Les Amants d’Annecy - Anne d’Este et Jacques de Savoie/02

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LES AMANTS D’ANNECY
ANNE D’ESTE ET JACQUES DE SAVOIE

II.[1]


VI. — L’HISTOIRE : JACQUES DE SAVOIE-NEMOURS

Celui-ci, du moins, Mme de La Fayette le désigne en toutes lettres. Elle l’a pris, tout vivant, à la Cour des Valois pour l’introduire dans son roman. L’a-t-elle représenté au naturel ? Il appartenait donc à la branche cadette de la maison de Savoie et il était né le 12 octobre 1531, dans l’abbaye de Vauluisant en Champagne. Sa mère, Charlotte d’Orléans, l’éleva soit à Annecy, soit à la Cour de France. Il devait être fidèle à ses origines françaises plus qu’à ses origines savoyardes, car il combattit, toute sa vie active, pour la France, et même contre son cousin Emmanuel-Philibert, duc de Savoie. Un document conservé à Turin donne sur son éducation ces détails : « Il s’adonna, dès sa politesse, suivant sa naturelle inclination, à l’exercice des armes tant à pied qu’à cheval (aimant avec ce très grandement la musique), à l’occasion de quoy son escuerie et armamentaire feurent de tout temps des mieulx fornies de chevaulx et toute sorte de armes et harnois de France, tellement que dans peu de temps il se rendit si adroit et si parfaict en l’exercice militaire que en la 15e année de son aage, il se trouva avec le roy Henry au siège de Bologne, là où il bailla à la présence de ce grand roy toute espérance de soy mesmes »[2]. On entrait alors de bonne heure en carrière. Ce garçon de quinze ans commandait une compagnie de chevau-légers au siège de Boulogne. A vingt ou vingt-cinq ans, on était ambassadeur ou général. Les plus grandes affaires d’État étaient confiées à des jeunes gens. Souvent ces débuts trop rapides provoquaient l’usure dans la force de l’âge et entraînaient des retraites prématurées : celle d’un Nemours, celle d’un La Rochefoucauld. Une société plus simple, moins complexe, des manœuvres moins compliquées à la guerre, permettaient ces directions précoces. Encore verra-t-on bientôt avec satisfaction le pouvoir et le commandement passer aux mains plus expérimentées des Sully, des Richelieu et des Turenne.

Un portrait à la manière de Clouet nous donne une idée du beau Nemours, mais la plume de Brantôme et celle de Mme de Lafayette en disent mieux le charme mouvant. Il porte un pourpoint fermé laissant passer le collet plissé, un toquet à plume incliné sur le côté. Le visage est régulier, l’ovale allongé, le front haut, les sourcils droits, les yeux un peu étonnés, la bouche petite et la barbe légère. Il y manque ce don de tout animer autour de soi que décrit si joliment Brantôme. On sait qu’il faisait la mode. Sa pratique avait fait la fortune d’un orfèvre. Dans l’inventaire dressé en 1549 au château de Nemours, à Annecy, on a l’état de sa garde-robe à dix-huit ans. « Les jambes vêtues de bas-de-chausses en laine doublées d’une belle étoffe, il portait un haut-de-chausse, sorte de culotte plus ou moins bouffante descendant à mi-cuisse, de toile d’or ; son pourpoint était le plus souvent taillé dans le même tissu, laissant passer le collet de la chemise orné de broderie. La saye qu’il mettait par-dessus, sorte de vêtement en usage jusqu’aux guerres de religion, très ouvert sur le devant, avec ou sans manches, à basques ou pointes, était tantôt en satin cramoisi chargé de cordon d’or, soit en tissu d’or et d’argent, soit en velours brodé ; sa chamarre, veste longue et ample portée également sur le pourpoint, était aussi faite en toile d’or et d’argent ; enfin sa robe, faisant alors l’office de paletot, était en velours rouge cramoisi à dessins, doublé de satin. Le costume était complété par l’épée dorée ou argentée, dans un fourreau de velours assorti à la nuance du vêtement. »[3] Tout cet or et tout cet argent, tout ce satin et tout ce velours nous feraient aujourd’hui l’effet d’une mascarade. Dans le même inventaire, on trouve un nombre considérable et luxueux de costumes de déguisement, montrant le goût qu’on avait alors pour ces accoutrements dont on se parait à toutes fêtes en mettant les masques de velours pour mieux intriguer.

L’inventaire de 1585, dressé après la mort de Jacques de Savoie, nous révèle mieux encore son élégance et son goût artistique. Les tapisseries, les meubles, les bustes, les médaillons, les peintures, les jeux, les équipements de chasse, les orgues dans la chapelle, faisaient du château d’Annecy un musée vivant. Et par-dessus toutes choses, Nemours, se souvenant de ses belles campagnes en Italie, en Allemagne, en France, aimait le luxe des armes et des chevaux. Dans cet inventaire sonne encore un fracas d’armures, aussi retentissant que les vers de Victor Hugo décrivant avec une virtuosité incomparable la salle où le vieil Eviradnus attend dans l’immobilité, en selle sur le mannequin d’un cheval. Cuirasses et écailles de fer, gorgerins de maille à l’allemande, corselets à la reître, grèves, genouillères, salades pour combattre à la barrière, bourguignottes et morions s’entassent en une masse d’acier où luisent les poignards et les dagues, les estocs, les cimeterres, les braquemards, les épées, épées à l’allemande ou colichemardes, épées à deux mains, épées rabattues, et les coutelas et les haches d’armes, le tout, dans sa description exacte, minutieuse et innombrable, à ravir d’aise Maurice Maindron qui fut, comme on sait, le plus grand armurier de la littérature.

Ces belles armes n’étaient pas qu’un luxe pour lui : il avait su s’en servir, depuis l’âge de quinze ans. Sous les ordres du duc de Guise, il avait brillamment défendu Metz bloqué par Charles-Quint (1552) et pris part à l’attaque du Renty (1554). Guise, content de lui, sûr de lui, lui donna la charge de colonel général de l’infanterie pendant la campagne d’Italie (1556) : Nemours n’avait que vingt-cinq ans. Il y fait merveille. Il emporte Valenza sur le Pô (janvier 1557) au pas de course avec ses gens de pied, et sa réputation est telle que les soldats des autres corps d’armée, et même ceux du fameux maréchal de Brissac, se débandent pour servir sous ses ordres. Deux ans plus tard, il est nommé colonel-général de la cavalerie légère. « Bref, dit l’éloge funèbre des archives de Turin, durant le règne du roi Henry (Henri II), luy estant en très bonne disposition, ne se fist voyage ni entreprinse de guerre en laquelle il ne se trouva le premier allé et le dernier revenu. »

Montluc, qui s’entendait en beaux faits d’armes, ne tarit pas sur les exploits de Nemours en Italie. Et quand Nemours écrit au Roi, c’est pour lui raconter une partie de plaisir à Turin. Et la chance veut que, dans les pires traverses, il ne soit jamais blessé.

