Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/11

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 337-341).

XI

UN MESSAGE INATTENDU.

Bien des semaines s’étaient écoulées sans qu’on eût prononcé le nom de Philip, lorsque le même véhicule un peu bourgeois qui naguère avait amené mistress Brunton, s’arrêta une fois encore devant la porte des magasins. Mais, à la place de Molly, on en vit sortir une jeune dame, fort jolie et fort élégante, dont les pieds délicats ne se posaient qu’après mille précautions sur les marches assez mal distribuées de cette carriole antédiluvienne.

« Mistress Hepburn est-elle chez elle ?… Et pourrait-on la voir ? » demanda-t-elle à Hester avec le doux parler des comtés méridionaux.

Sylvia qui avait entendu la question se présenta aussitôt, et, déposant Bella aux bras d’Hester, conduisit la belle inconnue dans le salon qui était son domaine réservé. « Je suis pour vous une étrangère, lui dit en souriant la jeune élégante,… mais vous avez connu mon mari… Je me nomme mistress Kinraid. »

Une exclamation de surprise faillit échapper à Sylvia ; elle parvint cependant à la contenir et à dissimuler les sentiments dont elle était sans doute agitée, tandis qu’elle avançait un fauteuil pour la nouvelle venue à qui elle entendait faire le meilleur accueil. Au fond, cependant, elle se demandait pourquoi cette dame était venue, et si elle comptait rester longtemps.

« Vous avez connu le capitaine Kinraid, n’est-il pas vrai ? » dit la jeune dame, naïvement questionneuse.

Les lèvres de Sylvia s’entr’ouvrirent pour prononcer le mot « oui, » mais il n’en sortit qu’un murmure inarticulé.

« Votre mari, du moins, a connu le capitaine… Est-il de retour ?… Pourrais-je lui parler ?… Je désire tellement le connaître. »

Sylvia était absolument déconcertée. — Que pouvait avoir de commun mistress Kinraid, la femme de Charley, cette gentille et sereine créature, avec le pauvre Philip ? Par quel hasard, seulement, connaissaient-ils l’existence l’un de l’autre ? Elle dut se borner à répondre que son mari était absent, absent depuis fort longtemps, qu’elle ne savait pas où il était, qu’elle ignorait l’époque où il rentrerait chez lui.

Le visage de mistress Kinraid s’attrista quelque peu, d’abord à cause du désappointement qu’elle éprouvait elle-même, et aussi par sympathie pour l’espèce d’indifférence découragée qu’exprimait l’accent de Sylvia.

« Mistress Dawson m’avait bien dit, en effet, qu’il était parti quelque peu à l’improviste, il y a plus d’un an, mais je pensais qu’il avait dû vous revenir… J’attends le capitaine dans les premiers jours du mois prochain… Que j’aurais donc voulu voir M. Hepburn, et le remercier d’avoir sauvé le capitaine !

— Que voulez-vous dire ? demanda Sylvia sortant tout à coup de son indifférence affectée… Le capitaine, serait-ce ?… (elle hésita ici, car le nom familier de Charley, qui s’était offert à elle, ne devait pas franchir ses lèvres devant cette jeune et jolie femme)… Serait-ce votre mari ?

— Certainement… Mais vous l’avez connu, n’est-ce pas ?… Vous l’avez vu chez son oncle, M. Corney ?

— En effet… Pourtant je ne comprends guère… Seriez-vous assez bonne, madame, pour vous expliquer un peu plus complétement, dit Sylvia d’une voix faible.

— Pardon, je croyais que votre mari vous avait tout raconté… Voyons, où faut-il prendre les choses ?… Vous n’ignorez pas, sans doute, que M. Kinraid est dans la marine ?… Savez-vous aussi qu’on vient de lui confier le commandement d’un vaisseau, et qu’il a gagné son grade à la pointe de l’épée… Ah ! madame, comme je suis fière de lui ! »

Le cœur de Sylvia battait bien fort. Elle eût été fière, elle aussi, d’un mari pareil : « Jamais je n’ai douté qu’il ne devînt un grand homme, pensait-elle avec un secret orgueil.

— Il était au siège d’Acre, » reprit légèrement mistress Kinraid….

Sylvia ouvrit de grands yeux à ce nom qui lui était tout à fait inconnu.

