Les Anglais en Birmanie/03

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Les Anglais en Birmanie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 877-921).
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LES
ANGLAIS EN BIRMANIE

III.[1]
EXPLOITATION : LES RESSOURCES, L’OUTILLAGE, LES RÉSULTATS.

Nous avons, dans de précédentes études, exposé à grands traits l’œuvre des Anglais en Birmanie. Nous avons dit les mesures qui ont assuré la conquête et préparé la pacification, et les procédés qui ont procuré des lois et des fonctionnaires appropriés au pays, instrumens indispensables d’une administration féconde. Et, malgré bien des réserves, nous avons trouvé amplement de quoi louer. Il nous reste à voir les résultats et comment, une fois sortis de leurs premières difficultés, les Anglais ont su mettre en valeur leur conquête et tirer parti de ses ressources.


I

A la première heure, ces ressources avaient été fort exagérées. Vraisemblablement les voyageurs, auteurs des descriptions enthousiastes que nous avons déjà signalées, n’avaient guère parcouru que les vallées, et, parmi elles, le vaste et fertile delta de l’Iraouaddy. On avait imprudemment jugé du territoire tout entier d’après ces portions exceptionnelles. Mais quand plus tard on remonta les fleuves et qu’on pénétra dans la région des plateaux et des montagnes ; quand, au lendemain de l’annexion, les officiers et les ingénieurs se mirent à dresser l’inventaire de la Haute-Birmanie, on s’aperçut qu’il fallait rabattre un peu de ces opinions si flatteuses. Toutefois, même mieux connue, la Birmanie, n’occupât-elle point entre l’Inde et la Chine sa situation doublement précieuse pour les Anglais, demeurait encore une acquisition très appréciable.

Ses richesses naturelles peuvent être divisées en trois groupes : produits agricoles, forêts, mines.

Nous allons les décrire en peu de mots. Cette description sera, nous nous en rendons compte, bien aride. Il faut que le lecteur nous excuse et nous fasse, pour quelques instans, crédit d’un peu d’ennui.

L’agriculture de la Haute-Birmanie ne peut guère se comparer à celle de la Birmanie inférieure. Leurs produits sont très différens et les font réciproquement tributaires l’une de l’autre. La Basse-Birmanie cultive surtout le riz ; elle en nourrit ses quatre millions d’habitans et vend ce qu’elle a de trop à la Haute-Birmanie et à l’étranger : un million de tonnes à celui-ci, une centaine de mille à celle-là[2]. Parfois il lui arrive de servir l’étranger avant la province sœur : si la récolte a peu donné ou l’exportation trop demandé, la province sœur est exposée au jeûne et même à la famine. Cela est arrivé et arrivera encore : mais les grands marchands de riz de Rangoon ne s’inquiètent pas de si peu. Outre le riz, la Basse-Birmanie a encore et la statistique de l’exportation mentionne quelques articles moins abondans et de plus de valeur. Mais ces articles, quoique embarqués à Rangoon ou à Maulmein, viennent en grande partie du haut pays. La Haute-Birmanie, en effet, à la différence de la Birmanie inférieure, produit surtout le superflu. Elle n’a pas assez de riz, pas assez de pommes de terre, pas assez de bétail pour sa consommation, et ni ses chèvres ni ses poneys ne rachètent cette indigence. En revanche, elle a des produits spéciaux, qui feront sa richesse, quand le temps aura amené entre les deux provinces une répartition convenable des colons et des capitaux et une sélection rationnelle des cultures. C’est là que semble être l’avenir de cette province. On renouvellera en Birmanie l’expérience qui a si bien réussi dans l’Inde et à Ceylan : la Basse-Birmanie continuera à cultiver le riz, comme elle fait aujourd’hui ; la Birmanie supérieure fournira les produits de luxe : le thé, le quinquina, l’opium, etc. Il adviendra alors, — phénomène que nous-mêmes constaterons sans doute aussi au Tonkin, — que des territoires, à présent désolés, deviendront des centres de cultures riches, et acquerront d’année en année une plus grande valeur, tandis que, sauf près des villes, les terrains du delta demeureront stationnaires. Cet avenir n’est pas aussi éloigné qu’on peut le croire.

En attendant ce développement de son agriculture, la Birmanie exploite des richesses moins aléatoires : ses forêts et ses mines.

Les forêts, toutefois, ont, elles aussi, été une déception. On les connaissait surtout de réputation, et cette réputation excellente reposait sur deux faits : la prodigalité avec laquelle on employait en Birmanie le coûteux bois de teck, et le contrat qu’avait conclu avec le roi Thibau la Bombay Burmah Trading corporation. C’est cette corporation qui, menacée dans son monopole d’exploitation des forêts de teck, avait réclamé le secours de son gouvernement et indirectement provoqué la conquête du pays. À cause de cela, une légende s’était créée sur les ressources forestières de Birmanie. Cette légende, d’ailleurs, avait des bases sérieuses. Le teck est peut-être plus abondant en Birmanie que dans tout le reste de l’Indo-Chine, et Rangoon et Maulmein en sont assurément les marchés les mieux approvisionnés. En Basse-Birmanie, avant qu’il se bâtît des habitations à l’européenne, la plupart des maisons un peu élégantes étaient en bois de teck, et, une fois satisfaite la consommation locale, il restait encore de grandes quantités de bois disponibles pour l’exportation. Dans la seule année 1889-1890, il en a été exporté à l’étranger et dans les autres provinces de l’Inde 182,000 tonnes, d’une valeur de 16 millions de roupies, et en 1890-1891, 179,000, d’une valeur de 13 millions et demi[3]. Et il n’y a pas seulement le teck. Les statistiques accusent, durant la même année, une exportation, tant par Rangoon que par Maulmein, d’environ 52,000 tonnes de bois d’autres natures, et les rapports des fonctionnaires[4], comme les livres de science, mentionnent une très grande variété d’arbres d’essence précieuse.

Toutefois, depuis que les Anglais occupent le pays, l’enquête a démontré qu’on avait surfait la valeur actuelle de ces forêts. Exploitées de la façon la moins prévoyante par des populations qui n’ont jamais comblé les vides d’une consommation gaspilleuse, elles ont, en maint endroit, été trouvées absolument dévastées, si bien qu’au lieu de vivre, sans compter, sur les réserves accumulées, il a fallu débuter ici par reboiser et là par exploiter avec les ménagemens usités, en Europe. Un corps forestier composé de : 1 conservateur, 9 sous-conservateurs et 9 assistans et sous-assistans, a dressé l’inventaire des ressources forestières dans les districts les plus riches et, suivant les cas, a interdit toute exploitation ou l’a limitée à un nombre d’arbres strictement déterminé.

Les mines, au contraire, n’ont donné lieu à aucun mécompte. On a retrouvé toutes celles qu’on savait exister, on en a découvert qu’on ne soupçonnait pas. C’est ainsi que tout récemment un ingénieur, M. Adam, a découvert de très riches gisemens d’étain, à Khow-Morang, près de Maliwun, où justement, quelques années auparavant, les recherches n’avaient donné aucun résultat. Les richesses minérales de la Birmanie sont extrêmement variées : presque tous les métaux, beaucoup de métalloïdes, le sel, l’ambre, le jade, etc. Toutefois, les métaux, au moins dans les gisemens qu’on en connaît aujourd’hui, ne se rencontrent pas toujours en quantités qui vaillent les frais d’une exploitation industrielle. C’est le cas du fer et du cuivre. L’or ne paraît guère plus abondant. Il se rencontre partout, et une foule de localités portent, en birman, un nom suivi de l’épithète shive, qui veut dire « doré ; » mais presque nulle part il n’a mérité d’être exploité. Et cependant les Birmans et, après eux, les étrangers, n’ont pas manqué de faire de minutieuses recherches. Dans tout l’extrême Orient, l’or est d’un usage courant. On en fabrique moins des monnaies que des bijoux, — ce qui est la forme de l’épargne dans ces pays, — et des objets de culte. En Birmanie, détail particulier, on l’emploie encore pour dorer les pagodes. On ne va pas jusqu’à l’appliquer, comme en Russie, en plaques épaisses, qui représentent des sommes importantes, sorte de trésor sacré ; on se contente de feuilles battues extrêmement minces. Cela est déjà fort coûteux. Il est telle pagode dont le toit doré représente 250,000 francs. L’or consommé en Birmanie vient, pour une partie, des États shans, des sables d’un torrent, près de Tounglaybin, non loin du lac Inlay, et de la région de Woonthou, dont on a beaucoup parlé lors de l’expédition contre le Tsawbwa de ce pays, et, pour une autre partie bien plus considérable, de la Chine. La production indigène ne dépasse point quelques centaines de viss (le viss = 3,56 livres, poids anglais).

