Les Anciens et les Modernes/Édition Garnier

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LES ANCIENS

ET LES MODERNES

OU
LA TOILETTE DE MADAME DE POMPADOUR[1].
(1765)

madame de pompadour

Quelle est donc cette dame au nez aquilin, aux grands yeux noirs, à la taille si haute et si noble, à la mine si fière et en même temps si coquette, qui entre à ma toilette sans se faire annoncer, et qui fait la révérence en religieuse ?

tullia

Je suis Tullia, née à Rome il y a environ dix-huit cents ans ; je fais la révérence à la romaine, et non à la française ; je suis venue je ne sais d’où pour voir votre pays, votre personne et votre toilette.

madame de pompadour

Ah ! madame, faites-moi l’honneur de vous asseoir. Un fauteuil à madame Tullia.

tullia

Qui ? moi, madame, que je m’asseye sur cette espèce de petit trône incommode, pour que mes jambes pendent à terre et deviennent toutes rouges.

madame de pompadour

Comment vous asseyez-vous donc, madame ?

tullia

Sur un bon lit, madame.

madame de pompadour

Ah ! j’entends ; vous voulez dire sur un bon canapé. En voilà un sur lequel vous pouvez vous étendre fort à votre aise.

tullia

J’aime à voir que les Françaises sont aussi Lien meublées que nous.

madame de pompadour

Ah ! ah ! madame, vous n’avez point de bas : vos jambes sont nues ! vraiment elles sont ornées d’un ruban fort joli, en forme de brodequin.

tullia

Nous ne connaissons point les bas ; c’est une invention agréable et commode que je préfère à nos brodequins.

madame de pompadour

Dieu me pardonne ! madame, je crois que vous n’avez point de chemise !

tullia

Non, madame, nous n’en portions point de notre temps.

madame de pompadour

Et dans quel temps viviez-vous, madame ?

tullia

Du temps de Sylla, de Pompée, de César, de Caton, de Catilina, de Cicéron, dont j’ai l’honneur d’être la fille ; de ce Cicéron qu’un de vos protégés[2] a fait parler en vers barbares. J’allai hier à la Comédie de Paris ; on y jouait Catilina et tous les personnages de mon temps : je n’en reconnus pas un. Mon père m’exhortait à faire des avances à Catilina ; je fus bien surprise. Mais, madame, il me semble que vous avez là de beaux miroirs, votre chambre en est pleine. Nos miroirs n’étaient pas la sixième partie des vôtres. Sont-ils d’acier ?

madame de pompadour

Non, madame ; ils sont faits avec du sable, et rien n’est si commun parmi nous.

tullia

Voilà un bel art ; j’avoue que cet art nous manquait. Ah ! le joli tableau que vous avez là !

madame de pompadour

Ce n’est point un tableau, c’est une estampe : cela n’est lait qu’avec du noir de fumée ; on en tire cent copies en un jour, et ce secret éternise les tableaux que le temps consume.

tullia.

Ce secret est admirable : nos Romains n’ont jamais eu rien de pareil.

UN SAVANT, qui assistait à la toilette, prit alors la parole,
et dit à Tullia en tirant un livre de sa poche :

Vous serez bien plus étonnée, madame, quand vous saurez que ce livre n’est point écrit à la main, qu’il est imprimé à peu près comme ces estampes, et que cette invention éternise aussi les ouvrages de l’esprit.

Le savant présenta son livre à Tullia ; c’était un recueil de vers pour madame la marquise : Tullia en lut une page, admira les caractères, et dit à l’auteur :
tullia.

Monsieur, l’impression est une belle chose ; et si elle peut immortaliser de pareils vers, cela me paraît le plus grand effort de l’art. Mais n’auriez-vous pas du moins employé cette invention à imprimer les ouvrages de mon père ?

le savant.

Oui, madame ; mais on ne les lit plus. J’en suis fâché pour monsieur votre père ; mais aujourd’hui nous ne connaissons guère que son nom.


Alors on apporta du chocolat, du thé, du café, des glaces. Tullia fut étonnée de voir en été de la crème et des groseilles gelées. On lui dit que ces boissons figées avaient été composées en six minutes par le moyen du salpêtre dont on les avait entourées, et que c’était avec du mouvement qu’on avait produit cette fixation et ce froid glaçant. Elle demeura interdite d’admiration. La noirceur du chocolat et du café lui inspira quelque dégoût ; elle demanda comment ces liqueurs étaient extraites des plantes du pays. Un duc et pair qui se trouva là lui répondit :

Les fruits dont ces boissons sont composées viennent d’un autre monde, et du fond de l’Arabie.

tullia.

Pour l’Arabie, je la connais ; mais je n’avais jamais entendu parler de ce que vous appelez café ; et pour l’autre monde, je ne connais que celui d’où je viens : je vous assure qu’il n’y a point de chocolat dans ce monde-là.

m. le duc.

