaient réunies, fouillant le sol et lavant à l’eau des rivières les terres que la pioche avait remuées. La récolte quotidienne s’élevait en moyenne à 40,000 dollars, ce qui mettait l’un dans l’autre à un peu plus de 50 francs le gain journalier de chaque mineur. Il s’en fallait toutefois que l’on put compter sur ce chiffre dans des recherches auxquelles ne présidait aucun ordre, aucun esprit d’ensemble, et où chacun travaillait pour son compte, sans possibilité de balancer ses profits et ses pertes dans le bénéfice assuré d’une exploitation commune. C’était et ce ne pouvait être qu’une véritable loterie. On se montrait, il est vrai, la ravine d’où en une semaine étaient sortis 17,000 dollars, laissant, tous frais payés, plus de 50,000 francs à l’heureux propriétaire; on admirait le bonheur d’un émigrant missourien, qui, aidé d’un seul compagnon, avait recueilli 16,000 fr. en deux jours; on en citait bien d’autres encore, car la liste était longue et se grossissait incessamment. Néanmoins une inspection, même sommaire, de l’industrie dont la vallée du Sacramento était devenue le siège eût suffi à renverser bien des illusions. On eût reconnu qu’une seule classe de travailleurs jouissait de bénéfices toujours assurés, celle des marchands qui spéculaient sur les besoins des mineurs, et engrangeaient ainsi une moisson aurifère hors de toute proportion avec ce que leur eût donné le labeur des mines. Si grossière que fût la nourriture, un homme dépensait pour lui seul ce qui ailleurs eût fait vivre une famille dans l’abondance. De mauvais instrumens de travail, des bêches, des pioches de pacotille, étaient payés quinze ou vingt fois leur valeur. C’était surtout lorsque l’émigrant se voyait en proie aux fièvres et aux dyssenteries, si fréquentes dans un tel dénûment, qu’il devenait l’objet d’extorsions sans limites : la goutte de laudanum se vendait deux ou trois fois son poids d’or, une pilule 50 fr., une consultation de médecin (et quels médecins!), 2, 3 ou 400 fr. Le plus sûr, et de beaucoup, eût été de renoncer à tenter soi-même la chance, car il était incontestablement plus profitable de vendre la terre, après l’avoir excavée, au prix moyen de 2,000 francs le tombereau que de s’exposer aux hasards d’un lavage incertain; mais ce n’était pas pour raisonner froidement que cette foule avide se ruait sur la Californie : c’était pour chercher, non moins que la richesse, les ardentes émotions que lui procuraient ces continuelles alternatives de fortune et de pauvreté, d’abondance et de privations.

La période régulière de l’exploitation ne commença guère qu’en 1852. Tant que l’on s’était borné à gratter, pour ainsi dire, la superficie du sol, le mineur isolé avait pu se suffire; mais il fallut bientôt recourir à des travaux onéreux qui nécessitèrent la formation de compagnies assez riches pour y faire face. L’industrie aurifère entra alors dans la phase brillante qui dure encore aujourd’hui, et dont l’avenir semble sans bornes, grâce aux améliorations de main-d’œuvre qui s’introduisent chaque année. Les procédés de 1849 étaient d’une simplicité primitive : la terre imprégnée d’or était recueillie au fond d’une cuvette; on l’y délayait dans une eau à laquelle on imprimait avec la main un mouvement de rotation, et le métal se déposait par sa densité. Une sorte de berceau oscillant, formé de cribles successifs, remplaça bientôt la cuvette, et fut remplacé à son tour par le long-tom, instrument plus perfectionné, mais où l’extraction reposait toujours sur une série de lavages. L’eau en somme formait la base nécessaire de cette métallurgie, qui devenait de plus en plus coûteuse à mesure que l’on était forcé de s’éloigner des rivières pour pénétrer dans l’intérieur. Ce fut bien pis lorsqu’on découvrit la richesse du versant supérieur des montagnes; on dut reconnaître en même temps qu’au point de vue économique l’exploitation n’en était pas possible dans les conditions d’alors, et qu’au lieu d’apporter aux rivières la terre des gisemens, il y avait tout avantage à détourner ces rivières, à les diviser en nombreux ruisseaux, et à les ramifier sur toute l’étendue des placers pour amener l’eau jusqu’au gisement même.

Quelques compagnies hydrauliques se formèrent bientôt et creusèrent des canaux, peu considérables à l’origine, mais dont le rendement fut tel que l’exemple trouva promptement de nombreux imitateurs. L’eau, conduite d’abord à de faibles distances, fut par la suite amenée des sources cachées au sein de la sierra, et l’on ne tarda point à voir le pays sillonné en tous sens par d’interminables aqueducs s’accrochant aux flancs des montagnes, franchissant les vallées en ponts suspendus, et finissant par s’épanouir en une gerbe de rigoles dirigées vers chaque centre d’exploitation. En 1855, on comptait, d’après le docteur Trask, l,854 kilomètres de conduites d’eau, réparties entre les mains de cent neuf compagnies, et représentant en travaux une somme de près de 13 millions de francs. Dix-huit mois plus tard, ce développement atteignait 3,500 kilomètres[3]. Un semblable accroissement démontrait assez à quel besoin de plus en plus impérieux répondaient ces entreprises; aussi l’énormité des gains se traduisit-elle par une élévation de tarifs partout admise sans conteste : un débit d’eau à peu près égal à ce que nous appelons le pouce des fonteniers se payait 1 dollar par jour. Parmi ces compagnies, il n’en était pas dont la mise de fonds ne rapportât un intérêt supérieur à 1 1/2 pour 100 par mois; on en voyait qui donnaient 10 et même 12 pour 100. La branche méridionale de l’American-Canal, qui avait coûté plus de 3 millions, produisait 600,000 francs par an. Malheureusement ces bénéfices exagérés ne sont pas à l’avantage des mines californiennes, et l’on y voit se révéler les deux côtés fâcheux de l’industrie des chercheurs d’or, le manque de capital et le manque d’eau.

L’absence de capitaux a été jusqu’ici la grande plaie du pays, et c’est à cette cause même qu’il faut attribuer le taux ruineux auquel on empruntait les sommes qui payaient ces utiles travaux hydrauliques, taux dont la conséquence naturelle était l’exagération des tarifs. Si l’on doit espérer de voir cesser quelque jour cette indigence anormale, on ne peut en dire autant du manque d’eau : abondant dans la saison la moins favorable aux travaux, cet élément, si essentiel à la récolte de l’or, est très rare sur nombre de points pendant le reste de l’année. Peut-être n’est-ce là qu’un obstacle salutaire, qui empêchera l’exploitation californienne de s’épuiser avant d’avoir usé maintes générations de travailleurs. Il est probable que dans un avenir prochain on verra exécuter dans les montagnes de la sierra californienne des travaux analogues à ceux qui sont à l’étude chez nous pour garantir la France du fléau des inondations; il est probable que des endiguemens y transformeront certaines vallées en lacs artificiels, de manière à conserver précieusement toutes les pluies de l’hiver et de l’automne; mais il paraît certain en même temps, au dire des juges les plus expérimentés, que jamais l’eau fournie par la nature ne suffira chaque année à plus de six mois de travaux activement poursuivis.