Il en est autrement de l’argent. Les gisemens en sont nombreux et riches. Il se rencontre surtout dans les États shans. On l’extrait, ordinairement par les méthodes les plus grossières[5], d’un plomb argentifère, qui donne de deux à huit francs de métal pur par cent kilogrammes de minerai. L’importance de la production actuelle, sous le régime des Anglais, ne nous est pas connue encore, mais les chiffres qui furent autrefois soumis au capitaine Yule attestaient une abondance extraordinaire.

Le sel, en Haute-Birmanie, est assez commun et toutefois recherché. Sans atteindre les prix où il s’élève dans le centre de l’Afrique, il est un produit de valeur, et, soit comme matière fiscale[6], soit comme instrument d’échange, fort apprécié des marchands et des gouvernemens dans toute l’Indo-Chine et même en Chine. Ce dernier pays a récemment fermé la province du Yunnan au sel d’Annam et de Birmanie : c’est qu’il souhaitait développer dans l’empire cette industrie assez prospère chez ses voisins. En Birmanie, les sources salines ne sont pas rares : les plus célèbres sont celles de Bangyo, dans les États shans, entre Goteik et Thebaw. Les paysans en extraient leur sel : c’est l’industrie domestique par excellence. Le capitaine Yule passant par les villages de Kyoukta, près de Sagaing, et de Yega (eau amère), a noté l’outillage sommaire dont ils disposent : dans chaque maison de quatre ou cinq habitans une cuve et des casseroles d’évaporation. Une casserole produit environ cinq viss par jour ; à deux casseroles par maison, c’est une production journalière de dix viss, d’une valeur, à cette époque, de soixante-dix à quatre-vingts centimes. C’était là le bénéfice de cinq personnes. Il est vrai que ces personnes avaient d’autres occupations plus lucratives, et que le sel ainsi produit était très impur. Les pauvres seuls s’en contentaient : les riches tiraient le leur de Rangoon et de Basein[7].

Or, argent, sel, tout cela, du moins jusqu’ici, n’a pas une grande importance : il en est autrement du pétrole, du charbon et des rubis.

Le pétrole a de tout temps été exploité en Birmanie. On le trouve dans la Basse-Birmanie et dans la Birmanie supérieure : en Basse-Birmanie, dans la province de Pégou et à Akyab, sur la côte d’Arakan, et en Haute-Birmanie à Yenangyoung, sur l’Iraouaddy. Ce dernier district comprend environ 540 puits, dont 300 seulement sont productifs, répartis entre les centres appelés Yenangyoung, Berne, Twingaung et Yenangyet. La production totale est de 15,000 à 20,000 viss par jour. Les deux centres de Yenangyoung et de Berne en fournissent la plus grande partie. Yenangyoung comprend 375 puits, dont 209 en activité, qui fournissent de 12,000 à 15,000 viss par jour ; et Beme, 151 puits, dont 72 actifs, qui fournissent par jour 3,600 viss. Jusqu’ici l’exploitation du pétrole a été conduite suivant les méthodes les plus rudimentaires ; mais les capitaux anglais les auront sans doute bientôt perfectionnées. Une grande maison, Finlay Fleming et C°, s’est déjà installée dans ce district. Il ne fait pas doute que ces capitaux ne soient convenablement rémunérés.

On n’est toutefois pas renseigné le moins du monde sur la richesse des sources de pétrole de Birmanie. Une discussion s’est élevée récemment entre deux ingénieurs anglais, dont le premier, M. Nœtling, admet seulement que l’on n’a peut-être pas encore découvert toute l’étendue ni toute la profondeur des couches de pétrole, et le second, M. Marvin, soutient que la Birmanie est plus riche en pétrole que le Caucase et les États-Unis ensemble. Cette affirmation optimiste rencontre beaucoup d’incrédules. Si les sources de Birmanie étaient d’une aussi prodigieuse abondance, la production, même avec les moyens primitifs usités jusqu’à ce jour, aurait augmenté et, à tout le moins, n’aurait pas diminué. Or, tout au contraire, il semble qu’elle ait diminué sensiblement depuis une trentaine d’années. Le capitaine Yule, en 1858, visitant le district de Yenangyoung avec cette attention minutieuse qui a fait de lui un des observateurs les plus précieux, n’y comptait que 200 puits. Les plus abondans y donnaient environ 400 viss par jour. Les autres n’en donnaient guère que 180. La production moyenne totale était d’environ 36,000 viss par jour. Et remarquons que cette production n’était pas encouragée ou facilitée, comme elle l’est aujourd’hui. Le pétrole se vendait fort bon marché : 1 roupie à 1 roupie 8 anas les 100 viss. La main-d’œuvre coûtait fort cher et il y avait un impôt d’exploitation de 10 pour 100. L’exploitant d’une mine racontait que, sur 27,000 viss de production mensuelle, il donnait 9,000 viss aux ouvriers, 1,000 au roi et 1,000 au propriétaire du district. Aujourd’hui où les recherches se font méthodiquement, où il n’y a plus d’impôt d’exportation, où le prix du pétrole est très élevé, la production diminue et la Birmanie Haute et Basse, loin de se suffire, est obligée d’importer (année 1888-89) des États-Unis 5,400,000 gallons et de Bakou 965,000[8]. Ces chiffres ne permettent guère de soutenir l’opinion de M. Marvin. Les mines de charbon et leur richesse ne sont pas connues d’une façon plus précise. Yule, qu’il faut toujours citer quand on dresse l’inventaire de la Birmanie, avait reconnu aux environs de Thingadhau, sur la rive droite de l’Iraouaddy, des mines assez belles, dont le charbon donnait 27 pour 100 de cendres. Depuis l’annexion de la Haute-Birmanie, on a découvert plusieurs autres centres miniers[9] assez importans. Le premier, situé à 70 milles au-dessus de Mandalay et qui pourrait bien n’être que celui que Yule mentionnait, est déjà loué à un syndicat qui a commencé les opérations. Le second est dans la vallée de la Chindwin, entre les deux rivières Myittha et Yu. L’étendue totale en est évaluée à 175 milles carrés, de richesse inégale. La section la plus riche comprend 55 milles situés le long de la rivière ; les couches, peu profondes, varient de 3 à 10 pieds. Le charbon semble être d’excellente qualité et contenir une moyenne de 50 pour 100 (49.95) de carbone fixé. Un syndicat anglais en a loué déjà 6 milles. Un troisième centre se trouve dans les États shans du Nord, près de Lasheo, dans un endroit où doit passer une voie ferrée dont nous parlerons plus loin. Il renferme, entre autres, une couche de 30 pieds de profondeur sur une surface de plus de 2 milles ; mais le charbon est de qualité médiocre. Enfin, d’autres gisemens houillers se trouvent à Panlaung, à Nammra et en Basse-Birmanie, sur les bords de la rivière de Tenasserim, en un point où elle est encore navigable. Ajoutons toutefois que jusqu’à présent le charbon de ces gisemens n’a pas encore été employé dans l’industrie, et que même les chemins de fer exploités par l’État font venir leur combustible d’Angleterre ou du Bengale.

