Les Amies (Jean-Christophe)/19

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 220-224).
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Jacqueline et Olivier s’étaient rapprochés, pour un temps. Jacqueline avait perdu son père. Cette mort l’avait profondément remuée. En présence du malheur véritable, elle avait senti la misérable niaiserie des autres douleurs ; et la tendresse que lui témoignait Olivier avait ranimé son affection pour lui. Elle se trouvait ramenée, de quelques années en arrière, aux tristes jours qui avaient suivi la mort de la tante Marthe, et qui avaient été suivis des jours bénis d’amour. Elle se disait qu’elle était ingrate envers la vie et qu’il fallait lui savoir gré de ne pas vous prendre le peu qu’elle vous avait donné. Ce peu, dont le prix lui était révélé, elle le serrait jalousement contre elle. Un éloignement momentané de Paris, que le médecin avait prescrit pour la distraire de son deuil, un voyage qu’elle fit avec Olivier, une sorte de pèlerinage aux lieux où ils s’étaient aimés pendant la première année de leur mariage, acheva de l’attendrir. Dans la mélancolie de retrouver, au détour du chemin, la chère figure de l’amour, qu’on croyait disparu, et de la voir passer, et de savoir qu’elle disparaîtrait de nouveau, — pour combien de temps ? pour toujours, peut-être ? — ils l’étreignaient avec une passion désespérée…

— Reste, reste avec nous !

Mais ils savaient bien qu’ils allaient le perdre…

Quand Jacqueline revint à Paris, elle sentait tressaillir dans son corps une petite vie nouvelle, allumée par l’amour. Mais l’amour était déjà passé. Le fardeau qui s’appesantissait en elle ne la rattachait pas à Olivier. Elle n’en éprouvait point la joie qu’elle attendait. Elle s’interrogeait avec inquiétude. Naguère, quand elle se tourmentait, souvent elle avait pensé que la venue d’un petit enfant serait le salut pour elle. Le petit enfant était là, le salut n’était pas venu. Cette plante humaine qui enfonçait ses racines dans sa chair, elle la sentait avec effroi pousser, boire son sang et sa vie. Elle restait des journées, absorbée, écoutant, le regard perdu, tout son être aspiré par l’être inconnu qui avait pris possession d’elle. C’était un bourdonnement vague, doux, endormant, angoissant. Elle se réveillait en sursauts de cette torpeur, — moite de sueur, frissonnante, avec un éclair de révolte. Elle se débattait contre le filet où la nature l’avait prise. Elle voulait vivre, elle voulait être libre, il lui semblait que la nature l’avait dupée. Puis, elle avait honte de ces pensées, elle se trouvait monstrueuse, elle se demandait si elle était donc plus mauvaise, ou autrement faite que les autres femmes. Et peu à peu, elle s’apaisait de nouveau, engourdie comme un arbre dans la sève et le rêve du fruit vivant qui mûrissait dans ses entrailles. Qu’était-il ? Qu’allait-il être ?…

Lorsqu’elle entendit son premier cri à la lumière, lorsqu’elle vit ce petit corps pitoyable et touchant, tout son cœur se fondit. Elle connut, en une minute d’éblouissement, cette glorieuse joie de la maternité, la plus puissante qui soit au monde : avoir créé de sa souffrance un être de sa chair, un homme. Et la grande vague d’amour qui remue l’univers | l’étreignit de la tête aux pieds, la roula, la noya, la souleva jusqu’aux cieux… Ô Dieu, la femme qui crée est ton égale ; et tu ne connais pas une joie pareille à la sienne : car tu n’as pas souffert…

Puis la vague retomba ; et l’âme retoucha le fond.

Olivier, tremblant d’émotion, se penchait sur l’enfant ; et, souriant à Jacqueline, il tâchait de comprendre quel lien de vie mystérieux il y avait entre eux deux et cet être misérable encore à peine humain. Tendrement, avec un peu de dégoût, il effleura de ses lèvres cette petite tête jaune et ridée. Jacqueline le regardait : jalousement, elle le repoussa ; elle saisit l’enfant, et le serra contre son sein, elle le couvrit de baisers. L’enfant cria, elle le rendit ; et, la tête tournée contre le mur, elle pleura. Olivier vint vers elle, l’embrassa, but ses larmes ; elle l’embrassa aussi, et se força à sourire ; puis, elle demanda qu’on la laissât se reposer, avec l’enfant près d’elle… Hélas ! qu’y faire, lorsque l’amour est mort ? L’homme, qui livre à l’intelligence plus de la moitié de soi-même, ne perd jamais un sentiment fort, sans en conserver dans son cerveau une trace, une idée. Il peut ne plus aimer, il ne peut pas oublier qu’il a aimé. Mais la femme qui a aimé, sans raison, tout entière, et qui cesse d’aimer, sans raison, tout entière, qu’y peut-elle ? Vouloir ? Se faire illusion ? Et quand elle est trop faible pour vouloir, trop vraie pour se faire illusion ?…

Jacqueline, accoudée sur son lit, regardait l’enfant avec une tendre pitié. Qu’était-il ? Quel qu’il fût, il n’était pas d’elle tout entier. Il était aussi « l’autre ». Et « l’autre », elle ne l’aimait plus. Pauvre petit ! Cher petit ! Elle s’irritait contre cet être qui voulait la rattacher à un passé mort ; et, se penchant sur lui, elle l’embrassait, elle l’embrassait…