Les Amours de Lancelot du Lac/31

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (2p. 89-97).


XXXI


Noi leggevamo un giorno per diletto
Di Lancilotto, come amor lo strinse…
...............
Quel giorno più non vi leggemmo avante.

Dante.


La reine Guenièvre était la plus belle femme qui fut jamais, hors Hélène sans pair et la fille du roi Pellès. Elle était grande, droite et bien faite, ni grosse ni maigre, mais entre les deux, et ses seins bien placés, menus, blancs, serrés, soulevaient sa robe comme pommelles dures ; la taille étroite, les reins assez larges pour mieux souffrir le jeu du lit, les bras ronds, longs et pleins, les doigts longuets aussi et les mains petites, enfin si avenante de corps et de membres qu’on n’y trouvait rien à reprendre. Ses cheveux blonds et luisants comme une coupe d’or, étaient un peu crêpelés, ce qui lui allait bien, et ses tresses, grosses à plein poing, lui tombaient jusques aux hanches. Elle avait les yeux verts et brillants comme un faucon de montagne, les sourcils bruns et déliés, la chair plus blanche que sirène ou fée, plus tendre que fleur en mai, plus fraîche que la neige qui tombe. Son front était aussi lisse que le cristal, ses lèvres vermeilles comme la rose et un peu charnues pour bien baiser, ses dents claires, riantes, faites au compas ; bref elle avait l’air d’un ange descendu de la nue. Mais autant elle était belle, autant elle était sage, bien parlante, courtoise, débonnaire et vaillante, de manière qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer.

Quatre jours s’écoulèrent, durant lesquels elle ne cessa de prier Galehaut de hâter l’entrevue : car elle soupçonnait bien que le noir chevalier n’était pas aussi loin qu’on disait. Enfin, le cinquième, comme elle lui demandait quelles étaient les nouvelles :

— Assez belles, dame, fit-il ; la fleur des chevaliers est arrivée.

— Ha ! comment faire pour le voir en secret ?… C’est que je ne veux point que d’autres le voient avant moi.

— En nom Dieu, c’est aussi ce qu’il ne veut ! Mais voici ce que nous ferons.

Il lui montra un coin de la prairie tout couvert d’arbrisseaux, et il lui recommanda de venir là au crépuscule, aussi peu accompagnée que possible.

— Beau doux ami, comme vous parlez bien ! Plût au Sauveur du monde qu’il fit nuit sur-le-champ !

Toute la journée, elle devisa pour tromper le temps. Enfin, le soir venu, elle prit la main de Galehaut, manda pour la suivre la dame de Malehaut, Laure de Carduel et une autre de ses demoiselles, et elle s’en fut avec eux, par les prés, au rendez-vous.

Tout en cheminant, Galehaut appela un écuyer qui passait, et lui commanda d’aller dire à son sénéchal qu’il vînt immédiatement au pré des arbrisseaux.

— Quoi ! fit la reine étonnée, est-il votre sénéchal ?

— Nenni, dame ; mais mon sénéchal est averti de l’amener avec lui.

Sous les arbres, Galehaut et la reine s’assirent assez loin des demoiselles, un peu surprises de se voir ainsi écartées. Pendant ce temps, le sénéchal et son compagnon passaient le gué et s’en venaient à travers la prairie. Lancelot était si beau qu’on n’eût point trouvé son pareil en tout le pays : aussi, dès qu’elle aperçut son ancien prisonnier, la dame de Malehaut se le remit très bien ; mais, afin de n’en être pas reconnue, elle baissa la tête et s’approcha de Laure, lorsqu’il la salua en passant.

Quand il arriva devant la reine, avec son compagnon, Lancelot tremblait si fort qu’à peine put-il mettre genou en terre ; il avait perdu toute couleur et baissait les yeux comme honteux. Et Galehaut, qui s’en aperçut, dit à son sénéchal :

— Allez faire compagnie à ces demoiselles qui sont là trop seules.

Et, dès que le sénéchal se fut éloigné, la reine releva par la main le chevalier agenouillé et le fit asseoir devant elle.

— Sire, lui dit-elle en riant, nous vous avons beaucoup désiré ; enfin, par la grâce de Dieu et de Galehaut, nous vous voyons ! Encore ne suis-je point sûre que vous soyez bien celui que je demande ; Galehaut me l’a dit, mais, si tel était votre bon plaisir, j’aimerais de l’apprendre de votre bouche. Qui êtes-vous ?

Lancelot, qui n’osait pas encore la regarder au visage, murmura qu’il n’en savait rien. Alors, voyant son trouble durer, Galehaut pensa qu’il serait plus à l’aise seul à seule, et d’une voix assez haute pour que les demoiselles l’entendissent :

— Je suis bien vilain, s’écria-t-il, de laisser ces dames en compagnie d’un seul chevalier !

Et, à son tour, il fut s’asseoir auprès d’elles et se mit à deviser de maintes choses.

— Beau doux sire, disait cependant la reine, pourquoi vous cachez-vous de moi ? Vous pouvez bien confesser si vous aviez des armes noires, et si vous êtes celui qui vainquit le premier jour et le second.

— Dame, ce n’est pas moi.

Mais elle comprit ce qu’il voulait dire : c’est qu’il n’avait pas vaincu ; et elle ne l’en prisa que davantage pour sa modestie.

— Qui donc vous a fait chevalier ?

— Dame, c’est vous.

— Moi ?

Alors il lui dit comment la Dame du Lac l’avait amené à la cour vêtu d’une robe blanche et comment, valet le vendredi, il avait été adoubé le dimanche ; mais le roi ne lui avait pas ceint l’épée, et c’était d’elle qu’il tenait la sienne : il était donc son chevalier. Puis il conta tout ce qu’il avait fait depuis lors, et quand elle sut que c’était lui qui avait conquis la Douloureuse Garde :

— Ha ! s’écria-t-elle, je sais bien qui vous êtes : vous êtes Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Benoïc !

