Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/05

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 32-39).

V

HISTOIRES DE PRESSE.

Le lendemain et les jours suivants, le temps s’était mis à la pluie ; les rhumatismes du vieux Robson s’en trouvaient fort aggravés, et le digne fermier, retenu dans sa demeure, s’y ennuyait à cœur joie. Sa femme, réduite comme Mme de Maintenon, — et sans autant de ressources que celle-ci, — à divertir de son mieux un homme qui n’était plus amusable, recourut dans sa détresse aux conseils de Sylvia : « Si du moins, lui disait-elle, Philip Hepburn pouvait revenir… » Mais Sylvia repoussait comme absurde l’idée que Philip pût servir de passe-temps à quelqu’un. Et quand, là-dessus, elle vit sa mère toute prête à se fâcher : « J’ai un autre remède, lui dit-elle, et bien plus certain… » Après quoi, jetant sur sa tête son tablier bleu, elle courut vers la grange où Kester, le garçon de ferme, examinait les toisons qu’on allait préparer pour la filature. L’apparition du joli minois de Sylvia que ce capuchon improvisé semblait embellir encore, fit épanouir un large sourire sur l’épais visage du fidèle serviteur, — épris peut-être de sa jeune maîtresse, — mais si secrètement que lui-même ne s’en doutait pas.

Elle avait, disait-elle, un message à lui confier ; message qui demandait beaucoup de ménagements et de diplomatie. Il ne s’agissait de rien moins que de déterminer maître Bullfinch, le tailleur, à venir, sans faire semblant de rien, s’enquérir des réparations qu’exigeaient les vêtements du fermier. On s’arrangerait pour qu’il trouvât bonne quantité d’ouvrage ; cet ouvrage le retiendrait à la ferme ; et Robson aurait ainsi, pour toute la durée du mauvais temps, un interlocuteur assuré, dont le bavardage n’était pas sujet à s’épuiser facilement. Kester entra joyeusement dans le complot, enthousiasmé de quelques incitations caressantes qui, dans la bouche de Sylvia, équivalaient aux ordres les plus péremptoires. Mais, comme la diplomatie n’était guère son fait, il la remplaça par un beau shilling dont il fit généreusement le sacrifice muet, et qui eut sur Bullfinch une influence au moins égale à celle des insinuations les mieux ménagées.

Dès le lendemain, comme par hasard, le tailleur apparaissait au seuil de la ferme de Haytersbank, et comme par hasard aussi, Bell et Sylvia découvraient une foule d’accrocs à fermer, de boutons à remettre, qui nécessitaient son installation régulière dans leur petit établissement. Une fois l’ouvrage en bon ordre, les fers au feu et la fille de la maison appelée à lui prêter aide et secours, le tailleur entra de plain-pied dans ses commérages habituels. L’émeute de Monkshaven en fit d’abord tous les frais, mais elle avait été suivie d’un incident assez grave que les gens de la ferme ignoraient encore, et que le lecteur apprendra dans les mêmes termes où il leur fut conté :