On voit que ce prince de la mode était un rude soldat. Il était, par surcroît, un lettré : « bien disant, bien écrivant autant en rime qu’en prose, » déclare Brantôme, et d’après l’éloge de Turin[4] sachant les mathématiques et les sciences naturelles, la peinture, la sculpture et l’architecture, excellent musicien ; parlant le latin, le français, l’italien et l’espagnol, sachant « se faire comprendre non seulement avec l’épée, mais avec la parole. » Comment il écrivait, nous le verrons dans la suite, soit dans ses lettres d’amour, soit plutôt dans son testament. Ronsard le célèbre avec enthousiasme. Un sûr moyen de lui plaire et souvent même d’obtenir de lui des libéralités dont il était prodigue, était de mettre la conversation sur un sujet de littérature ou de fabrication d’armes. Sur sa gentillesse, son affabilité, son extraordinaire don de séduire, les témoignages abondent. Brantôme raconte comment, après la paix de Câteau-Cambrésis, il fit la conquête de son cousin Emmanuel-Philibert, après l’avoir combattu, sautant en croupe sur le cheval du duc de Savoie si adroitement que celui-ci ne s’en doutait qu’après, le cajolant et le divertissant, tant et si bien que celui-ci, plus tard, lui donnera le château de Moncalieri pour s’y retirer. Son confesseur lui attribue un trait charmant : il avait surpris, par la fente d’un rideau, un de ses domestiques lui dérobant une chaîne de 500 écus ; sur le moment, il ne dit rien ; le lendemain, pendant que ses autres valets du chambre cherchaient cette chaîne, il appela le misérable et lui dit secrètement de s’en aller avec la chaîne et de ne plus reparaître devant lui, ajoutant : Tu m’as privé de te donner davantage. « Cette libéralité, ajoute le P. Christin, estoit en lui accompagnée d’une affabilité et courtoisie si très grande que jusques aux moindres, du plus bas estat que ce fut, estoient par lui courtoisement rescus et caressés, car, quant aux aultres, il estoit envers eux si cordial, que mesmes en ses plus griefves maladies, ne permettait que la porte fut fermée à aulcun, ordonnant davantage qu’on l’esveillat et interrompit son repos s’il avenoit que quelcung le vint assister, voir en ses plus aspres douleurs, craignant qu’ilz ne s’en allassent sans le voir et recevoir d’une amitié incomparable. » Ajoutez qu’il était très aumônier, et de la belle manière qui est secrète. Son maître d’hôtel ayant, sur son ordre, fait distribuer des matelas aux prisonniers qui dormaient sur la terre nue, mais, les ayant marqués de ses armoiries, il se fâcha, ne voulant pas que l’on affichât ainsi le donateur.

Un prince si bien doué devait être fort recherché des dames. Il le fut, et il en abusa de très bonne heure. Brantôme tient de lui-même sa méthode amoureuse : « Je lui ay ouï raconter, dit-il, plusieurs fois de ses advantures d’amour : mais il disoit que la plus propre recette, pour jouyr de ses amours estoit la hardiesse, et qui seroit bien hardy en sa première pointe infailliblement il emportoit la forteresse de sa dame ; et qu’il en avoit ainsi conquis de ceste façon plusieurs, et moitié à demi-force, et moitié en jouant. »[5] S’il était secret dans ses aumônes, il ne l’était point sur ses bonnes fortunes. La mode n’était pas alors au silence, mais quand le fut-elle ? La vanité des hommes a bien rarement su taire la liste de leurs victoires, et la crainte d’y figurer n’a point toujours suffi à retenir leurs victimes. La réputation galante de Nemours fut telle que la reine Elisabeth d’Angleterre désira de le connaître, et peut-être de l’épouser.

Le comte de Randan, qui se rendait en Écosse, traversant Londres, ayant été reçu par elle au passage, mit naturellement l’entretien sur le duc, sa grande préoccupation du moment. Randan, aussi expert aux bagatelles de la galanterie qu’aux armes, lui fit avec intention un portrait si séduisant du, duc, qu’il vit briller dans ses yeux une étincelle d’amour ; il n’eut donc, pas grand’peine à lui faire avouer qu’elle désirait le connaître. A son retour en France, Randan en parla au duc et lui fit entrevoir que, s’il se rendait en Angleterre, il aurait peut-être quelque chance d’épouser la reine. Randan s’en remit également à François II, qui y vit peut-être un moyen de rapprochement entre la France et l’Angleterre, profondément divisées alors à l’occasion de l’Écosse. Il encouragea donc Nemours à tenter l’aventure ; une couronne étant au bout, le duc, par prudence, envoya en éclaireur à Londres Lignerolles, son plus fidèle serviteur. Lignerolles étant revenu avec une réponse encourageante, il n’y avait plus à hésuter ; le duc songea à ses préparatifs. François II l’aidant de sa bourse, il acheta des chevaux, des équipages, et commanda les plus riches costumes. Tous les jeunes gentilshommes qui se modelaient sur lui briguèrent l’honneur de l’accompagner quand, tout d’un coup, le projet de voyage se rompit. Brantôme nous en dit le motif : Une dame le serrait trop d’amour. S’il ne la nomme pas, il la désigne suffisamment pour qu’on ne s’y trompe point. C’était la duchesse de Guise, Anne de Ferrare, si belle, à l’en croire, que, la voyant un jour danser avec Marie Stuart, il ne put dire qui l’emportait en beauté[6]

Pour le baron de Ruble, il est vrai, ce fut la reine elle-même qui se détacha du projet, comme elle avait accoutumé de le faire en matière de mariage. Le beau Nemours faillit donc conquérir un trône, et son amour pour Anne d’Este l’en aurait seul empêché. Mais l’amour avait commencé de lui jouer un tour de sa façon. On sait qu’il en a de cruels. Ses flèches sont acérées, et parfois même empoisonnées. Le procès Rohan ne va pas nous montrer notre Nemours en belle posture.