De toutes les richesses minérales que possède la Birmanie, la plus célèbre, — je ne dis pas la plus précieuse, — est ses mines de rubis, lesquelles contiennent aussi des saphirs, des topazes et des émeraudes. Elles sont situées dans deux districts : la moins importante, dans le district de Sagaing, sur l’Iraouaddy, parmi des collines à roches calcaires ; l’autre, de beaucoup la plus considérable, tout à fait dans le nord, par 4,000 pieds d’altitude, dans un district de 77 milles carrés, qui comprend les bassins de Mogouk, de Yebu, de Kathe et de Kyapin. Très probablement, c’est le cratère d’un volcan éteint. Comme ces mines sont, suivant les localités, très différentes quant à la constitution géologique, très différente aussi est la manière de les exploiter[10]. Ici les rubis se rencontrent dans les fissures du rocher, mêlés à une terre argileuse noirâtre ou rougeâtre, et c’est cette argile qu’il s’agit d’abord d’extraire du rocher. Là, ils sont emprisonnés entre les différentes couches de rochers dont sont formés les flancs de la colline. De ces couches, les unes sont dures comme du granit, les autres tendres comme de la pierre ponce. Pour en extraire les pierres précieuses, on baigne d’eau la surface de la roche, le soir, et le matin on trouve une couche mince, désagrégée et brisée. En répétant l’opération, on arrive peu à peu à mettre la roche à découvert. Enfin, dans les lieux bas, on creuse des fosses qui ont jusqu’à 25 pieds de profondeur ; on en extrait la terre et on la recueille avec soin dans des vases de bambou.

Mogouk, centre du district minier, doit avoir été autrefois une localité considérable. On y rencontre encore une importante agglomération de Shans, de Manipours, de Chinois et même de Birmans. Les Birmans sont en minorité : autant que cela dépend d’eux, ils le sont partout où l’on travaille.


II

Cela tient à la conception que le Birman s’est faite de la vie. Il a proclamé, avant nos philosophes, le droit au bonheur et, avant nos socialistes, le droit au repos. La journée des trois huit, revendication de nos ouvriers les plus avancés, ne le satisferait guère. Il ne saurait que faire de huit heures de sommeil ni supporter huit heures de travail. Rien ne lui répugne autant que l’assiduité, si ce n’est la régularité. Des occupations qui n’occupent pas et qui changent toujours, voilà son idéal. Aussi, de l’heure du réveil à l’heure du coucher, que de variété dans sa paresse et comme tout son temps est rempli ! Il lui en faut pour bavarder, il lui en faut pour ne rien faire et pour jouir délicieusement de son oisiveté, il lui en faut encore pour se préparer à reprendre sa tâche. Recommencer chaque jour la même besogne, suivre chaque jour le même chemin lui paraît intolérable et, à vrai dire, un peu fou. Au début de l’occupation, on avait pris, comme facteurs de la poste, des Birmans. Ils gardaient leur service une semaine et disparaissaient sans prévenir. Leur bonheur est de rester accroupis, se balançant doucement sur l’extrême bout de leurs pieds et fumant des cigares interminables. L’activité d’autrui ne gêne d’ailleurs pas leur inaction. Ils aiment assez, tandis qu’ils flânent, à faire travailler leurs femmes. Au surplus, bons garçons, faciles à vivre, faciles même à gouverner, mais si paresseux, si menteurs, tellement enclins à rejeter tout fardeau, à décliner toute responsabilité, que jusqu’ici nulle entreprise sérieuse ne peut faire fond sur eux seuls.

Toutefois, comme il faut vivre, le Birman travaille. En Basse-Birmanie, il peut encore s’en fier aux autres du soin de lui faire gagner sa vie : le plus fainéant trouve dans les manufactures ou sur les ports un -modique salaire, qui suffit à ses besoins plus modiques encore. Mais en Haute-Birmanie, force lui est de ne compter que sur lui-même. Il cultive son champ de riz, avec les instrumens les plus primitifs ; il garde quelques chèvres, — qu’il préfère aux moutons, — parfois même une ou deux vaches, qu’il élève pour la viande, non pour le lait ; car il partage la répugnance de tout l’extrême Orient à « devenir le frère de lait du bufflon. » Ou bien encore à sa petite culture il joint une industrie domestique : il tisse avec de la soie, qu’un marchand chinois lui aura vendue, les vêtemens de la famille, sorte de jupon appelé pour l’homme putso, pour la femme tamelin. Dans quelques centres, il y a même des industries plus compliquées : Yule a vu, durant son exploration, fabriquer du papier, si grossier d’ailleurs, que les indigènes préféraient, pour écrire, la feuille d’un palmier ; tailler le marbre, en faire même des statues d’un poli extraordinaire ; préparer de la laque d’une belle qualité, etc.

Mais tout cela est ou enfantin ou purement artistique : ce n’est pas de l’industrie. Le Birman produit pour lui, au fur et à mesure de ses besoins, ou pour le client, au fur et à mesure de la demande ; il ne s’est pas encore élevé à la notion de l’épargne ou de la fabrication pour ce qu’on appelle aujourd’hui le stock.

Il ne sait pas davantage le commerce. Comment l’aurait-il appris ? Les Chinois, en tout temps, et, avant la venue des Anglais, ses rois eux-mêmes lui en ont épargné le souci. C’était le profit et l’un des plus sûrs revenus du roi que d’acheter les produits du pays pour les vendre aux Chinois et aux Européens, et parfois même d’acheter en retour les produits de l’étranger, qu’il revendait à ses sujets. Il possédait, pour cela, deux grands entrepôts de commerce : l’un à Bhamo, près de la frontière de Chine ; l’autre à Thayet-Myo, sur la frontière de la Birmanie anglaise. Il vendait du coton, du caoutchouc, du plomb, du bois, des rubis. On évaluait, pour une seule année, le bénéfice de ses opérations à 6 millions de francs. Naturellement, le peuple n’en recevait aucune part. Pressuré par le roi, qu’imitaient ministres et mandarins, dégoûté d’un travail qui n’enrichissait que ses maîtres, réduit d’ailleurs, par son inconcevable indolence, à une vie d’inaction et de paresse, ce peuple est, jusqu’à nos jours, demeuré un peuple enfant. Aussi toutes les occupations qui demandent de l’énergie, de l’exactitude et de la prévoyance, ce n’est pas lui, ce sont d’autres qui s’en sont chargés. Les vastes espaces libres de la Haute-Birmanie, ce n’est pas par des Birmans qu’on songe à les faire défricher, c’est par des Indiens de l’Assam et du Bengale, à qui, tout le long du chemin de fer de Mandalay, on distribuerait, à des termes très favorables, des concessions de terres. La banque, les prêts d’argent, le haut négoce, l’armement maritime, la commission, tout cela est entre les mains non des Birmans, mais des Parsis, des Persans, et surtout des Chinois.

La communauté chinoise est très considérable[11]. A Rangoon seulement, elle compte 30,000 membres. Les Chinois sont les premiers commerçans et les premiers colons du monde : princes marchands ou humbles boutiquiers, hardis capitalistes ou prêteurs avisés à la petite semaine, puissans entrepreneurs ou simples terrassiers, agriculteurs et pionniers intrépides, ou, près des capitales, fins jardiniers et fabricans émérites de primeurs, tous, en tout temps et sous toutes les latitudes, dans les villes regorgeant de monde ou dans les campagnes encore désertes, on est sûr de les voir accourir à l’heure précise où leur concours est nécessaire. Ils arrivent, ils fondent une famille, car ceux mêmes qui sont mariés ont, par respect pour la coutume, laissé leur femme au pays ; et ils ont gagné une fortune pendant que leurs rivaux en sont encore à dresser des plans pour faire la leur. Malheureusement ils causent parfois, surtout dans les premiers temps, de grosses difficultés. Ces colons si hardis ne sont pas, on l’imagine, des modèles de discrétion et de discipline. Ils maraudent, ils volent, ils se font contrebandiers et au besoin pirates, et les chefs de leurs « congrégations » n’ont pas toujours le pouvoir ou même la volonté de les contenir.

