Les Amies (Jean-Christophe)/24

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 274-283).
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— Mon amie m’a trahi.

Sous cette pensée, Olivier succombait. En vain, Christophe le secouait rudement, par affection.

— Que veux-tu ? disait-il. Une trahison d’ami, c’est une épreuve journalière, comme la maladie, la pauvreté, la lutte avec les sots. Il faut être armé contre elle. Si on ne peut y résister, c’est qu’on n’est qu’un pauvre homme.

— Ah ! c’est tout ce que je suis. Je n’y mets pas d’orgueil… Un pauvre homme, oui, qui a besoin de tendresse, et qui meurt, s’il ne l’a plus.

— Ta vie n’est pas finie : il y a d’autres êtres à aimer.

— Je ne crois plus à aucun. Il n’y a pas d’amis.

— Olivier !

— Pardon. Je ne doute pas de toi. Quoiqu’il y ait des moments où je doute de tout… de moi… Mais toi, tu es fort, tu n’as besoin de personne, tu peux te passer de moi.

— Elle s’en passe encore mieux.

— Tu es cruel, Christophe.

— Mon cher petit, je te brutalise ; mais c’est pour que tu te révoltes. Que diable ! c’est honteux, de sacrifier ceux qui t’aiment, et ta vie, à quelqu’un qui se moque de toi.

— Que m’importent ceux qui m’aiment ? C’est elle que j’aime.

— Travaille. Ce qui t’intéressait autrefois…

— … ne m’intéresse plus. Je suis las. Il me semble que je suis sorti de la vie. Tout m’apparaît loin, loin… Je vois, mais je ne comprends plus… Penser qu’il y a des hommes qui ne se lassent point de recommencer, chaque jour, leur mécanisme d’horloge, leur tâche insipide, leurs discussions de journaux, leur pauvre chasse au plaisir, des hommes qui se passionnent pour ou contre un ministère, un livre, une cabotine… Ah ! que je me sens vieux ! Je n’ai ni haine, ni rancune, contre qui que ce soit : tout m’ennuie. Je sens qu’il n’y a rien… Écrire ? Pourquoi écrire ? Qui vous comprend ? Je n’écrivais que pour un être ; tout ce que j’étais, je l’étais pour lui… Il n’y a rien. Je suis fatigué, Christophe, fatigué. Je voudrais dormir.

— Eh bien, dors, mon petit. Je te veillerai.

Mais c’était ce qu’Olivier pouvait le moins. Ah ! si celui qui souffre pouvait dormir des mois, jusqu’à ce que sa peine s’efface de son être renouvelé, jusqu’à ce qu’il soit un autre ! Mais nul ne peut lui faire ce don ; et il n’en voudrait pas. La pire souffrance lui serait d’être privé de sa souffrance. Olivier était comme un fiévreux, qui se nourrit de sa fièvre. Une véritable fièvre, dont les accès reparaissaient, aux mêmes heures, surtout le soir, à partir du moment où la lumière tombe. Et le reste du temps, elle le laissait brisé, intoxiqué par l’amour, rongé par le souvenir, ressassant la même pensée, pareil à un idiot qui remâche la même bouchée sans pouvoir l’avaler, toutes les forces du cerveau paralysées, pompées par la seule idée fixe.

Il n’avait pas la ressource, comme Christophe, de maudire son mal, en calomniant de bonne foi celle qui en était cause. Plus clairvoyant et plus juste, il savait qu’il y avait sa part de responsabilité et qu’il n’était pas le seul à en souffrir : Jacqueline aussi était victime ; — elle était sa victime. Elle s’était confiée à lui : qu’en avait-il fait ? S’il n’était pas de force à la rendre heureuse, pourquoi l’avait-il liée à lui ? Elle était dans son droit, en rompant les liens qui la meurtrissaient.

— Ce n’est pas sa faute, pensait-il. C’est la mienne. Je l’ai mal aimée. Pourtant, je l’aimais bien. Mais je n’ai pas su l’aimer, puisque je n’ai pas su me faire aimer.

