Les Androgynes/13

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Albert Méricant (p. 120-Ill.).

XIII

La Vengeance

André, dans la loge de Nora, écoutait d’une oreille indifférente les saillies de la danseuse. Il déplorait de plus en plus l’article du matin et la méchanceté de Chozelle.

Ninoche n’avait point créé la danse lumineuse, mais elle s’y montrait novatrice à sa manière par une grande intelligence des attitudes. Aux Folies-Perverses, où ne s’exhibaient guère que des femmes galantes ivres de réclame, elle apportait un réel sentiment d’art, une rare conscience des moyens et des effets.

Un écrivain, quel qu’il soit, ne doit jamais occuper le lecteur de ses griefs personnels. Ses jugements ne sont valables que s’ils sont dépouillés de tout parti pris. Or, Chozelle punissait la pauvrette de quelques paroles imprudentes, la châtiait vilainement d’une innocente raillerie, alors qu’il filait doux devant les attaques directes de ses confrères. Mais Ninoche était désarmée, — car l’amant d’une femme de théâtre prend rarement sa défense, — et Chozelle, sûr de l’impunité, avait beau jeu.

André se faisait ces réflexions et d’autres encore qui lui montraient le « Maître » sous un jour fort défavorable. Jamais ce dernier n’avait profité de sa notoriété pour lancer un talent remarquable. Ses louanges allaient à des pitres vite essoufflés, à des faiseurs de tours, qui, n’ayant que quelques numéros sans intérêt dans leur sac, ne pouvaient pas même bénéficier de sa condescendance.

D’ailleurs, Jacques vendait cher ses adjectifs, et il fallait montrer patte blanche et billets soyeux pour en décrocher quelques-uns.

« Il y a dans la rosserie et le mensonge une jouissance toute particulière, avait-il dit au disciple. Je tiens rarement mes promesses et jamais mes serments, car je trouve à l’indignation des honnêtes imbéciles un ragoût de haute saveur que je préfère à la reconnaissance. »

Fiamette, deux fois déjà, avait senti sur son épaule la caresse frôleuse de Francis Lombard ; Nora, avec son apparente légèreté, causait de tout et de rien, et sa fantaisie effleurait vingt sujets, preste comme un oiseau qui vole de branche en branche. Pourtant, ses paupières étaient plus meurtries que d’habitude, et ses longues mains fines, couvertes de bagues, se posaient parfois, brûlantes, sur celles de son amie.

— Chozelle vous fait signe, dit-elle à André qui n’avait pas desserré les lèvres.

— Je t’en prie, reste avec nous, implora Fiamette.

Mais André, déjà, quittait la loge et se perdait dans le flot des cigales d’amour qui ondulait d’un couloir à l’autre, menaçant de tout submerger.

— Tu es jalouse ? demanda Nora, en riant, à la jeune femme.

— Oui, je suis jalouse, et je ne veux pas qu’on me prenne mon bien !

— Oh ! on te le rendra sans grand dommage… Que dites-vous, mon cher, de cet amour à toute épreuve ?…

— Je dis que je donnerais beaucoup pour être aimé ainsi ! murmura Francis Lombard, avec un soupir. Que faut-il faire pour mériter un pareil bonheur ?…

— Rien, dit Fiamette sèchement. Je ne suis ni à prendre ni à vendre.

La toile se releva pour la première partie du ballet, et Chozelle, accompagné d’André Flavien, rentra dans sa loge.

Tigrane, la Chauve-Souris, blottie dans un coin de la scène, régnait sur sa cour de mouches bourdonnantes. Et c’était un enchantement des yeux que la farandole des insectes d’or, aux longues ailes diaprées. Les libellules cambraient des corselets de saphirs à reflets lunaires, sur des maillots noirs ; les coccinelles, sous leurs élytres, avaient des camails cabochés de corail ; les abeilles pelucheuses, les guêpes rayées d’orange, les scarabées aux carapaces de béryls et de péridots, défilaient dans un bruissement de perles et d’ailes métalliques. La Chauve-Souris somnolait, heureuse, attendant la nuit pour capturer les insectes imprudents. Elle dormait, cruelle et lascive, rêvant de meurtres et de baisers. Elle dormait, pareille à l’orchidée morbide, à la fleur succube, la courtisane éternelle dont meurent les êtres et les plantes.