VII. — UN QUATRIÈME ET GÊNANT PERSONNAGE

Saint-Simon a conté cette histoire dans son style imagé et sa rude manière d’aristocrate qui attache peu de poids aux galanteries et beaucoup au rang d’où il voulait exclure les Rohan, et voici comment il expédie Françoise de Rohan dont il fait une aventurière en quête d’un mari de haut titre par tous les moyens :

Le duc de Nemours lui donna une promesse de mariage et prit en attendant un pain sur la fournée, d’où vint un fils. Pressé par cette aventure d’effectuer sa promesse, l’aventure même l’en dégoûta et il s’en alla en Piémont, où étaient lors les plus beaux faits d’armes ; mais, de retour, la demoiselle, désespérant de l’épouser de gré, lui intenta un procès. Il le tira en longueur, se défendit parce qu’elle était huguenote et lui catholique, et fit si bien qu’il ne fut point jugé de tout le règne d’Henri II. Les Guise, après, devenus les maîtres de plus en plus, et qui, pour les intérêts de leurs vastes vues, supportaient fort M. de Nemours à cause de M. de Savoie et qu’il était gendre d’Espagne, tirèrent encore l’affaire en longueur parce qu’elle ne valait rien et que le roi de Navarre, Antoine de Bourbon, protégeait sa cousine germaine. Mais après sa mort devant Rouen, 1562, M. de Nemours voulut se dépêtrer de cette fâcheuse affaire. M. de Guise ayant été assassiné par Poltrot devant Orléans, 18 février 1563, M. de Nemours eut encore plus d’empressement d’en sortir pour se trouver libre dans ses amours avec Mme de Guise et elle avec lui, afin de se marier avec tant de grandeur, de si proches alliances royales pour M. de Nemours et d’accomplissement de désirs de tous les deux[7].

Ailleurs, le terrible Saint-Simon revient sur la malheureuse Françoise. Nommant son père et sa mère, René de Rohan et Isabelle d’Albret, il dit que de leur mariage sortirent « des fils qui ne parurent point et une fille qui ne parut que trop. » Quand celle-ci réclama à Nemours l’exécution de sa promesse, « le pauvre Nemours était bien embarrassé. Personne des intéressés ne faisait là un beau personnage. Mme de Guise voulait enlever M. de Nemours à sa parole de haute lutte. M. de Nemours convenait de l’avoir donnée ; il n’osait y manquer, et pourtant ne la voulait point tenir. La bonne La Garnache (Françoise de Rohan) demeurait abusée, et, en attendant ce qui arriverait de son mariage, faisait de sa turpitude la principale pièce de son sac et toute la force des cris de ceux qui la protégeaient. La fin de tout cela fut qu’elle en fut pour sa honte et ses protecteurs pour leurs cris, et que M. de Nemours épousa Mme de Guise en 1566. Mlle La Garnache disparut et alla élever son poupon dans l’obscurité, où il vécut et mourut[8]. » Personne ne faisait là un beau personnage : la est la moralité de l’aventure, personne et surtout pas Nemours. Il y a bien des disgrâces dans ces belles passions qui semblent nous emporter au-dessus de la vie ordinaire et qui nous y ramènent par des voies obliques et douloureuses.

Les Rohan étaient une des plus illustres maisons de France, et apparentées à la maison royale. René, le père de notre Françoise, avait épousé la sœur du roi de Navarre. Françoise, née le 16 août 1534, de trois ans plus jeune que Jacques de Savoie, avait été élevée au château de Plessis-lès-Tours, avec Jeanne d’Albret qui épousa Antoine de Bourbon. Bien que son cas soit digne de notre pitié, comme doit l’être celui d’une fille séduite et abandonnée après avoir été rendue mère, elle ne mérite peut-être pas toute la sympathie que lui marque le baron de Ruble, qui s’est institué son défenseur contre Saint-Simon et contre Nemours[9]. Ni au début ni à la fin de sa vie de femme, elle n’est sans reproche. Fiancée à son cousin Louis de Rohan, et le contrat signé (26 octobre 1551), elle rompt le mariage parce que son fiancé devient aveugle. Les blessés de guerre n’eussent pas trouvé grâce auprès d’elle. Elle n’est pas, nous le verrons, une résignée. Entrée comme fille d’honneur au service de Catherine de Médicis, elle est mise sous la garde d’une dame de Cossé, veuve et prude, que Nemours bernera. A la Cour, elle se lie étroitement avec Jeanne de Savoie, sœur du beau Nemours, et partage avec elle son appartement, ce qui autorise l’intimité des trois jeunes gens. Ainsi devient-il amoureux de Françoise dont il porte les couleurs. Sur la beauté de Mlle de Rohan, nous avons le témoignage du poète Melin de Saint-Gelais dont je sais en deux vers un des plus jolis madrigaux qui aient été adressés à des mains blanches :

Je veux boire au creux de tes mains
Si l’eau n’en dissout point la neige.

Quand Jeanne de Savoie épouse le comte de Vaudemont (janvier 1555), les deux jeunes gens continuent de se voir de si près que l’on commence à jaser. La dame de Cossé fait des remontrances au jeune homme qui lui assure qu’il vient pour le bon motif, ce qui, aussitôt, calme la duègne. En réalité, il n’a jamais pensé à ce mariage, et tout simplement, il faut le dire parce que les Rohan sont mal en point dans leurs affaires et parce que ses propres ambitions qui sont grandes le tournent tout entier du côté de la maison de Lorraine. Plus tard, d’autres raisons entreront encore dans son refus : la religion de Françoise de Rohan passée à la Réforme, quand lui-même est un des chefs catholiques, et surtout ses amours avec Anne d’Este, duchesse de Guise : Mais quand il veut séduire Mlle de Rohan, toutes les armes lui sont bonnes, et spécialement la promesse de mariage avec quoi l’on amadoue les jeunes filles. Toute la Cour s’attend d’ailleurs à ce mariage : une Rohan est cousine du Roi, qui donc oserait courtiser une Rohan sans la vouloir épouser ? Qui, sinon ce foudre de guerre qui est un vainqueur de ruelles, et dont Brantôme nous a dit la méthode. Tout le sert d’ailleurs, comme il se sert de tout. Précisément, il part pour la campagne d’Italie ; rien ne précipite les aveux d’amour comme la perspective d’un départ. D’Italie il lui adresse des lettres charmantes où il lui fait hommage de ses victoires : « Si j’estois aussi vaillant comme je suis serviteur de celle qui porte le nom des chiffres qui sont sur mes harnais et sur ma casaque, je pense qu’il ne fauldroit que moy tout seul pour gaîgner une bataille. » Et il lui envoie des présents, mais ne cesse de lui demander, le bon apôtre, de tenir secrète leur promesse d’union. Peut-être est-il déjà partagé entre deux passions, dont l’une, celle qu’il a pour Anne d’Este, l’emportera sur l’autre et durera toute sa vie. Et déjà il tente de rompre avec Françoise de Rohan, chargeant de cette mission le maladroit maréchal de Saint-André. Celle-ci, aussitôt, se déchaîne, Il nie avec impudence : les ruptures ne sont pas son affaire, et puis il aime à faire plaisir aux dames, jusqu’au jour où il les immole à ses caprices. En Italie il a flirté avec Lucrèce d’Este, la sœur d’Anne, à Ferrare. Lucrèce est-elle le paravent de ses amours avec la duchesse de Guise ? Essaie-t-il loyalement d’oublier la femme inaccessible de son chef, le grand François de Guise ? Chi lo sa, comme disent les Italiens.