« Oui, disait le tailleur, il a fait des siennes, le Vaisseau du roi[1]… Et qui s’en serait douté ?… Il était depuis longtemps si tranquille, le lieutenant soldait si bien tous ses achats… Mais vous avez su, n’est-il pas vrai, comment il est allé prendre, à bord de la Résolution, les quatre plus beaux marins à qui j’aie jamais taillé une paire de culottes ?… Cela se passait jeudi dernier, et tout Monkshaven était en l’air… Vous auriez dit un nid de guêpes volant de çà et là et bourdonnant à qui mieux mieux, sans compter que beaucoup avaient leur aiguillon tout prêt et ne demandaient qu’à se venger… Il fallait entendre les femmes pleurer et sangloter dans les rues… Il fallait voir, pendant toute la journée du vendredi, celles qui restaient sous la pluie tout le long des quais, s’écarquillant les yeux à regarder du côté de la pointe Saint-Abb !… C’était là qu’on avait signalé, le jeudi, l’arrivée de la Good-Fortune… On l’attendit en vain toute la journée… La marée de l’après-midi passa, et de ce malheureux bâtiment on n’avait pas vu la moindre ficelle… Se tenait-il hors de vue, crainte du tender ? … Avait-il décidément pris le large ?… C’était ce que demandaient les pauvres femmes en rentrant chez elles mouillées jusqu’aux os, sans regarder personne, sans parler à personne, et tâchant de se donner courage pour la nuit d’angoisses qu’elles allaient passer. Le samedi matin, — vous vous rappelez l’orage qu’il faisait, cette pluie, ce vent terrible, — on se remit au guet dès l’aurore, et cette fois la Good-Fortune franchit la barre… Mais on avait déjà de ses nouvelles par la chaloupe de la douane. La croisière avait été bonne ; nos gens rapportaient quantité d’huile et de gras. Malgré cela ils avaient à mi-mât leur pavillon trempé de pluie, en signe de chagrin et de détresse… C’est qu’il y avait à bord un homme tué, un homme qui le matin même s’était levé frais et dispos. Il y en avait un autre, dont la vie ne tenait plus qu’à un fil ; et enfin l’équipage en avait vu partir sept, qui auraient dû se trouver là, mais que la press-gang avait enlevés… Le tender à qui était due la capture du jeudi, avait fait passer un avis à la frégate dont on a tant parlé, celle qui stationne devant Hartlepool, et l’Aurora, comme on l’appelle, s’était hâtée de mettre à la voile dans la direction du nord… La Résolution était, paraît-il, à neuf lieues au large de la pointe Saint-Abb, quand elle vit la frégate, et la reconnaissant à sa coupe pour un bâtiment de guerre, devina de quelle mission elle était chargée… J’ai vu, vous dis-je, j’ai vu de mes yeux l’homme blessé ; mais soyez tranquille, celui-là vivra… Jamais on n’est mort avec un pareil désir de vengeance… Il pâlissait, il rougissait à chaque instant, — ne pouvant parler, à cause de sa blessure qui est mauvaise, — pendant que le capitaine et le contre-maître nous racontaient, à moi et à quelques autres, comment l’Aurore leur avait envoyé des boulets, sans plus se gêner, pour les faire amener sur elle. Mais comme il savait avoir affaire à un vieux renard, et mal disposé, ce blessé dont je parle, — Kinraid, le specksioneer du navire, — fit descendre les hommes dans l’entre-pont et fermer strictement les écoutilles, pendant qu’il restait sur le pont, avec le capitaine et le vieux contre-maître, pour faire accueil à l’équipage de la chaloupe qu’il pouvait voir, se détachant des flancs de l’Aurora, nager vers eux avec ces grands coups d’aviron bien réguliers auxquels se reconnaît le marin de l’État… —

« Malédiction ! » s’écria ici Daniel, se parlant à lui-même, et entre ses dents.

Sylvia était debout, son fer à repasser dans les mains, passionnément attentive, et ne voulant ni donner le fer à Bullfinch pour ne pas interrompre le récit, ni le remettre au feu, de peur que ce mouvement ne fît songer le tailleur au travail qu’il venait d’oublier complétement, emporté lui-même par l’ardeur de sa narration.

« Ils arrivaient donc sur l’eau, à grands coups de rames, et tombèrent à bord comme des sauterelles, tous armés jusqu’aux dents. Le capitaine raconte qu’il avait vu Kinraid glisser sous quelque prélart son couteau de pêche et que, — tout en lui supposant d’assez funestes intentions, — il ne songea pas un moment à l’empêcher de dépecer quelques-uns de ces drôles, pas plus que s’il se fût agi d’un cachalot. Nos gens à bord, l’un d’eux court au gouvernail, et le capitaine affirme qu’il aurait autant aimé voir quelqu’un embrasser sa femme devant lui : « — mais, ajoutait-il, le souvenir des gens de Monkshaven qui en ce moment même devaient être à nous attendre, et le couteau de pêche que je voyais reluire çà et là sous sa noire enveloppe de toile à goudron, me décidèrent à rester poli aussi longtemps que je le pourrais. » Ainsi fit-il, tout en voyant qu’on les dirigeait du côté de l’Aurora et que l’Aurora venait à eux. Or voilà le capitaine de l’État qui empoigne sa trompette pour les héler : — Tous vos hommes sur le pont ! criait-il, impérieux et brutal. Du fond des écoutilles, cependant, on entendait les baleiniers jurer qu’ils ne se rendraient pas sans qu’il y eût du sang versé. Kinraid, d’ailleurs, avait pris son pistolet dont il examinait l’amorce avec le plus grand soin. Le voilà qui dit au capitaine de l’État : — Nous sommes pêcheurs du Groënland, protégés par le statut maritime… Vous n’avez aucun droit sur nous. Mais l’autre lui répond, toujours criant : — Vos hommes sur le pont, et pas de réplique ! S’ils ne veulent pas vous obéir et si votre autorité n’est plus reconnue à votre bord, je vous regarde comme en état de révolte… Venez alors me trouver avec ceux qui voudront vous suivre… et les autres apprendront de quel bois je me chauffe… — Vous voyez d’ici la ruse ? il feignait de croire que l’autre capitaine avait affaire à des mutins, et semblait lui venir charitablement en aide. Mais ce dernier ne voulait pas donner dans le panneau, et vous lui répond tout bonnement : — Mon navire est chargé d’huile, et si le bois dont vous vous chauffez y met le feu, vous en supporterez naturellement les conséquences !… — A-t-il ou non parlé aussi hardiment qu’il l’assure, je ne le garantis pas, mais s’il n’a pas dit tout ce qu’il avait sur le cœur, c’est prudence pure et afin de ramener sa cargaison saine et sauve… Là-dessus les gens de l’Aurora qui étaient à bord de la Good-Fortune proposent à leur capitaine de faire feu par les écoutilles, et de forcer ainsi les hommes à monter : mais voilà le specksioneer qui prend la parole. — Il défendra, dit-il, les écoutilles ; il a deux bons pistolets, et quelque chose avec. Pour sa vie, il n’y tient guère, n’étant pas encore marié. Tous ceux d’en bas le sont, et malheur aux deux premiers qui se risqueront près des écoutilles… — En effet, il tire sur les deux plus avancés, que sa menace n’avait pas arrêtés, et juste au moment où il se penchait pour saisir le couteau de pêche, qui est une grande espèce de faucille…

