Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/08

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 183-191).
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2e  partie

VIII

L’OMBRE ÉPAISSIT.

Dans l’intervalle qui précéda le mariage de Coulson, maints et maints incidents se produisirent, en eux-mêmes fort insignifiants, mais qui comptaient pour beaucoup aux yeux de Philip. Selon que Sylvia le recevait avec un peu plus, un peu moins de cordialité, il passait de la joie au chagrin, radieux comme le soleil quand elle lui avait adressé quelques bonnes paroles, triste comme la lune quand elle ne s’était pas senti le courage d’ouvrir la bouche, ou si, le sachant là, elle ne se montrait point.

Pour ses parents, il était toujours le bien venu. L’abattement où ils voyaient leur chère petite Sylvia, l’affliction où son chagrin les plongeait, leur rendaient doublement précieuses les visites de Philip, et d’autant mieux qu’ils avaient à peu près rompu toute relation avec la famille Corney, offusqués par les regrets bruyants que miss Bessy affichait au sujet de « l’amoureux » dont elle semblait se croire veuve. Il y avait là comme une insulte à la douleur de leur fille, et, sans en faire un motif de brouille ouverte, ils avaient cru devoir suspendre provisoirement leurs rapports de bon voisinage ; — ceci, comme on pense, à la grande satisfaction de Philip, facilement effarouché par tout ce qui venait se placer entre lui et sa bien-aimée. Il n’arrivait jamais les mains vides. Tantôt c’était la ballade en vogue, tantôt le roman dont les colporteurs activaient la circulation, ou bien encore quelque œuvre plus édifiante, la Messiade de Klopstock, par exemple, le Sérieux appel de Law, le Pilgrim’s Progress de John Bunyan ; mais, surtout, les Chagrins du jeune Werther. Ce dernier ouvrage, alors à la mode dans toute l’Europe, n’obtint de Sylvia qu’une attention très-distraite ; elle le parcourut négligemment, et c’est tout au plus si elle voulut bien sourire devant une vignette où Charlotte distribuait à ses enfants des tartines beurrées… de la main gauche ! Après quoi elle plaça le précieux volume à côté du Parfait maréchal, et Philip le retrouva sur le même rayon, dans le même voisinage, posé à rebours comme il l’avait vu naguère, la première fois qu’il revint à Haytersbank.

Que de fois, pendant cette saison d’été, ne se remémora-t-il pas ces passages de la Genèse où lui était offert, dans la personne de Jacob, un si bel exemple de persévérance enfin victorieuse ! À la longue, cependant, voyant ses bouquets perdus, ses livres négligés, ses menus cadeaux acceptés comme à regret, il se demanda s’il ne fallait pas changer de tactique et recourir à d’autres moyens de plaire. Il était temps qu’il s’en avisât, car la jeune fille, lasse d’avoir à le remercier constamment, ennuyée des regards mélancoliques dont il la couvait sans cesse, allait se révolter pour tout de bon. L’irritation secrète qui se trahissait chez elle était saluée par ses parents comme un favorable symptôme. Ils retrouvaient leur enfant telle qu’ils l’avaient connue avant la disparition de ce misérable Kinraid, peu à peu devenu l’objet de leur antipathie. Tous deux, maintenant, le regardaient comme un homme sans consistance, un égoïste volage et trompeur, courant à la fois, ou l’une après l’autre, toutes les bonnes fortunes que le hasard lui pouvait offrir. Quelle différence, auprès de Philip ! Jamais celui-ci ne s’était occupé d’une autre que de Sylvia. N’était-il pas malheureux qu’il se montrât si timide, si malavisé dans ses prévenances, et que son amour affectât des allures si paternelles ? — « Au surplus, remarquait Daniel, il devient un peu moins emprunté ; il ne prêche plus à tout propos, ce qui me le rendait insupportable ; il laisse parler les autres et vide son verre modestement, comme il sied à un garçon de son âge… D’ailleurs, les affaires du magasin marchent à merveille. »