A son retour, il retrouve la Cour à Blois et, dans un bal où Françoise est habillée de blanc et de violet, Jacques et ses officiers prennent les mêmes couleurs et il danse avec elle toute la nuit. On ne saurait davantage l’afficher. Mais, le lendemain, il lui écrit de ne pas divulguer leur projet. Il lui joue la comédie du mariage, et même en public. Françoise, pourtant, devait être avertie : depuis le temps qu’elle vivait à la Cour, elle n’avait pas les yeux fermés sur ce qui s’y passait. Ayant tant badiné avec le mariage, il arriva qu’elle se laissa séduire, et même elle n’y fit pas beaucoup de façons. La méthode révélée à Brantôme réussit un soir au duc, une fois de plus. A la fin de 1556, quand Nemours repartit pour l’Italie, Françoise était enceinte et ne l’en avait pas informé. Vers la Noël, elle se décida à tout lui révéler. Il ne lui répondit pas. C’était, un fameux capitaine qui s’illustrait dans chaque combat et qui manquait à la Cour. Mais don Juan n’est pas souvent un galant homme. Le Roi et la Reine s’aperçurent bientôt de l’état de leur triste cousine et lui firent subir un interrogatoire où elle finit par avouer sa faute. Catherine voulait la chasser ; Henri II, plus indulgent, se contenta, nous dit le baron de Ruble, de commander à toutes les dames un secret absolu qu’aucune ne garda, et renvoya Françoise, auprès de la reine de Navarre. Cependant Jacques de Savoie répondait évasivement aux questions impérieuses qu’on lui posait de loin et prolongeait son séjour en Italie.

Le désastre du connétable de Montmorency à Saint-Quentin fit rappeler d’Italie l’armée de Guise. Nemours faisait merveille : on ne lui gardait pas rancune. Et le 24 mars 1557 naissait, au château de Pau, Henri, fils de Françoise de Rohan qui prenait hardiment le titre de duchesse de Nemours et affublait son rejeton de celui de prince de Genevois tiré de la maison de Savoie. Résolue à obtenir en justice ce qu’elle n’avait pu obtenir de bon gré, elle n’hésita pas à revenir à la Cour, et cita son ancien amant devant l’Official de Paris, qui ordonna une enquête. Jacques de Nemours nia tout, ses promesses, ses relations et sa paternité dont il ne craignit pas d’attribuer à un autre le mérite. La première enquête, cependant, ne serait pas très probante sans les lettres, Françoise n’ayant appelé en témoignage que des gens à son service. Puis le procès suit les fluctuations de la politique et devient tantôt une lutte de puissance entre les maisons de Bourbon et de Lorraine, et tantôt une lutte d’influence religieuse entre huguenots et catholiques. Quand le roi de Navarre est en faveur, Jacques de Nemours parait se réconcilier avec Françoise, et même consent à voir son fils. Il va jusqu’à signer une nouvelle promesse, mais c’est une promesse qui ne l’engage à rien, car elle est à jour fixe et impossible à tenir. Après la mort du roi de Navarre, principal défenseur de Françoise, il demande et obtient renvoi sur renvoi. L’assassinat de Guise va l’ancrer dans sa résistance. Car la belle Anne d’Este devient libre, et il ne songe plus qu’à l’épouser. Ce mariage couronnera son amour ensemble et son ambition.

Nemours se défend donc comme un beau diable contre sa tenace adversaire qui aurait eu besoin de méditer les conseils de saint François de Sales à une jeune fille dans un cas semblable : « Je vous dis de tout mon cœur, l’adjure le saint évêque, c’est-à-dire de tout ce cœur qui chérit le vôtre, que vous ne vous opiniâtriez point à plaider ; vous y consumeriez votre temps inutilement et votre cœur, qui est le pis. On vous a rompu la foi donnée… celui qui l’a rompue en a le plus grand mal… Vous ne sauriez témoigner plus de courage que de mépriser le mépris[10]. » Ce genre de procès était, au contraire fort en usage au XVIe siècle, et les séducteurs payaient quelquefois assez cher, et fort justement, leurs manèges de tromperie. Le pire était d’être condamné au mariage. Nemours y voulait échapper à tout prix, maintenant qu’il était fiancé à ses plus chères amours. Il obtint de faire renvoyer le litige devant l’archevêque de Lyon, qui rendit un jugement en sa faveur. Mais Françoise souleva un conflit de juridictions. L’affaire fut évoquée devant le Conseil du Roi, qui débouta la demanderesse (26 avril 1566). Dès le lendemain, le contrat de mariage était passé entre M. de Nemours et la belle veuve de François de Guise : on n’attendait que cet arrêt, et le mariage fut célébré le 5 mai. Françoise, implacable, fit troubler la cérémonie par un officier de justice, praticien au parlement, maître Vincent Petit, qui brandissait un papier au nom de sa cliente. Les Guise impatientés le firent battre et mettre en prison. Derechef, Françoise tenta de faire dissoudre le mariage. De nos jours, on a écrit une comédie sur les femmes collantes. Françoise de Rohan est la patronne des plaideuses. Nemours furieux perdit toute mesure. Son rôle n’était déjà pas reluisant : il va le brouiller encore. Il fait voler dans le logis de son ancienne maîtresse les papiers compromettants, il désavoue son fils publiquement. Le Roi rend un nouvel arrêt renvoyant définitivement Françoise des fins de sa plainte (5 mars 1571). Bien que protestante, elle s’adresse au Pape qui n’en peut rien faire. Elle reçoit interdiction de porter le titre de duchesse de Nemours, ce qui blessait sa rivale triomphante. Enfin, — car tout a une fin, — son fils, l’objet du litige, qui combattait dans les rangs des huguenots, ayant eu le loisir de prendre de la barbe au menton pendant cette procédure, est fait prisonnier et, pour le délivrer, elle consent, non pas à renoncer au mariage, mais à divorcer, ce que lui permet sa religion. Son désistement lui est payé royalement par les Guise : le petit Rohan est délivré, et touche une rente de 20 000 livres ; Françoise, pour sa part, reçoit la ville de Loudun avec le titre de duchesse et un capital de 50 000 livres en rentes de l’hôtel de ville de Paris. Son obstination était récompensée : le procès avait duré plus de vingt ans, amusé, excité et divisé les partis qui se renvoient volontiers le cœur et la chair des amants assez fous pour ester en justice.