Dans un pays comme la Haute-Birmanie, longtemps désolé par la guerre, les occasions de méfaits abondent. Troublés dans leur possession de Bhamo, que depuis longtemps ils détenaient contre le gré des rois de Birmanie, et dont ils avaient, avec leurs maisons aux briques bleues et leurs rues aux pavés réguliers et nets, fait l’une des plus jolies villes du royaume ; maîtres d’ailleurs de la région qui touche la Chine et sûrs de trouver, de l’autre côté de la frontière, un asile et peut-être même des secours[12], les Chinois ont, depuis la venue des Anglais, eu, en plus d’une occasion, une attitude singulière. Certains fonctionnaires anglais, qui n’avaient pas l’expérience de cette sorte d’administrés, y ont répondu par une sévérité maladroite. Mais les commissaires en chef ont adopté, et, autant qu’ils l’ont pu, maintenu une autre politique : ils ont feint de ne pas s’apercevoir de ces mauvaises dispositions. Loin de redouter la venue de ces hôtes incommodes, ils l’ont souhaitée, ils l’ont facilitée. L’un après l’autre, sir Charles Bernard, dans son discours de Jubilé, sir Ch. Crosthwaite, sir A. Mackensie lui-même, dans une réunion tenue à Bhamo, où les chefs des Chinois n’avaient pas daigné se rendre, ont dit à leur adresse les choses les plus flatteuses et leur ont fait les promesses les plus engageantes. La vallée de l’Iraouaddy, par quelques méfaits qu’ils y puissent débuter, leur est ouverte. Ils la descendront peu à peu : ils se feront ici mineurs, là agriculteurs. Sans doute ils seront, pendant plusieurs années, la cause de bien des ennuis et de beaucoup de désordres. Mais peu à peu, avec les communications plus faciles et la sécurité grandissante, leur immigration s’épurera ; les bons élémens élimineront les mauvais. Déjà, moyennant certaines concessions, des fonctionnaires mieux au fait de leurs façons, tels que M. Warry, ancien consul d’Angleterre en Chine, les ont, dans une certaine mesure, assagis et disciplinés. Dès à présent, on peut prévoir que les Chinois joueront en Birmanie un rôle considérable. Les filles de Heth, les coquettes Birmanes, ne dédaignent pas les galanteries de ces fins compères à la parole avisée et aux mains libérales. De cet heureux rapprochement peut sortir une race nouvelle qui fera l’éducation du peuple birman.

Avec la coopération de gens si habiles, l’avenir du pays est assuré. La Birmanie a les ressources naturelles et la main-d’œuvre ; il ne lui manquait plus que l’outillage d’exploitation : de bonnes lois économiques et des travaux publics bien conçus. Les Anglais, sauf une exception que je vais dire, ne faillirent pas à le lui donner.


III

Que le législateur ou le conquérant puisse, au moyen de lois et de réglementations, exercer sur la prospérité d’un pays une influence décisive, cela ne saurait être mis en doute. Assurément, avec les lois les mieux faites, il ne suppléera pas l’initiative des particuliers : l’État agriculteur, l’État industriel, l’État commerçant ne se conçoit et ne réussit que dans des communautés tout à fait primitives, et même l’exemple des Hollandais à Java, au cours de ce siècle, ne va pas à l’encontre de ce que j’avance. Mais, s’il ne peut suppléer l’initiative des particuliers, le législateur peut certainement agir sur elle et agir de la façon la plus heureuse ou la plus détestable, selon qu’il la paralyse ou la stimule.

Les lois économiques que les Anglais pouvaient donner à la Birmanie étaient peu compliquées et d’ailleurs peu nombreuses. Son industrie est encore dans l’enfance ; les grandes villes, où se sont concentrés, à côté des Européens, tous ceux des habitans qui copient ou tolèrent la civilisation de l’Occident, vivent surtout de commerce ; le reste du pays vit surtout d’agriculture. Le rôle et le devoir des Anglais étaient donc tout tracés : encourager l’agriculture et le commerce, et, pour cela, faciliter au cultivateur l’accès des terres et au commerçant l’échange des marchandises.

Rien peut-être n’est si important, dans un pays neuf, que de bien organiser le régime des terres. La conquête a rendu le conquérant propriétaire au moins de toutes les terres domaniales et de toutes les terres délaissées. Le choix du procédé par lequel ces terres passeront aux mains des colons est chose capitale. Les Anglais ont, à cet égard, formulé et appliqué des règles d’une grande sagesse ; leur législation australienne a procuré les résultats les plus féconds et a été imitée par presque tous les peuples[13]. Au lieu de donner gratuitement la terre ou même de l’offrir à tout venant, ils la vendent au plus offrant. Ce procédé leur fournit de quoi faire face aux dépenses de travaux publics, nécessité première des jeunes colonies, et leur attire des colons qui savent ce que vaut la terre, puisqu’ils l’ont payée, et la cultivent sans retard, puisqu’ils en attendent le remboursement de leurs dépenses. Ce procédé, toutefois, ils ne l’ont pas appliqué en Birmanie. Ils n’ont, à vrai dire, pas paru se soucier de faire, par un procédé quelconque, passer aux particuliers les terres de l’État.

La Haute-Birmanie, peu peuplée, mal cultivée, renferme de très grands espaces incultes et même inappropriés : ils les firent inventorier. Il existe dans l’Inde, et par conséquent en Birmanie, une administration qui s’appelle Survey of India, et qui, entre autres missions, a celle de faire l’inventaire et la description des richesses foncières de l’État. Des fonctionnaires de cette administration, et, sur une grande partie du territoire, des officiers du corps d’occupation, y procédèrent sans retard. Dès 1887, le major Hobday parcourut le district de Yaw, le colonel Woodthorpe, la vallée de Kubo, le capitaine Jackson et le major Harvey, les districts de Minbu, de Myingan, de Sagaing, etc. D’autres opéraient dans d’autres régions, si bien qu’à la fin de l’année 1888-1889 on avait déjà cadastré 20,500 milles carrés, moyennant la dépense peu considérable de 8,740 livres sterling. Depuis lors, les opérations ont continué avec un plein succès.

Or, ces terres ainsi cadastrées, le gouvernement anglais n’a jusqu’ici pris aucune mesure pour les faire mettre en valeur. Cela ne lui eût pas été très difficile. A la vérité, les indigènes ruinés par la guerre, et manquant de bravoure autant que de capitaux, n’étaient pas gens à aller s’installer dans une région déserte, exposée aux incursions et qui exige, avant de rien rapporter, d’assez longs travaux préparatoires. Mais ce que les indigènes ne pouvaient faire, les Européens le pouvaient, et surtout les Chinois, ces frères aînés de tous les peuples de l’Indo-Chine. Avec des Européens comme capitalistes, des Chinois comme entrepreneurs, des Birmans comme ouvriers, on pouvait fonder, sans autres frais que les Irais de police et de garde, des centres de culture, autour desquels des indigènes empruntés au Delta seraient bientôt venus se grouper. De cette opération assez simple et que l’appui moral du gouvernement aurait suffi à lancer, on aurait retiré des avantages considérables : on aurait peuplé les solitudes, dégagé le Delta qui souffre d’une pléthore de population, assuré l’ordre, augmenté la production et jeté les bases de la future richesse de la Haute-Birmanie. Au lieu de cela, on a concédé à certains fonctionnaires, d’abord à titre gracieux, mais bientôt, à cause du scandale, à titre onéreux, quelques terrains d’étendue médiocre, qui étaient, surtout à Mandalay, des terrains à bâtir ; à Bhamo, on a fait quelques adjudications, où l’on a vu la terre dépasser le prix de 5 roupies par yard carré. Mais, d’une manière générale, dans les campagnes et même dans les villes, le gouvernement n’a pas cherché, il s’est même refusé à vendre les terrains dont il est propriétaire.

C’est, au reste, la règle que déjà il avait adoptée en Basse-Birmanie. En Basse-Birmanie, il ne vend pas la terre, il la loue, et jamais pour un terme de plus de trente années. La raison en paraît être celle-ci : maître du domaine éminent, le gouvernement anglais veut se réserver la chance des plus-values éventuelles. Il sait, par l’expérience de ses autres colonies, la valeur prodigieuse que peut prendre le sol aussitôt que se développent l’agriculture et l’industrie ; et, ayant supporté seul les frais de la conquête et de l’organisation première, il prétend recueillir seul les bénéfices de l’ère de prospérité. Et cette manière de voir peut être justifiée, de même que ce calcul peut être exact. Mais, pour cela, il faut que tout d’abord le gouvernement ait préparé la mise en valeur des terres qu’il détient. S’il les garde par devers lui, l’ère de prospérité, sur laquelle il compte pour donner tant de prix à ses propriétés, sera plus lente à venir. Et, d’autre part, quand elle sera venue, et que le gouvernement qui, au moins dans cet ordre d’idées, « l’aura rien fait pour la préparer, en recueillera le bénéfice, il fournira aux ennemis de la propriété le seul argument d’apparence raisonnable qu’ils puissent mettre en avant : celui du bénéfice mal acquis (unearned increment.)

