Les Anciens Canadiens/2

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Desbarats et Derbishire (p. 16-30).

CHAPITRE DEUXIÈME.

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Give me, oh ! give me back the days
When I — I too — was young,
And felt, as they now feel, each coming hour,
New consciousness of power…
…………………
………………………………………………………
The fields, the grove, the air was haunted,
And all that age has disenchanted,

………………………………………………………
Give me, oh ! give youth’s passions unconfined,
The rush of joy that felt almost like pain.

Goethe.


archibald cameron of locheilljules d’haberville.


Archibald Cameron of Locheill, fils d’un chef de clan des montagnes d’Écosse et d’une française, n’avait que quatre ans lorsqu’il eut le malheur de perdre sa mère. Élevé par son père, vrai Nemrod, violent chasseur devant Dieu, suivant la belle expression de l’Écriture Sainte, il le suivait, dès l’âge de dix ans, dans ses courses aventureuses à la poursuite du chevreuil et des autres bêtes fauves, gravissant les montagnes les plus escarpées, traversant souvent à la nage les torrents glacés, couchant fréquemment sur la terre humide sans autre couverture que son plaid, (manteau écossais) sans autre abri que la voûte des cieux. Cet enfant, vrai spartiate par l’éducation, semblait faire ses délices de cette vie sauvage et vagabonde.

Arché de Locheill n’était âgé que de douze ans, en l’année 1745, lorsque son père joignit les étendards de ce jeune et infortuné Prince, qui, en vrai héros de roman, vint se jeter entre les bras de ses compatriotes écossais pour revendiquer, par les armes, une couronne à laquelle il devait renoncer pour toujours après le désastre de Culloden. Malgré la témérité de l’entreprise, malgré les difficultés sans nombre qu’offrait une lutte inégale contre les forces redoutables de l’Angleterre, aucun des braves montagnards ne lui fit défaut : tous répondirent, au contraire, à l’appel, avec l’enthousiasme d’âmes nobles, généreuses et dévouées : leur cœur fut touché de la confiance du Prince Charles Édouard en leur loyauté, et de cette grande infortune royale.

Au commencement de cette lutte sanglante, le courage triompha du nombre et de la discipline ; et les échos de leurs montagnes répétèrent au loin leurs chants de triomphe et de victoire. L’enthousiasme fut alors à son comble : le succès ne paraissait plus douteux. Vain espoir ! il fallut enfin succomber après les faits d’armes les plus éclatants. Archibald Cameron of Locheill, père, partagea le sort de tant d’autres soldats valeureux qui ensanglantèrent le champ de bataille de Culloden.

Un long gémissement de rage et de désespoir parcourut les montagnes et les vallées de l’ancienne Calédonie ! Ses enfants durent renoncer pour toujours à reconquérir une liberté pour laquelle ils avaient combattu pendant plusieurs siècles avec tant d’acharnement et de vaillance. Ce fut le dernier râle de l’agonie d’une nation héroïque qui succombe.

L’Écosse, partie intégrale, maintenant, d’un des plus puissants empires de l’univers, n’a pas eu lieu de déplorer sa défaite. Ses anciens ennemis s’enorgueillissent des travaux de ses littérateurs ; et ses hommes d’état ont été aussi célèbres dans le cabinet de leur souverain que leurs guerriers en combattant pour leur nouvelle patrie. Tandis que leurs frères de la verte Érin, les Irlandais au cœur chaud et généreux, frémissent encore en mordant leurs chaînes, eux, les Écossais, jouissent en paix de leur prospérité. Pourquoi cette différence ? L’Irlande a pourtant fourni plus que son contingent de gloire à la fière Albion ! La voix puissante de ses orateurs a électrisé les tribunaux et les parlements anglais ; ses soldats, braves entre les braves, ont conquis des royaumes ; ses poètes, ses écrivains, charment toujours les loisirs des hommes de lettre de la Grande Bretagne. Aucune part de gloire ne lui a été refusée. Pourquoi, alors, son dernier cri d’agonie gronde-t-il encore dans les champs, dans les vallées, dans les montagnes et jusques sur la terre de l’exil ? On croirait que la terre d’Érin, arrosée de tant de larmes, ne produit que de l’absynthe, des ronces et des épines ; et cependant ses prés sont toujours verts, et ses champs produisent d’abondantes moissons ! Pourquoi ce mugissement précurseur de la tempête s’échappe-t-il sans cesse de la poitrine des généreux Irlandais ? L’histoire répond à cette question.

