Les Amantes du diable/05

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Louis Querelle Éditeur (p. 181-223).


CINQUIÈME PARTIE

RÉUSSIR


« C. wisma tgewwud llehya » ou « le tatouage entraîne la barbe », c’est-à-dire la femme attire l’homme.

A. M. Goichon, La vie féminine au Mzab (197).


I

LA MESSE DE SATAN


Il titubait entre les deux enfants de chœur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis que l’hostie qu’il ramenait devant lui, sautait atteinte et souillée sur les marches.

J. K. Huysmans. Là-Bas (XIX).


L’aube couvrait les choses de tendres clartés. Les oisillons pépiaient avec douceur au sein des feuillages. Un souffle chaud agitait délicatement les branches, et froissait leurs folioles. Le ciel, pareil à une offrande pascale, semblait ouvrir peu à peu ses infinis bleutés.

Dans une clairière où la lumière pleuvait en larmes vives, Jean Hocquin s’arrêta un instant.

Il portait sur son échine forte, un lourd faix de bêtes tuées et il avait pourtant laissé une partie de sa conquête au fond d’une cachette, par lui seul pénétrable. Il posa tout à terre et respira largement.

La sérénité du monde l’emplissait d’une sorte de malaise à cette heure. Il tendait vers le sous-bois un regard inquiet, comme s’il eut craint autre chose que la figure rougeaude et vile d’un homme d’armes du baron des Heaumettes.

Il avait toute cette nuit, senti il ne savait quel malaise le pénétrer. Lui, d’habitude plein de confiance en sa force et son courage, n’avait pu agir que mollement.

Cependant, on eût dit qu’une puissance cachée voulait l’enrichir ou du moins le satisfaire. Il trouvait ses pièges pleins de petits fauves aux fourrures valeureuses, voire de gibier jeune et succulent.

Mais il était presque humilié de se sentir ainsi protégé ou favorisé, il ne savait par qui.

Il avait laissé, au matin, sa femme Babet dans une sorte de tension également inexplicable. Sans foi et sans jalousie, sans inquiétudes idéologiques et sans soucis amoureux, Jean Hocquin ne cherchait point à éclaircir les idées, qui lui semblaient trop obscures. Il trouvait juste et normal, que tout ne fut pas sur le même plan dans son esprit. Cela le calma.

Prenant froidement le fardeau de sa chasse, il embouqua le chemin familier de sa tour perdue.

Tout en marchant il se remémorait les jours récents. Il se voyait sauvant de la mort, la comtesse d’Assien, puis la menant, déguisée si mal en soldat, par des sentes qui lui permissent de trouver un cheval et de partir pour Paris. Là, elle informerait le roi du comportement inadmissible de ce maudit baron des Heaumettes…

Et il se voyait fuyant ensuite, ô ironie ! les soldats d’Assien, apostés sur le chemin qui le ramenait à sa forêt bien aimée.

Maintenant, douze jours venaient de passer depuis l’étrange aventure.

M. des Heaumettes était rentré chez lui. Il jurait comme cent sacripants, le jour de l’assaut, parait-il, parce qu’on avait dû faire échapper son ennemie, Mme d’Assien. Il fallait bien qu’un maudit chien, ou bien lui permît de fuir, ou bien fermât l’œil devant cette fuite. En effet, on avait vu la comtesse sur une tour de son château, au moment même où l’explosion permettait à la troupe cachée par le sieur Galant de rentrer à Assien et d’y mettre le feu.

Et, de colère, le baron avait fait pendre huit de ses soldats, qu’on trouva porteurs d’objets pillés. Cette punition dûment exécutée, il faisait saisir méthodiquement tout ce qui restait d’intact à Assien et on l’empilait sur des charrettes. Cela formerait un joli tas de dépouilles opimes. Car, disait cet homme qui connaissait les usages de la guerre, le soldat vole quand le chef se récompense…

Il avait fait chercher Jean Hocquin, pour qui, une subite et redoutable amitié le prit soudain. Il ne le trouva point, on sait pourquoi. Il en profita pour insulter le sieur Galant, et pour lui refuser la terre noble que voulait tant posséder cet homme astucieux et subtil.

Galant ne dit mot, mais certains virent à son regard, que le baron serait le mauvais marchand de cette opération de foi punique…

Et on revint tranquillement aux Heaumettes, où l’armée fut licenciée, avec quelques bons coups de bâton sur le dos ou sur les fesses. Car il ne fallait pas que ces croquants pussent croire qu’on leur dût une ombre de reconnaissance pour l’obéissance qu’on avait eu la bonté d’exiger d’eux.

Maintenant, Jean Hocquin avait été averti d’avoir à se tenir sur le qui vive, car le baron avait quelques arrière-pensées sur le braconnage. Il se souvenait d’avoir récolté, et des hommes enrôlables et des déserteurs dans ses bois. Ce qui le propensait à y faire des battues régulières. Les gens propres à faire des soldats en temps de guerre se trouvant, en temps de paix, coupables évidents de mille délits, outre celui de chasse, qui mérite la corde.

Voilà d’ailleurs pourquoi, Babet ne sortait plus.

Cependant il fallait bien vivre, acheter du pain et diverses choses. Mais cela s’effectuait la nuit, et par troc d’un lièvre contre un pain, par exemple. Tout se passait d’ailleurs, chez le dernier homme qui eût trahi ses amis, à savoir l’apothicaire.

Ne sortant plus, Babet se sentait harcelée par des pensées inquiètes et douloureuses, qui la rendaient irritable et un peu folle. Elle s’en ouvrit au sorcier, lequel, durant le siège du château d’Assien, avait fait des siennes de façon tragique.