Si l’un des mineurs malheureux que l’on voyait en 1849 quitter San-Francisco après avoir perdu la santé sans avoir rencontré la fortune, si l’un de ces mineurs, dis-je, visitait aujourd’hui les placers, il les trouverait sans nul doute singulièrement métamorphosés. Au lieu de la multitude désordonnée qui se pressait sur les bords du moindre ruisseau, il verrait des troupes entières travailler avec ensemble à éventrer des montagnes, à bouleverser des collines; il parcourrait de véritables mines avec des galeries qui présentent une longueur de 3 à 400 mètres, et sont assez hautes pour qu’un cheval puisse y voiturer le minerai. Au lieu de simples ateliers de lavage, il verrait des usines approvisionnées au moyen de chemins de fer, il trouverait en un mot une exploitation susceptible encore de perfectionnemens, mais au moins ne rejetant pas, comme dans les premières années, des terres encore imprégnées de la moitié de leur or. Telle était en effet l’ignorance ou l’inhabileté pratique des premiers mineurs, que non-seulement ils abandonnaient parfois des gisemens presque intacts, mais que souvent aussi ils traitaient de friponnerie l’intelligente perspicacité de ceux qui cherchaient à ouvrir de nouveaux champs à l’exploitation aurifère. Ce fut l’histoire des Gold Bluffs, littéralement mondrains d’or. En janvier 1851, quelques explorateurs aventureux, qui avaient remonté la côte du Pacifique jusqu’à soixante-dix lieues au nord de San-Francisco, rapportèrent dans cette ville la nouvelle de la plus splendide de toutes les découvertes. Selon eux, les bords de l’Océan près de l’embouchure de la rivière Klamath étaient couverts de sables d’une incalculable richesse: 2 dollars par kilogramme semblaient une faible estimation d’un aussi prodigieux trésor; les plus enthousiastes allaient jusqu’à décupler ce chiffre, et d’après eux il suffisait de se baisser pour ramasser l’or. L’engouement fut bientôt universel, la Pacific Mining Company se forma pour exploiter ces rivages merveilleux, et, à peine émises, les actions montèrent comme si déjà la caisse eût regorgé de la précieuse récolte. Le principal journal de la ville, l’Alta California, promettait aux actionnaires la modeste somme de 43 millions de dollars, en fondant ses calculs, avait-il soin d’ajouter, sur une proportion d’or dix fois inférieure à celle dont l’expérience semblait garantir l’exactitude. En quelques jours, huit bâtimens mettaient à la voile, chargés d’émigrans avides de participer à ces éblouissans dividendes, mais l’illusion fut de courte durée : la poudre d’or était trop fine pour qu’on pût la séparer du sable par les grossiers procédés alors en usage. Les navires ramenèrent au port les mineurs désappointés, ce fut à qui se débarrasserait des actions de la Pacific Mining Company, et l’affaire fut proclamée un vol éhonté. Cinq ans plus tard, lorsque dans les mines de l’intérieur on eut appris à compléter le lavage par l’amalgamation, on songea également à utiliser le mercure pour le sable des Gold Bluffs, et l’on reconnut qu’il était possible d’en retirer, sinon 43 millions de dollars, au moins de 1,400 à 1,500 francs par tonne de minerai, de sorte qu’aujourd’hui l’exploitation s’y poursuit avec une activité qui semble promettre un rapide et prochain développement.

Les péripéties des mines de quartz sont du même ordre. Dès les premiers temps qui suivirent la découverte des placers, on avait reconnu que l’or contenu dans le sol n’était pas exclusivement mélangé aux terres, et qu’une grande partie s’en trouvait répandue dans des filons de quartz d’une richesse souvent considérable, et d’une importance qu’aujourd’hui tout de plus en plus tend à représenter comme indéfinie. Une association de capitaux était ici d’absolue nécessité pour subvenir aux inévitables frais de main-d’œuvre et d’outillage ; ces capitaux associés, l’Angleterre se chargea de les fournir. Les chances de ces entreprises furent dépeintes à Londres sous des couleurs si séduisantes, que les compagnies s’y formèrent à l’envi, on peut ajouter à l’aveugle, car nul compte n’était tenu des conditions anormales de la Californie. On y expédiait de Liverpool un personnel et un matériel dont le transport absorbait une notable partie des avances, et dont l’insuffisance ou l’inutilité ne se révélait qu’à l’arrivée; il fallait alors recourir à des travailleurs recrutés sur les lieux, les payer à des prix disproportionnés, et finir par reconnaître que le moyen le plus simple de sortir de cette fâcheuse impasse était de tout abandonner. La Compagnie du Nouveau-Monde perdit ainsi plus de 3 millions, la Quartz Bock Company 1 million et demi, l’Anglo-Californian autant, etc. Les mines de quartz furent par suite frappées d’un discrédit complet. Quelques années après, les circonstances étaient changées : la main-d’œuvre avait baissé; l’expérience avait enseigné les procédés les plus économiques pour triompher de la dureté du minerai; les gisemens de mercure[4] semés avec une providentielle abondance dans les districts méridionaux du pays recommençaient à être exploités, et permettaient d’amalgamer les résidus de lavage du quartz réduit en poussière; ces lavages eux-mêmes purent se faire en partie au moyen de l’eau des pompes d’épuisement. Aussi, sur cinquante-huit mines actuellement ouvertes, n’en est-il pas une qui donne moins de 75 francs par tonne de quartz, tandis qu’on en cite, exceptionnellement il est vrai, qui ont donné jusqu’à 10,000 francs. La plus riche est peut-être celle qu’avait abandonnée la Compagnie du Nouveau-Monde. Enfin les témoignages les moins suspects ne s’accordent pas seulement à représenter un gain annuel de 50 pour 100 comme dès aujourd’hui fréquent pour les capitaux employés aux mines de quartz, mais ils montrent cette industrie comme la plus lucrative du pays et la plus assurée de l’avenir.

Bien que la production aurifère de la Californie puisse être de nos jours estimée avec plus d’exactitude qu’on ne l’eût pensé au début, les diverses évaluations qui en ont été faites ne laissent pas de différer sensiblement entre elles, car on va vite et loin lorsqu’on compte par millions. La seule base certaine de cette statistique gît dans le relevé des exportations d’or indiquées sur les manifestes des navires; mais il faut de plus tenir compte des sommes qui restent dans le pays, ainsi que de la poudre d’or emportée sans déclaration par les mineurs retournant chez eux, et c’est là que cesse l’accord. Ainsi le consul de France à San-Francisco, M. Dillon, à la suite d’une longue et consciencieuse discussion, concluait pour l’année 1851 à une extraction totale de plus de 400 millions de francs, tandis que d’autres données ne permettraient guère de porter ce chiffre à plus de 300 millions. Ne prenons toutefois partout que les évaluations les plus faibles. Le relevé total des exportations officielles, de 1848 à 1856 inclusivement, est, d’après la Mercantile Gazette and Shipping Register de San-Francisco, de 325 millions de dollars en nombres ronds[5]. Admettons que 15 millions soient annuellement exportés sans déclaration (M. Dillon faisait monter ce chiffre à plus de 30 millions pour 1851), et ne faisons entrer cet élément qu’à partir de 1850; enfin ne supposons que 25 millions d’or en circulation dans le pays, bien que la monnaie de San-Francisco en ait frappé pour plus de 28 millions en 1856 seulement. On aura ainsi pour l’ensemble de la production aurifère depuis la découverte 440 millions de dollars, chiffre certainement au-dessous de la vérité, car certaines évaluations portent les résultats de cette production à 600 millions, 440 millions de dollars font plus de 2 milliards de francs, c’est-à-dire plus de la moitié du numéraire dont il y a dix ans on admettait l’existence dans l’Europe entière! Ce n’est pas ici le lieu de rechercher l’influence qu’une aussi profonde perturbation a dû exercer sur la vie financière du monde civilisé; mais, sans sortir de la France, on peut dire qu’il n’est pas une condition de notre existence matérielle qui n’ait été plus ou moins modifiée par le merveilleux Pactole sorti de la Californie et de l’Australie. « Il fait plus cher vivre, » dit pittoresquement l’homme du peuple, et certes c’est là le revers de cette brillante médaille; mais Jean-Baptiste Say constatait déjà que de son temps on achetait au moins six fois plus cher qu’avant la découverte de l’Amérique. Combien d’ailleurs cet inconvénient n’a-t-il pas été compensé par l’accroissement de toutes les ressources! L’esprit humain aime à rapprocher les effets de leurs causes : la prodigieuse impulsion donnée aux affaires de tout genre dans ces dernières années, la hausse générale des propriétés foncières, le développement marqué de l’industrie, la rapidité avec laquelle notre sol a été doté de son réseau de chemins de fer, tout cela, on peut le dire, était en germe dans la main de Marshall le jour où il ramassait quelques parcelles de métal éparses dans la vase d’un ruisseau ignoré.

L’industrie aurifère en Californie semble aujourd’hui assurée d’un avenir dont il est encore impossible de fixer le terme. La superficie des gîtes exploitables, égale à six fois ce que l’on en connaissait en 1849, est évaluée à 11,000 milles carrés environ, sur lesquels 400 seulement sont occupés. Quant aux mines de quartz, elles sont réputées en quelque sorte inépuisables. C’est pourtant une extraction ainsi restreinte qui produit chaque année 300 millions de francs! Un fait important à noter, c’est que le nombre des mineurs a diminué à mesure que s’étendait la surface des fouilles. Beaucoup d’entre eux abandonnaient l’or pour l’agriculture, et la production métallique n’en augmentait pas moins par suite des perfectionnemens matériels qui y étaient apportés. Ainsi en 1852, année de transition entre les deux phases que nous avons signalées, on comptait dans les districts miniers 100,000 mineurs sur 143,000 habitans. L’année suivante, le nombre des premiers était réduit à 86,000, et l’exportation de la poudre d’or s’élevait pourtant de 225 à 280 millions de francs, ce qui faisait monter le salaire annuel de chaque mineur de 2,250 francs à 3,350[6]. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes, et les garanties de durée qu’ils impliquent sont un sûr gage de l’avenir du pays. La Californie prendra rang, que dis-je? elle a déjà pris rang parmi les nations industrielles et productrices, et, comme l’annonçait dès 1852 M. Dillon, « le rôle que jouent dans certaines contrées d’Europe ces deux grands élémens, la houille et le fer, les mines d’or le joueront ici. Elles serviront à faire pousser, si je puis m’exprimer ainsi, des centres de consommation à côté des centres de production, et les villes déjà importantes où le quartz aurifère se traite sur une grande échelle remplaceront pour la Californie Manchester, Birmingham ou Saint-Etienne. » On peut ajouter que les villes qui se créeront ainsi sur les rives du Pacifique jouiront de garanties auxquelles ne sauraient prétendre les grands centres manufacturiers de l’Angleterre. Le monopole des cotons par exemple pourra quelque jour être ravi à ces derniers par les États-Unis, qui, au commencement du siècle, n’en mettaient pas mille balles en œuvre, et qui aujourd’hui en consomment plus de six cent mille fois autant. L’industrie aurifère au contraire défie toute concurrence; nulle guerre, nulle commotion extérieure ne peut la paralyser, car le besoin auquel elle répond est universel. Il est d’ailleurs un terme de comparaison qui mérite d’être signalé aux nombreux adorateurs du veau d’or : la production métallique de la Grande-Bretagne représente une valeur de 500 millions de francs environ, et dans ce chiffre le fer, dont on peut dire que l’Anglais alimente le monde, entre pour trois millions et demi de tonneaux. L’extraction californienne, il est vrai, ne s’élève pas encore à 500 millions de francs; mais qu’aurait-elle à produire pour y arriver? 166 tonneaux du précieux métal qui lui a été départi. Dès aujourd’hui elle en produit près de 100, presque sans capitaux, et avec des bras insuffisans!