Un oncle d’Arché, qui avait aussi suivi l’étendard et la fortune du malheureux Prince, parvint, après la journée désastreuse de Culloden, à dérober sa tête à l’échafaud ; et après mille périls, mille obstacles, réussit à se réfugier en France avec le jeune orphelin. Le vieux gentilhomme, proscrit et ruiné, avait beaucoup de peine à subvenir à ses propres besoins et à ceux de son neveu, lorsqu’un Jésuite, oncle maternel du jeune homme, le déchargea d’une partie de ce lourd fardeau. Arché, admis au collége des Jésuites à Québec, en sortait, après avoir terminé son cours de mathématiques, lorsque le lecteur vient de faire sa connaissance.

Archibald Cameron of Locheill, que la main pesante du malheur avait mûri avant le temps, ne sut d’abord, quand il entra au collége, quel jugement porter sur un enfant espiègle, turbulent, railleur impitoyable, qui semblait faire le désespoir des maîtres et des élèves. Il est bien vrai que tout n’était pas profit à cet enfant : sur vingt férules et pensums que le régent distribuait dans la classe, Jules d’Haberville en empochait dix-neuf pour sa part.

Il faut avouer aussi que les grands écoliers, souvent à bout de patience, lui donnaient plus que sa part de taloches ; mais, bah ! on aurait cru que tout cela n’était que douceur, tant le gamin était toujours prêt à recommencer ses espiègleries. Il est bien vrai de dire aussi que, sans avoir positivement de la rancune, Jules n’oubliait jamais une injure ; qu’il s’en vengeait toujours d’une manière ou d’une autre. Ses sarcasmes, ses pointes acérées, qui faisaient rougir l’épiderme, arrivaient toujours à propos soit à l’adresse des maîtres mêmes, soit à celle des grands écoliers qu’il ne pouvait atteindre autrement.

Il avait pour principe de ne s’avouer jamais vaincu ; et il fallait de guerre lasse finir par lui demander la paix.

On croira sans doute que cet enfant devait être détesté. Aucunement : tout le monde en raffolait : c’était la joie du collége. C’est que Jules avait un cœur qui bat, hélas ! rarement sous la poitrine de l’homme. Dire qu’il était généreux jusqu’à la prodigalité, qu’il était toujours prêt à prendre la défense des absents, à se sacrifier pour cacher les fautes d’autrui, ne saurait donner une idée aussi juste de son caractère que le trait suivant. Il était âgé d’environ douze ans, lorsque qu’un grand, perdant patience, lui donna un fort coup de pied, sans avoir, néanmoins, l’intention de lui faire autant de mal. Jules avait pour principe de ne porter aucune plainte aux maîtres contre ses condisciples : cette conduite lui semblait indigne d’un jeune gentilhomme. Il se contenta de lui dire : « Tu as l’esprit trop obtus, féroce animal, pour te payer en sarcasmes : tu ne les comprendrais pas — il faut percer l’épiderme de ton cuir épais : — sois tranquille tu ne perdras rien pour attendre ! »

Jules, après avoir rejeté certains moyens de vengeance, assez ingénieux pourtant, s’arrêta à celui de lui raser les sourcils pendant son sommeil : punition d’autant plus facile à infliger, que Dubuc, qui l’avait frappé, avait le sommeil si lourd qu’il fallait le secouer rudement, même le matin, pour le réveiller. C’était, d’ailleurs, le prendre par le côté le plus sensible : il était beau garçon et très-fier de sa personne.