Un Sabbat en effet, s’était réuni, où l’on mit à mort, une jeune fille pubère et vierge. On avait aussi rendu totalement démentes trois femmes du village. Celles-ci voyaient depuis lors Satan partout, et criaient à fendre l’âme, en poussant des cris blasphématoires qui faisaient fuir tout le monde.

Aussi, informé, une fois de plus, des méfaits du vieux juif, le baron s’était-il efforcé de prendre ce sorcier. On aurait fait un beau bûcher avec lui, et le peuple n’a pas tant de divertissements…

Mais, astucieux et malin comme une loutre, habitué, depuis si longtemps qu’il vivait, à exciter les colères et les haines, le coquin diabolique, s’était dérobé à toutes poursuites. Peut-être au surplus fallait-il admettre qu’il eût des complices au château, car le chef des gardes, celui même qui était chargé des opérations contre lui, avait une fort jolie femme. Et la futée, portait depuis peu des robes comme à la cour, avec des perles aux oreilles et des bagues à tous les doigts.

De là, à supposer que Satan la favorisât, et que son mari fut lié lui aussi au diable par un pacte, il n’y avait qu’un pas.

En tout cas, on ne découvrit point le sorcier.

Toutefois, Babet mit la main dessus en sortant de sa tour, comme s’il eut prévu qu’elle avait besoin de lui.

Elle dit :

— Je suis malheureuse, ô sorcier !

Il répondit d’un air jovial :

— Je le sais.

— Que me faut-il faire pourtant. J’ai signé un pacte avec le Maudit, et il ne m’a point servie comme il sert tant d’autres.

— Crois-tu ?

— Certes ! Voyez Marie la Marronne, elle est depuis peu l’épouse du récoleur d’impôts. Il est riche et elle en fait ce qu’elle veut.

— C’est qu’elle est venue six fois au Sabbat.

— Et Nicole la Rousse, n’a-t-elle pas acheté un bien et une maison, sans qu’on sache d’où lui vient son or, et sans que personne s’en inquiète.

— Elle a eu le Seigneur de Jourviac, comme amant.

— Et Berthe Maréchal, la voilà, paraît-il, entrée à Paris dans le lit du roi.

— Sa Majesté aime les filles menteuses et tu ne l’es point.

— Mais j’ai signé un pacte. Je le dénonce, si le Malin ne me sert aussi…

— Tu le dénonceras comment ? Il n’y a point de parlement pour juger cette sorte de contrat, et tu te ferais brûler vive.

— Je me confesserai.

Le sorcier réfléchit, puis dit :

— Eh bien, demain soit, viens donc au carrefour des Mezeaux. Tu y trouveras des femmes, qui comme toi attendent la réussite et le bonheur. Tu les suivras, sans dire un mot à personne, même à celles que tu connais…

— Et puis ?

— Tu le verras. Nous dirons la messe de Satan.

Babet ouvrait les yeux d’étonnement horrifié.

— Oui, reprit le sorcier. Mais fais bien garde à tout, et à fuir si c’est nécessaire ou du moins à te cacher, car les présages disent qu’il y aura un drame, à ce moment-là, autour de moi.

— Mais pourquoi alors ne renvoyez-vous pas ?

— Parce que c’est le seul jour de l’an où la messe de Satan soit bonne, et d’ailleurs je ne crains rien pour moi. Mon heure n’est pas sonnée.


II

LE DRAME

À tous ceux qui ces lettres verront, Symon de Baudemont, etc… salut !

Savoir, faisons que pour faire et accomplir justice d’une Truye qui avait dévoré un petit enfant, a convenu faire les frais et dépens ci-après déclarés… au maître des hautes œuvres… item pour la voiture qui la mena à la justice, item pour cordes à la lier et hâler…, etc…

Registre criminel de Meulan, 1403.

Babet se glissa, seule et inquiète, hors de son repaire, puis gagna le carrefour des Mézeaux. C’était fort loin, et sur les confins où la forêt change de nom et devient le bois des Quintes.

À ce moment-là, elle est sous la mouvance d’un noble indifférent aux droits seigneuriaux, et qui se nomme le chevalier des Neyyes de Rous.

Il était tard lorsqu’elle trouva la petite foule des femmes, qui guettaient ou priaient Satan à genoux, avec des paroles hideuses et des jurons à faire dresser les cheveux sur la tête d’un chrétien.

Babet prit place dans cette troupe, sans rien dire à quiconque, et les autres avaient dû recevoir la même consigne, car il ne s’échangeait point de paroles.

Enfin une voix dit haut :

— Que Satan nous assiste à sa communion. Venez, mes consœurs les damnées !

Et on suivit celle qui guidait. Une courte robe blanche la désignait aux regards, dans la pénombre de ce sous-bois. Parfois, çà et là, la lune éclairait pourtant.

On vint à la lisière du bois, puis on tourna et ce fut un petit vallon encaissé où luisait une mare.

Quand tout le monde se fut réuni autour de la mare, le sorcier parut sortir de terre. Il portait une chasuble et une étole de prêtre, mais on voyait, au clair de lune, qu’il était nu sous ces ornements.

Il sembla marcher sur les eaux, peut-être sans profondeur, et gagna ainsi le centre de la mare, où il se mit à articuler des paroles rituelles en latin, mais tous les mots en étaient modifiés, de façon à maudire Dieu et à louer Satan.

