Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/15

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 248-260).
2e partie

XV

LA ROBE DE NOCES.

Philip et Sylvia étaient donc promis l’un à l’autre. Mais bien qu’il se fût écoulé seulement vingt-quatre heures depuis l’engagement pris, Philip s’étonnait déjà de ne pas se sentir plus heureux. S’il eût voulu se définir à lui-même ce qui lui manquait, il n’aurait trouvé que ceci à dire : Rien n’était changé dans ses rapports avec Sylvia, depuis qu’elle avait promis d’être sa femme. Elle était calme et douce, mais ne semblait ni plus intimidée, ni plus rayonnante, ni plus effarouchée, ni plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis plusieurs mois. Quand elle vint, docile au signal, le retrouver près de cette barrière, le cœur du jeune homme battit plus vite et ses yeux brillaient d’amour en la regardant s’approcher. Mais il ne vit ni rougir son front, ni sourire ses lèvres, et lorsqu’il voulut, avec une muette insistance, lui faire quitter le sentier qui les ramenait à la ferme, elle lui résista machinalement, absorbée dans des réflexions dont il n’avait pas le secret. Il murmurait à son oreille de douces paroles qu’elle semblait à peine entendre. Sur leur route jaillissait une source limpide qui, reçue dans un grossier réservoir, servait aux usages domestiques ; les vases de la laiterie, propres et brillants, étaient rangés au bord de l’eau murmurante. Sylvia s’arrêta pour les prendre, et pensa tout à coup que le moment était venu de s’expliquer :

« Philip, lui dit-elle tout à coup, Kester me faisait part, il n’y a qu’un moment, d’une singulière idée…

— Laquelle ? » demanda Philip.

Sylvia s’était assise sur le bord du réservoir et trempait dans l’eau sa main brûlante. Elle reprit très vite, levant sur le visage de Philip ses beaux yeux animés par une curiosité naïve : « Il pense que Charley Kinraid a pu être enlevé par la press-gang. »

C’était la première fois qu’elle prononçait le nom de son ancien préféré devant l’homme qui pouvait aujourd’hui se croire aimé d’elle, depuis le jour où à propos du premier elle s’était querellée avec le second. Aussi tout son visage se couvrit-il d’une vive rougeur, mais ses yeux où rayonnait une candeur irréprochable ne se baissèrent pas un instant.

Quant à Philip, son cœur avait cessé de battre : on eût dit un voyageur qui, sur la pente d’un herbage vert inondé de soleil, voit tout à coup s’entr’ouvrir à ses pieds un gouffre sombre. Il n’osait pas dérober son regard à celui de la jeune fille, mais il se sentait perdre contenance et son front s’empourprait de honte. Il entendit sa voix prononcer des paroles qui ne lui semblaient pas émaner de lui.

« De quoi se mêle Kester ? s’écria-t-il avec un grossier juron.

— Il parle, dit Sylvia, d’une chance contre cent… Serais-tu par hasard de son avis ?

— À coup sûr, dit Philip avec une sorte de désespoir qui le poussait à ne plus s’inquiéter de ce qu’il pouvait dire ou faire… à coup sûr, ce que personne n’a vu peut n’être jamais arrivé… Mais Kester serait tout aussi bien à même de contester la mort de votre père, puisque personne de nous n’était là quand… »

Ses lèvres s’arrêtèrent à temps pour ne pas prononcer le mot fatal ; mais Sylvia n’en poussa pas moins un léger cri. Honteux de la douleur qu’il venait de lui infliger, il aurait voulu la prendre et la bercer dans ses bras, la consoler, l’apaiser comme une mère apaise son enfant qui pleure. Ce désir, qu’il ne pouvait satisfaire, redoublait en lui le sentiment de ses remords et l’espèce de rage à laquelle il était en proie. Tous deux restaient maintenant immobiles, Sylvia contemplant d’un œil triste le bouillonnement et les ressauts joyeux de l’eau babillarde, Philip arrêtant sur elle ses yeux hagards, et avide de l’entendre parler encore, dût sa première parole le frapper au cœur. — Mais elle n’ouvrit pas la bouche. Fatigué, à la longue, de ce silence intolérable :