Jules s’était donc arrêté à ce genre de punition lorsqu’il entendit Dubuc dire à un de ses amis, qui le trouvait triste :

— J’ai bien sujet de l’être, car j’attends mon père demain. J’ai contracté des dettes chez les boutiquiers, et chez mon tailleur, malgré ses défenses, espérant que ma mère viendrait à Québec avant lui et qu’elle me retirerait d’embarras à son insu. Mon père est avare, colère, brutal ; dans un premier mouvement il est capable de me frapper. Je ne sais où donner de la tête ; j’ai presque envie de prendre la fuite jusqu’à ce que l’orage soit passé.

— Ah çà ! dit Jules, qui avait entendu, pourquoi n’as-tu pas eu recours à moi ?

— Dame ! dit Dubuc en secouant la tête.

— Crois-tu, fit Jules, crois-tu que pour un coup de pied de plus ou de moins, je laisserais un écolier dans l’embarras et exposé à la brutalité de son aimable père ? Il est bien vrai que tu m’as presque éreinté, mais c’est une affaire à régler en temps et lieu. Combien te faut-il ?

— Ah ! mon cher Jules, répliqua Dubuc, ce serait abuser de ta générosité. Il me faudrait une forte somme et je sais que tu n’es pas en fonds dans le moment : tu as vidé ta bourse pour assister cette pauvre veuve dont le mari a été tué par accident.

— En voilà un caribou celui-là, dit Jules, comme si l’on ne trouve pas toujours de l’argent pour soustraire un ami à la colère d’un père avare et brutal qui peut lui casser la barre du cou ! Combien te faut-il ?

— Cinquante francs.

— Tu les auras ce soir, fit l’enfant.

Jules, fils unique, Jules, appartenant à une famille riche, Jules l’enfant gâté de tout le monde, avait toujours de l’argent à pleines poches : père, mère, oncles, tantes, parrains et marraines, tout en proclamant bien haut cette maxime : qu’il est dangereux de laisser les enfants disposer de trop fortes sommes, lui en donnaient cependant à qui mieux mieux, à l’insu les uns des autres !

Dubuc avait pourtant dit vrai : la bourse était à sec dans le moment. C’était, d’ailleurs, alors une forte somme que cinquante francs. Le Roi de France ne payait à ses alliés sauvages que cinquante francs la chevelure d’un Anglais : le monarque anglais plus riche, ou plus généreux, en donnait cent pour une chevelure française !

Jules avait trop de délicatesse pour s’adresser à ses oncles et à ses tantes, seuls parents qu’il eût à Québec. Sa première idée fut d’emprunter cinquante francs en mettant en gage sa montre d’or, laquelle valait vingt-cinq louis. Se ravisant ensuite, il pensa à une vieille femme, ancienne servante que son père avait dotée en la mariant et à laquelle il avait ensuite avancé un petit fonds de commerce, qui avait prospéré entre ses mains : elle était riche, veuve et sans enfants.

Il y avait bien des difficultés à surmonter : la vieille était avare et acariâtre ; d’ailleurs Jules et elle ne s’étaient pas laissés dans les meilleurs termes possibles à la dernière visite qu’il lui avait faite : elle l’avait même poursuivi avec son manche à balai jusque dans la rue. Le gamin n’était pourtant coupable que d’une peccadille : il avait fait humer une forte prise de tabac à son barbet favori ; et tandis que la vieille venait au secours de son chien qui se débattait comme un énergumène, il avait vidé le reste de la tabatière dans une salade de dent-de-lion qu’elle épluchait avec grand soin pour son souper ; en lui disant : « Tenez la mère voici l’assaisonnement. »

N’importe ; Jules pensa qu’il était urgent de faire sa paix avec la bonne femme et en voici les préliminaires. Il lui sauta au cou en entrant, malgré les efforts de la vieille pour se soustraire à ses démonstrations par trop tendres, après l’avanie qu’il lui avait faite.

– Voyons, dit-il, chère Madeleine, faluron dondaine, comme dit la chanson, je suis venu te pardonner tes offenses, comme tu dois les pardonner à ceux qui t’ont offensée. Tout le monde prétend que tu es avare et vindicative ; peu m’importe ; ce n’est pas mon affaire. Tu en seras quitte pour griller dans l’autre monde ; je m’en lave les mains.