Ainsi, il s’accusait ; et peut-être avait-il raison. Mais il ne sert pas à grand’chose de faire le procès du passé : cela n’empêcherait point de le recommencer, si c’était à recommencer ; et cela empêche de vivre. L’homme fort est celui qui oublie le mal qu’on lui a fait, — et aussi, hélas ! celui qu’il a fait, dès l’instant qu’il s’est rendu compte qu’il ne peut le réparer. Mais l’on n’est pas fort par raison, on l’est par passion. L’amour et la passion sont deux parents éloignés ; rarement ils vont ensemble. Olivier aimait ; il n’était fort que contre lui-même. Dans l’état de passivité où il était tombé, il offrait prise à tous les maux. Influenza, bronchite, pneumonie s’abattirent sur lui. Il fut malade, une partie de l’été. Christophe, aidé de Mme  Arnaud, le soigna avec dévouement ; et ils réussirent à enrayer la maladie. Mais contre le mal moral, ils étaient impuissants ; et ils sentaient peu à peu la fatigue déprimante de cette tristesse perpétuelle et le besoin de la fuir.

Le malheur fait tomber dans une étrange solitude. Les hommes en ont une horreur instinctive. On dirait qu’ils ont peur qu’il ne soit contagieux : à tout le moins, il ennuie ; on se sauve de lui. Qu’il est peu de personnes qui vous pardonnent de souffrir ! C’est toujours la vieille histoire des amis de Job. Éliphaz de Theman accuse Job d’impatience. Baldad de Suli soutient que les malheurs de Job sont la peine de ses péchés. Sophar de Naamath le taxe de présomption. « Et à la fin, Élin fils de Barachel de Buz de la famille de Ram, entra dans une grande colère, et se fâcha contre Job, parce que Job assurait qu’il était juste devant Dieu. » — Peu de gens vraiment tristes. Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Olivier était de ceux-ci. Comme disait un misanthrope, « il paraissait se complaire à être maltraité. On ne gagne rien à ce personnage d’homme malheureux : on se fait détester. »

Olivier ne pouvait parler de ce qu’il sentait à personne, même à ses plus intimes. Il s’apercevait que cela les assommait. Même son cher Christophe était impatienté de cette peine tenace et importune. Il se savait trop maladroit à y porter remède. Pour dire la vérité, cet homme dont le cœur était généreux et qui avait fait pour son compte l’épreuve de la souffrance, ne parvenait pas à sentir la souffrance de son ami. Telle est l’infirmité de la nature humaine. Soyez bon, pitoyable, intelligent, ayez souffert mille morts : vous ne sentirez pas la douleur de votre ami qui a mal aux dents. Si la maladie se prolonge, on est tenté de trouver que le malade exagère ses plaintes. Combien plus, lorsque le mal est invisible, tapi au fond de l’âme ! Celui qui n’est pas en cause trouve irritant que l’autre se fasse tant de bile pour un sentiment qui ne lui importe guère. Et enfin, l’on se dit, pour mettre sa conscience en repos :

— Qu’y puis-je ? Toutes les raisons ne servent de rien.

Toutes les raisons, cela est vrai. On ne peut faire du bien qu’en aimant celui qui souffre, en l’aimant bêtement, sans chercher à le convaincre, sans chercher à le guérir, en l’aimant et en le plaignant. L’amour est le seul baume aux blessures de l’amour. Mais l’amour n’est pas inépuisable, même chez ceux qui aiment le mieux ; ils n’en ont qu’une provision limitée. Quand les amis ont dit ou écrit une fois tout ce qu’ils ont pu trouver de paroles d’affection, quand à leurs propres yeux ils ont fait leur devoir, ils se retirent prudemment, ils font le vide autour du patient, ainsi que d’un coupable. Et comme ils ne sont pas sans une honte secrète de l’aider aussi peu, ils l’aident de moins en moins ; ils cherchent à se faire oublier, et à oublier eux-mêmes. Et si le malheur importun s’obstine, si un écho indiscret pénètre jusqu’à leur retraite, ils en viennent à juger sévèrement cet homme sans courage, qui supporte mal l’épreuve. Soyez sûrs que s’il succombe, il se trouvera au fond de leur pitié sincère ce sous-entendu dédaigneux :

— Le pauvre diable ! J’avais de lui une meilleure opinion.