II.

Les questions qui touchent à l’émigration trouvent généralement peu d’écho en France, où s’expatrier semble de tous les partis le plus désespéré. Peut-être ne faut-il pas trop s’en plaindre; la population spécifique de notre sol n’est pas encore telle qu’il ne lui reste une ample marge de développement, et avant de songer à enrichir autrui, chacun conviendra qu’il est d’une saine charité de commencer par soi-même. Toujours est-il que l’attachement du Français pour sa terre natale se traduit en chiffres significatifs : tandis que dans la dernière période décennale l’Angleterre a compté jusqu’à 2,750,000 émigrans et l’Allemagne 1,200,000, la France n’en a même pas fourni 200,000. Encore ce nombre tendrait-il à baisser, car 1857 ne figure que pour 18,000 départs, dont 10,000 pour l’étranger et 8,000 pour l’Algérie, et il en avait déjà été à peu près de même en 1856.

Dans ce faible mouvement, la part de la Californie a été considérable. Dès 1853, un recensement y accusait la présence de 28,000 Français, arrivés dans la première moitié de cette période de dix ans qui constitue toute l’histoire du pays. Nos troubles politiques et les bouleversemens de fortune dont la France était alors le théâtre n’avaient pas peu contribué à amener ce résultat, dont profitèrent largement les nombreuses compagnies d’émigration connues sous les noms pompeux de la Bouche d’or, de la Toison d’or, etc. La loterie du Lingot d’or à elle seule avait amené près de 5,000 émigrans. On s’est souvent égayé des disparates qu’offrait cet assemblage d’hommes : d’anciens habitués des coulisses de l’Opéra y coudoyaient des professeurs de barricades sans emploi, des notaires, des artistes dramatiques, des abbés défroqués, y venaient tenter la fortune à côté d’hommes de lettres, de gardes mobiles ou d’ex-membres de la constituante de 1848; mais ces contrastes se perdaient dans l’incroyable bigarrure de la masse de la population. L’Australie avait tout d’abord envoyé son contingent, à la vérité plus nuisible qu’utile; les primitifs insulaires de l’Océanie, qui abandonnent si rarement leurs rians archipels, n’avaient pas résisté davantage à la contagion; il en était venu même de la Malaisie. Enfin la Chine avait également répondu à cet appel, et de vastes clippers étaient partis des rives du Céleste-Empire, chargés de centaines d’émigrans. Les quelques dollars qui payaient leur passage n’impliquaient pas pour le capitaine l’obligation de les nourrir, et le sac de riz qui devait pourvoir à leurs besoins pendant la traversée constituait probablement le plus clair de leur avoir ; mais ils ne s’accommodaient pas moins philosophiquement de leur misère présente, et leurs regards obliques et narquois n’exprimaient que la plus parfaite insouciance. Rien ne leur coûtait pour atteindre l’Eldorado dont le nom était parvenu jusque sur les bords du Yang-tse-kiang[7].

L’émigration des riverains du Pacifique n’était cependant qu’une faible portion du flot puissant qui venait en si peu d’années peupler la Californie. C’était d’Europe ou des États-Unis qu’arrivait le courant principal. On voyait des Allemands et des Français ayant jusque-là vécu paisiblement dans l’intérieur des terres, ne connaissant la mer que de nom, affluer à Hambourg et au Havre sur la foi des merveilles décrites par les journaux, et affronter sans hésitation l’interminable traversée du cap Horn. C’étaient quatre mois, cinq peut-être, à passer entre le ciel et l’eau, c’étaient les tempêtes d’une des mars les plus rudes du globe à braver, et sept mille lieues au moins à franchir. En revanche, nulle voie n’était plus économique : il y suffisait, il y suffit même encore à la rigueur de 1,000 ou 1,200 fr. pour atteindre San-Francisco, et la classe la moins fortunée des émigrans européens acceptait volontiers ce détour avec la perle de temps qui en résultait. D’autres, plus pressés ou plus riches, encombraient les vapeurs allant de Southampton ou de New-York à Aspinwall, et venaient déboucher à Panama pour y trouver les gigantesques paquebots de Californie ; on ne consacrait ainsi qu’une quarantaine de jours au voyage. Aujourd’hui les compagnies de transit, qui savent que le temps est de l’argent aussi bien aux États-Unis qu’en Angleterre, sont parvenues à réduire le trajet à trente-cinq, et même à trente-deux jours, au moyen du chemin de fer qui traverse l’isthme depuis quelques années. On connaît l’entreprenante rapidité avec laquelle les Américains multiplient leurs voies ferrées ; la construction du railway de Panama offre un des plus curieux exemples de cette précipitation aventureuse. Nos ingénieurs à coup sûr trouveraient fort à redire à de semblables travaux d’art, et ce n’est pas nous qui les blâmerons des magnificences auxquelles ils ont habitué notre pays; mais il faut bien admettre que dans une certaine mesure le succès emporte avec lui sa justification. Quoique ce chemin de fer franchisse de dangereux marécages sans autre viaduc que les pieux vacillans sur lesquels sont posés les rails, il fonctionne néanmoins : on pourrait verser dans ces précipices, dont la profondeur donne le vertige, vue du frêle échafaudage qui les traverse; mais on n’y a guère versé encore plus d’une fois ou deux, et en somme, grâce aux perfectionnemens apportés à la voie de Panama, c’est par elle que passera désormais la majeure partie de l’émigration d’Europe en Californie jusqu’au jour où le canal inter-océanique lui assurera exclusivement et sans partage le monopole commercial du Pacifique.

Il est une autre voie que suivent une grande partie des émigrans américains[8], où il est rare que vienne les joindre aucun Européen, et qui par suite est à peu près complètement inconnue chez nous. C’est la route de terre, la plus économique des trois, bien qu’aussi la plus longue, mais par compensation de beaucoup la plus curieuse et la plus originale. Tous les détails en sont soigneusement réglés, car le trajet y est long, le progrès lent, et le temps mesuré avec parcimonie. On ne peut partir avant que les pluies du printemps aient cessé de détremper le sol, et d’autre part de terribles leçons ont montré le danger qu’il y avait à se laisser surprendre à l’est des Montagnes-Piocheuses par les neiges souvent hâtives de l’hiver. Aussi voit-on dès les premiers jours de mai les émigrans affluer dans le Missouri, et surtout à la petite ville d’Independence, point de départ des caravanes qui alimentent le commerce du Nouveau-Mexique, et devenue par suite le lieu de rassemblement des colons californiens. Pendant tout le mois, la ville est le théâtre de la plus bruyante activité : il faut se munir de chariots assez solidement construits pour franchir des chaînes de montagnes abruptes, pour descendre dans des précipices à l’aide de cordes, pour traverser sur des radeaux grossiers les rivières les plus rapides; il faut trouver les trois ou quatre paires de bœufs nécessaires pour traîner chaque voiture, se nantir de vivres et de provisions pour un voyage de quatre mois, s’organiser en convois. Enfin tout est prêt, chaque caravane a élu son chef, et la première moitié du mois n’est pas écoulée que l’on voit l’une après l’autre de longues files de chariots sortir lentement de la ville en se dirigeant vers les silencieux déserts de l’ouest. Ce n’est plus le travailleur isolé qui domine dans cette émigration, laissant derrière lui une famille qu’il viendra retrouver dans quelques années; c’est le colon intrépide, dont le seul but est de se fixer sur la terre qu’il défrichera. Son humble avoir est réalisé, et ce chariot le renferme tout entier; sa femme y est assise au milieu de ses enfans; son père même et sa mère l’accompagnent souvent : ils savent qu’ils n’ont plus que quelques années à vivre, et n’en acceptent pas avec moins de confiance cette expatriation achetée par un voyage aux fatigues duquel ils succomberont peut-être. Qu’importe? A l’exemple de leurs ancêtres, ils marchent vers les régions de l’occident, mais, plus heureux, ils peuvent espérer voir l’autre océan que la Providence a fixé pour limite à leur race.