Il est bien probable que le gouvernement anglais s’est parfaitement rendu compte du double inconvénient de la pratique qu’il a depuis longtemps adoptée aux Indes[14], et s’il y persévère en Birmanie, c’est qu’il a, sans doute, des raisons qui ne sont pas celles que nous avons dites. On peut se demander si ces raisons ne seraient pas d’ordre politique bien plutôt que d’ordre économique. Prévoyant, — ce qui est vraisemblable, — que les acquéreurs de terres seront le plus souvent des Européens ou des capitalistes chinois, il se peut qu’il envisage sans grande satisfaction et même avec quelque défiance la venue de colons ordinairement difficiles à satisfaire, à tout le moins enclins à la critique et toujours portés à saisir l’opinion publique de leurs doléances. Or, établi aux Indes avec des forces, soit civiles, soit militaires, extrêmement limitées et à peine suffisantes, au milieu d’une population de 250 millions d’indigènes et ne la dominant que par le prestige, il doit toujours redouter que ce prestige ne soit compromis. Et comme le prestige n’est, au fond, que la conviction qu’on a su inspirer de son infaillibilité, plus il y aura de critiques, — fondées ou non, peu importe dans la circonstance, — plus il y aura de chances qui conspireront contre la domination britannique aux Indes[15]. Quelles que soient les raisons du gouvernement anglais, une chose est constante, c’est qu’il n’a rien fait pour l’agriculture[16].

Il n’a rien fait non plus pour le commerce. A la vérité, il n’y avait rien à faire. Non-seulement dans un pays neuf comme la Birmanie, mais encore dans n’importe quel pays, ce qu’on peut faire de mieux en faveur du commerce, c’est de rien faire. Je ne parle pas, bien entendu, de l’outillage, mais de ces règlemens dits tutélaires, qui, sous prétexte de protéger et de vivifier le commerce, l’ont toujours paralysé, quand ils ne l’ont pas tué. Le gouvernement anglais a donc bien agi en n’essayant pas de rien réglementer, et son abstention, qui a été préjudiciable à l’agriculture, a, au contraire, été très heureuse pour le commerce, sans que toutefois le commerce soit, plus que l’agriculture, tenu envers ce gouvernement à quelque reconnaissance : on n’a dans tout ceci consulté que les seuls intérêts de la métropole.

Au surplus, c’est l’habitude de toutes les métropoles. La fondation d’une colonie n’est, de nos jours, qu’une œuvre de prévoyant égoïsme, que la métropole accomplit dans son exclusif intérêt et dont elle entend seule et au plus tôt recueillir les fruits. Mais les colonies, elles, sont comme les enfans : elles n’ont point demandé à naître ; une fois nées, elles demandent à grandir et à prospérer ; et toute circonstance qui gêne leur croissance ou retarde leur prospérité leur paraît odieuse ; plus odieuse encore si elle-est imputable à la métropole. Cette métropole, — qui n’a fondé la colonie que pour l’exploiter, — elle la considère comme tenue à donner toujours et à n’exiger jamais. De cette opposition de vues, très naturelle d’ailleurs, résulte un perpétuel conflit qui, plus ou moins aigu, commence au lendemain de la fondation de la colonie et ne finit guère qu’avec son émancipation.

Or cette lutte d’intérêts, le terrain sur lequel elle se manifeste d’abord, c’est le terrain du commerce. La métropole, lasse de toujours payer pour sa colonie, ne tarde pas à lui demander de participer aux dépenses et, pour cela, de se procurer des ressources régulières. Ces ressources, évidemment, elle se les procurera par l’impôt ; et le premier impôt qui se présente à l’esprit est un impôt de douanes sur les principaux objets que consomme la colonie ou dont elle trafique. Ces objets, suivant les circonstances et la nature des lieux, on en constate l’importance et la valeur à l’entrée, à la sortie ou à la circulation dans l’intérieur du pays. C’est d’une pratique si commode et si fructueuse, qu’à toutes les époques tous les peuples y ont recouru. Aujourd’hui encore les nations les moins avancées, les derniers roitelets de la côte d’Afrique, quand ils veulent conférer quelque sûreté à leurs créanciers, n’imaginent rien de plus efficace que de remettre entre leurs mains le service de la douane et de lui en abandonner le produit.

Malheureusement, ce procédé si simple est un impôt sur le commerce, et cet impôt, c’est la colonie et ses habitans qui en feront les frais. Le vainqueur était venu aux indigènes, la bouche pleine de promesses alléchantes ; il leur avait vanté les bienfaits de la civilisation et, le premier de tous, l’abondance et le bon marché de toutes choses. Il avait, de même, séduit les colons, en faisant miroiter devant eux la facilité qu’offrait à leurs entreprises un pays neuf, libre de toutes les entraves et de toutes les charges que nécessite l’appareil des vieilles civilisations ; et voici qu’aux indigènes comme aux colons il impose un fardeau qui renchérit la vie du consommateur et restreint les bénéfices du commerçant. Pour apaiser, autant que possible, leur mécontentement, en apparence légitime, — car la métropole peut faire valoir de bons argumens, — du moins faut-il rendre cet impôt léger et peu gênant, lui donner un taux modéré et l’asseoir sur un nombre limité d’articles. C’est ce que les Anglais ont compris : ils n’ont taxé en Birmanie que six articles : à la circulation intérieure, les bois précieux, teck, etc. ; à la sortie, le riz ; à l’entrée, les spiritueux, le sel, les armes et munitions de guerre, et, par une décision récente, le pétrole.

Mais bientôt surgit une autre cause de conflit entre la métropole et la colonie. Les colonies constituent des placemens assurément excellens, mais à longue échéance. La génération qui les a fondées se console difficilement de ce qu’elles lui coûtent par la pensée de ce qu’elles rapporteront aux générations suivantes. Elle veut en jouir elle-même, et prétend retirer, dès le temps présent, au moins quelques avantages des peines qu’elle a prises et des sacrifices qu’elle s’est imposés. Quelles compensations peut-elle espérer ? L’honneur de son drapeau ? Le prestige de son nom ? Oui, sans doute ; mais cela ne suffit pas : elle souhaite quelque chose de plus substantiel, des bénéfices matériels. Et elle dit à son gouvernement : ces bénéfices, comment me les assurerez-vous ?

Or, quand cette question se pose, il y a une classe de citoyens qui, dans tous les temps et dans tous les pays, apparaît immédiatement avec une solution toute prête : c’est la classe des industriels. Voici sa thèse. Les colonies sont fondées pour le plus grand profit de la métropole. Si elles donnent des bénéfices, ces bénéfices doivent être pour les métropolitains. Or, ces métropolitains ne peuvent pas supposer que le gouvernement aille les répartir entre eux par tête d’habitant. Ce ne serait ni aisé comme moyen de distribution, ni efficace comme moyen d’enrichissement. Mais on peut convenir que, parmi les millions de métropolitains, quelques-uns seront désignés pour recueillir directement les bénéfices de la colonisation, saut à en faire, par la libre circulation des biens et le mécanisme perfectionné de l’échange, participer plus tard indirectement tous leurs concitoyens. Et ceux qui semblent tout indiqués pour remplir cet office d’intermédiaires, ce sont les industriels de la métropole. Ils figurent le plus souvent parmi ceux qui ont réclamé et même encouragé la fondation des colonies ; ils ont, ordinairement plus que les autres contribuables, pris leur part des dépenses qu’elle a occasionnées : à ces titres, ils sont, entre tous, qualifiés pour être des premiers à qui l’entreprise coloniale profite. Et, pour qu’ils en profitent, rien n’est plus aisé : il n’y a qu’à établir, à l’entrée de la colonie, un tarif de douane, non plus fiscal cette fois, mais différentiel et protecteur ; qu’à faire aux marchandises des métropolitains des conditions autres et meilleures qu’à celles des étrangers : le marché de la colonie et les bénéfices qu’il comporte leur seront réservés et, par le canal des industriels, la métropole sera certaine de recueillir les avantages qu’elle a prétendu s’assurer. Cette conception, en apparence si raisonnable, est celle des industriels de presque tous les pays ; c’est celle notamment des industriels français ; c’est à elle que nous devons l’application de notre tarif général des douanes dans nos colonies, même au Tonkin qui, convoité par nos hommes d’État comme offrant au commerce européen la route la plus courte vers la Chine méridionale, a été, dès la première heure, par un vote solennel et retentissant de notre parlement, à peu près fermé aux produits étrangers, quelle qu’en fût la destination, et n’est aujourd’hui encore, après de timides mesures de l’autorité locale que les intéressés ont presque ignorées, qu’entr’ouvert à ceux qui transitent.