Si l’on veut savoir la fin de Françoise, elle fut assez sombre. Son fils pour qui elle avait tant lutté lui occasionna de grandes tribulations. Ayant battu un orfèvre de Paris, il fut mis en prison. On le retrouve combattant avec le roi de Navarre. La duchesse de Loudun, sa mère, vivant paisiblement dans son château de la Garnache, et gardant la neutralité, il l’en chassa et l’obligea à se retirer à Nantes où, comme pour donner raison à M. de Nemours, elle se laissa séduire sur le tard, à 52 ans, par un capitaine breton avec qui elle ne manqua pas d’échanger une promesse écrite de mariage. On ne sait si la promesse fut tenue.

Mme de Clèves, dans le roman de Mme de La Fayette, eût-elle consenti à disputer à cette rivale opiniâtre, qui montrait son poupon à tous les robins, le tendre et volontaire amoureux, qui lui avait sacrifié, du moins dans le silence, toutes ses bonnes fortunes ? Mais peut-on appeler bonne fortune une aventure aussi lamentable et qui vous met un homme en si fâcheuse posture ?


VIII. — LA FIN DE DON JUAN

Que M. de Nemours ait aimé par-dessus toutes femmes, et au point de se montrer félon et déloyal envers Françoise de Rohan, Anne d’Este, on n’en saurait guère douter. Fut-elle sa maîtresse du temps qu’elle était la femme de François de Lorraine, malgré les chroniques et la Satire Ménippée qui l’affirment, on peut l’en défendre. Les Guise, depuis la mère de François jusqu’à ses fils, accueillirent de très bonne grâce le remariage de la duchesse, et même accompagnèrent celle-ci à Annecy. D’habitude, on ne fait pas tant d’éclat pour un ancien amant monté, en grade, mais, au XVIe siècle, la délicatesse des mœurs est souvent rudimentaire. Quoi qu’il en soit de ce problème amoureux, la nouvelle duchesse de Nemours se montra dévouée à son second mari, comme elle l’avait été au premier.

Nemours, à trente-cinq ans, semblait au comble de la fortune. Cette union le devait doublement satisfaire. Elle l’autorisait aux prodigalités qu’il aimait et que la pauvre Rohan ne lui aurait point permises, et, mieux encore, aux ambitions les plus hautes, en même temps qu’elle réalisait au grand jour sa passion secrète. L’année suivante, un mal implacable s’emparait de lui pour ne le plus lâcher. Un premier accès de goutte le venait tenailler, et il allait en subir les renouvellements de plus en plus fréquents et cruels jusqu’à sa mort à 54 ans. Cependant il connut encore une heure brillante. Au moment de la seconde guerre civile (fin septembre 1567) le Roi s’était retiré à Meaux, prêt à y subir un siège. Sur le conseil de Nemours, il se résolut à s’ouvrir un chemin jusqu’à Paris. Nemours, malade, accepta néanmoins la dangereuse mission, — dont ne se souciait aucun autre chef, — de conduire la famille royale. Le 29 septembre à 4 heures du matin, il commande l’escorte et place au centre la reine mère et ses enfants. On se met en marche. La cavalerie huguenote attaque. Le duc met pied à terre et marche avec les Suisses qu’il rassure et excite, leur disant, selon le récit de Brantôme : « C’est avec vous, mes amis, que je veux combattre et mourir. Sus, marchons, et ne vous souciez. Ils ne sont pas gens pour nous, car nous retirerons en despit d’eux et si sauverons nostre roy et maistre. » Au premier rang, l’épée à la main, il intimide les chefs huguenots qui hésitent et reculent. « Sans luy, dit le roi, et ses bons compères les Suisses, ma vie et liberté estoient en très grand bransle. »

Ainsi pouvait-il aspirer aux plus hautes charges. Mais comme il avait accepté les responsabilités, — sauf les amoureuses, — il accepta la retraite à quoi le contraignait la maladie. Certes, on le retrouve encore dans les conseils du roi, notamment après la Saint-Barthélémy, qu’il blâma. Mais il ne s’obstine pas à faire figure quand il ne peut plus remplir l’office.

Je suis, en si mauvais état, écrit-il au duc de Savoie, que si on me donnoit un royaume pour demeurer auprès du plus grand prince du monde ordinairement, je m’en excuserois car il me seroit impossible de porter la peine ny le travail, ne demandant que repos de corps et d’esprit et estre en un lieu à mon aise propre à ma santé esloigné de toutes affaires[11]. » Dès lors il s’écarte de la Cour, il vit la plupart du temps à Annecy, puis au château de Moncalieri, près de Turin. On sait que sa femme supportait mal cette solitude et l’abandonnait fréquemment pour courir à ses honnêtes intrigues de mère prévoyante. Ce don Juan devait vieillir seul le plus souvent, et loin de la femme de son choix qui, pourtant, l’aimait tendrement, mais avec son humeur, laquelle était remuante. Le plus souvent alité, il accueillait maintenant la souffrance avec la bonne grâce que jadis il montrait aux dames et s’imposait de ne fatiguer personne de ses plaintes, de recevoir courtoisement tous ceux qui venaient encore lui demander service ou conseil.

Son confesseur lui a rendu ce témoignage : « Tant plus son mal alloit croissant, tant plus s’augmentoiént en luy patience et dévotion, luy-mesmes composant et couchant par escrit ses oraisons et prières, esqueles l’on conoistra à l’avenir la ferveur de sa dévotion et résignation en la main de Dieu. » Quand la douleur lui arrachait un cri, il s’en excusait aussitôt en toute urbanité. Il se prépara longuement et saintement à la mort qu’il vit venir sans crainte. Elle l’avait épargné sur les champs de bataille, mais pour le prendre en détail, lui permettant toutefois de ciseler son cœur et son esprit et d’épurer ses fortes passions. Il mourut à Moncalieri le 18 juin 1585.

Or il a laissé un testament dont le style et la pensée font de lui un écrivain d’un rare mérite. Il s’y adresse à ses enfants et, après leur avoir donné des conseils de droiture dans la vie, il leur enseigne comment on prend part au gouvernement et comment on conduit les armées. C’est le fruit de son expérience qu’il leur offre. Mais notre expérience sert-elle à nos successeurs ? Ils referont eux-mêmes le chemin, et peut-être est-ce mieux ainsi. L’expérience, a dit je ne sais quel moraliste imagé, est un habit fait sur mesure : nous ne portons pas les costumes d’autrui.

La première partie de ce traité est pleine de grandeur. Nemours recommande aux siens de ne pas poursuivre la fortune, mais la vérité. « Il vous fault, dit-il, estre véritables en tout ce que vous traicterez et avec qui que ce soit et fust-ce bien avec vostre ennemy, car c’est la plus belle part que puisse avoir unz prince. Il ne faut rien promettre que ne veuilliez tenir, et par ce fault bien penser, avant que parler et avant que promettre, si pouvez tenir et si vous dites vérité : car il n’y a rien au monde qui face plus desdoigner et mésestimer unz prince ou unz chevalier de qualité et qui garde plus les gens d’honneur de traiter avec luy que quand il est cognu trompeur et menteur sans tenir sa parole, et nul ne s’y peult fier. » Bayard parlait ainsi, et j’ai entendu le général de Maud’huy haranguer de telle sorte une école de jeunes officiers.