« Il est donc vrai, Sylvia, que tu tiens toujours beaucoup à cet homme ? lui dit-il avec amertume. » Si celui qu’il appelait « cet homme » se fût trouvé là, dans ce moment, devant eux, Philip se serait jeté sur lui et ne l’aurait lâché qu’après la mort de l’un ou de l’autre. Sylvia comprit en partie le tourment secret que venait de trahir l’accent plaintif de cette question. Elle leva les yeux vers Philip.

« Je pensais, lui dit-elle, que vous saviez à quoi vous en tenir là-dessus. »

Son pâle visage, tandis qu’elle s’excusait ainsi, resplendissait de tant de candeur et d’innocence, sa voix altérée avait un si pathétique accent, que l’irritation de Philip, son mécontentement de lui-même et de toute chose au monde, fit subitement place à un élan de tendresse passionnée. Il sentit que cette femme devait être à lui, coûte que coûte ; et s’asseyant auprès d’elle, inspiré, — soufflé pour ainsi dire par un tentateur invisible, — il lui parla un langage aussi artificieux, aussi habile, que ses premières paroles avaient été maladroites et compromettantes.

« Vous avez raison, chère enfant ; je savais à quoi m’en tenir… Et Dieu me garde d’élever la voix contre un homme qui n’est plus !… Car il n’est plus, Kester a beau dire… Si je voulais, cependant…

— Oh ! non, non, s’écria Sylvia s’arrachant des bras de Philip… Pas un seul mot contre lui… Je suis décidée à n’y pas croire.

— Sois tranquille, dit Philip, je ne touche pas aux morts. »

Et cependant plus éclatait à ses yeux l’amour de Sylvia pour son ancien rival, plus il désirait ardemment la convaincre qu’elle l’avait à jamais perdu, et plus il s’efforçait aussi de pacifier par des mensonges sa conscience alarmée. Kinraid, sans doute, avait dû périr, exposé comme il l’était aux chances de la guerre ou de la tempête. Sinon, s’il vivait encore, son silence disait assez qu’il était mort pour Sylvia. On pouvait donc sans scrupule employer ce mot qui, s’il était faux dans un sens, n’exprimait en somme qu’une incontestable vérité.

« Penses-tu donc, reprit-il, que rien l’eût empêché, s’il vivait, d’écrire à quelqu’un des siens, en supposant même qu’il pût t’oublier ?… Et pourtant, pas un de ses parents de Newcastle ne le croit encore de ce monde.

— C’est bien là ce que dit Kester, » soupira Sylvia. Philip reprit courage. Il replaça doucement son bras autour de la jeune fille, et penché à son oreille, la supplia d’oublier celui qui n’était plus, pour songer à l’homme dont toute l’existence allait lui être consacrée. Sylvia l’écoutait sans répondre quand un faible cri, parti de la maison, vint lui fournir l’occasion de s’échapper :

« Ma mère a besoin de moi, » s’écria-t-elle bondissant hors de son siège rustique, et l’instant d’après elle avait disparu.

Philip, toujours assis près de la source, but à longs traits dans le creux de sa main quelques gorgées d’eau ; puis, se relevant tout à coup, il soupira et suivit sa cousine dans la maison.

Parfois, sans s’y attendre, il rencontrait chez elle des résistances qu’il ne pouvait s’expliquer ; mais, en général, elle déférait à ses conseils avec une douceur qui semblait attester l’insouciance la plus absolue. Parfois aussi elle lui obéissait comme à son mari futur, en vertu des droits qu’il avait sur elle. Rien ne pouvait le désobliger autant que cette docilité méritoire. Ce qu’il lui fallait, c’était la Sylvia d’autrefois, volontaire et capricieuse, hautaine et gaie, inconséquente et charmante. Celle-là, par malheur, avait à jamais disparu !

