Les Amours (Ovide)/Traduction Séguier/38

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Traduction par Ulysse de Séguier.
(p. 113-116).

LIVRE TROISIÈME


ÉLÉGIE I

La Tragédie et l’Élégie se disputent la possession d’Ovide.


Il est un bois antique et longtemps resté vierge,
Abri de quelque déité :
Flots sacrés au milieu, grotte sur une berge,
Concerts d’oiseaux de tout côté.

Sous ses arbres touffus, un jour, pour mon génie
Je méditais des plans nouveaux.
Le front tout parfumé, m’aborda l’Élégie,
Boitant sur ses pieds inégaux..
Belle, d’habits légers, l’air coquet d’une amante,
Sa démarche l’embellissait.
Sur ses pas Tragédie, œil dur, robe traînante,
Cheveux épars, vite avançait.
Un sceptre armait son bras ; le cothurne scénique
Ornait son pied. — Soudain sa voix :
« Quand donc s’apaisera ta fureur érotique,
Poète infidèle à mes lois ?
À table les buveurs racontent tes folies,
Et l’on en jase aux carrefours ;
On murmure en montrant tes jambes affaiblies :
« Voilà ce chantre des Amours ! »
De Rome, à ton insu, tu deviens donc la fable,
Grâce à ta lyre sans pudeur.
Trêve au repos : saisis le thyrse incomparable.
Commence un plus noble labeur.
Cupidon t’abêtit ; peins Minerve et Bellone.
À moi, diras-tu, ces sujets.
Mais depuis trop longtemps ta Muse en l’air fredonne
Et te leurre de vains objets.
Maintenant sacre-moi Romaine Tragédie :
Ton art peut suffire à mes vœux. »
Elle dit, et broyant son soulier de Lydie,
Mut quatre fois ses lourds cheveux.

L’autre, en clignant de l’œil, sourit malicieuse,
Un myrte, je crois, dans la main :
« Pourquoi si peu d’égards, Tragédie orgueilleuse ?
Dit-elle ; es-tu toujours d’airain ?
En nombre impair pourtant tu daignes me combattre,
Mon rythme est ton arme aujourd’hui :
Non que j’ose égaler mes chants à ton théâtre ;
Tes tours écrasent mon réduit.
Au léger Cupido, légère, je me livre ;
Simple, plus haut je ne vais pas.
Poétique par moi, Vénus bien mieux enivre :
J’ai son oreille, elle a mon bras.
Les gonds que ne saurait forcer ton fier cothurne
Tournent devant mon doux maintien.
Où tu t’emporterais, des maux j’épuise l’urne :
Là mon pouvoir primant le tien.
Moi, j’instruisis Corinne à tromper son cerbère,
À manœuvrer un pêne lourd,
À déserter son lit, drapée avec mystère,
À marcher, la nuit, d’un pas sourd.
Que de fois l’on m’a vue, à sa porte clouée,
Affronter les yeux du passant !
Dans son sein me cachait servante dévouée,
Jusqu’à ce qu’Argus fût absent.
Un jour, ne fus-je pas, humble cadeau de fête,
Mise en morceaux, noyée aussi ?
La première, en ton cœur j’éveillai le poète :
Mien est ce luth qu’on brigue ici ! »

— « Muses, dis-je à ces mots, oh ! je vous en conjure,
Sans passion écoutez-moi.
Vous m’offrez, vous, le sceptre et la haute chaussure,
Déjà je parle presque en roi ;
Et, toi, ton souffle rend mes amours immortelles.
Marions donc vers longs et courts.
Melpomène, un sursis ! ta rivale a des ailes ;
Ton œuvre exige de grands jours. »

Le délai fut admis : profitez-en, ô belles !
Le temps vient des graves discours.