L’homme, pourtant, se retrouve dans ce grand chrétien qui regarde la mort en face, et c’est encore à l’homme que nous avons la faiblesse de nous intéresser davantage. Ne se souvient-il pas du procès Rohan et du mal que lui ont fait les avocats lorsqu’il recommande d’éviter les grands parleurs, car « il n’est pas possible de tant parler sans dire unz monde de choses mal à propos en bonne compagnie ? » Il ne manque pas, lorsqu’il traite du gouvernement, de proposer une réforme judiciaire pour éviter ces chicaneries qu’on voit durer trente et quarante ans entre les maisons, ce qui est souvent cause de ruine, et tout le bien de ces maisons s’en va à ces avocats « qui, cependant que la noblesse met le bien et la vie pour le service du prince en une occasion de guerre, sont bien à leur aise auprès du feu à faire festin aux dames et à tirer l’argent des pauvres gens et sans danger de leur vie. » Ce n’était pourtant pas au service du prince qu’il avait mis à mal Mlle de Rohan, et pourquoi se plaignait-il des gens de robe quand la justice lui avait permis d’annuler sa promesse de mariage et d’abandonner, avec son enfant, la jeune fille qu’il avait séduite ? Mais jusque dans notre vertu nouvelle se viennent nicher nos ressentiments et nos rancunes, tant il est malaisé d’approcher de la perfection, fût-ce en contact avec la douleur et avec la mort.

Il y aurait beaucoup à puiser dans ce testament : sur l’exemple à donner aux serviteurs, sur le respect des gens d’âge, sur l’élégance qui consiste à garder pour soi ses émotions et ses colères, sur la possession de soi-même, — et il recommande de ne pas se laisser posséder par autrui, pas même par sa femme. Le choix du mariage est l’objet de ses exhortations : il faut chercher une femme « saine et de bonne maison, sans macule, tant pour la postérité que pour vostre contentement, et qu’elle soit bien conditionnée, bonne catholique et tenue en bonne réputation, laquelle vous aimerez et luy tiendrez loyaulté et bonne compagnie comme Dieu vous le commande, qui sera le chemin de bien vivre ensemble et avoir des enfants, s’il plaist à Dieu vous en donner, qui vous sera une grande consolation sur voz vieulx jours. » Songeait-il aux médisances et calomnies de la Cour qui n’avaient pas épargné Anne d’Este, — et il dit ailleurs, comme l’Ecclésiaste, que les choses mondaines ne sont que vanités, — lorsqu’il recommande à ses enfants de ne pas croire le mal légèrement ? Pensait-il à sa promesse inconsidérée de mariage lorsqu’il les invite à ne jamais apposer leur signature avant d’avoir lu avec soin ce qui restera au-dessus ? Savait-il les méfaits du fils de Françoise de Rohan, lorsqu’il les conjurait de ne jamais légitimer les bâtards et d’en faire plutôt de bons prélats qui, par le moyen des bénéfices, peuvent mieux servir les maisons qu’avec l’épée ? Et peut-être eût-il été préférable de leur enseigner et prendre leurs responsabilités jusque dans l’amour et dans les conséquences de l’amour. Du moins reprend-il l’autorité de l’exemple quand il proclame que « la peur de faillir est louable et celle de la vie vite et blasmable. »

Dans la partie réservée aux conseils sur le gouvernement, loin de louvoyer et subtiliser comme un Machiavel, il va droit au fait et il simplifie. Un prince ne doit être qu’honnête homme, mais sur un plan supérieur. Après la crainte de Dieu, il appuiera son autorité sur ces trois forces : la prudence, la justice et l’épée. Qu’il sache commander, se faire obéir et châtier à temps. Qu’il se garde d’employer dans la guerre des théoriciens, ceux que Nemours appelle des « guerriers par livre : » car, « soulz ombre de leurs lettres, ilz veullent plus parler de la guerre que les vieulx cappitaines et pour leurs beaux discours ilz veullent qu’on les tienne guerriers, sans expérience de la guerre ni sans jamais avoir tiré espée, et quelquefois se font employer par importunité et quantité de parolles, et puis, quand ilz se trouveront et qu’ilz veoient ce qu’ilz n’ont jamais vus, ilz se trouvent si estonnés et font de si grandes erreurs que souvent ilz sont cause de la perte d’une ville ou d’une armée avec l’estat. Et parce, se fault garder de telles gens et de grands parleurs, car ilz sont volontiers et lez unzs et les aultres de peu d’effect ; et puis il n’est plus temps de s’en repentir. » Décidément M. de Nemours a peu de goût pour les orateurs qui donnent le change sur la vérité. Puis il recommande au prince de ne pas se fier pour ses secrets aux trois robes longues : les femmes, les prêtres et les gens de justice. Mais aussitôt il fait des réserves, car il a connu de grands prélats qui n’avaient d’autre passion que leur conscience, des praticiens ou avocats sans ambition ni avarice, et, quand on a trouvé une femme sage, il la faut honorer. Les femmes, il est vrai, peuvent-elles aujourd’hui compter parmi les robes longues ?

Il ne veut pas davantage des beaux parleurs aux ambassades, ni de ces gens qui pensent à leur propre carrière ou bien à arrêter la carrière d’autrui, ni de ceux qui ont été nourris en pays étranger. Rien n’est plus important, à ses yeux, que le choix des ambassadeurs. De même un prince doit pouvoir se passer des intermédiaires, entendre ses sujets, même les plus petits, directement : les secrétaires et référendaires faussent les rapports ou les font traîner. Et que dire de ces aphorismes politiques : « La grandeur d’unz estat procède d’avoir ses voisins plus faibles que luy et d’estre aimé et craint de ses subjects, » et « c’est aussy grande victoire d’avoir faict une bonne paix à temps que d’avoir gaingné une bataille ; car qui sçait bien faire la paix à temps sçait aussy bien faire la guerre. » Le tout est de la savoir faire à temps et, comme l’a expliqué le maréchal Foch dans son discours à l’Académie en parlant des rapports de Villars, commandant en chef, et de Louis XIV, la paix comme la guerre sont affaire de gouvernement.