Il s’aperçut un soir que, sur certains points, il serait inutile de vouloir fléchir cette volonté ordinairement si peu rebelle. Dick Simpson, l’ex-domestique de Hobbs, se mourait à Monkshaven, sans que personne à la ferme eût connaissance de sa misérable agonie. Aux premiers mots qu’en toucha Philip, le visage de Sylvia devint tout à coup radieux.

« Il se meurt, dis-tu ? s’écria-t-elle. Bon débarras pour ce monde !

— Ce langage est bien rigoureux, reprit Philip ; il ne m’encourage guère à réclamer une faveur que j’espérais obtenir de toi.

— S’il s’agit de Simpson,… répliqua-t-elle ; mais, elle s’interrompit aussitôt : Achevez, achevez, disait-elle, j’ai eu tort de vous couper la parole.

— Il te ferait pitié, ma Sylvie !… Depuis son retour d’York, depuis cette journée où les gens de Monkshaven l’ont si rudement maltraité, il n’a jamais pu se rétablir… Sa tête par moments s’égare… Il se figure qu’on le poursuit, qu’on le siffle, qu’on lui jette des pierres…

— Tant mieux, dit Sylvia, tu ne pouvais rien m’apprendre qui me fît autant de plaisir. C’est la juste punition de sa conduite envers mon père.

— De cela et de bien d’autres choses… Mais enfin, Sylvia, cet homme se meurt… Il se meurt, aux prises avec une misère épouvantable… au fond de cette étable que l’incendie a dévorée à moitié, sans personne qui veuille s’occuper de lui ou même lui adresser une bonne parole…

— Excepté vous, cependant, dit Sylvia se retournant brusquement vers Philip… Je présume, du moins, que vous l’avez vu.

— En effet, répondit-il ; je lui ai même envoyé le médecin de la paroisse, et, d’après ce qu’il m’a dit, ce malheureux n’a plus que quelques heures à vivre.

— Le sait-il, au moins ? » demanda Sylvia presque triomphante.

Philip secoua la tête.

« Son langage, répondit-il, prouve qu’il le sait… Il se plaint de la dureté des hommes… Il soupire après un autre monde où il trouvera, dit-il, plus de miséricorde.

— Il y trouvera mon père, repartit Sylvia toujours âpre et dure.

— Mais, Sylvia, il se repent ; … il prétend avoir cédé aux suggestions des avocats, qui l’auraient fait parler malgré lui.

— Beau repentir, quand la chose est faite !

— Le remords est toujours le remords, et cet homme est sur le point de mourir… Il désire, — et j’ai promis de te le demander en son nom, — il désire que tu viennes avec moi l’assurer que tu lui pardonnes.

— Et tu t’es chargé de ce message ?… Sais-tu bien, Philip, que j’ai envie de rompre pour jamais avec toi ? Nous ne sommes pas de la même trempe, sois-en bien convaincu… Il n’est pas en moi de pardonner, il n’est pas en moi d’oublier… Réfléchis donc un peu !…Si ton père avait obligé un misérable en butte à la haine de tous, et que, pour récompense, ce lâche ingrat l’eût fait pendre, te sentirais-tu capable de te réconcilier avec lui, de lui porter de bonnes paroles ?… Te sens-tu dans les veines assez de lait, assez d’eau, que dis-je, assez de boue pour te conduire ainsi ?