Madeleine ne savait trop si elle devait rire ou se fâcher de ce beau préambule ; mais comme elle avait un grand faible pour l’enfant, malgré ses espiègleries, elle prit le parti le plus sage et se mit à rire.

— Maintenant que nous sommes de bonne humeur, reprit Jules, parlons sérieusement. J’ai fait des sottises, vois-tu, je me suis endetté : je crains les reproches de mon brave père, et encore plus de lui faire de la peine. Il me faudrait cinquante francs pour assoupir cette malheureuse affaire : peux-tu me les prêter ?

— Mais, comment donc, M. d’Haberville, dit la vieille, je n’aurais que cette somme pour tout bien dans le monde que je la donnerais de grand cœur pour exempter la moindre peine à votre bon papa. J’ai assez d’obligation à votre famille…

— Tarare, dit Jules, si tu parles de ces cinq sous-là, point d’affaires ; mais écoute, ma bonne Madeleine, comme je puis me casser le cou au moment qu’on s’y attendra le moins, ou qu’on s’y attendra le plus, en grimpant sur le toit du collége et sur tous les clochers de la ville de Québec, je vais te donner un mot d’écrit pour ta sûreté ; j’espère bien, pourtant, m’acquitter envers toi dans un mois au plus tard.

Madeleine se fâcha tout de bon, refusa le billet et lui compta les cinquante francs. Jules faillit l’étrangler en l’embrassant, sauta par la fenêtre dans la rue, et prit sa course vers le collége.

À la récréation du soir, Dubuc était libéré de toute inquiétude du côté de son aimable père.

— Mais, souviens-toi, dit d’Haberville, que tu es dans mes dettes pour le coup de pied.

— Tiens, mon cher ami, dit Dubuc, très-affecté, paie-toi tout de suite : casse-moi la tête ou les reins avec ce fourgon, mais finissons-en : penser que tu me gardes de la rancune, après le service que tu m’as rendu, serait un trop grand supplice pour moi.

— En voilà encore un caribou, celui-là, dit l’enfant, de croire que je garde rancune à quelqu’un parce que je lui dois une douceur de ma façon ! Est-ce comme cela que tu le prends ? alors ta main et n’y pensons plus. Tu pourras te vanter toujours d’être le seul qui m’aura égratigné sans que j’aie tiré le sang.

Cela dit, il lui saute sur les épaules, comme un singe, lui tire un peu les cheveux pour acquit de conscience, et court rejoindre la bande joyeuse qui l’attendait.

Archibald of Locheill, mûri par de cruelles épreuves, et partant d’un caractère plus froid, plus réservé que les enfants de son âge, ne sut d’abord, à son entrée au collége, s’il devait rire ou se fâcher des espiègleries d’un petit lutin, qui semblait l’avoir pris pour point de mire, et ne lui laissait aucun repos. Il ignorait que c’était la manière de Jules de prouver sa tendresse à ceux qu’il aimait le plus. Arché enfin, poussé à bout, lui dit un jour :

— Sais-tu que tu ferais perdre patience à un saint ; vraiment, tu me mets quelquefois au désespoir.

— Il y a pourtant un remède à tes maux, dit Jules : la peau me démange, donne-moi une bonne raclée et je te laisserai en paix : c’est chose facile à toi, qui es fort comme un Hercule.

En effet, de Locheill, habitué dès la plus tendre enfance aux rudes exercices des jeunes montagnards de son pays, était, à quatorze ans, d’une force prodigieuse pour son âge.

— Me crois-tu assez lâche, lui dit Arché, pour frapper un enfant plus jeune et beaucoup plus faible que moi ?

— Tiens, dit Jules, tu es donc comme moi ? jamais une chiquenaude à un petit. Une bonne raclée avec ceux de mon âge et même plus âgés que moi, et ensuite on se donne la main et on n’y pense plus.