Le monde dont on vous parle, madame, est un continent nommé l’Amérique, presque aussi grand que l’Asie, l’Europe, et l’Afrique ensemble, et dont on a des nouvelles beaucoup plus certaines que de celui d’où vous venez.

tullia.
Comment ! nous qui nous appelions les maîtres de l’univers, nous n’en aurions donc possédé que la moitié ! Cela est humiliant.
LE SAVANT, piqué de ce que Mme  Tullia avait trouvé ses vers mauvais,
lui répliqua brusquement :

Vos Romains, qui se vantaient d’être les maîtres de l’univers, n’en avaient pas conquis la vingtième partie. Nous avons à présent au bout de l’Europe un empire qui est plus vaste lui seul que l’empire romain[3] ; encore est-il gouverné par une femme[4] qui a plus d’esprit que vous, qui est plus belle que vous, et qui porte des chemises. Si elle lisait mes vers, je suis sûr qu’elle les trouverait bons.

Madame la marquise fit taire le savant, qui manquait de respect à une dame romaine, à la fille de Cicéron. Monsieur le duc expliqua comment on avait découvert l’Amérique ; et, tirant sa montre, à laquelle pendait galamment une petite boussole, il lui fit voir que c’était avec une aiguille qu’on était arrivé dans un autre hémisphère. La surprise de la Romaine redoublait à chaque mot qu’on lui disait et à chaque chose qu’elle voyait ; elle s’écria enfin :

tullia.
Je commence à craindre que les modernes ne l’emportent sur les anciens ; j’étais venue pour m’en éclaircir, et je sens que je vais rapporter de tristes nouvelles à mon père.
Voici ce que lui répondit M. LE DUC :

Consolez-vous, madame ; nul homme n’approche parmi nous de votre illustre père, pas même l’auteur de la Gazette ecclésiastique, ou celui du Journal chrétien[5] ; nul homme n’approche de César, avec qui vous avez vécu, ni de vos Scipions, qui l’avaient précédé. Il se peut que la nature forme aujourd’hui, comme autrefois, de ces âmes sublimes ; mais ce sont de beaux germes qui ne viennent point à maturité dans un mauvais terrain.

Il n’en est pas de même des arts et des sciences ; le temps et d’heureux hasards les ont perfectionnés. Il nous est plus aisé, par exemple, d’avoir des Sophocles et des Euripides que des personnages semblables à monsieur votre père, parce que nous avons des théâtres, et que nous ne pouvons avoir de tribune aux harangues. Vous avez sifflé la tragédie de Catilina[6] ; mais quand vous verrez jouer Phèdre, vous conviendrez peut-être que le rôle de Phèdre, dans Racine, est prodigieusement supérieur au modèle que vous connaissez dans Euripide, J’espère que vous conviendrez que notre Molière l’emporte sur votre Térence. J’aurai l’honneur, si vous le permettez, de vous donner la main à l’Opéra, et vous serez étonnée d’entendre chanter en parties. C’est encore là un art qui vous était inconnu.

Voici, madame, une petite lunette ; ayez la bonté d’appliquer votre œil à ce verre, regardez cette maison qui est à une lieue,

tullia.
Par les dieux immortels, cette maison est au bout de ma lunette, et beaucoup plus grande qu’elle ne paraissait !
m. le duc.
Eh bien ! madame, c’est avec ce joujou que nous avons vu de nouveaux cieux, comme c’est avec une aiguille que nous avons connu un nouvel hémisphère. Voyez-vous cet autre instrument verni dans lequel il y a un petit tuyau de verre proprement enchâssé ? C’est cette bagatelle qui nous a fait découvrir la quantité juste de la pesanteur de l’air.

Enfin, après bien des tâtonnements, il est venu un homme[7] qui a découvert le premier ressort de la nature, la cause de la pesanteur, et qui a démontré que les astres pèsent sur la terre, et la terre sur les astres. Il a parfilé la lumière du soleil, comme nos dames parfilent une étoffe d’or.

tullia.
Qu’est-ce que parfiler, monsieur ?
m. le duc.
Madame, l’équivalent de ce mot ne se trouve pas dans les oraisons de Cicéron. C’est effiler une étoffe, la détisser fil à fil, et en séparer l’or : C’est ce que Newton a fait des rayons du soleil ; les astres lui ont été soumis, et un nommé Locke en a fait autant de l’entendement humain.
tullia.
Vous en savez beaucoup pour un duc et pair ; vous me paraissez plus savant que ce savant qui veut que je trouve ses vers bons, et vous êtes beaucoup plus poli que lui.
m. le duc.

Madame, c’est que j’ai été mieux élevé ; mais pour ma science, elle est très-commune : les jeunes gens, en sortant des écoles, en savent plus que tous vos philosophes de l’antiquité. C’est dommage seulement que nous ayons, dans notre Europe, substitué une demi-douzaine de jargons très-imparfaits à la belle langue latine dont votre père fit un si admirable usage ; mais avec des instruments grossiers nous n’avons pas laissé de faire de très bons ouvrages, même dans les belles-lettres.

tullia.