— Pourtant, Sylvia, vous demandez à Dieu « de vous pardonner vos offenses comme vous pardonnez à ceux qui vous ont offensée. »

— C’est vrai : mais si l’on doit ainsi me prendre au mot, je ne prierai plus, et tout sera dit. C’est pour ceux qui n’ont presque rien à pardonner qu’il est bon d’employer une pareille formule… Et je trouve fort mal à vous, Philip, de tourner ainsi contre moi les saintes Écritures… Allez où vos affaires vous appellent !…

— Tu m’en veux, Sylvia ?… Et cependant je sais ce qu’un tel pardon doit te coûter… Mais tu ne résisterais pas, j’en suis sûr, aux regards suppliants de ce pauvre diable.

— Je te répète que le pardon et l’oubli ne sont pas dans ma nature… J’aime ceux que j’aime, je hais ceux que je hais… Je serais un monstre à montrer en foire si je pardonnais à l’homme qui a fait périr mon père… Et maintenant, laissez-moi !… Il ne faudra pas moins qu’une nuit entière pour me rendre à votre égard des dispositions plus favorables… Votre vue, en ce moment, m’agace et m’irrite. »

Philip comprit qu’il serait prudent de la prendre au mot. Il retourna donc seul près de Simpson qu’il trouva, quoique vivant encore, incapable de profiter d’un pardon quelconque. Et alors il se repentit presque d’avoir obéi à sa conscience en importunant inutilement Sylvia au sujet de l’infortuné moribond.

Jamais, cependant, il n’est inutile de faire son devoir. Sylvia, laissée à elle-même et réfléchissant à son refus pendant une grande partie de la nuit suivante, sentit son cœur s’amollir peu à peu. Elle tenait en effet de sa mère ses instincts permanents, ceux qui finissaient toujours par prévaloir à la longue ; de son père, en revanche, les premières impulsions, violentes et passagères, qui l’emportaient tout d’abord. Le matin venu, elle ne se disait précisément pas qu’elle irait porter à Simpson des paroles de pardon ; mais si Philip était revenu à la charge, peut-être eût-il fini par l’obtenir d’elle.

Il se contenta de lui apprendre, en passant, la mort de Simpson, et ne sut jamais rien, par conséquent, des clémentes inspirations qui s’étaient fait jour en elle. Les dures paroles dont elle avait usé lui restèrent seules dans la mémoire, et elles s’y retrouvèrent seules, malheureusement, dans un moment décisif pour elle et pour lui.

En général, Sylvia se montrait assez douce et assez bonne ; mais Philip l’eût voulue timide et tendre, ce qu’elle ne fut jamais à son égard. Ses jolis yeux, lorsqu’elle lui adressait la parole, n’exprimaient qu’une paisible indifférence ; elle le consultait en tout et pour tout, comme le meilleur ami de sa famille, et acceptait docilement ses avis sur les arrangements relatifs à leur mariage qui, pour elle, était surtout le signal de leur départ de Haytersbank. Aussi Philip commençait-il à s’apercevoir que ce fruit, si longtemps poursuivi par ses lèvres altérées, était en quelque sorte comme ceux des vergers de Sodome, « rempli de cendres au dedans. »

Il avait une colombe favorite dont il aimait particulièrement le plumage aux nuances tendres et rosées. Par une vraie fantaisie d’amoureux, il se figura retrouver ces nuances dans une des pièces de soie qu’il avait à vendre, et nulle étoffe ne lui parut convenir mieux à sa jeune fiancée pour le jour où il la conduirait à l’autel. Il en leva donc de quoi faire une robe, et lui porta ce charmant tissu dont il fit miroiter sous ses yeux les couleurs brillantes aux dernières lueurs du soleil prêt à disparaître :

« De mardi en quinze, ma bien-aimée, comme un costume pareil t’ira bien ! » lui disait-il à voix basse. Depuis quelque temps il aimait à lui parler ainsi, sur le ton des confidences intimes. Elle ne lui répondait jamais qu’à voix haute.

« De mardi en quinze ?… C’est du quatre que tu veux parler ?… Mais je ne porterai pas cette étoffe… Je serai vêtue de noir.

— Pas ce jour-là, bien certainement, s’écria Philip. Et pourquoi donc, je te prie ?