Cependant la caravane est en marche ; quelques jours lui suffisent pour dépasser les dernières traces de culture ou d’habitations et pénétrer dans les vastes solitudes de ces prairies décrites par Cooper. Devant elle s’étend à perte de vue une nappe de verdure émaillée de fleurs, sur laquelle s’élèvent çà et là quelques rares bouquets d’arbres; de longues et paresseuses ondulations s’y succèdent uniformément, et les traces laissées par les émigrations précédentes sont les seuls guides du convoi, dont la longue ligne, dessinée par les blanches toitures des chariots, disparaît ici derrière un pli de terrain, puis reparaît plus loin pour se perdre à l’horizon. On n’avance ainsi qu’avec lenteur; la monotone allure des bœufs, les obstacles, les retards de tout genre ne permettent guère de faire plus de cinq lieues par jour, et l’on en a sept cents devant soi. De loin en loin, on rencontre une hutte isolée servant de bureau de poste et de moyen de communication entre les caravanes; les mieux pourvus y laissent des lettres, d’autres se contentent de simples messages charbonnés sur la planche. Ailleurs c’est une mort qui attriste la petite communauté et une nouvelle croix qui vient servir d’indice aux convois futurs, ou bien c’est une naissance, quelquefois même un mariage, si parmi les colons voyageurs se trouve un ministre du culte. « Entre huit et neuf heures du soir, dit le journal d’un émigrant, M. Bryant, je fus convié à un mariage que devait bénir le révérend M. C... En sortant de la tente où il s’était célébré, j’aperçus à quelque distance les lumières d’un cortège en marche à travers la plaine; c’était l’enterrement de l’enfant que j’avais vu expirer le matin. Presque au même moment, par une singulière coïncidence, je rencontrai un homme venu d’un campement voisin avec la nouvelle que la femme d’un colon y avait donné le jour à un fils. Mort, naissance et mariage au milieu de ce désert, un même point et une même journée avaient tout réuni. »

On arrive ainsi en six semaines au fort Laramie, poste avancé établi par les compagnies de fourrures au pied des Montagnes-Rocheuses. Là commence la plus rude partie du trajet. De l’autre côté des passes où les chariots courent à chaque instant risque de se briser, un nouveau désert occupe sans interruption les vastes plateaux de l’intérieur jusqu’à la sierra qui cache la Californie. A la riche végétation des prairies succède une nature désolée, où souvent plusieurs journées se passent sans rencontrer le moindre ruisseau; aux tourmens de la soif s’ajoutent les rigueurs de la température, quelquefois même la crainte d’avoir perdu la piste précieuse sur laquelle repose le salut commun, car les repères sont rares. Il en existe un pourtant que les émigrans ne manquent jamais de saluer avec enthousiasme, c’est la première source, Pacific Spring, dont les eaux se dirigent à l’ouest pour aller, après de longs détours, se perdre dans le Pacifique au fond de la Mer-Vermeille. Enfin se dressent à l’horizon les cimes neigeuses de la seconde chaîne de montagnes au-delà desquelles est le terme de ce long pèlerinage; encore un effort, et l’on pourra déboucher vers les derniers jours de septembre dans la riche vallée du Sacramento, où l’établissement hospitalier du capitaine Sutter était jadis la première habitation que rencontrassent les caravanes.

Toutes n’étaient pas aussi heureuses. Parfois on voyait des convois attardés n’arriver au pied de la Sierra-Nevada que pour en trouver les passes rendues impraticables par les neiges; parfois aussi l’hiver se déclarait plus tôt que de coutume, et force était alors d’attendre le retour du printemps au milieu de misères qui coûtaient l’existence à nombre d’infortunés. Il en fut ainsi pour une partie de la grande émigration de 1850, qui à la date du 18 juin avait déjà amené 39,000 colons jusqu’au fort Laramie. On avait vu le même malheur se produire, avec des détails les plus navrans, en 1847. Dans ce funeste hiver, les plus déterminés affrontèrent courageusement les périls de la montagne en essayant de se frayer à pied un chemin à travers les neiges; mais les vivres ne tardèrent pas à manquer, et ce fut en se nourrissant des cadavres de ceux qui périssaient chaque jour qu’ils atteignirent enfin les bords du Sacramento dans le plus effrayant état d’épuisement. Le reste du convoi, demeuré de l’autre côté de la sierra, n’eut pas de moins rudes épreuves à subir; là étaient des femmes, des enfans, hors d’état de résister à ces privations, et les vides commencèrent promptement à se faire dans le cercle affamé qui se blottissait sous chaque tente. On recula le plus longtemps possible devant l’affreux expédient qui devenait chaque jour plus inévitable, mais tout finit par être dévoré, jusqu’au cuir des chariots, jusqu’aux harnais même, et le moment redouté arriva où, comme pour la troupe d’émigrans qui avait réussi à franchir la montagne, il n’y eut d’autre alternative qu’une mort prochaine ou l’horrible aliment des cadavres glacés dont on était entouré. Quatre interminables mois se passèrent ainsi, et lorsqu’au commencement de mars les secours envoyés de Californie parvinrent sur le théâtre de cette lugubre tragédie, la moitié seulement des malheureux qui y avaient joué un rôle était à même d’en profiter; le sort des autres ne se lisait que trop clairement dans les tristes dépouilles qui couvraient le sol.

On le voit, l’émigration américaine a parfois son côté triste; mais une question si importante ne pouvait échapper à l’attention du gouvernement des États-Unis. Dès 1846, le capitaine Fremont avait reçu la mission d’explorer les diverses routes conduisant du Missouri en Californie[9]; non-seulement le tracé de celle qui a été choisie est maintenant déterminé, mais on travaille activement à en faire une véritable chaussée, sur laquelle des postes militaires seront échelonnés par relais de cinq lieues. L’Américain va vite en besogne : hier c’était en pionnier qu’il était réduit à parcourir ses immenses domaines; la route qui doit remplacer ce mode primitif de communication est à peine commencée que déjà il rêve aux 2 ou 3,000 kilomètres de chemin de fer qui lui succéderont, et il y rêve avec l’ardeur pratique qu’il apporte à toute chose, en étudiant des projets qu’un avenir prochain verra sans nul doute mettre à exécution.

Après avoir conduit l’émigrant dans sa nouvelle patrie, il reste à l’y montrer aux prises avec la terre qu’il vient fertiliser. C’était jadis une splendide exploitation qu’une ferme californienne; le terrain s’y mesurait par lieues carrées, le bétail, les chevaux s’y comptaient par milliers, et les employés, hommes et femmes, souvent par centaines. Le général Vallejo, ancien gouverneur du pays pour le Mexique et l’un de ceux qu’avait le plus enrichis la sécularisation des biens religieux, possédait dans chacune de ses trois fermes de Petaluma, de Soscal et de Suisun, dix lieues carrées en moyenne; son troupeau se composait de 40,000 têtes de bétail, de 5,000 jumens et de 2,000 poulains, sans compter les moutons; 800 chevaux dressés étaient affectés au service des vaqueros, chargés de surveiller ce territoire, plus étendu que bien des principautés souveraines de l’Allemagne, et 150 autres chevaux formaient l’écurie particulière du général, indépendamment des 35 coursiers choisis, caballos de su silla, spécialement affectés à son usage. Malheureusement, si magnifiques que puissent paraître ces chiffres, ils étaient loin de se trouver en rapport avec la richesse véritable du pays; l’agriculture ne figurait dans cette exploitation que pour une part relativement insignifiante, et la principale ressource dont on attendît un bénéfice étaient les cuirs recueillis au mois d’août après la formidable boucherie, matanza, qui chaque année revenait périodiquement à cette époque. De plus, ces fermes gigantesques étaient incompatibles avec le développement de la population; aussi ont-elles disparu aujourd’hui pour faire place à des établissemens plus modestes, mais plus productifs, où l’élève des troupeaux se double des travaux de la culture. Ce n’est pas d’ailleurs la dépense qui empêche le colon de s’étendre autour de sa résidence, car il suffit de s’éloigner d’une quinzaine de lieues des villes pour ne payer la terre que 5 ou 6 francs l’hectare; c’est un sentiment mieux entendu : il ne veut acquérir que ce qu’il peut cultiver, sinon immédiatement, au moins dans un avenir possible à prévoir. Pour donner une idée des résultats auxquels peuvent prétendre en Californie les colons les moins favorisés de la fortune, nous ne saurions mieux faire que de citer un ouvrage[10] qui, tout en se consacrant sans réserve à la glorification du pays, appuie au besoin cette thèse de chiffres irrécusables et positifs.