Et, comme il demandait au Maudit de lui apporter un autel pour dire sa messe sacrilège, deux enfants étrangement dévêtus, et qu’on eût dit tombés du ciel, de petits diablotins peut-être, arrivèrent et dressèrent sur la mare même, un banc de forme bizarre, qui luisait sinistrement Ensuite, ils s’agenouillèrent sur la rive et firent l’office des enfants de chœur.

Et la messe commença.

Vraiment le sorcier faisait peur à toutes. Et il avait une sorte d’auréole verte autour du corps, qui horrifiait ses fidèles.

Son office ponctué de cris injurieux envers Dieu, comportait la présence de deux énormes crapauds sur le banc, promu à la dignité d’autel.

Et bientôt, on vit que le sorcier maudit lui-même avait des cornes qui lui poussaient lentement sur le front.

Une angoisse atroce dominait cette foule croyante et crispée, qui se donnait au Maître des Ténèbres pour changer son sort, vaincre ses ennemis, ou peut-être par désespoir, par haine, par jalousie, par salacité…

Enfin la rondelle de rave, qui servait d’hostie, fut consacrée en paroles abominables, et l’officiant s’approcha pour faire communier les femmes. Alors il tendit un calice sur le bord duquel se tenait un des crapauds.

Et, selon le rite de Satan, les deux enfants de chœur s’agenouillèrent devant lui. L’un d’eux blasphéma trois fois, tandis que Satan apparaissait. L’autre alluma un cierge de cire noire qui puait, et la cérémonie hideuse eut lieu…

La première femme, qui prit la rondelle de rave se leva comme une possédée, poussa un long gémissement et se roula sur la terre. La seconde s’accroupit comme paralysée, en appelant le diable, et la suivante, comme frappée de la foudre, resta droite, immobile, changée en statue de sel…

Babet était à la fin. Elle se déroba à cette scène affreuse.

Dix femmes se vautraient maintenant sur la terre humide, ou dans l’eau de la mare, en poussant des appels farouches. La plupart semblaient d’ailleurs devenues des bêtes. Elles hurlaient et se mordaient les bras ; elles laissaient pendre hors de leur bouche des langues démesurées, et se jetaient les unes sur les autres, avec les appels ignominieux qui sont des mérites d’Enfer.

Une femme devenue folle, brandissait une branche sèche. En bégayant, elle criait que c’était Satan lui-même. Une autre prit un couteau, se coupa des fragments de chair, et s’évanouit en hurlant.

Bientôt les cris, les gémissements, les abois, les hurlements, les gestes et les actes de cette foule, dépassèrent tout ce qui se peut raconter. Babet épouvantée vit soudain même ou crut voir une femme démesurée, assise sur un loup aux yeux ardents. Elle poussa un soupir de terreur. Soudain apparut à ses côtés un âne énorme à figure rougeâtre.

Babet recula, apeurée par l’éclat des yeux que la bête aux oreilles démesurées tournait vers elle en poussant des braiements humains…

Elle est à dix pas, elle est à vingt. Il lui paraît que d’autres ombres fuient comme elle. Ce doit être la chasuble du sorcier, cette chose qui étincelle et court…

Et soudain, lorsqu’elle se trouve à cent pas du groupe hurlant, elle entend une sorte de grondement. Elle se retourne, voit des lumières, et court alors comme une biche…

Vite, vite, le drame inconnu est là…

À ce moment un commandement part, puis un bruit puissant et déchirant qui se répand avec lourdeur. Les appels hystériques des femmes, croissent alors dix secondes, et meurent d’un coup.

Babet se hâte, fouettée par les branches et perdant sa route. Mais chaque fois qu’elle retrouve la lune, elle reprend la ligne qui mène à son gîte…

Qu’avait-il donc pu se passer ?

Une heure après cette scène mystérieuse, Babet retrouvait sa demeure bien celée et s’y précipitait. Le cœur lui battait follement. Elle sentait sur son corps meurtri par les heurts avec des arbres, les chutes et les égratignures que sa fuite lui avait apportées. Elle ne savait même plus ce qui s’était passé, tant sa peur était grande et son souci…

Certainement c’était une troupe en armes, qui avait tiré sur les femmes convulsives. Mais pourquoi, et à la suite de quel étrange événement ou de quelle trahison ?

Jean Hocquin dormait d’un sommeil paisible. Il ignorait que sa femme se fut absentée. Quant à Babet, ce fut en vain qu’elle s’efforça de calmer les battements de son pouls et une espèce de halètement qui lui interdisait de respirer. Jusqu’à l’aube elle resta ainsi pantelante, les yeux ouverts, et ne sachant s’il lui fallait continuer de prier Satan ou revenir à Dieu.

Enfin elle vit, à travers les feuillages qui ornaient la fenêtre ou plutôt l’ancienne meurtrière de sa tour, que le jour se levait.

Elle sortit en hâte. Elle savait un ruisselet souterrain qui apparaissait non loin, dans une sorte de cuve naturelle, et disparaissait ensuite sans qu’on sût comment. Elle se mit nue et se plongea dans l’eau glacée. Cela rafraîchit son sang et ses pensées. Le calme lui revint.

Et elle se rendit dans la cachette aux pièces d’or, pour les regarder, les compter avec amour. Là se tenait aussi la statuette de cire vierge, avec les épingles enfoncées où il faut…

Elle la regarda longtemps. Le jeune gentilhomme, l’avait-il donc déjà oubliée. Était-il possible qu’après le pacte signé avec Satan, elle ne put sortir de sa misère que de façon, en quelque sorte théorique, et sans nulle certitude de vivre plus heureuse, malgré son or ?

