Les Androgynes/23
XXIII
Le Cabaret de la Coccinelle
Vers cette époque, il arriva au disciple une fort regrettable aventure.
Jacques avait coutume de se rendre dans un endroit mystérieux, élégamment pervers, dont il ne parlait qu’à voix basse avec des mines effarouchées et glorieuses d’un fort plaisant effet.
Il existe à Paris bon nombre de ces établissements équivoques, que la police tolère parce que de grands personnages y fréquentent, et que le scandale d’une arrestation aurait un gros retentissement. Les descentes de justice ne se font donc habituellement que dans les maisons de second ordre dont la clientèle plus modeste ne saurait protester.
Au dehors, rien ne dénonce les séductions spéciales du lieu. D’honnêtes devantures montrent, à travers des rideaux transparents, quelques rangées de tables et un comptoir où trône une dame mûre, — la seule de l’endroit. — De pâles esthètes dégustent des vins âpres, couleur d’acajou ou d’améthyste, en causant posément de choses et d’autres. Au fond, une porte feutrée, qui retombe d’elle-même, donne sur un salon luxueux et barbare qui rappelle celui de toutes les vendeuses d’amour.
Point de jolies femmes, hélas ! mais un parterre d’une cocasserie spéciale. Les types anglais surtout y foisonnent, étalant des dégaines de longs clergymen enredingotés, avec des souliers vernis et des bagues à chatons importants à tous les doigts. Il y a aussi des mufles agressifs de dogues, aux oreilles sans ourlet, aux babouines surprenantes, des êtres flasques aux yeux injectés et idiots, des mines d’éventreurs, de rastas et de fous. Certains se font déboucher d’explosifs sodas, d’autres, par petits groupes, boivent du Rœderer et du Mumm éthérisés en se chuchotant de timides confidences, comme dans une chapelle.
À minuit, la fête commence et le programme ne varie guère. Comme chez Defeuille et ses amis, les interprètes de ces comédies… de salon, s’affublent de robes féminines, mettent des perruques abondamment bouclées, aux reflets d’or ou de flamme, se frottent de céruse, d’huiles et de baumes aux effluences subtiles pour se donner l’illusion de ce que précisément ils méprisent ! De très jeunes gens ressemblent vraiment à des femmes, et ce sont les plus entourés, les plus choyés, ceux qui ont presque le droit de s’enorgueillir de leur taille frêle et de leurs grand yeux cernés.
André, plein de résignation, laçait le corset du Maître, attachait ses jarretelles de satin mauve et fixait des coussinets de verveine à tous les creux inutiles de son armature féminine.
Jacques allongeait les bras, prenait des attitudes, se souriait dans un grand miroir à trois faces où il se voyait généreusement.
— Suis-je à mon avantage, ce soir ? demandait-il, en se pinçant le bout de l’oreille, après s’être passé un doigt humide sur les sourcils pour en enlever la veloutine.
— Vous êtes plein de séduction, cher Maître.
— Pourquoi, mon enfant, ne voulez-vous pas être des nôtres ?…
— Je ne sais, murmurait le jeune homme, avec une discrète ironie : je n’ai pas la vocation.
— Hélas ! malgré mes leçons, je n’ai point trouvé en vous l’élève docile que je cherchais. Vous n’avez point l’âme des androgynes divins qui seuls apportent quelque charme à la vie !… Si encore vous étiez un compagnon fidèle, un disciple soumis et compréhensif !
André, résigné, ne ripostait pas, le front douloureux, la pensée vague, presque toujours embrumée par l’abus des narcotiques, et Jacques s’attendrissait.
— Il serait si doux, pourtant, de n’être qu’un, de n’exister que pour cette ardente union du cœur et de l’âme !… Tiens, le scarabée de cette fibule m’égratigne et cette baleine m’entre dans les côtes…
— Oui, Maître.
— Ce soir, je suis plus et mieux que ton Maître, je suis… Mais pourquoi cette face de carême ?… Es-tu malade ?…
— En effet…
Et le jeune homme, plus blafard que la pâte de céruse qui couvrait les joues de Jacques, se laissait tomber dans un fauteuil, éprouvant comme un choc au cœur, suivi d’un décrochement de machine mal graissée.