L’auteur suppose deux familles possédant le même capital, 10,000 francs, et également composées du père, de la mère, de deux fils et de deux filles en âge de travailler, puis de cinq enfans. Il place l’une en Californie et l’autre dans le Wisconsin, l’un des territoires de l’Union où se sont le plus portés les émigrans dans ces dernières années. Quelle sera la situation matérielle des deux familles? Chacune d’elles consacre d’abord 4,000 francs de son avoir à l’acquisition de 256 hectares de terre, que l’on suppose coûter dans les deux pays 13 francs l’hectare; on vient de voir que ce prix est bien moins élevé en Californie. La construction de la maison, les clôtures de la propriété, l’achat des bestiaux, des instrumens aratoires, des semences et des provisions de tout genre, achèveront des deux côtés d’épuiser les 10,000 francs, si bien que les points de départ sont aussi identiques que possible. Au bout de la première année la famille du Wisconsin n’aura pas défriché plus de 10 hectares, qui lui donneront, en défalquant sa consommation, environ 180 hectolitres de blé, dont, au prix du pays, elle retirera 1,125 francs; en même temps la valeur du bétail se sera accrue de 250 francs. Les gains augmenteront un peu l’année suivante. Un an encore, et les produits du jardin viendront s’y ajouter; on pourra défricher une couple de nouveaux hectares. Plus tard, les arbres fruitiers commenceront à entrer en rapport, le rendement de la terre s’améliorera. Bref, au bout de la cinquième année, les sommes qu’aura fait encaisser la vente des récoltes s’élèveront, scrupuleusement additionnées, à un peu moins de 10,000 francs. Le bétail, il est vrai, aura continué à gagner en nombre, et sa valeur se sera accrue de plus de 3,000 francs, dont 2,000 auront facilement pu être réalisés, de sorte que le revenu pécuniaire des cinq ans montera en bloc à 12,000 francs environ. Supposons 300 francs de dépense annuelle pour chaque membre de la famille; plus de la moitié du revenu aura été ainsi absorbée, et le bilan définitif des colons, au terme du temps considéré, se composera d’une somme de 4,500 fr., d’une augmentation de 1,000 fr. de bétail, et d’à peu près 3,500 fr. de plus-value de la terre, soit en résumé 9,000 francs. Nous ne sommes naturellement pas entré dans le détail de ces évaluations, toujours faites dans le sens le plus favorable à l’émigrant. Il faut voir maintenant en Californie le second terme de la comparaison.

Dès le début, la principale source de profits y a laissé loin en arrière les maigres récoltes du Wisconsin. La terre n’a nécessité aucun défrichement, et 36 hectares ont pu être mis en culture immédiatement. Grâce à la fertilité du sol, le jardin a sans retard envoyé ses légumes à la ville voisine, et l’heureuse exploitation Inaugure ses budgets par un premier revenu de 10,000 francs. Chaque année, ce chiffre augmente; l’étable et la basse-cour voient leurs hôtes se multiplier en proportion, et les cinq ans ne sont pas écoulés que le revenu s’est accru de moitié. Aussi figure-t-il au bilan quinquennal pour un glorieux total de près de 70,000 francs, qui a permis au colon californien de vivre dans un luxe relatif, interdit à son rival. Ses dépenses annuelles, y compris la main-d’œuvre étrangère à laquelle il aura dû avoir recours, pourront donc s’élever à près de 6,000 francs, et il ne lui en restera pas moins un bénéfice net de 40,000 francs, auquel viendront s’ajouter la plus-value de sa terre, estimée au même taux que tout à l’heure, puis l’augmentation de son bétail, soit en tout environ 65,000 francs, tandis que la famille du Wisconsin n’a pu qu’à grand’peine amasser 9,000 francs!

Une différence aussi extraordinaire demande à être expliquée par quelques faits. Pris dans l’élément européen de cette colonisation, ils montreront que M. Seyd est plutôt en-deçà qu’au-delà de la vérité. En 1852, une association de deux Allemands et d’un Anglais quittait les mines après y avoir amassé 6,000 francs, c’est-à-dire moins que le capital hypothétique dont M. Seyd a gratifié ses deux familles, et elle achetait précisément 256 hectares: au bout de quatre ans, un des associés se retirait, et vendait son tiers 45,000 francs. — Veut-on descendre plus bas : un fermier irlandais abandonne également les mines un an plus tard que les précédens, en 1853; la somme qu’il emporte est modeste, 1,500 francs : il n’en achète pas moins 80 hectares, en paie une partie, et borne ses autres acquisitions à un cheval et à une vache. Dès la première année, sa récolte lui donne 4,000 francs, et le terme des cinq ans le trouve propriétaire de 240 hectares, de vingt-huit têtes de bétail dont sept chevaux, indépendamment de la bergerie, de la basse-cour, du verger, etc., et de 20,000 fr. d’argent comptant. — Voici enfin un Allemand qui n’a que ses bras pour tout avoir : réduit aux expédiens du squatterism, il fait élection de 60 hectares, s’y établit sans conteste, et commence par semer le quart de son domaine improvisé. Les cinq années s’écoulent, il est devenu riche : plus de 12,000 fr. sont à ses ordres chez son banquier, car il a un banquier, et, pour me servir de l’expression anglaise, on le considère dans le pays comme valant 50,000 francs, worth ten thousand dollars.

Il serait facile de multiplier ces exemples, car, dans la colonisation californienne, le cultivateur joue presque à coup sûr, et certes la somme de chances qu’il y met de son côté ne peut en rien se comparer à la hasardeuse loterie des mines. J’irai plus loin : en dehors du commerce, qui demandera toujours l’apport de quelques capitaux et restera le partage du petit nombre, tout semble devoir diriger de préférence l’émigrant vers l’agriculture, non-seulement aujourd’hui, mais pour bien des années encore. Dans ce pays, dont l’or constitue la principale industrie, les salaires naturellement se régleront sur la journée du mineur, et l’on doit s’attendre à voir graduellement diminuer le prix de cette journée, par suite du développement des grandes compagnies, qui tendent de plus en plus à monopoliser l’exploitation des mines. On est déjà loin du taux des premières années; le salaire moyen est descendu à 15 francs environ, gain fort honnête assurément, mais qui ne peut guère que baisser. Il n’en est pas de même de la colonisation agricole; les causes qui permettent d’acquérir la terre si notablement au-dessous de sa valeur subsisteront longtemps encore, la fertilité naturelle de cette terre s’accroîtra chaque année par les travaux qu’on lui consacrera, et nul bouleversement commercial ne pourra ruiner la famille qui aura su asseoir sa fortune sur cette base, modeste peut-être, mais aussi sûre qu’inattaquable.

Il est en matière d’émigration un point assez délicat, que l’on ne peut cependant passer ici sous silence : je veux parler des femmes. Que l’on se rassure : il ne saurait être question que d’un seul genre de femmes, de celles qui sont l’honneur et le charme d’un pays, et je ne m’y arrête que pour signaler combien certaines idées des Anglais et des Américains sur ce sujet nous sembleraient étranges et inadmissibles. Naguère encore, lorsque l’Inde était pour les nombreux cadets des familles anglaises une source inépuisable de positions brillantes et lucratives, les sociétés de Madras, de Bombay et de Calcutta foisonnaient de jeunes personnes venues d’Angleterre avec l’intention avouée de trouver un mari, soit parmi les célibataires d’un état-major réduit à de longues années d’exil, soit dans la classe plus richement payée des civilians. Elles partaient le plus souvent seules, recommandées à un parent éloigné ou à une simple connaissance qui pût leur servir d’introduction, et la coutume en était si bien établie que les ouvrages spéciaux qui se publiaient de l’autre côté du détroit détaillaient minutieusement tous les articles du trousseau nécessaire aux «jeunes personnes allant dans l’Inde pour s’y marier. » Disons à l’honneur de la galanterie britannique que leur espoir était rarement déçu. Ce singulier usage a-t-il fait naître chez le Californien l’idée de se procurer de la même manière l’élément féminin qui lui manque? On le croirait en lisant le curieux prospectus dans lequel une dame américaine, mistress Farnham, offrait d’organiser sur une fort grande échelle l’émigration des femmes pour San-Francisco. Il va sans dire que les mœurs les plus pures, the highest respectability, étaient de rigueur, et pour présenter plus de garanties, nulle émigrante ne pouvait être admise au-dessous de vingt-cinq ans. Un navire du reste leur eût été exclusivement affecté, et chacune d’elles devait justifier de la possession d’une somme de 1,200 francs. Si minime que fût le chiffre de cette dot, l’entreprise n’en avorta pas moins; mais cet échec n’a pas empêché les agens de colonisation californiens de continuer à solliciter dans leurs publications le beau sexe d’Europe ou des États-Unis au moyen des plus insinuantes câlineries de leur éloquence. « Qu’importe l’argent? ne cessent-ils de répéter; c’est la dernière considération dont se préoccupe un gentleman chez nous. » — « La jeune personne qui aime le monde et ses plaisirs, écrit l’un d’eux, trouvera ici de nombreux partners prêts à lui en procurer toutes les jouissances; celle qui au contraire préférera se renfermer dans l’intimité du cercle de famille y rencontrera également des hommes tranquilles et sûrs, dont la maison s’ouvrira avec empressement devant elles. » On voit que si, comme le prétend une vieille chanson, il faut des époux assortis, nos Françaises ne sauraient mieux faire que d’aller se marier à San-Francisco.

