Les Amies (Jean-Christophe)/29

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 303-306).
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Jour de la Toussaint. Lumière grise et vent froid, au dehors. Christophe était chez Cécile. Cécile était près du berceau de l’enfant, sur lequel se penchait Mme Arnaud, qui était venue, en passant. Christophe rêvait. Il sentait qu’il avait manqué le bonheur ; mais il ne songeait pas à se plaindre : il savait que le bonheur existait… Soleil, je n’ai pas besoin de te voir pour t’aimer ! Pendant ces longs jours d’hiver où je grelotte dans l’ombre, mon cœur est plein de toi ; mon amour me tient chaud : je sais que tu es là…

Et Cécile aussi rêvait. Elle contemplait l’enfant, et finissait par croire qu’il était son enfant. Ô pouvoir béni du rêve, imagination créatrice de la vie ! La vie… Qu’est-ce que la vie ? Elle n’est pas ce que la froide raison et ce que nos yeux la voient. La vie est ce que nous la rêvons. La mesure de la vie, c’est l’amour.

Christophe regardait Cécile, dont le visage rustique aux larges yeux rayonnait de la splendeur de l’instinct maternel, — plus mère que la vraie mère. Et il regardait la tendre figure fatiguée de Mme Arnaud. Il y lisait, comme en un livre émouvant, les douceurs et les souffrances cachées de cette vie d’épouse, qui, sans que l’on en soupçonne rien, est aussi riche parfois en douleurs et en joies que l’amour de Juliette ou d’Ysolde. Mais avec plus de grandeur religieuse…

Socia rei humanæ atque divinæ…

Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d’enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l’âme, l’harmonie qui chante au fond du cœur. Et la plus belle des musiques de l’âme, c’est la bonté.

Olivier entra. Ses mouvements étaient calmes ; une sérénité nouvelle l’éclairait. Il sourit à l’enfant, serra la main à Cécile et à Mme Arnaud, et se mit à causer tranquillement. Ils l’observaient avec un étonnement affectueux. Il n’était plus le même. Dans l’isolement où il s’était enfermé avec son chagrin, comme la chenille dans le nid qu’elle s’est filé, après un dur travail il avait réussi à dépouiller sa peine comme une coque vide. Quelque jour, nous raconterons comment il avait cru trouver une belle cause à laquelle faire le don de sa vie qui ne l’intéressait plus que pour la sacrifier ; et, comme c’est la loi, du jour où il avait fait dans son cœur un acte de renoncement à la vie, elle s’était rallumée. Ses amis le regardaient. Ils ne savaient point ce qui s’était passé, et ils n’osaient le lui demander ; mais ils sentaient qu’il s’était délivré, et qu’il n’y avait plus en lui ni regret, ni amertume, pour quoi que ce fût, contre qui que ce fût.

Christophe, se levant, alla au piano, et dit à Olivier :

— Veux-tu que je te chante une mélodie de Brahms ?

— De Brahms ? dit Olivier. Tu joues maintenant de ton vieil ennemi ?

— C’est la Toussaint, dit Christophe. Jour de pardon pour tous.

Il chanta, à mi-voix, pour ne pas réveiller l’enfant, quelques phrases d’un vieux lied populaire de Souabe :

… Für die Zeit, wo du g’liebt mi hast
Da dank’i dir schön,
Und i wünsch’, dass dir’s anderswo
Besser mag geh’n…

(« Pour le temps où tu m’as aimé, je te remercie, je souhaite qu’ailleurs ce soit mieux pour toi… »)


— Christophe ! dit Olivier.

Christophe le serra sur sa poitrine.

— Va, mon petit, lui dit-il, nous avons le bon lot.


Ils étaient assis tous les quatre, près de l’enfant qui dormait. Ils ne parlaient point. Et à qui leur eût demandé quelle était leur pensée, — le visage vêtu d’humilité, ils eussent répondu seulement :


Amour.