Il se tut.

— Mais dites-moi, reprit-elle, pour qui avez-vous fait tout cela ? Je ne le répéterai à personne. C’est sûrement pour une dame. Par la foi que vous me devez, quelle est-elle ?

— Ha ! dame, je vois bien qu’il faut l’avouer : c’est vous.

— Pourtant ce n’est pas pour moi que vous rompîtes les deux lances que l’on vous apporta de la part des dames, le premier jour du tournoi, car je m’étais mise hors du message.

— Je fis pour elles ce que je dus ; pour vous, ce que je pus.

— M’aimez-vous donc tant ?

— Dame, je n’aime ni moi, ni autrui autant que vous.

— Et depuis quand m’aimez-vous ?

— Dès l’heure que je vous vis.

— Mais d’où vous vint cet amour ?

À ce moment, la dame de Malehaut toussa et écarta son voile. Lancelot reconnut sa voix, puis son visage, et soudain il éprouva tant d’inquiétude que ses yeux se mouillèrent d’angoisse. La reine, surprise, aperçut qu’il regardait ses demoiselles ; mais elle répéta sa question sans en faire semblant. Et, prenant sur lui pour parler, il répondit :

— Dame, c’est vous qui me fîtes votre ami, si votre bouche ne mentit. Le jour que je pris congé de vous, je vous dis que je serais votre chevalier où que je fusse, et vous me répondîtes que vous le vouliez bien. Et je vous dis encore : Adieu, dame ! Et vous répliquâtes : Adieu, beau doux ami ! Et jamais plus ce mot ne m’est sorti du cœur. C’est lui qui me rendra prud’homme, si je le suis jamais. Il m’a garanti de tous maux. Il m’a sauvé de tous les périls. Il m’a rassasié lorsque j’avais faim. Il m’a fait riche en ma pauvreté.

— Ma foi, Dieu soit béni de me l’avoir fait dire ! Mais je ne lui donnais pas tant d’importance et je l’ai dit à maint chevalier sans y songer. S’il vous fait prud’homme, c’est que vous n’avez point le cœur d’un vilain. Pourtant ils n’ont point accoutumé de penser si hautement, ces chevaliers qui font grand état auprès des dames de choses qui, au fond, leur tiennent très peu à cœur. Et j’ai bien vu, il y a un instant, que vous aimez l’une de mes demoiselles, car vous avez pleuré d’angoisse ; et maintenant encore, vous n’osez regarder franchement de leur côté. À cela je vois que votre pensée ne m’appartient pas autant que vous dites… Laquelle est-ce ?

— Ha ! dame, en nom Dieu ! Dieu m’aide ! jamais aucune d’elles n’eut mon cœur en son pouvoir !

— J’ai vu ce que j’ai vu. Votre cœur est là-bas, quoique votre corps soit ici.

Elle disait cela pour le tourmenter, car elle sentait bien que c’était elle qu’il aimait d’amour. Mais lui, il fut si angoissé de l’entendre parler ainsi, qu’il se fût pâmé, si la peur d’être aperçu par les demoiselles ne l’eût retenu. En le voyant changer de couleur, la reine le prit par les épaules pour l’empêcher de tomber et elle appela Galehaut. Celui-ci vint tout courant, et quand elle lui eut conté ce qui s’était passé :

— Ha ! dame, fit-il, vous pourriez bien me l’enlever par de telles cruautés !

— Mais il prétend que c’est pour moi qu’il a fait tant d’armes : est-ce vrai ?

— Vous pouvez bien l’en croire : comme il a le cœur le plus preux, il a le cœur le plus vrai du monde. Pour Dieu, ayez merci de lui, qui vous aime plus que lui-même !

— Mais que puis-je ? Il ne me demande rien.

— Dame, c’est qu’il n’ose : on tremble quand on aime. Je vous prie donc en son nom de lui octroyer votre amour, de le prendre pour votre chevalier et de devenir sa dame à toujours ; ainsi vous le ferez plus riche que si vous lui donniez le monde. Et scellez votre promesse d’un baiser, devant moi, en témoignage d’amour vrai.

— Je le lui donnerais aussi volontiers qu’il le recevrait ; mais ce n’est point l’heure ni le lieu. Mes demoiselles doivent s’étonner déjà que nous en ayons tant fait, et il ne se pourrait qu’elles ne nous vissent.

Lancelot était si heureux et si ému, qu’il ne put répondre que : « Ha, dame, grand merci ! » Mais Galehaut reprit :

— Promenons-nous tous trois, comme si nous causions.

— Je ne m’en ferai pas prier, dit la reine.

Alors ils s’éloignèrent ensemble, feignant de s’entretenir. Et la reine, voyant que Lancelot n’osait rien faire, le prit par le menton et, devant Galehaut, elle le baisa assez longuement. Si bien que la dame de Malehaut la vit.

— Beau doux ami, dit la reine, je suis vôtre et j’en ai grande joie. Mais gardez que la chose reste secrète, car je suis une des dames dont on a dit le plus de bien et, si ma réputation se perdait, notre amour en serait enlaidi. Et vous, Galehaut, rappelez-vous que, si quelque mal m’en advenait, ce serait votre faute, comme, si j’en ai bien et bonheur, ce sera par vous.

— Dame, je voudrais vous faire une prière : c’est de me donner son amitié.

Alors la reine prit Lancelot par la main droite :

— Galehaut, dit-elle, je vous donne à toujours Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Benoïc.

Et quand Galehaut connut le nom de son ami, il en eut grande joie, car il savait bien que le roi Ban avait été l’un des plus gentils hommes du monde.