Il faudrait partir pour Paris, mais Jean Hocquin après en avoir parlé s’y refusait désormais.

Il refusait et donnait cette raison, qu’il n’était rien de plus que braconnier, et que le braconnier ne sait rien faire dans la grande cité.

Elle lui avait dit à son tour, que les braconniers ne doivent de l’être que grâce à des vertus de volonté et d’énergie, qui, elles, sont de bon emploi en tous lieux du monde. Mais le mari ne voulait pas en démordre. Il disait :

— Qu’on m’anoblisse et je vais à Paris.

— Comment voudrais-tu ?…

— Je ne sais et je ne veux pas. Mais si Satan me promettait de me faire anoblir en échange de mon âme, je la lui vendrais bien.

Babet disait à la statue :

— Aide-moi, aide-nous, souviens-toi que je t’ai aimé, et que tu ne devrais pas me laisser vivre ainsi au fond des bois.

Eut-elle l’illusion, ou si vraiment le Malin voulut lui donner une preuve d’attention et d’amitié. En tous cas, elle crut voir sourire la statuette.

III

LE SOMMET


Par vos discours je me sens affermi
Au parti que toujours j’ai résolu de prendre.

Catherine Descartes.
Relation de la mort de Descartes.


Mme d’Assien avait pu gagner Paris et voir d’abord des amis du Roi, puis le Roi lui-même.

Elle expliqua son aventure invraisemblable et pleine de dangers, même pour Sa Majesté.

Car, que le baron des Heaumettes ne connut plus les édits, ni les ordonnances et se livrât à la guerre privée comme deux siècles auparavant, voilà qui attentait gravement à la Majesté royale, ainsi qu’au prestige, indispensable dans une monarchie, de cet arbitre souverain que doit rester le Roi.

D’autre part, le baron des Heaumettes était déjà mal vu. Il refusait de se soumettre à des principes acceptés par plus noble et plus riche que lui. Il était d’une cruauté extrême, enfin voilà qui mettait le comble à ses mauvais exploits : Ravager les biens d’une personne estimée partout. Il ne fallait pourtant pas omettre, que le comte d’Assien était mort au service de la monarchie précédente et que la dette restait impayée.

— Mordiable ! fit le Roi, en méditant après que Mme d’Assien l’eut quitté, que me faut-il faire en cette occurrence ?

Il posait la question à un gracieux jeune homme, qui le regarda avec un sourire.

— Sire, je ne sais si je dois vous dire mon avis ?

— Dis, mon ami ! S’il ne me convient pas, je passerai outre. Mais il pourrait bien me convenir, car je voudrais reconnaître en toi la justification de l’estime en laquelle je te tiens.

— Sire, vous me faites trop d’honneur.

— Point, point ! Nous avons été longtemps ennemis, et je ne te cacherai pas que je t’eusse fait couper le chef sans hésiter, si, à ce moment-là, tu étais passé sous mes fourches.

— Oh sire, vous savez bien, que je suis innocent de tout ce dont je fus accusé.

— Entendu ! mais il a été un moment où je te soupçonnais. Je suis Roi, mais enfin je suis faillible comme tous les hommes, et puis certes, me tromper. Plut au ciel, qu’il en vienne autrement !

— Eh bien sire, il faut absolument faire réparation à la comtesse d’Assien.

— Je suis de cet avis.

— En ce cas, Les Heaumettes et Assien ne sont pas loin. Allons-y.

— Que faire ?

— Nous sommerons le baron des Heaumettes de faire amende honorable, et de reconstruire Assien à ses frais.

— Mais cet imbécile, qui est têtu comme une mule, refusera.

— Nous l’y forcerons.

— Penses-tu vraiment, qu’il soit expédient de faire le siège de ce nid là ? Il paraît que c’est très fort, et situé admirablement pour la défense.

— Certes Sire, nous le mettrons bas le temps de dire ouf.

— Tu le connais ?

— Je l’ai vu d’assez loin, pourtant, mais je le sais très facile à dominer. Et j’ai sous la main l’homme qui s’en chargera. Un sieur Galant, qui fut aux Heaumettes, le confident du baron.

— Oh ! alors, tout va pour le mieux, nous allons aller là-bas. Mais je préfère, à ne te rien cacher, que des Heaumettes fasse des excuses à la comtesse en nous dispensant de guerroyer. Il me semble que la guerre est un jeu de sots.

— Sire, votre sagesse fera l’émerveillement de la postérité.

— Je fais de mon mieux, mon ami. Il faut ainsi agir en toutes situations où le ciel vous a placé ici-bas.

— Alors, Sire, je vais donner l’ordre de se préparer pour partir demain. Les deux régiments, qui sont déjà en ordre de bataille, vous accompagnent ?

— Bien entendu ! Mais ne presse rien. Il faut bien trois jours. La foire n’est pas sur le pont. Et je vais faire porter un pli au baron des Heaumettes, pour annoncer ma venue et qu’il se prépare à des humiliations, sans lesquelles nous rasons sa demeure.

— C’est cela, sire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La troupe qui servait d’avant garde aux deux régiments de Sa Majesté suivait donc, l’arme prête, — car on avait dit que tout restait à craindre du pays, — un sentier assez mauvais qu’on avait affirmé être le plus court pour parvenir au couvent de Saint Dominique où logerait le roi.

Mais cette avant-garde s’égara. À la nuit tombante, elle se trouvait dans un terroir vide de maisons et peu rassurant. On fit halte alors et on bivouaqua.

C’est vers minuit que l’attention de l’officier commandant ce détachement fut attirée par des cris aigus et des appels qui venaient d’assez loin, mais semblaient fort étranges.