On voit que Philip gagnait du terrain dans le cœur du père, et c’était en gagner dans celui de la fille. Sylvia, effectivement, ne se doutait guère que les idées du vieux Daniel au sujet de Kinraid eussent ainsi changé du tout au tout. Elle croyait au contraire qu’en lui témoignant, à elle, plus de tendresse, il rendait à la mémoire du défunt un hommage indirect, et Dieu sait si elle lui en était reconnaissante ! Jamais elle ne l’avait tant chéri. Philip, dont l’amour avait développé le tact, avait fini par comprendre que, pour se faire bien venir de Bell et de Sylvia, le meilleur moyen était encore de plaire au vieil enfant dont ces deux femmes avaient fait une espèce d’idole. Beaucoup moins ébloui qu’elles sur le compte de Daniel, il travaillait maintenant, il travailla tout l’automne à faire sa conquête. Sylvia s’adoucissait et lui souriait chaque fois qu’il avait trouvé moyen d’égayer ce père adoré. Quant à sa tante, déjà toute gagnée à ses prétentions, il la voyait enchantée de constater chez son mari certaines dispositions plus favorables à leur neveu. Toutefois le progrès était lent, pénible, à peine appréciable, et Philip soupirait parfois en se rappelant les deux laps de sept ans qu’il fallut au patriarche pour triompher des résistances de Lia. D’ailleurs il avait parfois, la nuit, d’étranges visions. Kinraid lui apparaissait dans ses rêves, tantôt se débattant contre les flots, tantôt seul sur le pont d’un rapide navire, le front sévère, le geste menaçant, et arrivant ainsi droit sur Philip, qui s’éveillait en sursaut dans les transes du remords.

Ces cauchemars devinrent plus fréquents lorsqu’au mois de novembre, on vit refluer tout le long de la côte les stationnaires de North-Shields, chassés vers le sud par les événements dont ce dernier port venait d’être le théâtre. On y raconte encore aujourd’hui, sur la foi des habitants les plus avancés en âge, comment, un beau lundi soir, les matelots de la marine marchande, insurgés contre la press-gang, l’expulsèrent avec toute sorte d’outrages, et en forçant les marins de l’État à retourner leurs habits d’uniforme. Une populace nombreuse les accompagna jusqu’à Chirton-Bar, et après avoir salué leur départ de trois hourras triomphants, les avertit qu’on les mettrait en pièces s’ils s’avisaient jamais de reparaître à North-Shields. Quelques jours après, de nouveaux griefs mirent sur pied un corps de cinq cents matelots ; armés de tous les sabres et pistolets qu’ils avaient pu réunir, ils parcoururent tumultueusement la ville, et cherchèrent à s’emparer d’un tender (l’Eleanor), en alléguant les traitements indignes qu’on y faisait subir aux enrôlés de fraîche date. L’énergie des officiers qui commandaient ce « vaisseau du roi, » fit complétement échouer l’entreprise, mais la bande armée se dirigea, dès le lendemain, vers Newcastle. Apprenant toutefois qu’ils y étaient attendus par des forces respectables, et que la milice était sur pied, ceux qui la composaient se dispersèrent jusqu’à nouvel ordre, non sans avoir porté la terreur dans les rangs de la population paisible, qui s’étonnait de voir tant de préparatifs militaires.

Quelques semaines plus tard, l’autorité prit sa revanche. Un régiment logé dans les casernes de Tynemouth vint occuper, à la faveur de la nuit, toutes les issues de North-Shields ; les bâtiments de guerre à l’ancre dans le port débarquèrent leurs press-gangs qui parcoururent à loisir le cercle fatal d’où personne maintenant ne pouvait s’échapper ; plus de deux cent cinquante malheureux — matelots, ouvriers, cultivateurs — furent enveloppés dans ce vaste coup de filet et conduits à bord des navires de l’État, qui prirent la mer tout aussitôt, pour ne pas exaspérer par leur présence les passions déjà surexcitées. On n’entendait de tous côtés que serments de vengeance. Si populaire qu’elle pût être, la guerre contre les Français n’avait pas réconcilié la population de ces districts avec les horreurs de l’enrôlement forcé. On cite encore un riche propriétaire dont tous les métayers, pris de peur, avaient fui à l’intérieur des terres, jusques à Tadcaster, et qui fut obligé, pour les faire rentrer sur ses domaines, de leur offrir sa garantie personnelle ; encore demandèrent-ils à être installés dans les dépendances du château, où ils se sentaient mieux protégés contre la brutalité des recruteurs. Plus de marée ; les pêcheurs n’osaient s’aventurer en mer, et les marchés étaient désormais abandonnés. Le prix des denrées montait d’une manière effrayante ; la plupart des gens se sentaient appauvrir ; quelques-uns furent irrévocablement ruinés. Mais l’intérêt du grand conflit engagé entre l’Angleterre et la France devait, paraît-il, passer avant tout le reste. La presse ne cessait pas de sévir, et plus d’un pauvre laboureur, enlevé, conduit à Londres, puis reconnu impropre au service maritime, fut rendu à la liberté sans qu’on prît le moindre souci de sa personne ou de l’indemnité à laquelle de pareils procédés lui donnaient un droit incontestable.