« Saint-Jean d’Acre, vous savez ?… près de Jaffa où saint Paul prêchait jadis ?… près du mont Carmel, célèbre par le séjour du prophète Élisée ?… Saint-Jean d’Acre, en Palestine ?…

— Je ne vous comprends pas très-bien, dit Sylvia d’un ton plaintif… Je crois parfaitement tout ce que vous me dites de saint Paul ; mais il était question de nos maris, ce me semble… Se seraient-ils donc rencontrés ?

— Sans doute, je viens de vous le dire… À Saint-Jean d’Acre, au pied des remparts, pendant une affreuse boucherie, reprit mistress Kinraid avec une sorte de pétulance… Je vous montrerais bien la lettre de mon mari, mais d’abord je l’ai oubliée chez mistress Dawson… Et ensuite le capitaine m’écrit de telles… absurdités que je n’ose les communiquer à personne. »

Là-dessus, la jeune étourdie entra dans tous les détails que nos lecteurs connaissent déjà, — dans tous ceux, du moins, que son mari avait pu lui donner.

Sylvia marchait de surprise en surprise :

« Je ne puis croire que ce soit lui, répétait-elle à chaque instant.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? demanda mistress Kinraid… Puisque vous ne savez pas où il peut être, pourquoi ne serait-il pas là où mon mari dit l’avoir vu ?

— Mais il n’était pas marin… Pas même soldat.

— Eh bien, il l’est devenu, voilà tout… Le capitaine le désigne, si je ne me trompe, comme appartenant à l’infanterie de marine… Il ne serait donc, à ce compte, ni tout à fait matelot, ni tout à fait soldat… Cela rentre un peu dans ce que vous dites… »

Alice Rose, survenue en ce moment, fut mise au courant des nouvelles qu’apportait mistress Kinraid. Elle les accueillit avec une incrédulité dédaigneuse.

« Allons donc, disait-elle, Philip Hepburn devenu soldat ! lui qui jadis était quaker !… Philip Hepburn entré à Jérusalem, qui est une ville céleste, une ville type, tandis que moi, qui compte parmi les élues, je suis contrainte de rester à Monkshaven, comme le commun des martyrs.

— Mais, reprit mistress Kinraid avec beaucoup de ménagements, car elle se sentait sur un terrain difficile, — je n’ai pas dit que ce monsieur fût allé à Jérusalem… Mon mari, seulement, l’a rencontré dans ces parages et l’y a vu faire son devoir en brave soldat… Que dis-je ? plus que son devoir… Aussi, croyez-moi bien, vous le reverrez sous peu, et je vous demande alors de m’annoncer connaître son retour… Nous viendrons, le capitaine et moi, lui offrir nos amitiés… Quant à vous, madame, je suis charmée de vous connaître, ajouta-t-elle en se levant, et si jamais vous venez à Bristol, je compte bien que nous aurons le plaisir de vous recevoir dans notre maison de Clifton-Downs. »

Elle partit là-dessus, laissant Sylvia presque étourdie par les nouvelles idées qui venaient ainsi l’assaillir. Philip, soldat ! Philip, risquant sa vie dans une bataille ! Et de plus, — c’était là le merveilleux, — Charley et Philip venant à se retrouver, non plus comme rivaux ou ennemis, mais dans les rôles respectifs de sauveur et de sauvé ! Ajoutez à tout ceci la conviction, fortifiée par chaque parole de cette femme si heureuse et si aimante, que l’ancien attachement de Kinraid, cet amour si passionné, s’était effacé, anéanti peu à peu, si bien qu’à l’heure présente il ne s’en souvenait même plus. Le sien, elle l’avait déraciné par un violent effort ; mais elle sentait bien qu’elle en garderait la mémoire jusqu’au tombeau.

Hester fut moins incrédule que Sylvia. Elle trouvait tout simple que Philip fût un soldat, tout simple qu’il fût un héros. Et il ne lui paraissait pas surprenant, comme à sa mère, que Philip eût obtenu du ciel le privilége de fouler la Terre-Sainte, si toutefois cette Terre-Sainte existait sous le ciel, ce que la vieille quakeresse aurait volontiers contesté.

Pendant qu’on s’occupait ainsi de lui, qu’était devenu Philip ?