On mit l’arme au bras et on se rangea en ordre de bataille, puis on se décida à avancer sans faire de bruit vers le lieu d’où partaient ces hurlements de fauves, mêlés à des gémissements humains.

Et c’est ainsi que la petite troupe se trouva subitement devant la mare autour de laquelle des possédées se livraient à tous les actes horribles qui témoignent de l’appartenance à Satan.

Le chef du détachement avait été prêtre. Il s’était rejeté dans l’armée parce que cadet de bonne famille, mais surtout fort coléreux, ce qui est guerrier, quoiqu’il fût encore d’une dévotion qui ne laissait pas de paraître excessive.

Il commanda le feu pour exterminer toutes ces maudites, qui, très visiblement, n’avaient plus que l’apparence d’êtres humains.

Et c’est pourquoi Babet avait entendu, sans comprendre ce que c’était, cette fusillade à laquelle un instinct heureux, le juste équilibre de ses facultés et peut-être, pensait-elle, une protection satanique particulière, lui avaient permis d’échapper.

Elle ignorait que les troupes royales fussent dans le pays pour faire sentir au baron des Heaumettes les règles du droit romain, lequel veut qu’on évite de se faire justice soi-même.

Au demeurant, dans l’espèce, le baron ne pouvait même se réclamer d’aucune justice, ce qui aggravait singulièrement son cas.

Or, ce jour-là, après tant d’émotions, Babet eut l’idée de se rendre dans la combe aujourd’hui délaissée où avait vécu sa chaumière. Un rien de sentimentalité ornait pour elle ces décors jadis quotidiens.

Comme Jean Hocquin s’apprêtait à sortir faire un tour en forêt, elle lui conseilla la prudence, et s’éloigna enfin de son côté.

Bientôt elle fut devant les ruines de son ancienne demeure où tant de souvenirs fleurissaient toujours.

Elle s’assit pour rêver. Le ciel était tendre et doux, l’air chaud et la verdure émouvante. Babet pleura.

Sur quoi pleurait-elle ? Sur son sort, sur l’oubli où la laissait son amant, sur le danger qui se refermait autour de Jean et d’elle-même. Car cette forêt, témoin de drames sans cesse répétés, finirait par être battue avec un tel soin qu’on y ferait rafle de tous ses habitants.

Le sort de ceux-ci serait certes sans agrément. Si ce n’était point la corde, ce serait la mort au fond d’un de ces cachots qui font un cadavre en six mois avec n’importe quel vivant.

Où était le temps où son mari et elle hantaient seuls les halliers profonds de ces bois primitifs et contemporains sans doute des premiers hommes ?

Hélas, il est du sort des humains de vouloir tout transformer et tout policer. Bientôt la forêt serait semblable à un champ…

Elle rêvait à ces choses, les yeux au ciel, sans savoir que le temps s’écoulait.

Brusquement elle fut tirée de sa mélancolie par le bruit d’un pas de cavalier. Elle se leva pour fuir.

Mais elle n’eut pas le temps.

Un homme apparut, monté sur un bai qui semblait las.

Il regarda le décor, puis, apercevant une figure humaine, se hâta.

Et Babet sentit la tête lui tourner en voyant cet homme dans son harnois de guerre, avec son épée et ses pistolets d’arçon, sa selle de cuir ornée de velours rouge et son armure cavalière dont les aciers luisaient.

C’était le jeune gentilhomme inconnu, son amant…

Elle chancela d’émotion et de joie, avec un mot à Satan qui cette fois réalisait son plus cher vœu.

Mais le cavalier était déjà sauté à bas de son cheval et la retenait nerveusement.

— Je vous ai promis de vous revoir, Babet.

Elle fit oui, les yeux clos, dans la peur de voir la chère image s’éloigner comme font les mirages sataniques.

Le survivant reprit :

— Vous m’avez demandé de reparaître. Me voici !

Et, ce fut comme si l’amour jetait sa foudre sur ces deux êtres, qui se retrouvaient plus chargés d’émotions et de désirs qu’ils ne s’étaient quittés.


IV

LA BALANCE

Tout bas, sans doute l’on m’accuse
D’artifice et de trahison…

Piron. Œuvres badines.
(Confession d’une jolie femme).

Babet, en revenant vers son gîte forestier, se demandait avec souci s’il lui faudrait dire l’heureuse et délicate rencontre du gentilhomme qui avait jadis été leur protégé.

Elle aurait voulu conter cela d’abord, et tout l’y poussait.

Mais, après un moment de réflexion, elle en tirait souci et cherchait au fond de son esprit un procédé galant, ou subtil qui permit à Jean Hocquin de tout savoir sans qu’elle eût à le dire…

La chose eut semblé simple à quiconque vivait dans le village ou en rapports quotidiens avec ses habitants. Ici, cela restait assez difficile.

Et pourtant, Babet ne se résignait plus à avouer crûment la douce rencontre aimée.

Elle savait que son mari ne manifestait jamais de jalousie et elle eut jugé fort fâcheux qu’il en sentit. Mais elle craignit pourtant de lui voir trouver dans cette visite un rien d’offensant.

Et puis, pour tout dire, son satanisme lui faisait découvrir un charme spécial et une étrange douceur dans la tromperie et la perversité. Il n’y avait aucun doute que Satan fut responsable de l’heureux retour. Donc il fallait l’entourer de mensonges pour continuer à plaire au Malin…

Son jeune amant lui avait promis deux choses au choix : de la faire rentrer avec Jean dans la petite bourgeoisie des Heaumettes ou alors de les protéger à Paris. Il allait enfin offrir à Babet des vêtures comme en portent les dames riches lorsqu’elles vont à la grand’messe le dimanche.