Nous sommes-nous laissé aller à représenter la colonisation californienne comme plus riche de promesses qu’elle ne l’est réellement? Je ne le crois pas, car nous n’avons fait qu’exprimer en toute sincérité l’admiration dont nous avait pénétré la vue de ce magnifique pays. D’ailleurs on est en France assez à l’aise en pareille matière, et nulle inquiétante épidémie d’émigration n’y sera de longtemps à redouter. Lorsque dans le siècle dernier Law porta à son paroxysme la fièvre d’agiotage connue sous le nom de banque du Mississipi, c’était la police qui se chargeait de raccoler des colons pour le territoire sur lequel on spéculait. « On n’avoit pas le moindre soin de pourvoir à la subsistance de tant de malheureux sur les chemins, dit Saint-Simon, ni même dans les lieux destinés à leur embarquement; on les enfermoit la nuit dans des granges sans leur donner à manger, et dans les fossés des lieux où il s’en trouvoit, d’où ils ne pussent sortir. Ils faisoient des cris qui excitoient la pitié et l’indignation, et il en mourut partout un nombre effroyable. » De semblables horreurs sont heureusement loin de nous, mais l’expatriation n’a guère en France de prosélytes plus enthousiastes aujourd’hui qu’elle n’en avait alors, et maintenant que la Californie tend à entrer dans une voie normale, maintenant que les merveilleux coups de fortune, les big strikes, réservés aux première chercheurs d’or y deviennent de moins en moins possibles, je doute fort que l’on pût, s’il le fallait, retrouver chez nous les trente mille émigrans volontaires qui sont allés porter notre nom et nos idées sur ces rives lointaines du Pacifique.


III.

En 1784, la douane anglaise faisait opérer la saisie de huit balles de coton marquées America, attendu qu’il était inadmissible, disait le procès-verbal, que ce pays pût en produire une aussi grande quantité : il en produit aujourd’hui plus de trois millions de balles, rapportant 600 millions de francs. Maintes fois je me suis rappelé ce fait en entendant parler des merveilles de l’Union et de son prestigieux développement. Le développement à venir de la Californie sera-t-il moins brillant? Un fait également significatif va répondre. En 1852, une frégate française arrivant à Valparaiso n’y trouvait qu’avec peine les farines nécessaires pour compléter ses vivres; tout s’expédiait à San-Francisco. Trois ans plus tard, cette même frégate arrivait au pays de l’or, où la population atteignait alors le chiffre de quatre cent mille âmes. Non-seulement dans ce court intervalle la Californie en était venue à se suffire à elle-même, elle alimentait de ses ressources la marée humaine qui l’envahissait, mais de plus on voyait le long des quais de San-Francisco plusieurs vastes clippers, représentant des milliers de tonneaux, occupés à charger du blé pour l’Angleterre!

Je n’entends nullement conclure de ce fait que dans l’avenir du pays la colonisation agricole soit destinée à primer l’exploitation de l’or. Ce qui me frappe surtout, c’est ce rare assemblage de deux fécondités qui souvent s’excluent dans la nature, c’est l’inévitable grandeur de cette double richesse minérale et végétale misé au service de la race la plus entreprenante qui soit sur notre globe. Les imparfaites tentatives d’agriculture des pères franciscains avaient déjà révélé la puissance de production du sol californien, et les archives de la mission de San-José conservaient le souvenir d’une récolte miraculeuse qui avait donné plus de mille fois le froment des semailles. Ailleurs une moisson d’orge se reproduisait pendant cinq années consécutives sans nouvelles semailles, et rapportait encore la cinquième année 40 hectolitres à l’hectare. On hésite à citer de pareils chiffres, quand on songe que chez nous le blé ne produit guère en moyenne que 10 hectolitres à l’hectare, tandis qu’en Angleterre, certes l’un des pays les mieux cultivés de l’Europe, cette moyenne ne s’élève qu’à 13, la production maximum ne semblant guère dépasser 30. Toutefois il paraît difficile de ne pas accorder au sol californien une richesse d’au moins 20 hectolitres à l’hectare. Le reste est à l’avenant, et je me souviens d’avoir admiré à San-Francisco une exposition d’agriculture où des pommes de 15 centimètres de diamètre se montraient à côté de grappes de raisins qui rappelaient celles de la terre promise. Bien que la science agricole fasse peu de cas de ces monstres du règne végétal[11], ils n’en sont pas moins un sûr garant de fertilité, surtout quand des récoltes régulières confirment ce que l’on peut augurer d’aussi formidables spécimens, lorsqu’on voit des pépinières de deux cent soixante mille pieds d’arbres fruitiers, des vergers produisant 300,000 fr. par an, etc. Je m’arrête pour ne pas être taxé d’exagération, quoique je me borne à extraire ces faits d’un rapport publié par le comité d’agriculture de San-Francisco.

Il faut, en somme, reconnaître à la Californie un concours d’avantages naturels dont on trouverait difficilement beaucoup d’exemples, et qui justifient pleinement l’enthousiasme des Américains pour leur récente conquête. La seule ombre au tableau pourrait être une salubrité moins absolue qu’ils ne la représentent; encore cet inconvénient est-il combattu par des brises de nord, dont l’incommode persistance serait un ennui sérieux en été sans l’utile assainissement qu’elles procurent. Pourquoi donc cet Eldorado, qui d’abord avait été l’objet d’un engouement presque universel, semble-t-il, depuis quelques années, frappé en Europe d’un discrédit réel? Pourquoi l’émigration s’y est-elle sensiblement ralentie? Pourquoi le négociant n’y aventure-t-il ses navires qu’avec hésitation? La cause n’en est malheureusement que trop facile à signaler : elle gît dans les vicissitudes qu’on vient de raconter, dans les mœurs sauvages de cette société en travail d’enfantement, dans les crises commerciales surtout, qui bouleversaient toutes les fortunes du jour au lendemain, et ne rapportaient à l’armateur éloigné qu’une indemnité dérisoire pour prix de la cargaison dont il attendait un riche bénéfice. En eût-il pu être autrement? Oui, sans doute : l’exemple de l’Australie est là pour le prouver; mais il est juste de faire la part des circonstances qui ont placé les deux pays dans des conditions différentes, de l’avantage qu’avait l’un de profiter de l’expérience de l’autre, et enfin de la diversité de nature de l’Anglais et de l’Américain. Il faut reconnaître aussi que les crises dont le contre-coup s’est fait si rudement sentir sur nos places de commerce résultaient principalement de l’imprévoyance des expéditeurs[12], et que la Californie en était à peu près innocente. La France a lourdement supporté sa part de ces désastres, mais ils étaient moins dus à son mouvement maritime qu’aux aventureuses spéculations dont ses relations avec San-Francisco avaient été l’origine. L’énorme intérêt de l’argent avait promptement déterminé dans cette ville une affluence momentanée de capitaux, dont plus d’un tiers, fait remarquable, venait de chez nous. Dans un pays où l’on voyait annoncer des taux de 10 pour 100 par mois, on espérait, en se bornant à 4 ou 5 pour 100, réaliser en toute sécurité des gains que n’eût pu offrir aucun placement européen. Il en fut ainsi quelque temps, mais on voulut se faire une habitude de ces bénéfices disproportionnés, et l’on ne comprit pas que, pour suivre un cours plus régulier, ils auraient dû baisser à mesure que tout commençait à reprendre un équilibre relatif. Il est rare d’ailleurs qu’aux États-Unis la situation commerciale ne soit pas constamment tendue, ce qui donne une dangereuse gravité à des complications que d’autres peuples traverseraient peut-être sans encombre. C’est ainsi qu’en 1836 il suffit d’un renchérissement anormal du coton pour amener la faillite de la banque nationale et la suspension de paiemens de huit cents banques particulières. En Californie, dans ces dernières années, l’orage se formait avec une évidence qui eût attiré les regards de chacun partout ailleurs que sur le sol de l’Union; le terrain des villes, sur lequel étaient en grande partie hypothéqués les capitaux étrangers, ne pouvait conserver longtemps les valeurs exorbitantes de 1850; le prix en baissait silencieusement, à l’insu des prêteurs éloignés, dont nulle défiance ne troublait la quiétude, si bien que, le jour où l’éveil fut donné, ce gage insuffisant ne représentait pas même le tiers des sommes qu’il garantissait. Comment décrire la débâcle qui s’ensuivit? Elle fut telle que la maison Page, Bacon et comp., réputée la plus riche de l’Union, ne put y résister, et le commerce californien en reçut un coup dont les conséquences se feront peut-être sentir longtemps encore, car ce fut le signal d’une retraite universelle pour les capitaux français, allemands, suisses, belges, etc., si mal récompensés d’être ainsi sortis des règles de prudence qui leur sont habituelles.