— Peut-il donc arriver quelque chose qui me fasse oublier mon père ?… Ma vie en dépendît-elle, Philip, je ne quitterais pas le deuil… Cette étoffe est charmante, j’en conviens ; beaucoup trop belle pour une personne de ma condition : je l’accepte donc avec reconnaissance, et ce sera la première robe que je me ferai faire dans deux ans, à compter d’avril dernier… Présentement, je garde le deuil… »

Et comme Philip insistait tristement :

« Non, mon ami, reprit-elle, c’est tout à fait impossible… Puisque tu y tiens à ce point, j’en éprouve un véritable regret, car je sais tout ce que nous te devons ma mère et moi… Je le sais, crois-le bien, et je ne suis pas ingrate,… bien que parfois tu sembles le penser.

— Ce n’est pas ta reconnaissance qu’il me faut, Sylvia, » dit le pauvre Philip, mécontent au fond, mais qui n’aurait pu expliquer, tout pénétré qu’il en était, ce qui manquait à sa joie.

Aux approches du jour des noces, Sylvia ne se préoccupa que de sa mère. Philip voulait en vain l’intéresser aux soins qu’il se donnait pour lui rendre agréable la vieille maison de Monkshaven. Cette maison n’avait pour elle que de désastreux souvenirs. Dans le salon décoré afin de la mieux recevoir, elle s’était évanouie de terreur le jour du soulèvement contre la press-gang, et dans ce même salon lui avait été révélé pour la première fois le péril imminent où se trouvait son père à la veille de partir pour les assises d’York. Aussi lorsque Philip lui parlait de ses arrangements intérieurs, tout au plus pouvait-elle l’écouter avec patience et comprimer les soupirs de son cœur ému.

La ferme de Haytersbank devait être livrée, le jour même du mariage, à son nouveau possesseur. Ce jour-là, par conséquent, Bell Robson viendrait pour la première fois s’installer à Monkshaven et, dans l’état de faiblesse mentale où elle était peu à peu tombée, il fallait ne pas la laisser seule au moment d’une transition pareille. D’un autre côté Philip avait rêvé, pour cette journée unique, de faire en voiture une excursion à la « baie de Robin Hood, » partie de plaisir toujours chère aux bourgeois de Monkshaven. Mais il connaissait assez sa future pour être certain qu’elle ne consentirait jamais à quitter sa mère, si quelqu’un ne la remplaçait auprès de la pauvre infirme. Il s’agissait d’une véritable œuvre de charité : ce fut naturellement à Hester qu’il songea d’abord.

Pour la préparer à sa requête, il imagina de la consulter sur les embellissements qui l’occupaient depuis quelques semaines ; et, tout entier à son bonheur, il ne s’aperçut pas du frisson avec lequel la jeune Méthodiste accueillit ses premières ouvertures à ce sujet :

« Si cela te fait plaisir, Philip, j’irai sans doute, lui répondit-elle, mais tu pourrais mieux t’adresser en fait de modes et d’ajustements nouveaux.

— Je sais par une longue expérience, lui répondit-il, que personne mieux que toi ne s’entend à la bonne ordonnance d’un ménage. Nulle part je n’ai vécu plus heureux que sous le toit de ta mère ; viens donc, ne me refuse pas !… Viens me dire si je n’ai rien oublié de ce qui peut plaire à Sylvia… »

Par un de ces sacrifices héroïques dont le monde méconnaît la grandeur, Hester voulut faire ce qui lui était demandé. Son abnégation alla plus loin, car à force de s’oublier elle-même, elle en vint à sympathiser avec ces préoccupations dont Philip était assiégé pour une autre qu’elle. Et quand, de l’aveu de Sylvia, il lui demanda de servir de bride’s maid à celle-ci, puis d’aller chercher Bell Robson et de passer auprès d’elle le reste de cette première journée, elle n’écarta que la première de ces deux requêtes.