À cette conception si favorable aux industriels et, l’expérience le prouve, si préjudiciable à l’ensemble de la nation, — car les industriels de la métropole ne réussissent jamais à alimenter largement le marché dont ils ont écarté leurs concurrens étrangers, tandis qu’à ne plus vendre que des produits nationaux, les marchands de la colonie font moins d’affaires, — à cette conception, on en peut opposer une autre qui, du même point de départ, aboutit à une conclusion toute différente. Comme la première, elle reconnaît que le temps est passé où l’on fondait des colonies pour le plus grand bénéfice de la religion ou de la civilisation ; elle proclame que les colonies ont été fondées pour le profit des métropolitains, et que, ces métropolitains ne pouvant recevoir individuellement leur quote-part de bénéfices, il faut, de toute nécessité, trouver une fraction d’entre eux qui recueille et canalise ces bénéfices, pour les distribuer peu à peu à travers la métropole entière. Mais cette fraction, cette classe privilégiée et utile, la métropole n’a point prononcé que ce serait celle des industriels. Elle ne désigne pas spécialement pour ce rôle telle ou telle classe ; elle le destine d’avance à la classe qui pourra faire valoir le plus de droits et les exercer le mieux. Or cette classe, c’est celle des hommes qui ont quitté leur patrie, leur famille, la société où ils vivent, tous les agrémens de la civilisation, et s’en sont allés dans la colonie même exposer à d’innombrables risques leur vie et leur fortune ; c’est celle des hommes qui, par leur présence sur le terrain, sont seuls en situation d’exploiter le marché de la colonie : c’est la classe des colons.

Or, l’intérêt des colons est précisément contraire à celui des industriels : avec eux, plus de tarif protecteur ; s’il se peut même, plus de tarif fiscal ; plus de droits différentiels ; plus de barrières. Toutes les portes largement ouvertes à tous les produits. Et les conséquences de ce système, les voici : pour l’indigène, la vie facile et abondante ; pour le marché intérieur, l’activité et la richesse ; pour les marchés extérieurs, pour les pays où conduit la « route commerciale, » l’accès rapide et peu coûteux ; pour le colon, la fortune, faite d’un tribut modique prélevé sur des transactions nombreuses et importantes ; pour le trésor, les recettes croissantes, qui soulagent la métropole ; pour la colonie, le bon renom que lui vaut sa richesse ; enfin ; pour la métropole, la conviction, répandue parmi les nations, que nul désormais n’a rien à regretter quand elle s’empare des territoires inoccupés du globe. C’est là la conception qui, depuis près d’un siècle, a été adoptée et mise en pratique par l’Angleterre et qui lui a, pour une grande partie, valu l’étonnante prospérité de son empire colonial. C’est celle qui prévaut dans l’Inde et en Birmanie et qui a fait de Rangoon, entrepôt du commerce birman, une des plus belles et des plus opulentes cités de l’extrême Orient[17].

Toutefois, il serait puéril d’attribuer à la seule liberté des échanges l’état florissant de la communauté indienne sous le protectorat de l’Angleterre ; bien d’autres causes y ont contribué, et parmi elles le développement des communications et l’impulsion donnée aux travaux publics. C’est ce que n’oublia pas lord Dufferin. L’annexion de la Birmanie datait de décembre 1885 ; en février 1886, lord Dufferin s’embarquait pour Rangoon et s’occupait aussitôt de dresser et d’exécuter un programme de travaux publics.

IV

De tous les moyens qu’un gouvernement peut mettre en œuvre pour développer la richesse d’un pays, il n’en est guère de plus puissant que les travaux publics. Cela est vrai en tout temps et en tout pays ; c’est plus vrai encore dans un pays conquis et durant la période troublée qui succède à la guerre. Les premiers problèmes qui s’imposent au vainqueur sont, en effet, de décourager ses derniers ennemis en prouvant, par des faits et non plus par des paroles, que son établissement est définitif ; de se concilier la population laborieuse en mettant à sa disposition, si elle est pauvre, du travail, si elle est aisée, des instrumens perfectionnés de richesse ; de récompenser enfin ses soldats et ses fonctionnaires en leur assurant plus de sécurité et de confort. Ces problèmes, il peut les résoudre en partie à l’aide de travaux publics bien conçus.

Les chefs qui, depuis 1885, se sont succédé en Birmanie, ne s’y sont point trompés. Lord Dufferin, le premier en date, déclarait attendre beaucoup des travaux publics. Toutefois, la pénurie de ses finances le rendait fort modeste dans ses prétentions. Il ne voulait entreprendre tout d’abord que l’indispensable : des routes pour relier les points occupés et en atteindre de nouveaux ; quelques casernes et quelques hôpitaux pour les troupes si éprouvées par le climat et par les fatigues d’une surveillance incessante. Plus tard, il étendit son programme : des tribunaux et des maisons de fonctionnaires, pour garder un peu de décorum aux yeux des indigènes ; la réparation et même l’extension des digues et des canaux d’irrigation, et enfin des chemins de fer. Ses successeurs suivirent la même politique. En 1886, le budget des travaux publics de la Haute-Birmanie était environ de 2 millions de francs ; en 1887-88 et en 1888-89 il montait à près de 12 millions ; enfin, pour 1892, il est d’environ 13 millions de roupies, près de 25 millions de francs, dont 10 millions pour les seuls chemins de fer.

Voici comment se répartissaient les 12 millions du budget de 1889 : 4 millions pour les casernes, hôpitaux, etc. ; 3,100,000 francs pour les bâtimens civils : tribunaux, prisons, postes et télégraphes, etc. ; 1 million 200,000 francs pour diverses dépenses ; enfin 3,500,000 francs pour les communications[18]. Je ne m’occuperai que de ce dernier chapitre.

3,500,000 francs pour les voies de communication seulement ne sont pas à dédaigner. Nos gouverneurs du Tonkin peuvent l’attester, eux qui, leurs ingénieurs et conducteurs payés, n’ont plus rien de reste. Et cependant ce n’était pas encore là tout le budget de ce chapitre : dans ces 3,500,000 francs n’étaient compris ni les digues (qui en ces pays sont en même temps des routes), ni les chemins de fer. Si pauvre que l’on fût, on n’avait pas voulu tarder davantage pour se donner un outillage supérieur. Dans l’ordre stratégique comme dans l’ordre économique, on assignait à ces travaux un rôle capital ; d’une chaussée en bon état, d’une voie ferrée bien conçue, on attendait autant que d’un bataillon ou même d’un régiment, et on allait jusqu’à rogner le budget de la guerre pour grossir celui des ponts et chaussées.

Tout d’abord, on devait songer aux routes. En Basse-Birmanie on avait eu le tort de trop s’en désintéresser : les uns après les autres, les commissaires en chef avaient commis la même erreur. Vivant à Rangoon, sur la mer, à l’extrémité d’un delta que desservent tant de fleuves et de canaux, ils s’étaient pour la plupart peu inquiétés du reste du pays. On eut plus d’une fois à le déplorer : mais leur expérience ne fut pas perdue pour la Haute-Birmanie. Un pays sillonné de cours d’eau et hérissé de montagnes a naturellement peu de routes : dans les régions plates, il se contente des fleuves et des rivières et, dans les régions montagneuses, ne connaît guère que les sentiers. Or, c’était dans la montagne que s’étaient réfugiés les derniers belligérans. Des postes nombreux y avaient été installés : pour les relier entre eux et avec les centres principaux, il fallait élargir les sentiers et percer des routes nouvelles. C’est à quoi on procéda sans retard et surtout sans interruption. Routes internationales, si l’on peut ainsi les appeler, allant de l’Iraouaddy au Brahmapoutra, de l’Assam à la Birmanie ; routes nationales réunissant les vallées entre elles, de la Chindwin à l’Iraouaddy, du Chittagong à Mandalay ; chemin de district à district, tout fut étudié en même temps. Mais, fort sagement, on para au plus pressé : on relia d’abord les postes et les centres administratifs. Dès le commencement de 1887, on avait 300 milles de bonnes chaussées, quelques-unes pavées de fer, et de nombreux chemins. Depuis lors, d’année en année, ces travaux ont pris une plus grande extension et aujourd’hui il n’est guère de district qui ne soit traversé au moins par une route.