Là est l’une des principales causes du discrédit commercial de San-Francisco; là aussi est l’origine du temps d’arrêt qui, dans ces deux ou trois dernières années, a suspendu le développement de la Californie. Elle manque de capitaux en effet, bien qu’elle exporte chaque mois 25 millions de francs, et il est à craindre que cette singulière pénurie n’y ralentisse le progrès jusqu’au jour où lui sera revenue une confiance malheureusement toujours bien lente à renaître. Elle manque de capitaux, parce que l’or récolté sur les lieux n’y peut rester sous peine de paralysie de la communauté sociale, parce que la vie commerçante du pays repose sur cette exportation, et que ce métal ne se trouve là qu’à l’état de produit du sol plutôt qu’à l’état de signe représentatif des échanges. De là les taux ruineux auxquels les compagnies minières se voient forcées d’emprunter les sommes nécessaires à leurs travaux d’art; de là, par suite, une production inférieure à ce qu’elle pourrait être, et par suite aussi une consommation moindre, car ce sont toujours les deux termes du rapport. Ainsi se trouve enrayée du même coup la colonisation, tant agricole que minérale, de cette terre si riche de sa double fertilité.

Les Anglais établissent volontiers entre la Nouvelle-Hollande et la Californie une comparaison qu’ils présentent naturellement comme défavorable à cette dernière. Il est très vrai que la colonie anglaise offre un chiffre supérieur d’habitans, ce qu’explique la différence d’âge des deux pays; il est juste de constater également que la fièvre aurifère n’a pas donné à la société australienne le caractère, quelque peu barbare au début, des mœurs californiennes. La raison en est dans la forte organisation que les établissemens de la Grande-Bretagne reçoivent de la métropole, organisation que le caractère dangereux des convicts avait forcé à rendre ici plus complète encore. De plus, peu de nations savent aussi bien que les Anglais mettre à profit l’expérience des autres, et il est permis de penser que le spectacle de ce qui se passait de l’autre côté du Pacifique n’a pas peu contribué à faire éviter à l’Australie les désastres financiers de San-Francisco. L’Australie eut pourtant ses vicissitudes, et l’on y vit par exemple nos soieries lyonnaises moins chères qu’elles ne le sont à Lyon; mais la prudence britannique, et aussi, il faut bien le dire, cette scrupuleuse loyauté commerciale qui est en affaires la meilleure de toutes les habiletés, empêchèrent toujours à temps l’échec de tourner en déroute. N’oublions pas enfin le précieux avantage que l’Anglais porte partout avec lui, l’abondance de capitaux ; l’argent qui se loue encore à San-Francisco jusqu’à 30 pour 100 ne coûte en Australie que 6 pour 100 en moyenne, c’est-à-dire moins peut-être qu’il ne coûterait à Londres. Là est, selon nous, la véritable supériorité de l’Australie sur la Californie, car, pour le reste, l’habitant de Victoria est forcé de convenir que son territoire ne peut lutter de fertilité avec celui de son rival, de même qu’à richesse égale, son exploitation aurifère est de beaucoup la plus pénible des deux.

En réalité, les deux productions d’or peuvent se développer parallèlement sans se nuire, car la population s’alimente à des sources distinctes de part et d’autre, et cela est si vrai que la plupart des mineurs qui avaient quitté vers 1852 les placers de la Sierra-Nevada pour ceux de Victoria n’ont pas tardé à venir retrouver leurs anciens daims. C’est plus près de San-Francisco qu’une sérieuse concurrence peut s’élever entre les représentans de la race anglo-saxonne. La question est de date récente. Naguère encore, tout le territoire qui s’étend au nord du 49e degré de latitude, limite commune aux deux puissances, était aux mains de la célèbre compagnie anglaise de la baie d’Hudson. Nul voisin ne pouvait être plus commode pour la Californie; exclusivement préoccupée du commerce de pelleteries qui fait l’objet de son monopole, cette compagnie n’avait d’autre pensée que d’éloigner de ses domaines toute apparence de colonisation; armée d’une charte qui lui conférait de véritables privilèges de souveraineté et lui donnait pour ainsi dire droit de justice haute et basse, elle en profitait pour s’opposer, parfois arbitrairement, à tout commerce autre que le sien, comme à toute immigration qui eût eu pour effet de faire disparaître les précieux animaux dont les fourrures alimentaient ses revenus. Lorsqu’il fut question, il y a quelques années, de coloniser l’île de Vancouver, située au-dessus de la Californie, la compagnie réussit à s’en faire confier le soin; c’était le meilleur moyen de détourner le coup dont l’eût menacée la création d’un établissement populeux et actif à la porte de ses terrains de chasse, car elle avait dès lors cent manières de paralyser tout mouvement importun et ne le fit que trop bien voir. De vives réclamations ne s’en produisaient pas moins en Angleterre : on montrait la population américaine du Minnesota s’élevant en peu d’années de six mille habitans à cent quatre-vingt mille, et cela tandis que l’établissement de la Rivière-Rouge, appartenant à la compagnie et séparé seulement du Minnesota par le 49e parallèle, restait depuis vingt ans stationnaire; on prétendait que le Yankee avançait par an de cent lieues en moyenne vers le nord, et qu’il ne tarderait pas à venir coloniser de gré ou de force les solitudes que l’on abandonnait à un monopole improductif. Il y avait beaucoup d’exagération dans cette croisade; les immenses régions concédées à la compagnie, vouées pour la plupart aux rigueurs d’un hiver éternel, ne sauraient se prêter à aucune culture, et ne semblent guère pouvoir produire autre chose que les animaux à fourrures, dont là destruction totale serait imminente le jour où le pays serait indistinctement ouvert à tous les aventuriers. Toutefois ce sujet a pris un intérêt plus vif depuis quelque temps : la charte primitivement octroyée à la compagnie en 1670, puis prolongée de vingt et un ans en 1838, expire définitivement en 1859. Sera-t-elle renouvelée, modifiée ou abrogée? Un comité de la chambre des communes a étudié l’affaire avec la patience investigatrice que les Anglais apportent à toutes leurs questions coloniales, et il est arrivé à la conclusion fort sensée de laisser à la baie d’Hudson les territoires hors d’état d’être cultivés, en ouvrant à la colonisation les points vers lesquels elle semblait tendre à se diriger, et par exemple l’île de Vancouver.