La guerre est affaire de gouvernement, non la conduite des armées qui appartient au chef. Dans une troisième partie de son testament, Nemours traite de l’art militaire. Il est l’un des premiers qui, avant le brillant et savant traité du chevalier de Guibert, aient codifié l’organisation et la tactique. Quand on le relit, on ne peut se tenir de constater combien les vérités d’hier sont pareilles aux vérités d’aujourd’hui. Seuls, les moyens changent, mais les principes sont exactement les mêmes. Avant de se mettre en campagne, un chef d’armée doit connaître exactement les ressources dont il dispose, en argent, en matériel, en munitions, en équipements, en vivres, en cantonnements. Il lui faut des troupes manœuvrières et la connaissance du terrain, un service d’espionnage bien fait, un service de reconnaissance pour se garder, un service routier et des voitures pour assurer la marche. C’est déjà la division on bureaux de nos états-majors : 1er bureau, ressources de toute nature ; 2e bureau, renseignements ; 3e bureau, opérations ; 4e transports. Fort de son expérience qui lui a montré les ruines de la guerre, le duc de Nemours donne ce conseil qu’il nous faut méditer trois fois : « Fault se souvenir que les grands cappitaines ont fui les batailles en leur pays et les ont cherché sur l’aultruy comme conquérans… » Il préconise l’attaque brusquée sur un ennemi surpris, ou en désordre, ou non fortifié et, pour une ville forte, la patience, la tranchée et la sape. Il enseigne encore l’art de la retraite simulée : « Fault quelquefois que le capitaine face semblant de se retirer et monstrer d’avoir poeur, pour attirer son ennemy en lieu désavantageux pour combattre, et toutefois faisant ce mouvement se mettre en meilleur ordre de combattre… » On voit que la manœuvre de la Marne n’était pas inconnue. Mais il a ses préférences pour l’offensive : « Qui charge le premier ha grand avantage. » Le plus grand art est de n’être ni hâtif, ni tardif. L’occasion est brève à la guerre : l’important est de la saisir opportunément. Les liaisons sont encore sa grande préoccupation : une campagne, une bataille sont coordonnées. Pour l’artillerie, au lieu de la masser, il préfère la séparer en quatre quarts, afin qu’elle serve à toutes les troupes au combat. Enfin, il donne une méthode pour combattre les reitres et une autre pour combattre les Suisses, les uns et les autres ayant leurs manœuvres et leurs formations particulières. Comme on a pu s’en rendre compte par ce bref exposé, un duc de Nemours se serait promptement formé à la guerre moderne. Un grand capitaine, comme un grand artiste, est de tous les temps.

Ses fils, sans l’égaler, lui firent assez d’honneur. Charles-Emmanuel prit part aux luttes de la Ligue, fut gouverneur de Paris et mourut à vingt-sept ans. Henri, son frère, guerroya contre Henri IV, se soumit, vint résider à Annecy où sa Cour fut brillante et lettrée. Il y reçut Honoré d’Urfé, y encouragea la fondation de l’Académie florimontane par saint François de Sales et le président Favre trente ans avant celle de l’Académie française, puis, ayant épousé la fille du duc d’Aumale, — toujours les mariages lorrains, — il s’éloigna, revint voir à Lyon saint François de Sales mourant qui l’avait supplié de résider à Annecy, et mourut à Paris, en 1632. Ses deux fils eurent des fins tragiques : l’un tué en Flandre au service de France, et l’autre tué en duel. La race s’éteignit rapidement en la personne d’un dernier descendant, Henri, pair de France, président d’une assemblée du clergé français, réputé pour son savoir, ses vertus et son éloquence, mort à Paris en 1659[12]. Et tous ces princes errant loin de leur petite capitale se firent enterrer à Notre-Dame de Liesse à Annecy. Annecy ne les connaissait plus que par leurs enterrements dont elle faisait les frais et qui étaient fort onéreux. Le duché de Genevois fit retour à la couronne de Savoie par le mariage de la princesse Jeanne, son héritière, avec le duc de Savoie, Charles-Emmanuel II. Et de cette union devait naître le premier roi de Sardaigne. Nemours avait failli épouser une reine : il faisait souche de rois.


IX. — LE ROMAN ET L’HISTOIRE

Détachez maintenant de l’histoire ces quatre personnages : François de Lorraine, dont le génie militaire sauve la France et nous vaut Calais contre l’Angleterre et les Trois-Évêchés contre l’Allemagne, mais dont l’ambition crée une menace intérieure ; Anne d’Este gardant sa beauté calme de blonde madone dans les drames sanglants qui l’éclaboussent et dans le mouvement perpétuel de son existence de cour ; Jacques de Savoie commençant la vie en don Juan, mais en don Juan primesautier, plaisant et grand capitaine, non en don Juan combiné, roué et borné à la volupté, et la finissant en ermite religieux et politique ; Françoise de Rohan outragée, mais tirant de son outrage, comme d’un sac, des citations en justice et des prébendes. Qu’on aperçoive derrière eux ce tumultueux et bouillonnant XVIe siècle où fermente un monde nouveau, où retentit le rire sonore de Rabelais, où la Renaissance s’épure et se magnifie dans les poèmes de Ronsard, où le doute de Montaigne se pare de grâce et de fantaisie, — temps des folies italiennes, des bals travestis et dés mascarades, de la joie débordante et du plaisir violent, quand le pays tremble encore des entreprises de Charles-Quint et des menées d’outre-mer, quand les esprits sont troublés par la Réforme, quand l’inquiétude et la haine religieuses vont substituer le danger plus grand des guerres civiles aux dévastations des guerres étrangères, — temps précurseur néanmoins, d’où sortiront la paix avec Henri IV, l’unité politique avec Richelieu et Louis XIV, l’idéal classique avec Corneille et Racine. Prenez, si vous en avez la force, toute cette prodigieuse richesse pareille à de l’or brut mêlé à la terre, et distribuez-la à un romancier en lui disant : Voici votre toile de fond, et voilà vos protagonistes. Avec leurs passions, restituez-nous la vérité et faites que nous voyions clair dans cette époque des Valois, séparez la lumière des ténèbres, et que votre image nous communique l’impression du réel… De bonne foi, est-ce la Princesse de Clèves que vous attendrez ? Il fallait un Shakspeare, le Shakspeare des Henri et de Richard III, pour manier et brasser une telle matière et pour la porter, ainsi maniée et brassée, toute chaude, dans son œuvre, et Mme de La Fayette n’en a tiré qu’une tragédie racinienne.