L’automne avait ramené les baleiniers. Mais au lieu des réjouissances habituelles qui célébraient leur retour, au lieu de cette activité commerciale que stimulait l’emploi prodigue de leurs parts de prise, on ne voyait de toutes parts que signes d’anxiété, réserve inhospitalière, méfiance isolante, animosité contenue. Personne chez les marchands d’habits, dont les magasins se vidaient généralement à cette époque ; personne dans les cabarets envahis, personne dans les rues, où fourmillaient d’ordinaire les « jaquettes bleues ; » personne même dans les ateliers de travail, c’est-à-dire dans les melting-houses. Au lieu de la foule active qui, les autres années, venait s’y livrer aux opérations complémentaires de la pêche, tout au plus voyait-on se glisser furtivement, le long des ruelles détournées, alléchés par un salaire exorbitant, quelques pauvres diables aux regards sinistres, à la démarche hésitante, toujours au guet, toujours prêts à fuir, comme si au lieu d’un travail légitime, ils étaient en quête de quelque coupable aubaine. La plupart emportaient leurs couteaux de bord, prêts à verser le sang pour défendre leur liberté menacée. Les publicains postaient de tous côtés des vedettes ; et autour des tables où l’irrésistible attrait de la boisson appelait encore leurs clients, on n’entendait, — à la place de refrains bachiques et d’incohérentes divagations, — que d’âpres menaces, serments de vengeance, imprécations déchaînées, appels directs à la révolte et au meurtre.

Trois navires, ancrés à quelques milles de Monkshaven, avaient leur bonne part de ces malédictions quotidiennes. La première fois que Philip entendit parler, dans son magasin, de ces trois monstres immobiles qu’on se montrait au fond de l’horizon brumeux, il sentit son cœur défaillir, et tout au plus osa-t-il s’informer de leurs noms. En effet, si l’un d’eux était l’Alceste, si Kinraid trouvait moyen de passer parole à Sylvia, — s’il lui faisait savoir que, vivant encore, il lui restait fidèlement attaché, — si elle apprenait ensuite l’histoire de ce message supprimé par un rival jaloux et perfide, — outre qu’il perdrait tous ses droits à l’amour de la jeune fille, comment pourrait-elle l’estimer encore ? Devant cette crainte, tout sophisme s’évanouissait ; la peur qu’il éprouvait de se voir découvert ne laissait plus à Philip aucun doute sur sa culpabilité, sur la sincérité des paroles passionnées que Kinraid avait confiées à sa loyauté. Sans oublier les passagères galanteries du specksioneer, un instinct secret lui disait que Sylvia Robson avait inspiré à cet aventureux séducteur une passion sérieuse et vraie. Il ne lui restait plus, — pour endormir sa conscience révoltée, — qu’à se demander, de temps à autre, si cette passion eût été durable.