Naturellement, tout en s’occupant des routes, on ne négligeait pas les autres moyens de transport et le plus important de tous : les fleuves et les rivières. La Birmanie, je l’ai déjà dit, est parcourue par de]nombreux cours d’eau : l’Iraouaddy, la Salouen, le Sittang, la Chindwin, la rivière Mu et bien d’autres, qui offrent, à travers des territoires considérables, des communications commodes et économiques. Malheureusement ces fleuves, comme la plupart de ceux de l’Indo-Chine, sont, pour employer une expression fort juste, des fleuves inachevés ; ils présentent à la navigation deux grands obstacles : dans la saison sèche, ils ont souvent trop peu d’eau, même pour les bateaux d’un faible tirant ; dans la saison des pluies, ils prennent des allures de torrens. Ils entraînent alors, si l’on peut ainsi dire, leur lit avec eux-mêmes : le sable et le limon s’écoulent jusqu’à la mer, se déposent à l’embouchure, forment des barres redoutées et, en même temps, gagnant sur les flots, accroissent peu à peu le continent ; le reste, pierres, galets et rochers, arrêtés en de certains points par des obstacles naturels, constitue des rapides extrêmement dangereux. Joignez à cela que les eaux, démesurément grossies, franchissent les rives et débordent dans les campagnes.

Contre les inondations, on a les digues. Les Orientaux y sont passés maîtres : ils les construisent et les entretiennent avec des moyens dont la simplicité et l’efficacité doivent faire envie à nos très savans ingénieurs. Les digues atteignent parfois des dimensions prodigieuses. Les fleuves d’Indo-Chine, cependant, coulent dans des lits très encaissés ; leurs rives les dominent de dix, quinze, vingt mètres (parfois davantage : à Thabetyin, en Birmanie, trente-sept mètres). À ces hauteurs, où les eaux semblent ne devoir jamais atteindre, on est tout surpris de voir l’indigène se méfier encore de leurs caprices, et percher sa case, ainsi qu’un oiseau fait son nid, tout au haut de frêles bambous. L’indigène à raison. Vienne la saison des pluies ; le fleuve enfle ses eaux, et sans les digues se précipiterait dans les campagnes inférieures. A 250 milles de la mer, l’Iraouaddy, de la saison sèche à la saison des pluies, monte de plus de 45 pieds, et ses digues, longues de près de 300 milles, dépassent parfois 16 pieds de hauteur. Ce que peut coûter de soin et d’argent l’entretien de pareils travaux, on le devine. Du moins, peut-on, à ce prix, garantir presque absolument la vie et la fortune des habitans.

On est moins heureux dans la lutte contre les eaux basses et les rapides. Les procédés sûrs, mais coûteux, usités en Europe pour corriger le cours des fleuves et leur assurer en tout temps un débit normal, ne sauraient l’être dans ces pays encore pauvres, avec ces fleuves géans. Les rapides, la dynamite peut les supprimer. Les Anglais ne semblent pas l’avoir employée jusqu’ici ; mais au Tonkin, dans les cours d’eau qui rappellent l’Iraouaddy au-dessus de Bhamo, les Français en ont fait le plus heureux usage. Contre les basses eaux, on n’a que la ressource, bien insuffisante, de construire des bateaux d’un faible tirant. Mais cela est peu pratique dans les parages très fréquentés. L’Iraouaddy, qui est de beaucoup le fleuve le plus considérable et absorbe presque tout le trafic intérieur de la Birmanie, a une navigation incertaine et difficile. Durant plusieurs mois, les eaux y baissent au point de n’offrir plus même aux steamers de rivière la profondeur suffisante, et les sables, sans cesse en mouvement, déjouent l’expérience des meilleurs pilotes. Le capitaine Yule, en 1853, et, tout récemment, lady Dufferin, ont conté leurs mésaventures sur des bateaux ensablés. Quand ce n’est pas le sable, ce sont les rochers qu’il y a à redouter : déjà bien des fois des bateaux s’y sont brisés : témoin le Thooreah, de la Flotilla Company, qui devait, un peu plus tard, perdre encore le Patheen dans la Chindwin. Dans ces conditions, chaque année le trafic est suspendu pendant plusieurs semaines et, au-dessus de Bhamo, pendant plusieurs mois. Le même capitaine Yule raconte que, pour franchir la distance assez courte de Bhamo à Tsa-Chœ-Sing, il lui fallut quatre-vingt-trois jours. Au surplus, passé Bhamo, le fleuve n’est navigable que sur 120 à 150 milles ; à Hokat, se dresse un rapide jusqu’ici infranchissable et des rives abruptes, surmontées par des montagnes de 6,000 pieds, interdisent presque le transbordement.

Contre de pareilles difficultés, l’homme ne peut directement que peu de chose. La canalisation d’un fleuve qui, à 800 milles de la mer, est large à peu près comme à son embouchure, paraît une chimère. La création d’un chenal serait extrêmement dispendieuse ; le maintien, avec ce lit changeant et ces sables toujours en mouvement, en serait sans doute impossible. Les autres fleuves n’ont pas un régime plus commode. Pour en tirer parti, on n’a d’autres ressources que d’y poser des balises sans cesse vérifiées, de dresser de bons pilotes et de construire des bateaux appropriés. A cet égard, la puissante Irawaddy Flotilla Company a fait tout ce qu’on pouvait faire. Sa flotte, l’une des plus considérables, sinon la plus considérable des flottes fluviales, dessert l’Iraouaddy tout entier, de Rangoon à Bhamo et au-dessus, et, autant que les saisons le permettent, les rivières Chindwin, Myintge, etc. D’autre part, soit pour assurer l’ordre et la sécurité, soit pour prêter assistance aux bateaux en péril, le gouvernement a organisé des convois escortés, des patrouilles de remorqueurs et de steam-launches, etc.

Malgré cela, la navigation de ces fleuves demeure intermittente et incertaine. Un gouvernement, dans la situation délicate où était alors le gouvernement de Birmanie, ne pouvait sans imprudence se contenter de communications aussi précaires ; il lui fallait un instrument plus régulier et plus rapide : il n’en était point, semble-t-il, en dehors des chemins de fer. On hésita pourtant entre les chemins de fer et les routes. Non pas en Birmanie, assurément, où l’idée ne vint même pas de comparer des moyens de transports si dissemblables dans leur but et leur utilité ; mais à Londres, à l’India office, lord Kimberley, quand on sollicita de lui l’autorisation de construire la ligne de Toungoo à Mandalay, répondit en demandant si, « tout au moins en l’état actuel des finances de la Birmanie, et tant qu’elles ne se seront pas améliorées, l’attention du gouvernement ne pourrait pas être plus avantageusement tournée vers de bonnes routes, utilisables en toute saison, qui relieraient entre eux les principaux centres. » Mais le gouvernement local triompha facilement de cette objection : aujourd’hui la Haute-Birmanie possède déjà 519 kilomètres (314 milles) et la Basse-Birmanie 546 kilomètres (336 milles) de voies ferrées.

