Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/02

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 267-272).
3e partie

II

MAUVAIS PRÉSAGES.

Voici comment l’expiation commença. Sylvia s’était d’abord rétablie avec assez de rapidité ; mais il y eut ensuite dans sa convalescence une espèce de halte, durant laquelle le sommeil qu’elle prenait aux heures de l’après-midi était suivi d’un léger mouvement de fièvre.

Philip, un jour, monta sur la pointe des pieds, pour venir les regarder, elle et l’enfant. Malgré toutes ses précautions, la porte qu’il poussait vint à craquer. Sylvia, momentanément privée de sa garde, qui pour la laisser dormir en paix avait emporté l’enfant dans une pièce voisine, Sylvia fut réveillée en sursaut. Son visage était pourpre, ses yeux étaient hagards ; elle les promenait de tous côtés comme pour se reconnaître, de son front brûlant elle écartait sa chevelure, et Philip ne perdait pas un de ces fâcheux symptômes. Aussi n’osait-il plus avancer d’un pas, espérant qu’elle allait se calmer et se rendormir. Mais elle étendit ses bras par un geste suppliant, et d’une voix plaintive, d’une voix en quelque sorte imprégnée de larmes :

« Oh ! Charley !… Reviens, reviens à moi ! » disait-elle. Puis se rendant mieux compte de l’endroit où elle était, se rappelant mieux les événements accomplis, elle se laissa retomber en arrière et se mit à pleurer sans autre effort. Un frémissement intérieur s’était emparé de Philip. Il en eût été de même pour bien d’autres, en pareille circonstance, mais il avait de plus, aggravant l’intensité de son émotion, le sentiment et le remords de sa fraude coupable. Les larmes qu’il voyait couler pour un autre homme l’exaspéraient aussi à cause du mal que Sylvia se faisait en s’y abandonnant. À ce moment-là même, il bougea sans doute et fit quelque bruit involontaire. La malade tressaillit de plus belle et s’écriant :

« Qui est là ? disait-elle… Au nom de Dieu, je veux savoir qui vous êtes ?

— C’est moi, » répondit Philip, qui s’avança aussitôt essayant de comprimer ce mélange de passions diverses, amour et jalousie, remords et colère, qui précipitaient les battements de son cœur. Il fallait, du reste, qu’il fût tout à fait hors de lui, ce qui explique ses imprudentes et cruelles paroles.

« Philip, lui avait dit Sylvia de cette même voix toujours triste et plaintive, je dormais tout à l’heure et il me semblait être éveillée… Je voyais Charley Kinraid aussi nettement que je te vois, et je le voyais vivant encore… Je suis sûre à présent qu’il n’est pas noyé… Que faire, grand Dieu, que faire ? »

Elle tordait ses mains dans une angoisse fiévreuse. Excité à parler par des sentiments divers, que dominait le désir d’apaiser immédiatement cette agitation si nuisible à Sylvia, — et d’ailleurs sachant à peine ce qu’il disait :

« Kinraid est mort, s’écria Philip… Combien de fois faut-il vous le dire ?… Quelle femme êtes-vous donc pour rêver ainsi d’un autre homme, pour lui rester si attachée, lorsque vous êtes mariée à un autre et que cet autre est le père de votre enfant ? »

L’instant d’après, il aurait voulu se couper la langue avec les dents. Elle le regardait, en effet, avec ces muets reproches que certains de nous ont vus (Dieu leur vienne en aide !) dans les yeux des morts alors que de tristes souvenirs évoquaient leur image pendant les heures ténébreuses ; elle le regarda ainsi, sans un mot de réponse ou de justification. — Puis elle se laissa retomber immobile et silencieuse.

Philip, nous l’avons dit, n’en était pas à se repentir, mais le regard fixe de ces yeux dilatés l’acheva complètement ; se précipitant au pied du lit, à moitié penché sur elle, presque agenouillé à ses pieds, ne songeant plus au mal qu’il pouvait lui faire, il semblait lui demander pardon à tout prix, dussent-ils mourir tous deux au moment où elle le lui accorderait. Elle, en revanche, demeurait sans paroles, et autant qu’il était en elle complétement inerte, le lit seul vibrant et craquant sous un tremblement nerveux qu’elle ne pouvait arrêter.

La garde, qui venait de rentrer dans la chambre, fut scandalisée du tableau qui s’offrit à elle et dont elle ne pouvait se rendre compte. Avec force paroles, empreintes de cette sagesse vulgaire qui est l’attribut de sa profession, elle prit par les épaules le malheureux mari, qui ne semblait ni l’écouter ni la comprendre, et le mit littéralement à la porte.

Le médecin, convoqué une demi-heure après, ne ménagea pas à Philip les reproches les plus sensibles, acceptés par ce dernier avec une résignation, une contrition méritoires. Pendant plusieurs jours, que dis-je, pendant plusieurs semaines, il lui fut interdit de voir Sylvia, que le seul bruit de ses pas mettait hors d’elle, bien que, — d’après les questions qu’elle adressait de temps en temps à sa garde, — il fût évident qu’elle ne se souvenait en aucune façon de la scène que nous avons racontée. Lorsqu’à la longue, Philip eut la permission de la voir, elle l’accueillit tranquillement ; mais les sourires qu’elle avait pour leur enfant le rendirent à moitié jaloux, car jamais, quoi qu’il pût dire ou faire, il n’en obtenait de pareils.