Les trois vaisseaux qui l’inquiétaient si fort étaient la Mégère, le Bellérophon et le Hanovre. Quand il eut obtenu ce renseignement, il s’avisa un peu tard que l’Alceste n’avait aucune raison de s’éterniser sur les côtes du Yorkshire. Selon toutes probabilités, elle était partie depuis longtemps pour aller reprendre sa place dans l’escadre. Et depuis lors, qu’était-il advenu d’elle ou de son équipage ? Engagée en maint et maint combat, ne pouvait-on espérer ?…

Aussi ses appréhensions se trouvèrent-elles calmées. Toutefois, il y avait des moments de panique où les méfaits de la presse occupaient tous les esprits, et fournissaient matière à toutes les conversations. Philip, alors, se reprenait à craindre. Sylvia pouvait, se ravisant tout à coup, éclairée d’une lumière subite, s’apercevoir que la disparition de Kinraid n’impliquait pas, de toute nécessité, qu’il eût péri. Toutefois, pareille conjecture devait lui sembler improbable. À l’époque où le specksioneer avait si brusquement quitté la scène du monde, aucun croiseur de la marine royale n’était en vue des côtes, aucun du moins n’avait été publiquement signalé. En d’autres temps, — et cet hiver, par exemple, — on n’eût pas manqué de mettre sur le compte de la press-gang l’enlèvement d’une proie aussi digne de convoitise. Mais le nom de l’Alceste n’avait pas été murmuré une seule fois à l’oreille de Philip. Il en était d’ailleurs venu à penser que les gens de la ferme, isolés comme ils l’étaient, ne s’inquiétaient guère des incidents dont on parlait tant à Monkshaven. En ceci, pourtant, il se trompait, car sa tante, un soir, profitant d’un tête-à-tête momentané, lui parla des inquiétudes qu’elle nourrissait secrètement au sujet de son mari.

« Depuis quelque temps, lui disait-elle, on recommence à causer de la press-gang, et cela le met hors de sens… Il semblerait que les mains lui démangent de tuer un ou deux de ces misérables… Je l’entends quelquefois, la nuit, se réveiller pour les maudire, et ses gestes convulsifs me font peur… Hier soir encore, n’a-t-il pas été dire à Sylvia que Charley Kinraid avait probablement été enlevé de cette manière ?… Il n’en fallait pas tant pour qu’elle recommençât à pleurer toutes les larmes de son corps. »

Philip alors prit involontairement la parole ; une force invisible semblait l’y pousser.

« Qui sait, disait-il, si cela n’est pas ? »

À peine ces mots avaient-ils franchi ses lèvres qu’il eût voulu se couper la langue avec les dents. Et pourtant ce fut un baume pour sa conscience que d’avoir ainsi rendu à la vérité une sorte d’hommage indirect.

Sa tante d’ailleurs repoussa bien loin (il s’y attendait peut-être), la suggestion qu’il venait de hasarder.

« Non, non, dit-elle, ce n’était pas un homme à rester malgré lui quelque part… Il se serait plutôt pendu ou noyé, mon mari en convient lui-même.

— Et qu’en dit Sylvia ? demanda Philip d’une voix émue.

— Elle s’en tient aux premières paroles de son père, et ne suppose pas qu’un gaillard si résolu se soit laissé violenter ainsi… C’est son indomptable courage qu’elle aimait en lui et, d’ailleurs, ne devant plus le revoir, elle préférerait, j’en suis sûre, qu’il fût noyé.

— À la bonne heure, » dit Philip, qui pour calmer les anxiétés de sa tante, lui promit, bien décidé à tenir parole, de ne jamais parler de la press-gang.

C’était une promesse difficile à tenir, car Daniel ne voulait pas entendre parler d’autre chose. Volontiers peut-être eût-il chassé cette idée dans laquelle il s’obstinait malgré lui, mais il en était littéralement possédé. Son âge le mettait à l’abri de toutes craintes personnelles ; il n’avait pas de fils que la presse lui pût enlever, et néanmoins ses anciennes terreurs de jeunesse lui revenaient en foule, mêlées d’une colère sénile. Devenu plus sobre depuis la maladie de sa femme, il se remit dès ce moment à fréquenter les cabarets de Monkshaven, où il allait recueillir avidement les mille rumeurs qui pouvaient flatter sa passion dominante. Elle allait croissant toujours à mesure que des libations trop fréquentes affaiblissaient sa raison et que la concentration de son intelligence l’amenait peu à peu à une espèce de monomanie. Ainsi pourrait s’expliquer physiologiquement ce qui fut ensuite attribué à une possession surnaturelle, — espèce de condamnation portée contre lui et qui allait le pousser à sa perte.