Chozelle, dans ce luxueux ballet, aurait pu mettre un peu de symbolisme et de psychologie, avec la glorification de la femme cruelle et perverse, créée par Dieu pour le châtiment des crimes d’amour. Une poésie délicate, une pensée artiste auraient pu soutenir ce sujet trop souvent défloré. Mais Chozelle n’avait pas de visées si hautes. Attiré toujours par la laideur bizarre, il avait mis une chauve-souris à la scène, et un chat-huant apparaissait pour vaincre l’enchanteresse. À son tour la pauvrette s’amendait, suppliait, vaincue par le charme de l’oiseau de proie. Il y avait, au clair de la lune, des chevauchées de lamies et d’empuses, des combats de gnomes hideux, puis, une bonne fée apparaissait, et, comme dans tous les contes pour les petits enfants, rendait aux amoureux leur forme primitive.

Le prince épousait la princesse.

Telle était cette œuvre banale qu’un directeur de théâtre s’était empressé de monter ; car, dès qu’un poète montre un réel mérite, dès qu’un auteur sort des sentiers battus par quelque manifestation vraiment littéraire, il épouvante le commerçant routinier, l’épicier déloyal qui ne veut servir à ses clients que l’habituelle cassonade et les conserves avariées des vieux faiseurs. Chozelle se délectait aux éructations flatteuses de ses fervents, se trouvait une prestigieuse originalité, parce qu’il avait osé mettre à la scène une chauve-souris et un chat-huant !

Deux personnages venaient d’entrer dans la loge, blêmes d’une admiration qu’ils exprimaient en petites phrases hachées, comme par un hoquet d’extase : « Vraiment, c’est une trouvaille ! » « Tigrane a saisi tout le charme envoûteur de l’écrivain ! » « Quelle habileté de touche ! » « Admirable ! Suggestif ! Enveloppant ! Effarant ! »

André examina le couple qui, par un je ne sais quoi d’inusité, retenait l’attention. L’homme grand, un peu bouffi, les chairs molles et la peau blafarde, pouvait passer pour un assez joli garçon ; la femme, grande aussi, osseuse, verdâtre et les traits tirés, avait des yeux trop brillants, un air de fièvre et une grande bouche tirée par des tics nerveux. Ses cheveux, très abondants, étaient arrangés avec art. Sa taille mince donnait à son buste plat aux larges épaules une certaine élégance androgyne. Sa toilette blanche, voilée de guipures, était d’un goût parfait. André s’étonna de l’entendre parler d’une voix rauque, comme déchirée, par moments, de notes plus aiguës.

L’orchestre faisant rage pour le pas des lamies et des empuses, Jacques se pencha à l’oreille d’André et lui glissa :

— Ce sont deux hommes !

— Pas possible !

— On ne le dirait jamais, n’est-ce pas ?… Depuis trois ans, ils ne se quittent pas, et la police ferme les yeux. D’ailleurs, le secret est bien gardé.

André écœuré avait envie de fuir, mais il sut vaincre sa répugnance, étudia le couple qui s’offrait si ingénument à son observation.

Après le premier tableau, un incident singulier vint bouleverser la salle.

Ninoche, bousculant les ouvreuses, entra dans la loge, et, avant qu’on ait pu l’en empêcher, se jeta sur le « Maître » et lui enfonça son chapeau jusqu’au menton ; puis tapant sur le huit-reflets ainsi que sur un tambour de basque :

— Voilà pour l’article… Et recommence, si tu veux !

Ce fut une fusée de rires, un feu d’artifice de quolibets, de sifflets, d’applaudissements, de trépignements frénétiques.

Jacques, muet d’abord de surprise et de saisissement, s’était dressé, tâchant de dégager son visage. Il y parvint, après des efforts bizarres qui mirent le comble à la joie du public. Ses lèvres tremblaient, ses yeux s’embuaient de terreur. Les fervents avaient déserté la loge, redoutant le ridicule, et André retenait à grand’peine le rire qui hoquetait sur ses lèvres.

— Cette fille ! cette fille !… murmura Chozelle, qui put enfin parler.

Puis il prit la main du jeune homme :

— Vous êtes un ami, André ?… Je puis compter sur vous, n’est-ce pas ?… André, d’une voix entrecoupée, affirma qu’il était tout dévoué au Maître.

— Faire un second article, il n’y faut pas songer… Cette furie recommencerait… Mais elle a un amant…

— Eh bien ?…

— Il faut demander à cet homme raison de l’offense. Le scandale a été trop grand.

— Vous voulez que j’aille provoquer pour vous l’amant de Ninoche ?…

— Oui…

— Et vous irez sur le terrain ?…

Mais Jacques eut un doux sourire.

— Du tout, mon ami, c’est vous qui vous battrez.