D’autres romanciers ont été, depuis lors, attirés par ce grouillant et formidable XVIe siècle. Alexandre Dumas père en a traduit le pittoresque des mœurs dans la Dame de Monsoreau. Mérimée, dans sa Chronique de Charles IX, en a rendu les appétits débridés, le plaisir élégant et le goût des aventures. Maurice Maindron, enfin, dans le Tournoi de Vauplassans et Blancador l’Avantageux, a surtout satisfait sa passion des armes, de la couleur et du vocabulaire, au point que l’on croit entendre, en le lisant, le cliquetis des épées, les disputes énergiques des papistes et des huguenots, et les acclamations des dames au vainqueur. C’est là un XVIe siècle vu du dehors, par ses côtés extérieurs. On n’y devine point la force intime qui, d’un François de Lorraine assassiné, fait un mourant calme, serein, détaché, et d’un voluptueux Nemours couché sur son lit de douleur, fait un moraliste hors du monde. Les peintres ou les analystes de ce temps des guerres religieuses en ont omis la puissance du sentiment religieux. Il n’apparaît pas davantage chez Mme de La Fayette, et la vertu de la princesse de Clèves ne s’appuie sur aucun secours divin.

Il faut bien se rendre à l’évidence. Mme de La Fayette a pris dans le passé un cadre et un nom, peut-être encore, si l’on en croit Mlle Valentine Poizat, une anecdote chuchotée et transmise par une tradition sur l’aveu de Mme de Guise à son mari, mais elle n’a pas composé un roman historique. Un roman n’est pas historique pour une description exacte de quelque bal de cour ou de quelque tournoi. Il ne peut l’être que par la transcription du décor et des caractères. Où, dans la Princesse de Clèves, aperçoit-on le ciel tragique du XVIe siècle ? Et quant aux caractères, ils sont tous faussés, non seulement le piteux prince de Clèves, qui n’a certes rien d’un François de Lorraine, non seulement la princesse, qui ressemble si peu à la remuante duchesse de Guise, mais encore Nemours lui-même. Le vrai duc de Nemours était du même âge qu’Anne d’Este. Il dut lui plaire par sa jeunesse, — il avait douze ans de moins que le duc de Guise, — par sa gaieté, par son goût des lettres et de l’art, par sa gentillesse. Et lui-même n’y mit pas tant de malice. Il aima dans sa jeunesse même, et très tendrement, puisqu’il aima toujours, et non en avançant ses affaires par toutes sortes de manœuvres savantes comme le fait son homonyme. Quant à la scène de l’aveu, le maréchal de Tessé, je l’ai dit, en une phrase la reconstitue dans sa vérité, s’il s’agissait vraiment du duc et de la duchesse de Guise : Le quart d’heure fut terrible. Il ne l’est que pour M. de Clèves chez Mme de La Fayette.

Qu’une passion profonde ait uni Jacques de Savoie et Anne d’Este, que cette passion fût une des plus belles du monde et des plus rares, qu’Anne d’Este, malgré toutes les calomnies, fût peut-être restée fidèle de corps, sinon de cœur, à son mari, tant qu’il vécut, avant d’épouser celui qu’elle aimait, c’est là un autre roman, magnifique et différent. Mme de La Fayette a simplifié pour écrire un chef-d’œuvre à la manière de son temps. Elle a détaché ses héros sur un fond calme. Elle leur a donné cette possession de soi et cette analyse dans la passion même qui sont de contemporains de Racine et d’elle-même. Et les caractères qu’elle a peints d’un trait si forme, si précis et si sûr jusque dans la mélancolie amoureuse et le renoncement, elle ne les a pas cherchés dans le passé, elle les a trouvés dans le présent. M. et Mme de Clèves, et le trop séduisant M. de Nemours sont des personnages du XVIIe siècle.

Nous ne savons pas, nous ne saurons jamais exactement le secret d’Anne d’Este et de Jacques de Savoie. L’ont-ils chuchoté sur la terrasse du château d’Annecy ? Les soirs d’été, quand j’y venais rêver dans ma jeunesse, bien des sentiments passaient au-dessus, comme de grands oiseaux, que nous cherchions à voir dans l’ombre. Et peut-être y avait-il, parmi eux, celui-là. Le mot du maréchal de Tessé rejoint celui de Hamlet sur l’incertitude où nous sommes des choses humaines : « Dans tous les temps, il y a eu pour les dames des apparences d’affaires dont l’écorce a été plus criminelle que l’intérieur. »

Ce même curé de village dont j’ai parlé et qui composait de saint François de Sales naissant un si beau portrait, avait accoutumé de finir ses sermons par une formule étrange au premier abord, dont je n’ai saisi que plus tard le sens profond. Quand il avait abordé un grand problème métaphysique, ou théologique, ou sentimental, déplorant tout à coup son impuissance d’argumentation devant les mystères sacrés, il étendait les bras comme s’il battait des ailes pour s’envoler, et il balbutiait dans une sorte d’humilité et de trouble intérieur : « Et puis tout… Et puis tout… » Après quoi, il descendait de la chaire, et comme son sermon l’avait mis en retard, pendant qu’il remettait sa chasuble et qu’on ne lui voyait pas la tête, il entonnait le Credo. Il m’a donné, sans le savoir, un précieux enseignement. Un moment vient, dans les choses du cœur ou de l’esprit, où nous rencontrons l’inexplicable. Pourquoi ne pas l’avouer par le moyen si simple de ce : « Et puis tout ! » qui permet à chacun de se pencher sur l’abîme et de mesurer sa profondeur ? Mais, pour achever la leçon, il entonnait le Credo.


HENRY BORDEAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre.
  2. Cité par Max Bruchet dans son mémoire sur Jacques de Savoie, duc de Genevois-Nemours (Revue Savoisienne, Annecy, Abry imp. 1898). »
  3. Trois inventaires du château d’Annecy, par Max Bruchet.
  4. Turin, Archives de Cour : Storia della Real Casa ; dossier Jacques de Nemours. Éloge de ce prince par son confesseur Christin, cité par Max Bruchet. (Entre parenthèses, les archives de Turin devaient être transmises à Chambéry pour la partie concernant la Savoie, d’après le traité de 1860 consacrant la réunion de la Savoie à la France : pourquoi cette clause du traité n’a-t-elle pas été exécutée ? )
  5. Brantôme, tome IX.
  6. Comte Hector de la Ferrière, Les projets de mariage de la reine Elisabeth (1882).
  7. Saint-Simon, édition de Boislisle, tome V, appendice X.
  8. Saint-Simon, édition Chéruel, tome II.
  9. Le duc de Nemours et Mlle de Rohan (1531-1592), par le baron Alphonse de Ruble (Labitte, édit. 1883), tiré à 170 exemplaires. — Voir aussi du comte de la Ferrière. Une cause célèbre au XVIe siècle (Revue des Deux Mondes, 1882).
  10. Cité dans la Véritable Princesse de Clèves.
  11. Vita di Maria-Francesca-Elisabetta di Savoia-Nemours, regina di Portogallo, per il barone Gaudenzio Claretta (Torino, 1885).
  12. Souvenirs historiques d’Annecy, par le chanoine Mercier.