Tu sais ce farceur de Chavigny, continua Jules : il est pourtant plus âgé que moi, mais il est si faible, si malingre, que je n’ai jamais eu le cœur de le frapper, quoiqu’il m’ait joué un de ces tours qu’on ne pardonne guère, à moins d’être un saint François de Sales. Imagine-toi qu’il accourt vers moi tout essoufflé, en me disant : Je viens d’escamoter un œuf à ce gourmand de Létourneau, qui l’avait volé au grand réfectoire. Vite, cache-le, il me poursuit.

— Et où veux-tu que je le cache ? lui dis-je.

— Dans ton chapeau, répliqua-t-il ; il n’aura jamais l’idée de le chercher là.

Je suis assez sot pour le croire ; j’aurais dû m’en méfier, puisqu’il m’en priait.

Létourneau arrive à la course et m’assène, sans cérémonie, un coup sur la tête. Le diable d’œuf m’aveugle, et je puis te certifier que je ne sentais pas la rose : c’était un œuf couvé, que Chavigny avait trouvé dans le nid d’une poule, qu’elle avait abandonné depuis un mois probablement. J’en fut quitte pour la perte d’un chapeau, d’un gilet et d’autres vêtements[1]. Eh bien, le premier mouvement de colère passé, je finis par en rire ; et si je lui garde un peu de rancune, c’est de m’avoir escamoté ce joli tour que j’aurais eu tant de plaisir à faire à Derome, avec sa tête toujours poudrée à blanc. Quant à Létourneau, comme il était trop simple pour avoir inventé cette espièglerie, je me contentai de lui dire : « Bienheureux les pauvres d’esprit », et il se sauva tout fier du compliment, content, après tout, d’en être quitte à si peu de frais.

Maintenant, mon cher Arché, continua Jules, capitulons : je suis bon prince, et mes conditions seront des plus libérales. Je consens, pour te plaire, à retrancher, foi de gentilhomme, un tiers des quolibets et des espiègleries que tu as le mauvais goût de ne pas apprécier. Voyons ; tu dois être satisfait, sinon tu es déraisonnable ! Car, vois-tu, je t’aime, Arché ; aucun autre que toi n’obtiendrait une capitulation aussi avantageuse.

De Locheill ne put s’empêcher de rire, en secouant un peu le gamin incorrigible. Ce fut après cette conversation que les deux enfants commencèrent à se lier d’amitié : Arché, d’abord, avec la réserve d’un Écossais ; Jules, avec toute l’ardeur d’une âme française.

Quelque temps après cet entretien, environ un mois avant la vacance qui avait alors lieu le quinze août, Jules prit le bras de son ami, et lui dit  :

— Viens dans ma chambre ; j’ai reçu de mon père une lettre qui te concerne.

— Qui me concerne, moi, dit l’autre tout étonné.

— D’où vient ton étonnement ? repartit d’Haberville ; crois-tu que tu n’es pas un personnage assez important pour qu’on s’occupe de toi ? On ne parle que du bel Écossais dans toute la Nouvelle-France. Les mères, craignant que tu mettes bien, vite, en feu les cœurs de leurs jeunes filles, — soit dit sans calembourg, — se proposent, dit-on, de présenter une requête au supérieur du collége pour que tu ne sortes dans les rues que couvert d’un voile, comme les femmes de l’Orient.

— Trêves de folies, et laisse-moi continuer ma lecture.

— Mais je suis très-sérieux, dit Jules. Et entraînant son ami, il lui communiqua un passage d’une lettre de son père, le capitaine d’Haberville, ainsi conçu :

« Ce que tu m’écris de ton jeune ami, M. de Locheill, m’intéresse vivement. C’est avec le plus grand plaisir que j’octroie ta demande. Présente-lui mes civilités et prie-le de venir passer chez moi, non seulement les vacances prochaines, mais toutes les autres, pendant le séjour qu’il fera au collége. Si cette invitation, sans cérémonie, d’un homme de mon âge, n’est pas suffisante, je lui écrirai plus formellement. Son père repose sur un champ de bataille glorieusement disputé : honneur à la tombe du vaillant soldat. Tous les guerriers sont frères ; leurs enfants doivent l’être aussi. Qu’il vienne sous mon toit, et nous le recevrons tous à bras ouverts, comme l’enfant de la maison. »

Arché était si ému de cette chaleureuse invitation, qu’il fut quelque temps sans répondre.