« Non, Philip, je ne t’accompagnerai pas à l’église, lui répondit-elle en arrêtant sur son visage un regard loyal et grave… Tu ne dois pas insister là-dessus… Mais je me rendrai de bonne heure à la ferme de Haytersbank, et je ferai de mon mieux pour épargner à cette bonne vieille femme les chagrins du départ… Je suivrai de point en point les instructions que tu me donnes pour qu’elle soit rendue ici avant la chute du jour. »

Philip était tenté de la presser encore pour qu’elle voulût bien assister Sylvia pendant le service religieux ; mais il vit dans les yeux de la jeune fille, — aussi vague, aussi fugitif que l’impression d’un souffle léger sur un pur cristal, — un nuage, un trouble éphémère qui lui coupèrent la parole en éveillant chez lui, pour quelques secondes seulement, une idée qu’il s’empressa de bannir tant elle lui parut empreinte d’une fatuité ridicule. Il se la reprocha même, comme une insulte à Hester.

Ne voyant jamais Sylvia, n’ayant pour interpréter ses pensées que les souvenirs passionnés et triomphants de l’heureux Philip, Hester n’avait pu s’empêcher de concevoir quelques préventions contre cette jeune fille qu’elle supposait si prompte à oublier l’humiliation de sa famille, et à édifier si vite, sur la tombe de son malheureux père, tout un avenir de félicité domestique. Peut-être en aurait-elle jugé autrement si elle eût accompagné au pied de l’autel cette fiancée modeste et pâle, dont la voix altérée répondit à peine aux questions d’usage, et qui, dans sa résignation distraite, ne trouvait pour répondre aux tendres propos de son nouvel époux que quelques sourires contraints et vagues. Mais, nous le savons, Hester n’était pas là. Bien avant l’heure de la cérémonie, on l’avait vue s’acheminer vers Haytersbank où elle eut fort à faire de pacifier, de consoler la pauvre femme confiée à ses soins. Ce fut une grande épreuve pour Bell Robson que de rentrer dans la maison de Philip. Un éclair de mémoire, qui se fit jour dans le désordre de sa raison, provoqua de sa part un éclat de larmes. Vainement Hester lui reparlait sans cesse du mariage de sa fille avec Philip : la malheureuse veuve était toujours ramenée, par d’implacables souvenirs, au supplice du mari qu’elle avait perdu ; et comme Sylvia n’était pas là pour lui répondre et l’apaiser ainsi qu’elle en avait l’habitude, Bell, dans son égarement, se la représentait prisonnière, sur le point de passer devant les juges, menacée d’un trépas ignominieux… Enfin, pendant une pause des sanglots convulsifs auxquels s’abandonnait la malheureuse insensée, Hester entendit arriver la voiture qui ramenait les nouveaux époux. Elle vit Sylvia, plus blanche qu’un linge, accourir au bruit des plaintes maternelles ; elle la vit recevoir dans ses bras, étreindre contre son cœur, caresser doucement, calmer peu à peu cette mère qui était en quelque sorte redevenue enfant, et qu’elle traitait effectivement comme un enfant qui a pris peur. C’était là un spectacle touchant, et qui devait aller au cœur de la fille d’Alice Rose. Puis, lorsque Sylvia, sa mère une fois consolée, se tourna vers Hester pour la remercier, lorsqu’elle lui fit entendre le chaleureux langage de la reconnaissance la plus vive, ses paroles, bien simples en elles-mêmes, eurent un charme étrange, une fascination victorieuse que la sincère Hester ne put méconnaître tout en essayant d’y résister.

À quoi, dans ce moment, songeait Philip ? Se disait-il qu’il venait d’épouser, vêtue de deuil, cette jeune fille depuis si longtemps aimée ? Se disait-il que leur entrée dans la maison conjugale avait été saluée par des cris et des gémissements plaintifs ?