Une fois rétablie, elle persista dans cette impassibilité inébranlable et son mari eut plusieurs fois à se rappeler les paroles qu’il lui avait entendu prononcer avant leur mariage, paroles de triste et funeste augure :

« Il n’est pas en moi de pardonner ; je me figure parfois que l’oubli lui-même m’est impossible. »

Cette réserve où il la voyait se retrancher, et sur laquelle n’avait aucune prise l’humble tendresse qu’il lui témoignait, le froissait d’autant plus qu’il connaissait mieux sa nature aimante et passionnée, et qu’il l’avait vue jadis si véhémente et si démonstrative. Parfois, il essayait d’en triompher, n’importe à quel prix, et de provoquer un élan d’impatience, une brusque réponse, une saillie de colère, par quelque injustice préméditée. Mais alors même il échouait, et par ses tentatives maladroites pour lui rendre un peu de vie, il n’arrivait qu’à s’aliéner encore davantage ce cœur rebelle. Rigoureusement irréprochable, strictement exacte en tous ses devoirs, si elle avait à subir ces plaintes ou ces reproches qu’elle savait immérités, elle se gardait bien de répondre ; en pareil cas, cependant, il croyait lire dans le regard qu’elle lui jetait les fatales paroles d’autrefois :

« Il n’est pas en moi de pardonner ; je me figure parfois que l’oubli lui-même m’est impossible. »

N’allons pas nous figurer que la vie de Philip s’absorbait tout entière dans cette lutte sans issue. Le développement subit de sa carrière commerciale, le succès dont il voyait couronnés ses patients efforts, avaient éveillé son ambition ; ambition modeste, d’ailleurs, et telle que le pouvait concevoir, il y a soixante ou soixante-dix ans, un « boutiquier de petite ville. » Il tenait à devenir un des notables de la cité ; il voulait avoir place au banc de la paroisse, figurer d’abord parmi les sidesmen (assesseurs) en attendant qu’il devînt plus tard un des churchwardens (marguilliers, anciens du consistoire). Aussi le dimanche assistait-il à tous les offices, assez pieux d’ailleurs pour se déguiser à lui-même le secret motif de tant d’exactitude. Et il y menait sa femme, en grand appareil, ce qui n’amusait pas autrement cette naïve paysanne, habituée naguère à n’aller à vêpres que lorsque le foin était rentré, les blés pas encore mûrs pour la faucille, ou les vaches privées de lait. Cette servitude dévote lui pesait, accessoire importun de l’aisance, de la considération qu’elle n’avait jamais vivement souhaitées, qu’elle possédait sans les apprécier beaucoup, et auxquelles elle eût préféré la liberté avec un morceau de pain bis. En réalité, maintenant, elle n’avait plus de vrai bonheur que lorsque, emportant avec elle son enfant, (malgré les objections réitérées de Philip), elle allait s’asseoir sur les rochers du nord de la ville, où la solitude des grèves, les émanations salines de la mer, le souffle impétueux du vent, les libres épanchements de la maternité, semblaient lui rendre pour quelques instants les vives couleurs et la vive humeur de son âge. Mais ensuite, — quand il lui fallait rentrer, après ces joyeuses excursions, dans la pénombre humide de la demeure conjugale, — elle expiait cruellement ses heures de liberté. Son mari, contrarié de la voir revenir plus pâle et plus fatiguée au retour de chaque promenade, attribuait cette pâleur et cette fatigue à ce qu’elle avait voulu, malgré lui, se charger de leur enfant. Et peu à peu, quand il apprit qu’elle allait toujours du même côté, — quand il la vit s’éprendre d’une passion toujours plus forte pour cet Océan impassible et morne qu’elle lui préférait bien évidemment, et dont ne l’écartaient ni le vent, ni le froid, ni les menaces d’orage ; — quand il sut que sa promenade de prédilection était cette gorge étroite de Haytersbank où, pour la dernière fois, elle avait vu Kinraid, — il se sentit pris d’une jalousie étrange, plus fondée peut-être que lui-même ne le croyait. Il n’aurait eu sans doute qu’un mot à dire pour que les excursions de Sylvia eussent un autre but. En ceci, comme en toute autre chose, sa femme se serait montrée docile à un ordre formel ; mais il avait honte de lui laisser entrevoir le souci chimérique dont il était dévoré. Néanmoins, sous le coup de cette inquiétude constante et cachée, il se vit assiégé de nouveau par les rêves pénibles qui le mettaient en face de Kinraid soudainement ressuscité. Nuit après nuit revenaient ces songes menaçants, chaque fois avec un caractère plus net, une réalité plus formidable. On eût dit que le Destin, habitué à surprendre les hommes, frappait et frappait encore à la porte de celui-ci.

Ses affaires n’en prospéraient pas moins. Comme d’ordinaire, les autres lui savaient gré du bien qu’il se faisait à lui-même. Sa persévérance, sa capacité, sa prévoyance lui valaient d’universels éloges. Il prenait le pas sur son associé, réduit par son initiative à n’être plus que l’humble instrument d’une intelligence supérieure, mais dont il calmait les susceptibilités vaniteuses en lui laissant l’apparence, les vains dehors d’une autorité fictive.

« Nous avons pensé, nous voulons, » disait Coulson, et au fond, c’était Philip qui avait pensé, qui voulait, qui réglait tout.