— Voyons, monsieur le fier Écossais, continua son ami, nous faites-vous l’honneur d’accepter ? Ou faut-il que mon père envoie, en ambassade, son majordome José Dubé, une cornemuse en sautoir sur le dos, – comme ça se pratique, je crois, entre les chefs de clans montagnards, – vous délivrer une épître dans toutes les formes ?

— Comme je ne suis plus, heureusement pour moi, dans mes montagnes d’Écosse, dit Arché en riant, nous pouvons nous passer de cette formalité. Je vais écrire, immédiatement, au capitaine d’Haberville, pour le remercier de son invitation si noble, si digne, si touchante pour moi, orphelin sur une terre étrangère.

— Alors, parlons raisonnablement, dit Jules, ne serait-ce, de ma part, que pour la nouveauté du fait. Tu me crois léger, bien fou, bien écervelé ; j’avoue qu’il y a un peu de tout cela : ce qui ne m’empêche pas de réfléchir souvent beaucoup plus que tu ne penses. Il y a longtemps que je cherche un ami, un ami sincère, un ami au cœur noble et généreux ! Je t’ai observé de bien près ; tu possèdes toutes ces qualités. Maintenant, Arché de Locheill, veux-tu être cet ami ?

— Certainement, mon cher Jules, car je me suis toujours senti entraîné vers toi.

— Alors, s’écria Jules en lui serrant la main avec beaucoup d’émotion, c’est à la vie et à la mort entre nous, de Locheill !

Ainsi fut scellée entre un enfant de douze ans et l’autre de quatorze, cette amitié, qui sera exposée, par la suite, à des épreuves bien cruelles.

— Voici une lettre de ma mère, dit Jules, dans laquelle il y a un mot pour toi : « J’espère que ton ami, M. de Locheill, nous fera le plaisir d’accepter l’invitation de ton père. Nous avons tous grande hâte de faire sa connaissance. Sa chambre est prête, à côté de la tienne. Il y a dans la caisse, que José te remettra, un paquet à son adresse, qu’il me peinerait beaucoup de refuser : je pensais en le faisant à la mère qu’il a perdue.» La caisse contenait une part égale, pour les deux enfants, de biscuits, sucreries, confitures et autres friandises.

Cette amitié, entre les deux élèves, ne fit qu’augmenter de jour en jour. Les nouveaux amis devinrent inséparables ; on les appelait indifféremment, au collége, Pythias et Damon, Pylade et Oreste, Nysus et Euryale : ils finirent par se donner le nom de frères.

De Locheill, pendant tout le temps qu’il fut au collége, passait ses vacances à la campagne, chez la famille d’Haberville, qui ne semblait mettre d’autre différence, entre les deux enfants, que les attentions plus marquées qu’elle avait pour le jeune Écossais, devenu, lui aussi, le fils de la maison. Il est donc tout naturel qu’Arché, avant son départ pour l’Europe, accompagnât Jules dans la visite d’adieux qu’il allait faire à ses parents.

L’amitié des deux jeunes gens sera mise, par la suite, à des épreuves bien cruelles, lorsque le code d’honneur, que la civilisation a substitué aux sentiments plus vrais de la nature, leur dictera les devoirs inexorables d’hommes combattant sous des drapeaux ennemis. Mais qu’importe le sombre avenir. N’auront-ils pas joui, pendant près de dix ans que durèrent leurs études, de cette amitié de l’adolescence, qui, comme l’amour des femmes, a ses chagrins passagers, ses poignantes jalousies, ses joies délirantes, ses brouilles et ses rapprochements délicieux ?



  1. Pas un seul, hélas ! de ceux qui faisaient retentir les salles, les corridors et les cours du séminaire de Québec, lorsqu’un semblable tour fut joué à l’auteur, à sa première entrée dans cette excellente maison d’éducation, n’est aujourd’hui sur la terre des vivants.