— Qu’as-tu donc ?…
— Si vous le permettez, ce soir, je resterai chez moi ?…
— Non pas, je désire que tu viennes, pour que je puisse m’appuyer à ton épaule et mirer mes prunelles dans les tiennes. Tu m’inspireras quelques vers harmonieux sur la grandeur de notre mission esthétique, absolument supérieure ! Tiens, prends mes vêtements, et mets dans tes cheveux de cette poudre d’or !
André avait donc connu, après tant d’autres réunions nostalgiques, les rendez-vous de la Coccinelle, l’honnête cabaret à devanture banalement provinciale. Il avait, dans une hébétude élégante, assisté aux tournois galants des chevaliers fleuris ; puis, grisé de vins poivrés, mêlés d’extraits de tubéreuse et d’acacia, l’âme chavirée toujours par ses rêves opiacés, il avait perdu la notion du temps. De vieilles lectures lui revenaient ; surtout celles où Pétrone raconte dans les chapitres du Satyricon, la vie débauchée de Rome. Les pourceaux, couronnés de myrtes et de roses, avaient les mêmes curiosités, les ruts étranges de nos énervés parisiens. Dans les maisons hospitalières, ouvertes aux passants d’amour, on entrevoyait, entre des écriteaux, des nudités indécises, des accouplements brefs aux accords d’une musique barbare. C’étaient d’inquiétants incubes aux lourds oripeaux de courtisanes, plâtrés de blanc gras, frisés et parfumés, des êtres insexués, dodus et maladifs, aux larges yeux vides cernés de kohl.
Ces scènes, découpées dans le vif des mœurs d’alors, étaient à peu près les mêmes que celles qui se jouaient là mesquinement pour quelques initiés.
Joies frelatées de Sodome, désirs irréalisables de voluptés neuves, dégoût d’une civilisation décrépite, inconscience du vice devenu nécessité, toutes les aberrations de notre littérature moderne se trouvent dans le Satyricon, et André s’en remémorait les alliciantes débauches, les érudites hystéries.
Dans son sommeil, il voyait maintenant de singulières choses : Un trône élevé se dressait devant lui, émaillé de briques polychromes, incrusté de béryls et d’opales. Sur les degrés se traînaient des adolescents aux formes nues, imprécises, aux membres fins sertis de joyaux, et Jacques, assis sur le large siège, les caressait, tour à tour, puis les égorgeait lentement sans qu’un muscle de son visage tressaillît. Du sang dégouttait des marches, les corps, dans un spasme bref, roulaient les uns sur les autres.
Le teint jaune, parcheminé, strié de rides, le regard figé dans une cruauté froide, Chozelle se rougissait les mains à cette besogne de boucher, s’attardait aux attouchements tièdes, dans la joie perverse de ces agonies qu’il avait voulues.
Puis, ce furent d’autres scènes, des danses lascives de jeunes hommes nus, dont les reins ondulaient sous les ceintures de sardoines et d’émeraudes, dont les colliers crachaient des étincelles, grouillaient sur les poitrines plates comme des caméléons de flammes.
Et un hermaphrodite se détachait du groupe, étalait ses membres pâles, d’une beauté parfaite, mimait les danses de Salomé devant Hérode. André croyait voir Fiamette, mais une Fiamette mutilée, étrange, vengeresse.
Ce n’était pas seulement la danseuse pâmée qui ranime les sens d’un vieillard par ses soupirs et sa chair moite, frissonnante de luxure, c’était le Péché même, corolle adorable, hybride et vénéneuse se gonflant pour l’anéantissement d’une race !
Fiamette, car c’était elle, montait les marches du trône, se courbait sur le Tétrarque, lui offrait ses seins à peine sortis dont le bout saignait, et le couple enlacé disparaissait dans les flocons de brume, puis s’envolait, se perdait dans le plafond, tandis qu’André poussait un cri de rage.
Et d’autres hallucinations, après un moment d’angoisse, peuplaient son demi-sommeil.