Il faut que les nations qui ont succédé à l’empire romain aient toujours vécu dans une paix profonde, et qu’il y ait eu une suite continue de grands hommes depuis mon père jusqu’à vous, pour qu’on ait pu inventer tant d’arts nouveaux, et que l’on soit parvenu à connaître si bien le ciel et la terre ?

m. le duc.

Point du tout, madame ; nous sommes des barbares qui sommes venus presque tous de la Scythie détruire votre empire, et les arts, et les sciences. Nous avons vécu sept à huit cents ans comme des sauvages ; et, pour comble de barbarie, nous avons été inondés d’une espèce d’hommes, nommés les moines, qui ont abruti, dans l’Europe, le genre humain, que vous aviez éclairé et subjugué. Ce qui vous étonnera, c’est que, dans les derniers siècles de cette barbarie, c’est parmi ces moines mêmes, parmi ces ennemis de la raison, que la nature a suscité des hommes utiles. Les uns ont inventé l’art de secourir la vue affaiblie par l’âge[8] ; les autres ont pétri du salpêtre avec du charbon[9], et cela nous a valu des instruments de guerre avec lesquels nous aurions exterminé les Scipions, Alexandre, et César, et la phalange macédonienne, et toutes vos légions : ce n’est pas que nous soyons plus grands capitaines que les Scipions, les Alexandre, et les César ; mais c’est que nous avons de meilleures armes.

tullia.

Je vois toujours en vous la politesse d’un grand seigneur avec l’érudition d’un homme d’État ; vous auriez été digne d’être sénateur romain.

m. le duc.

Ah ! madame, vous êtes bien plus digne d’être à la tête de notre cour.

madame de pompadour.

Madame aurait été trop dangereuse pour moi.

tullia.

Consultez vos beaux miroirs faits avec du sable, et vous verrez que vous n’aurez rien à craindre. Eh bien ! monsieur, vous disiez donc le plus poliment du monde que vous en savez beaucoup plus que nous ?

m. le duc.

Je disais, madame, que les derniers siècles sont toujours plus instruits que les premiers, à moins qu’il n’y ait eu quelque révolution générale qui ait absolument détruit tous les monuments de l’antiquité. Nous avons eu des révolutions horribles, mais passagères ; et dans ces orages on a été assez heureux pour conserver les ouvrages de votre père, et ceux de quelques autres grands hommes : ainsi le feu sacré n’a jamais été totalement éteint, et il a produit à la fin une lumière presque universelle. Nous sifflons les scolastiques barbares qui ont régné longtemps parmi nous ; mais nous respectons Cicéron et tous les anciens qui nous ont appris à penser. Si nous avons d’autres lois de physique que celles de votre temps, nous n’avons point d’autre règle d’éloquence ; et voilà peut-être de quoi terminer la querelle entre les anciens et les modernes.


Toute la compagnie fut de l’avis de monsieur le duc. On alla ensuite à l’opéra de Castor et Pollux[10]. Tullia fut très-contente des paroles et de la musique, quoi qu’on die. Elle avoua qu’un tel spectacle valait mieux qu’un combat de gladiateurs.
FIN DES ANCIENS ET DES MODERNES.
  1. La scène se passe en 1753, année de la reprise de Castor et Pollux : mais l’ouvrage est de quelques années plus tard. Il n’est pas à croire qu’il ait été composé du vivant de Mme  de Pompadour, qui mourut le 14 avril 1764. Catherine II, dont Voltaire fait l’éloge (page 454), ne monta sur le trône de Russie qu’en juillet 1762. Les Anciens et les Modernes sont dans le troisième volume des Nouveaux Mélanges, daté de 1765, et qui ne parut qu’à la fin de cette année, comme on le voit par la lettre à Damilaville, du 6 janvier 1766. (B.)
  2. Crébillon, auteur de Catilina, etc., etc.
  3. La Russie.
  4. Catherine II.
  5. Voyez, sur la Gazette ecclésiastique et sur le Journal chrétien, les notes du Russe à Paris, tome X.
  6. Le Catilina de Crébillon fut joué le 21 décembre 1748, et eut une vingtaine de représentations. La pièce ne fut pas sifflée ; on respecta la vieillesse et la mauvaise fortune de l’auteur. Voyez tome XXIV, pages 360, 362.
  7. Newton.
  8. Alexandre Spina, religieux du couvent de Sainte-Catherine de Pise, de l’ordre de Saint-Dominique.
  9. Berthold Schwartz, moine de l’ordre de Saint-François, originaire de Fribourg en Allemagne, inventeur, en Occident, de la poudre à canon, selon les uns ; d’autres font honneur de cette découverte à Roger Bacon ; voyez tome XII, page 19 ; et XVII, 521.
  10. Les paroles sont de Gentil Bernard ; la musique, de Rameau. Cette pièce, jouée en 1737, avait été reprise en 1753.