Et la femme, en elle, tirait une joie infinie de cette amusante promesse.

Elle devait se trouver le lendemain au village, près de la maison du Bailli. Celle-ci était sise un peu en dehors de l’agglomération, à côté du pré communal. Une lumière lui vint pour expliquer tout à Hocquin. Elle dirait son besoin de faire des achats chez le boulanger et l’épicier, puis se ferait accompagner par lui. Et il se trouverait en présence sans plus du jeune homme inconnu qui ne lui voulait que du bien.

Elle sentait d’autant mieux la possibilité de changer d’existence et de gagner les rives sociales de la bourgeoisie, que son amant lui avait conté comment, d’ennemi mortel du roi, et qu’on eut fait exécuter naguère, il avait pu devenir ami de ce même roi, son confident, et presque son secrétaire ou son ministre. Les choses de ce monde sont changeantes. Tel qui se trouve aujourd’hui humilié, demain sera tout puissant. Mais tel autre qui apparaît sur les marches du trône peut, le temps de rien, dégringoler bien bas.

Elle riait encore de savoir que le roi lui-même était venu avec ses troupes pour humilier le baron des Heaumettes et lui faire indemniser la comtesse d’Assien.

Peut-être, en sus, l’emprisonnerait-on à la Bastille, qui est un grand château de Paris, transformé en prison, où l’on met les gens auxquels Sa Majesté reproche quelque chose.

De prévoir la minute où le vieil ennemi des Hocquin serait vaincu et à son tour maltraité, Babet connaissait au fond d’elle-même une joie subtilement précieuse, qui est la satanique satisfaction du malheur d’autrui.

Enfin elle fut à sa demeure obscure, dans le fouillis végétal qui les protégeait au sein de la puissance forestière.

Elle prit les précautions coutumières pour s’y glisser et s’étendit sur son lit en méditant.

En sa chair heureuse chantait le bonheur que sait seul apporter Satan, lorsqu’il satisfait les désirs des humains.

Jean Hocquin arriva peu après elle.

— Ho ! fit Babet, tu es heureux, me semble-t-il.

Car il faut flatter ceux qu’on trompe…

— Voire, fit l’homme. J’ai vu des troupes nombreuses et entendu des fifres qui ne me disent rien de bon.

— Le sorcier m’a dit que c’était le roi qui passe.

— Les rois ne sont point moins menaçants que les autres hommes.

Elle dissimula sa pensée et fit la femme qui craint un ennui :

— Je vais demain au village.

— Soit ! fit-il.

— Mais je veux y aller de jour.

Il y consentit avec étonnement.

— Si tu veux, je t’accompagnerai et rapporterai ce que tu auras acheté.

Elle dissimula sa satisfaction et eut au fond d’elle-même un rire triomphant. C’était le sujet même de son désir.

Elle fit semblant toutefois de ne point accepter tout de suite, afin que ce fut plus certain.

— Oh ! si tu crains, pour ces troupes que tu as vues…

— Il faut toujours craindre, reconnut-il sentencieusement. Mais cela ne m’apporte aucune terreur particulière.

— Non. Je ne crois pas que ce soit dangereux.

— Tu vois donc toujours le sorcier.

— Certes. Il m’a donné des talismans qui ne sont peut-être pas sans influence sur notre enrichissement.

— Peut-être ? murmura Hocquin sans y attacher d’importance. Mais peu importe au vrai d’être riche, de ce chef qu’on ne saurait sans danger manifester sa richesse.

Elle eut une moue dubitative.

— Tu sais, continua-t-il, notre ancien ami qui chassait de l’autre côté du château jadis, et qui avait découvert un plein pot de monnaies d’or ?

— Oui !

— Je sais qu’il est allé à la ville pour acheter une maison.

« Mais on a voulu savoir où il avait pris l’argent. Il n’a pu donner de raisons acceptables et on l’a pendu après lui avoir appliqué sept fois la question.

Elle ne dit rien. Comment avouer que le grand obstacle à leur réussite matérielle était effacé virtuellement ?

Et ils vaquèrent à de petites besognes, puis, le soir venu s’endormirent.

Mais Babet rêva que Satan, pareil à un ange, venait déposer sur la tête de son mari une couronne de baron…

Le matin sonna, dans les halliers et les futaies, de mille cris d’oiseaux.

Les Hocquin se vêtirent en hâte. Elle, aussi plaisamment que possible, mais lui garda le harnois guerrier rapporté de Paris.

Et ils s’acheminèrent vers les Heaumettes.

Par des sentes connues d’eux seuls, dans le silence et la sérénité des bois, ils viennent jusqu’au plus proche du village. Ils regardent, à l’orée, les maisons étagées et les contreforts puissants du château. On aperçoit des soldats qui vont et passent avec des uniformes soignés et des airs fendants. Jean Hocquin sent une inquiétude :

— Tu ne seras pas longtemps ?

— Non !

— Je t’attends ici.

— Oh ! si tu veux, dit-elle négligemment, aller jusqu’à l’auberge là-bas, tu n’as rien à craindre.

— Oui, je le ferai.

Et elle s’en va. Elle balance ses hanches et dresse le torse avec une telle allégresse et une volupté si neuve que son mari, qui la regarde partir, en est tout troublé.

Ce n’est pas un homme de subtilités, mais un large et solide bon sens habite sa pensée. Il se dit :

— Elle va voir un galant.