De temps à autre, il sortait de ses cauchemars, anéanti, brisé, la pensée chavirée dans l’épouvante, et il entendait, au-dessus du bruit des chambres mal closes, le choc sourd, régulier et fiévreux des artères qui lui battaient follement sous la peau du cou.
— André, je t’assure que cette perruque rousse t’ira à ravir et que cette ceinture de péridots, à scarabée d’émail, s’agrafera sans peine à tes reins. Tu nous chanteras d’une voix douce les mélopées d’amour que je t’ai enseignées. Veux-tu ?…
— Laisse-le donc ; ne vois-tu pas qu’il est ivre à ne pouvoir nous entendre ?…
— Alors, passons-lui nous-mêmes ces voiles lamés d’or.
Jacques prit André dans ses bras, et le disciple, continuant son rêve, se laissa dévêtir sans résistance. Il entendait confusément, sous les pluies de fleurs qui le submergeaient, les plaintes légères des flûtes syrinx aux tympanons tendus de peaux de brebis ; le déchaînement des sistres de fer et d’ivoire, et se croyait à une orgie romaine dont les jeux se déployaient dans des coulées de vin et de sang.
Il était Héliogobale, et les Prêtres du Soleil dansaient devant le symbole obscène de la Pierre-Noire, brandissant des torches dont les gouttes parfumées tombaient autour de lui.
Il ne se refusait pas aux adorations, conscient de son rôle auguste, et souriait, tandis que tout un peuple se prosternait, attendant une parole de ses lèvres peintes.
Les prêtres de Cybèle le baisaient au coin des lèvres, l’invitant à prendre part à la fête de la Nature voluptueuse. Il était étendus sur un lit très bas, en forme de gondole, la poitrine et les jambes nues, avec une perruque frisottée qui lui recouvrait le front.
Des cassolettes brûlaient à ses côtés, et il faisait rouler entre ses doigts les grains roses d’un collier de corail. Ses yeux s’emplissaient d’un mirage incessant, il respirait de chaudes bouffées aromatiques qui exaspéraient ses désirs, et il se sentait procréé pour l’avènement de l’androgyne intermédiaire de la femme et de l’homme — le triomphe définitif du principe de la vie. — Il pensait avoir les deux sexes, et se réjouissait à l’idée de s’engendrer lui-même dans la gloire de sa toute-puissance.
Pourtant, des bras se tendaient vers lui, suppliants ; s’il dédaignait les caresses, il ne les repoussait pas, généreux dans son triomphe, et ses regards hallucinés se perdaient dans un tumulte de soies chatoyantes et de pierreries où rosissaient des coins de chair.
Jacques se penchait sur lui, enlaçait ses épaules, de plus en plus étroitement, tandis qu’un esclave les éventait d’un large flabellum.
Et c’était une douceur que le disciple n’eût point osé soupçonner. Sa pensée flottait au hasard ; il n’imaginait plus d’autres délices.
— Mon enfant d’élection, disait Jacques, combien je suis frémissant à te sentir là, sans révolte en mon pouvoir. Tu as enfin compris le but de ton existence, le mystère de ta destinée, et rien désormais ne nous séparera !
Il ne cessait de baiser ses yeux, de s’enlacer à lui, de palper son corps en un élan nerveux, semblable à une crise délirante.
L’esclave, plus mollement, agitait le flabellum dans l’air épaissi, et les cires d’or laissaient tomber leurs larmes brûlantes sur les tuniques blanches des prêtres de Cybèle, agenouillés comme pour un sacrifice.
Docile, André se laissait manier ; puis, il y eut du bruit dans les couloirs ; les assistants remontèrent soudain au plafond et tout disparut dans des flots de brumes.
Le disciple reprit connaissance sous un poing rude qui le frappait, et une voix inconnue lui enjoignit de reprendre ses vêtements que des hommes lui jetèrent avec dédain.
Il s’habilla, sans comprendre, comme dans un rêve. Ce n’est que plus tard qu’il sut qu’une descente de police avait troublé cette fête esthétique du cabaret de la Coccinelle.
Il fut incarcéré avec le propriétaire de l’établissement, mais, grâce à l’influence de Chozelle, il ne subit que quelques jours de prison.