Dans cet égoïsme universel, quel ineffable bien peut faire une simple parole de tendresse, une attention délicate, un regard qui a pitié et qui vous aime ! On sent alors le prix de la bonté. Et que tout le reste est pauvre, à côté d’elle !… Elle rapprochait Olivier de Mme  Arnaud, plus que de tout autre, même de son Christophe. Cependant Christophe s’obligeait à une patience méritoire ; il lui cachait, par affection, ce qu’il pensait de lui. Mais Olivier, avec l’acuité de son regard que la souffrance affinait, apercevait le combat qui se livrait en son ami, et combien sa tristesse lui était à charge. C’était assez pour l’écarter à son tour de Christophe, et lui souffler l’envie de lui crier :

— Va-t’en !

Ainsi, le malheur sépare souvent les cœurs qui s’aiment. Comme le vanneur trie le grain, il met d’un côté ce qui veut vivre, de l’autre ce qui veut mourir. Terrible loi de vie, plus forte que l’amour ! La mère qui voit mourir son fils, l’ami qui voit son ami se noyer, — s’ils ne peuvent les sauver, n’en continuent pas moins de se sauver soi-mêmes, ils ne meurent pas avec eux. Et pourtant, ils les aiment mille fois mieux que leur vie…

Malgré son grand amour, Christophe était obligé, par moments, de fuir Olivier. Il était trop fort, il se portait trop bien, il étouffait dans cette peine sans air. Qu’il était honteux de lui ! Il avait la mort dans l’âme de ne pouvoir rien pour son ami ; et comme il avait besoin de se venger sur quelqu’un, il en voulait à Jacqueline. En dépit des paroles clairvoyantes de Mme  Arnaud, il continuait de la juger durement, comme il sied à une âme jeune, violente et entière, qui n’a pas encore assez appris de la vie pour n’être pas impitoyable envers ses faiblesses.

Il allait voir Cécile et l’enfant qui lui avait été confié. Cela lui rafraîchissait rame. Cécile était transfigurée par sa maternité d’emprunt ; elle paraissait toute jeune, heureuse, affinée, attendrie. Le départ de Jacqueline n’avait pas fait naître en elle un espoir inavoué de bonheur. Elle savait que le souvenir de Jacqueline éloignait d’elle Olivier plus encore que Jacqueline présente. D’ailleurs, le souffle qui l’avait troublée était passé : c’était un moment de crise, que la vue de l’égarement de Jacqueline avait contribué à dissiper ; elle était rentrée dans son calme habituel, et elle ne comprenait plus très bien ce qui l’en avait fait sortir. Le meilleur de son besoin d’aimer trouvait à se satisfaire dans l’amour de l’enfant. Avec le merveilleux pouvoir d’illusion — d’intuition — de la femme, elle retrouvait celui qu’elle aimait, au travers de ce petit être ; ainsi, elle l’avait faible et livré, tout à elle : il lui appartenait ; et elle pouvait l’aimer, passionnément l’aimer, d’un amour aussi pur que l’était le cœur de cet innocent et ses limpides yeux bleus, gouttelettes de lumière… Non qu’il ne se mêlât à sa tendresse un regret mélancolique. Ah ! ce n’est jamais la même chose qu’un enfant de notre sang !… Mais c’est bon, tout de même.

Christophe regardait maintenant Cécile avec d’autres yeux. Il se rappelait un mot ironique de Françoise Oudon :

— Comment se fait-il que toi et Philomèle, qui seriez si bien faits pour être mari et femme, vous ne vous aimiez pas ?

Mais Françoise, mieux que Christophe, en savait la raison : quand on est un Christophe, il est rare qu’on aime qui peut vous faire du bien ; on aime bien plutôt qui peut vous faire du mal. Les contraires s’attirent ; la nature cherche sa destruction, elle va à la vie intense qui se brûle, de préférence à la vie prudente qui s’économise. Et l’on a raison quand on est un Christophe, dont la loi n’est pas de vivre le plus longtemps possible, mais le plus fort.

Christophe cependant, moins pénétrant que Françoise, se disait que l’amour est une force aveugle et inhumaine. Il met ensemble ceux qui ne peuvent se souffrir. Il rejette ceux qui sont de même sorte. Ce qu’il inspire est peu de chose, au prix de ce qu’il détruit. Heureux, il dissout la volonté. Malheureux, il brise le cœur. Quel bien fait-il jamais ?

Et comme il médisait ainsi de l’amour, il vit son sourire ironique et tendre, qui lui disait :

— Ingrat !