L’affaire en était là lorsqu’est survenue une complication nouvelle et assez grave. Vers les premiers mois de 1858, dix ans après la découverte de Marshall, le bruit s’est répandu dans la Grande-Bretagne que d’abondans dépôts aurifères avaient été trouvés au nord et à l’est de l’île Vancouver. On a vu dès lors se reproduire sur une échelle restreinte les scènes dont la Californie avait été le théâtre : la rivière Frazer a remplacé les bords du Sacramento, et la petite ville de Victoria semble devenue un San-Francisco en miniature. Restera-t-elle ainsi à l’état de diminutif de sa formidable rivale? Entre les mains des Anglais, la chose est peu probable. A la vérité, les dernières correspondances sont loin de confirmer les espérances qu’on avait d’abord conçues sur la facilité d’exploiter les gîtes précieux qui viennent de se révéler; mais, même en dehors de cette source de richesse, la Nouvelle-Calédonie, ou, pour lui donner son nouveau nom officiel, la Colombie, dont l’île de Vancouver est une dépendance, possède dans ses bois et dans son charbon la garantie d’un splendide avenir maritime. Que San-Francisco s’inquiète de voir grandir à ses côtés un établissement étranger qui partagerait avec lui la domination commerciale de ces mers, c’est ce qui est naturel; tout se réduit à savoir de quelle nature sera le développement de la nouvelle colonie dont l’Angleterre vient de jeter les bases. S’il est principalement agricole et que les exportations s’y limitent, comme on vient de le dire, à la houille et aux bois de construction, la Californie ne pourra qu’en profiter; mais si, comme elle, ce pays prenait rang dans la production aurifère, on ne peut se dissimuler qu’il lui créerait une concurrence que rendraient des plus sérieuses et le voisinage et les immenses ressources dont dispose la persévérance britannique. C’est au temps seul de décider une question qu’il serait prématuré de vouloir trancher aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, il est un fait qui dès maintenant ressort de cette situation avec la dernière évidence : l’impossibilité où seront les Américains de s’étendre vers le nord sur les rives du Pacifique. Peut-être San-Francisco deviendra-t-il quelque jour le New-York de l’ouest, mais à la condition d’avoir à ses côtés dans la Colombie un autre Canada qui maintienne intactes les vieilles et sages traditions coloniales de la mère-patrie. Aussi n’est-ce pas vers le nord que tend le pionnier yankee, c’est vers cette riche contrée du Mexique, objet de l’éternelle convoitise des enfans de l’Union. Quelques années s’étaient à peine écoulées depuis la signature du traité qui leur assurait la Californie, tout n’était encore dans le pays que désordre et confusion, que déjà des regards plus ambitieux ou plus avides commençaient à se tourner vers le sud; déjà se trahissait par des symptômes significatifs le réveil de cette fièvre d’agrandissement qui peut être parfois momentanément assoupie, mais n’est jamais éteinte. L’Américain pense-t-il que s’arrêter serait déchoir? Voit-il une condition d’existence dans ce go-ahead instinctif, devenu la devise de sa race? On ne saurait donner d’autre explication, je ne dirai pas seulement de la facilité avec laquelle s’organisèrent à San-Francisco les diverses expéditions de flibustiers dirigées contre le Mexique, mais de la sympathie qu’elles rencontrèrent dans toutes les classes de la population. Il en fut ainsi lorsqu’à deux reprises le comte de Raousset-Boulbon quitta ce port pour montrer sur le champ de bataille d’Hermosillo et sur la plage de Guaymas un courage chevaleresque digne d’une meilleure cause. On avait eu de ces sentimens une preuve encore plus caractéristique lors de la première tentative par laquelle Walker appela sur lui l’attention de l’Europe, et le juge saint-franciscain qui prononçait sur le sort du colonel Watkins, vice-président de l’éphémère république de Basse-Californie, avait proféré de son siège ces étranges paroles : « Je sympathise profondément avec l’accusé, je ne puis qu’admirer les héros qui vont comme lui relever au Mexique l’autel de la liberté; toutefois, comme juge, je n’ai qu’une chose à envisager : la loi a-t-elle été violée[13] ? »

Non-seulement la loi avait été violée avec une rare audace, puisque la plus grande publicité avait présidé au recrutement des membres de l’expédition, mais il était aisé de prévoir que la tentative appréciée avec tant d’indulgence devait se renouveler plus d’une fois. L’Américain est manifestement préoccupé de s’étendre vers le Mexique; mais tandis qu’un progrès quelque peu important du côté de l’Atlantique serait nécessairement l’objet d’une surveillance soupçonneuse, au sud de la Californie au contraire nul ne se préoccupe des vastes territoires que s’adjuge incessamment l’Union. Hier elle achetait des centaines de milles carrés au gouvernement toujours besoigneux et imprévoyant de Mexico (the Gadsden purchase); demain elle s’annexera sans bruit une nouvelle zone de frontières, ou plutôt, pour employer les termes mêmes du dernier message présidentiel, « elle assumera un protectorat temporaire sur les parties septentrionales des états de Chihuahua et de Sonora, et y établira des postes militaires. » Qui pourrait se plaindre? Le Mexique? On ne veut que son bien. « Je ne doute pas, ajoute le message, que cette mesure ne soit regardée d’un œil amical par les gouvernemens et les populations de ces deux états, attendu qu’elle protégera leurs citoyens non moins efficacement que les nôtres. » Du Mexique sont jadis partis les missionnaires qui les premiers ont conquis la Californie : on peut dès ce moment prévoir qu’à son tour la Californie enverra quelque jour au Mexique des conquérans moins bien intentionnés.

Agrandissement territorial, colonisation, industrie, l’heureux Yankee a su tout réunir dans le nouveau pays qu’il s’est assimilé, et son rôle sera beau dans le magnifique avenir réservé à cet océan si peu fréquenté, si peu connu même il y a trente ans. Les nations riches et populeuses qui le bordent n’ont eu jusqu’ici de relations qu’avec l’Europe; mais le jour n’est pas loin où, affranchies en partie de cette tutelle, elles couvriront le Pacifique de flottes marchandes décuples de celles qu’on y voit aujourd’hui, et ce jour-là, devenus les deux centres maritimes de cette moitié du globe, San-Francisco et Sydney verront se réaliser un développement qu’ils ne peuvent encore que rêver. En attendant, ce qui n’est pas douteux, c’est que le commerce maritime des Américains a doublé depuis la découverte des placers de la Sierra-Nevada; ce qui est également certain, c’est que la richesse métallique du monde a augmenté de plus de moitié depuis la même époque. Peu de pays, il faut l’avouer, seraient en état de présenter d’aussi beaux titres de gloire pendant les dix années que nous venons de traverser.


ED. DU HAILLY.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 1er février 1859.
  2. On vit la bouteille d’eau-de-vie se vendre jusqu’à 250 francs.
  3. Le mois de décembre 1858 a vu solennellement inaugurer dans le comté de Tuolumne le canal de Columbia, long de plus de 180 kilomètres, large de 3m 60 et profond de 1m 50. Il représente un capital de plus de 5 millions de francs.
  4. On ne compte jusqu’ici que deux compagnies occupées aux mines de mercure de la Californie, mais les bénéfices qu’elles réalisent ne tarderont probablement pas à étendre cette exploitation. La concession dite de New-Almaden peut passer pour l’une des plus riches du monde, et le minerai y fournit jusqu’à 80 pour 100 de métal. Le cinabre de Santa-Clara donne 30, 40 pour 100, et même plus.
  5. Nous ne parlons ici que des sommes sorties du seul port de San-Francisco. L’exportation des États-Unis s’est élevée pour l’or, en 1857, à 352,958,302 francs; en 1858, la crise financière l’a fait descendre à 268,429,049 francs.
  6. Nous ne voulons indiquer ici que le rapport d’augmentation des salaires. Pour déterminer le salaire moyen réel, il faudrait tenir compte de la production d’or totale, au lieu de se borner aux chiffres d’exportation.
  7. L’accueil que les Chinois trouvent en Californie n’a pourtant rien d’encourageant. Dès le début, l’Américain leur a témoigné une malveillance peu justifiée, et en 1852 le gouverneur Bigler alla jusqu’à réclamer une loi proscrivant tout débarquement de Chinois à San-Francisco ; on eut le bon esprit de la lui refuser et de conserver au pays une source d’immigration qui a déjà fourni au-delà de vingt mille habitans, sinon des plus industrieux, au moins parfaitement tranquilles et inoffensifs. On peut voir à ce sujet, dans la Revue du 1er novembre 1858, une curieuse étude intitulée les Chinois hors de la Chine.
  8. Le recensement dont nous avons parlé en 1853 semblait indiquer 200,000 Américains sur 330,000 habitans environ. La plus grande partie de cette émigration nationale a dû venir par l’intérieur.
  9. On peut voir, sur l’exploration du capitaine Fremont, une étude de M. Laugel dans la Revue du 1er août 1856.
  10. California and its Ressources, by Ernest Seyd. Londres 1858.
  11. La Californie possède sans contredit les plus gigantesques échantillons du règne végétal : il suffit de mentionner l’arbre célèbre nommé par les Américains Sesquoia gigantea, et par les Anglais Wellinytonia gigantea. Il fut découvert en 1856. L’écorce d’un de ces arbres, enlevée jusqu’à une hauteur de 55 mètres et envoyée en Angleterre, figure dans le Palais de Cristal de Sydenham, où ses énormes dimensions attirent tous les regards ; mais l’écorce d’un autre, exposée à San-Francisco, était plus extraordinaire encore, car on en avait fait une chambre avec tapis, piano, et des sièges pour quarante personnes. Le plus monstrueux de ces arbres a reçu le nom de « patriarche de la forêt. » Il gît sur le sol où l’âge l’a couché, et mesure 5 mètres de diamètre à 100 mètres des racines; à la racine même, ce diamètre est de 12 mètres. La hauteur totale était de 150 mètres; il est creux, et un homme à cheval peut y avancer jusqu’à 60 mètres dans l’intérieur. Les naturalistes lui accordent trois mille ans d’existence.
  12. Les caisses de tabac, qui ont servi, on le sait, à combler des fondations de maisons, étaient tellement abondantes à San-Francisco, que la population se trouvait, disait-on, approvisionnée de tabac pour soixante-cinq ans, à moins de se résoudre à en consommer individuellement douze kilogrammes par jour.
  13. Walker fut condamné à 7,000 francs d’amende, ne les paya pas, et ne fut ni emprisonné ni même inquiété.