— Apprenez-moi donc ce que c’est qu’un couteau de pêche ! interrompit Daniel… Comme si je n’étais pas allé au Groënland, moi aussi !

— … Ils lui traversent le côté d’une halle, le couchent par terre tout étourdi, et l’écartent à coups de pied comme un cadavre ; puis ils font feu par les écoutilles, tuent un matelot, en blessent deux, et le reste alors demande quartier ; car enfin la vie a ses douceurs, même à bord d’un vaisseau du roi… C’est ainsi que l’Aurora les a tous pris, les blessés comme les bien portants, laissant seulement Kinraid qu’on croyait mort et qui ne l’était pas, — Darley, qui l’était au contraire à merveille, — et le capitaine et le contre-maître, tous deux trop âgés pour faire grande besogne. Le premier des deux, affectionné à Kinraid comme s’il était son frère, bande soigneusement sa blessure, lui fait avaler deux ou trois gorgées de rhum, et une fois arrivé à Monkshaven, mande le premier docteur de la ville ; car on dit qu’il n’y a pas, dans toutes les mers du Groënland, un harponneur comme celui-là. Quant à moi, je puis porter témoignage que c’est un beau jeune homme, tout blême et tout épuisé de sang que je l’aie vu. Pour ce qui est de Darley, il ne ressuscitera pas, je vous en réponds, et, dimanche venu, on verra passer dans les rues de Monkshaven un enterrement comme il n’y en a pas eu depuis longtemps… À présent, jeune fille, passez-moi mon fer !… et ne perdons plus le temps à bavarder.

— Ce n’est pas là perdre son temps, dit Daniel se remuant avec peine dans son fauteuil, comme pour constater une fois de plus l’infirmité qui l’y retenait… Si j’étais jeune comme autrefois, et même si ces damnés rhumatismes ne me clouaient ici maintenant, les gens de la press-gang verraient bien ce que peuvent coûter pareilles infamies… Mais, mon brave, c’est pire que pendant ma jeunesse, du temps de la guerre d’Amérique où pourtant les choses n’allaient pas trop bien.

— Et Kinraid ?… demanda Sylvia qui depuis quelques minutes, absorbée par l’intérêt puissant du récit, semblait avoir perdu la respiration. Ses joues étaient pourpres et ses yeux étincelaient.

— Oh ! rassurez-vous, il n’en mourra pas… Il y a de la vie dans ce gaillard-là.

— Ce doit être le cousin de Molly, » ajouta Sylvia se rappelant avec une rougeur nouvelle ce que miss Corney lui avait dit à propos de ce cousin.

Et à partir de ce moment, son petit cœur ne songea plus qu’à tirer de son amie tous les détails confidentiels dans lesquels entrent volontiers les jeunes filles qu’on fait jaser sur le compte de leur fiancé. Mais il ne faudrait pas croire qu’elle s’avouât ce désir secret, même dans l’intimité de sa conscience. Elle se bornait à souhaiter ardemment de revoir Molly « pour la consulter, se disait-elle, sur la coupe de son manteau neuf. »

  1. Tender. — C’était le nom spécial des chaloupes armées pour le service de la presse.