Cela lui est indifférent. Ce qu’il faut craindre, ce sont les traîtrises que les femmes ajoutent souvent à leurs tromperies d’amour. Mais qu’y faire. S’il n’est ni jaloux, ni méchant, Jean Hocquin est un mâle d’âme stable qui comprend la vie et sait pardonner. Le tromperait-elle qu’il reste lié à Babet par une solidarité de vie ténébreuse, des misères subies en commun, par les liens étroits d’une affection qui n’est pas celle d’un propriétaire, ni d’un maître d’esclave. Et il jette sur ce corps balance qui s’éloigne une sorte de regard amusé.

Cependant, Babet a tourné dans une ruelle misérable vaguent les volailles et les gorets. Elle entre sur une place, puis en sort parmi les regards admiratifs des soldats qui sont en train de frotter des arquebuses, de nettoyer des sabres ou des hallebardes et qui échangent des lazzis.

Ils accompagnent le passage de la belle femme de rires allumés.

— Hé, la belle, ne veux-tu pas venir dérouiller ma dague ?

— Oh ! crie un autre, ta dague est en bien mauvais état. Nous savons que la grosse Margoton te l’a détériorée. Mais si la belle veut venir avec moi je lui fournirai un espadon dont le nettoyage est la plus belle chose du monde.

— Taisez-vous, remarque un troisième, ne voyez-vous pas qu’elle a les talons courts et va tomber bientôt sur le dos.

Ainsi allaient les paroles guerrières. Babet, fort rouge, marchait sans rien paraître écouter.


V

LE ROI

Troublé par le discourt de Xang-Xung, je lui dis : Tu as donc fait des crimes horribles ? Tu as donc voulu, scélérat, attenter aux jours sacrés du Roi ? Ah ! répondit-il en tremblant, vous me faites frémir. J’adore mon Roi…

Abbé Dulaurens. Imirce, ou la fille de la nature.

Babet tourna encore et fut devant la maison du Bailli. Alors, de la fenêtre où il guettait, sauta son amant.

— Je vous attendais, fit-il en lui baisant la main, ce qui parut à Babet une marque extraordinaire de respect.

Ils se mirent à marcher, puis il la fit monter dans la demeure où il habitait.

— Venez voir les belles robes que je vous destine.

Il y en avait, en effet, beaucoup sur des chaises et des fauteuils, dans une vaste salle dallée. Elles étaient de toutes sortes et de toutes couleurs. Babet devenue pareille à une enfant gâtée, se précipita sur ce fouillis comme une affamée sur du pain.

Et, affolée de coquetterie, elle voulut essayer une chemise de toile fine, puis des bas rouges et quoi encore ?…

Mais avant qu’elle pût mettre le linge sur son corps bulbeux, le jeune homme, rendu amoureux par ces formes amples et voluptueuses l’embrassa avec passion.

Elle lui exposa son bonheur en termes entrecoupés. Désormais les robes l’attiraient. Son amant, assis sur un fauteuil la regardait parler d’un air amusé.

Du temps passa. Babet mettait et quittait des jupes en soupirant de ne pouvoir s’admirer à l’aise. Car il n’y avait point de glace dans la salle. Elle riait passionnément et craignait d’être vue.

Il dit :

— Tu n’as pas à redouter qu’on te surprenne. Le roi loge à côté et le baron des Heaumettes doit être maintenant en sa présence. Il a promis de se rendre à l’invitation du roi. Avant de le punir, Sa Majesté veut croire qu’il consentira seul à réparer tous ses torts.

— Vous n’assistez pas à l’entretien ? dit Babet.

— Je vais m’y rendre, mais je vous admire en ce moment avec trop de plaisir, pour sacrifier un si doux agrément.

À ce moment, on entendit dehors un bruit d’altercation, puis des commandements, et une série de voix hautes qui se heurtaient coléreusement.

Le jeune homme regarda par la fenêtre. Ce qu’il vit dut l’émouvoir car il sauta dehors aussitôt, et courut sans ajouter un mot.

Voilà ce qui s’était passé :

Jean Hocquin était resté, en bon braconnier qui n’est certain de sa sécurité qu’après l’avoir bien contrôlée, un certain temps caché sous bois. Il vit descendre le baron des Heaumettes avec trois gens d’armes, et devina que ce seigneur arrogant fut cette fois dans ses petits souliers.

Rassuré, il se dirigea alors vers l’auberge.

Il avait bu deux verres de vin, et regardait souvent si Babet revenait, lorsque deux soldats entrèrent à leur tour dans l’auberge.

— Holà, regarde ce manant, fit l’un en désignant Hocquin, il me paraît avoir bien mérité la hart.

— Tous les croquants méritent la hart, fit sentencieusement le second. Ils chassent sans droit, ils invoquent le diable, ils vont au Sabbat, ils besognent leurs bêtes, et souvent ils égorgent leurs enfants pour ne pas avoir à les nourrir.

Et se tournant vers Hocquin.

— N’est-ce pas, maraud, qu’on pourrait te pendre sans que la perte fut bien grande.

— Si on te pendait, toi, repartit tranquillement le braconnier, il n’y aurait aucune perte du tout.

— Dis donc, veux-tu que je te rentre tes paroles dans la gorge avec ma dague.

— La mienne est à ton service, fit froidement Hocquin.

— Viens donc dehors d’ici.

Haussant les épaules, et l’arme en main, Jean obéit. Il se sentait le plus fort.

Comme les deux adversaires se regardaient en silence, à trois pas, le soldat fut moins certain de triompher, il cria :

— Holà, camarades, venez m’aider à découdre un croquant qui nous outrage.

Et le second homme d’armes appela à son tour.

Un flot de rudes hommes, jaillit en tumulte et se précipita sur Hocquin. Il recula vers un mur, la dague prête et sentant qu’il allait être exécuté. C’était en effet, un jeu militaire, et qui ne comportait aucune sanction, que la mise en pièces d’un vilain. Il n’hésita donc plus et ouvrit d’un coup furieux le gorgerin du premier qui fit mine de porter la main sur lui. Les autres reculèrent.

— Allez chercher une arquebuse, nous allons occire ce serf noblement, cria un bas-officier. Car il craignait, à voir l’énergie du gaillard, que toute prise de contact avec lui, coûtât un soldat.

Un autre homme d’arme se risqua, pourtant, avec son épée, à porter un furieux coup d’estoc.

Hocquin écarta la lame de sa dague et son arme entailla le poignet mal protégé par des quillons légers.

— Une arquebuse, vite !

Et tous crièrent :

— À mort !

Les cris attirèrent l’attention du roi, qui disputait furieusement avec le baron des Heaumettes. Il voulut voir ce qui se passait, autant par curiosité que pour couper une conversation, qui aurait pu, si le monarque avait été méchant homme, mener le baron insolent en Grève.

Il sortit donc, et M. des Heaumettes le suivit, toujours vociférant à corps perdu.

Trois officiers de la cour, qui restaient silencieux tant qu’on ne les priait point d’intervenir, suivirent le groupe et on parvint au mur, devant lequel une soldatesque hurlante acculait Jean Hocquin, qui faisait face.

Mais à ce moment, l’amant de Babet accourait aussi.

— Que se passe-t-il ? fit le roi avec majesté.

— Il a tué notre camarade, sire, hurlèrent les soldats.

— Je fus attaqué par celui-ci, dit le coupable avec dignité, en désignant le soldat tué. Il suffit de voir qu’il a une dague en main, et allait m’occire lui-même.

— C’est trop juste, dit hautement le protecteur de Babet qui voulait, dès l’abord, faire tourner les choses en faveur de son ancien sauveur.

— C’est trop juste, répéta le roi.

Les soldats reculèrent en désordre. Ils connaissaient le prix de la prudence.

Et Babet, qui venait de tout voir cria :

— Jean !

Le roi la regarda. Elle était belle comme une duchesse. Il se tourna alors vers son favori.

— Quelle est cette jolie fille, si bien vêtue ?

— C’est la femme de celui qu’on allait assassiner, dit le jeune amant de Babet.

Étonné, le roi regardait alternativement le braconnier et son épouse. Son estime croissait pour l’homme, à voir les habits de la femme.

Enfin, il murmura avec un rire, et très bas :

— Elle ne serait point humiliante dans un lit de roi.

— Non, Sire, je suis de votre avis.

Mais le baron des Heaumettes, de qui personne ne s’occupait plus, cria :

— Je suis en droit, je le répète, Sire, de châtier qui me nuit. Mes ancêtres n’ont jamais agi autrement.

Le roi, toujours plus étonné, se tourna vers le protestataire et fit :

— Il est fol, certainement.

— Je ne suis point fol, hurla l’autre au paroxysme de la fureur, et mes aïeux sont aussi nobles, plus même que ceux d’un roi.

Un murmure, malgré la discrétion des auditeurs, se fit entendre, mais le sire des Heaumettes ne voulait plus entendre de conseils prudents, il prit son air le plus insolent :

— Ce n’est pas parmi mes ancêtres, qu’on trouve des fous comme Charles le sixième.

— Ah ! c’en est trop, s’exclama le roi enfin. Qu’on l’arrête et qu’on le mène en mon château de la Bastille, dans une cellule bien noire, pour quelques années.

— Roi maudit, si je meurs, tu mourras avant moi, cria le baron en tirant un pistolet de sa ceinture, et en faisant feu sur le roi.

Le coup partit. Mais une forme avait jailli de côté, et c’est elle qui s’écroula. Sa Majesté restait debout, un peu blême.

Dix hommes tenaient maintenant le baron, auquel on ficelait les jambes et les poignets, et qui crachait mille injures.

Le roi se pencha vers celui qui venait de recevoir la balle à lui destinée et dit doucement :

— Voilà un homme, comme j’en voudrais beaucoup.

Jean Hocquin — c’était lui — entendit, sourit et se releva avec peine. Son épaule ruisselait de sang.

— Oh ! Sire, ce n’est rien !

Le roi le regardait toujours en méditant. Il se tourna vers son favori pour parler. Il voulait accomplir un acte qui fut noble et digne, un de ces actes dont le souvenir reste dans le peuple, qui aime à voir élever les siens.

Il dit enfin à Jean Hocquin, avec affection :

— Le médecin est dans ma demeure, mon ami, va te faire soigner tôt, car il te faudra prendre ton service.

Puis, en regardant Babet :

— Tudieu, la belle lieutenante.

Et, derechef, à Hocquin :

— Tu m’as compris ?

— Oui, Sire, mais quel service m’avez-vous donc donné ?

— Tu seras lieutenant du roi, ici, et tu commanderas le château des Heaumettes, que je confisque à ce maudit baron.

Puis, intimement, il lui frappa sur l’épaule, la bonne épaule, puisque l’autre saignait.

— Et, si tu sais t’en tirer, ce sera court. On t’anoblira, pour que tu viennes commander à Paris.

— …

— Avec elle, ajouta-t-il, en désignant Babet.



Fin.