Mais l’histoire même de la construction de ces chemins de fer est trop instructive pour que nous n’entrions pas dans plus de détails. En Basse-Birmanie on avait, pendant longtemps, paru se soucier des chemins de fer aussi peu que des routes. Les Anglais étaient maîtres d’une partie du pays depuis 1824, de la totalité depuis 1852, et c’est seulement en 1877 (le 2 mai) qu’ils avaient inauguré la voie de Rangoon à Prome. Puis un intervalle de huit années s’était écoulé avant l’ouverture de la voie de Rangoon à Toungoo. C’est une remarque bien digne d’attention que les Anglais dans l’Inde ont tâtonné durant près d’un siècle et demi avant de dégager une méthode rationnelle. En particulier, ils ne semblent avoir eu que très tard la notion de l’importance économique et politique des travaux publics, des voies de communication, etc. En 1836-1837, le budget des travaux publics ne dépassait pas 2 millions (81,000 livres sterling). En 1850, il s’élevait déjà à 10 millions (400,000 livres), sans parler d’un budget spécial pour les casernes, les hôpitaux, etc. ; en 1886-1887, les yeux étaient dessillés, et le budget des travaux publics atteignait près de 400 millions (15,617,000 livres sterling). Aussi, quand on songea à pacifier et à mettre en valeur la Haute-Birmanie, s’inspira-t-on d’autres idées que celles qui avaient longtemps prévalu dans le reste de l’Inde et notamment en Birmanie inférieure.

« Après une forte police et une bonne administration civile, rien n’est plus important, pour assurer la pacification, que l’ouverture de moyens perfectionnés de communication, et, entre autres, des voies ferrées que l’on est en train de construire jusqu’à Mandalay. » C’est en ces termes que s’exprimait la Revue d’Edimbourg (avril 1887), laquelle ne faisait que résumer l’opinion des hommes les plus autorisés. Dès la première heure, lord Dufferin, sir Frederick Roberts, sir George White, sir Charles Bernard, le colonel Fryer, étaient d’avis qu’en dépit de la pauvreté du budget de Birmanie, il fallait sans retard commencer la construction de voies ferrées. Avec sir Herbert Mac-Pherson, qui venait de mourir dans ce pays qu’il connaissait si bien, ils estimaient que « chaque ligne de chemin de fer que l’on ouvrirait en Birmanie serait plus efficace qu’un corps d’armée, » et serait à la fois une cause de richesse, un instrument stratégique, un agent de pacification.

« L’ouverture d’un chemin de fer à Mandalay, — prolongation en Haute-Birmanie de la ligne de Rangoon à Toungoo, — cette ouverture, disait un document du milieu de 1886, aurait des résultats importans, et pour la Birmanie et pour les États shans. En Haute-Birmanie, un grand nombre de personnes se refusent à croire que réellement les Anglais ont conquis leur patrie et occupent Mandalay ; un grand nombre d’autres ne peuvent admettre que nous entendions rester dans le pays et le gouverner au nom de la reine-impératrice. Sur ces doutes et ces imaginations, l’effet de l’ouverture d’un chemin de fer d’État serait décisif. D’autre part, le travail et les salaires que procureraient les travaux auraient une heureuse influence sur la pacification du pays et concilieraient la population au gouvernement anglais. Dans la région que la ligne doit traverser, les villages ont été pillés par les dacoits et les rebelles ; les paysans ont été bouleversés par l’anarchie de l’année dernière. Quand nous aurons, dans ces régions, sur une longueur considérable, ouvert, gardé et efficacement protégé la ligne de chemin de fer, l’effet immédiat en sera très grand sur la population : on lui aura fourni du travail pendant la saison morte, on lui aura fait gagner de l’argent[19] ; enfin, on lui aura donné une preuve matérielle de l’intérêt que le gouvernement anglais porte à son pays. Naturellement, ces effets de la construction du chemin de fer ne seront que temporaires, mais ils se produiront précisément au moment le plus désirable ; car notre objectif, à l’heure présente, est d’amener ces populations à se soumettre, d’offrir un aliment à leur énergie, de leur procurer de quoi nourrir leur famille en s’adonnant à des travaux pacifiques. Après ces effets, d’ailleurs, le chemin de fer en aura sur cette population de plus durables : il l’amènera à aller et à venir, à se faire une idée de la puissance des Anglais, de leur système de gouvernement, de leur souci du bien-être des populations, et à consentir peu à peu à devenir les sujets de sa gracieuse majesté. « On a objecté qu’un chemin de fer est une affaire très coûteuse ; que ni l’Inde ni la Birmanie ne peuvent prélever une roupie sur des dépenses qu’il soit possible de différer ; que, dans la plupart des pays, les routes précèdent les chemins de fer, et qu’il n’y a pas de routes en Haute-Birmanie. On a suggéré cette idée qu’il serait peut-être préférable de consacrer les minces ressources dont on peut disposer à des routes transversales se dirigeant sur les principaux centres de commerce et à une grande route centrale que plus tard l’on pourrait convertir en une voie ferrée. Il est assuré que le gouvernement ne doit pas, dans la condition actuelle de ses finances, se lancer dans des travaux qui peuvent être remis ou même évités. Mais, selon moi, ce n’est pas avant trente ans d’ici que l’on aura construit le réseau de routes dont il s’agit, et nulle voie centrale, en quelque circonstance que ce soit, ne peut procurer à la province les avantages commerciaux, politiques, militaires, administratifs, que procurera le chemin de fer proposé. Il y a plus : je crois pouvoir espérer qu’avant dix ans ce chemin de fer sera, au lieu d’une charge, une source directe de recettes, ce que ne sera jamais un système de routes ou une route centrale.

« A la vérité, les Irais d’établissement d’un chemin de fer seraient six à sept fois ceux d’une route centrale de même longueur et trois à quatre lois ceux d’un système de routes transversales convergeant vers une route centrale ; mais le capital consacré à la construction du chemin de fer donnerait, au bout d’un temps assez court, des recettes qui dépasseraient l’intérêt de ce capital, tandis qu’au bout du même temps le simple entretien d’un système de routes représenterait une somme totale de moitié plus forte que le coût initial de construction. Le nouveau chemin de fer enverrait, sur la section de Toungoo à Rangoon, un trafic qui serait aussi une cause de recettes importantes, et cela doit encore être mis au nombre des avantages indirects de ce projet. Ainsi, non-seulement ce chemin de fer se suffirait à lui-même, mais encore il fournirait sur ses excédens de quoi ouvrir les routes qu’il faudra faire plus tard pour l’alimenter et le nourrir ; et, de plus, il serait, dans les districts qu’il traverse, un instrument de pacification et d’enrichissement incomparablement supérieur à celui du système de routes le plus perfectionné qu’on puisse imaginer[20]. »

Les passages qui précèdent sont extraits d’un mémorandum de sir Charles Bernard, en date du 10 juin 1886, six mois après l’entrée des Anglais en Birmanie. Ce mémorandum était adressé au vice-roi, lord Dufferin. Le vice-roi en adoptait les conclusions, et, dès le 6 août, les recommandait, par le télégraphe, au secrétaire de l’Inde à Londres ; le 20 septembre, il insistait, dans une dépêche explicative ; le 27 octobre suivant, il recevait un télégramme ainsi conçu : « Reçu votre dépêche du 20 septembre dernier, touchant le chemin de fer. La construction du chemin de fer de Mandalay est sanctionnée. » Il n’y avait pas un an que les Anglais étaient entrés en Haute-Birmanie. Qui pourrait ne pas admirer et envier cette rapidité dans les décisions !

On n’avait pas attendu cette dépêche pour commencer les études préliminaires de levers et de tracés. Dès qu’on l’eut reçue, on n’eut plus qu’à ouvrir les chantiers. Les travaux marchèrent rapidement. Une première section, de Toungoo à Pyinmina, était ouverte dès le mois de juillet 1888 ; la ligne entière le fut le 1er mars 1889. L’inauguration s’en fit solennellement, en présence de sir Charles Elliott, ministre des travaux publics. La construction d’une ligne de 220 milles, au milieu d’une contrée dépeuplée où la main-d’œuvre était rare[21], à travers des montagnes hautes de 400 à 500 pieds, et par-dessus des rivières larges de 300 à 500, n’avait duré que deux années et demie et coûté que 92,000 roupies (environ 160,000 francs) par mille (de 1,609 mètres).

La ligne avait d’ailleurs presque tout de suite donné ce qu’on en attendait. Elle avait assagi les populations, rendu plus rares les actes de piraterie et les crimes de toutes sortes. On en a attaqué le mode d’exploitation[22] ; on a prétendu que l’administration faisait une concurrence inintelligente aux transports par rivière en réduisant ses tarifs partout où le commerce pouvait choisir entre la voie de fer et la voie d’eau. Et personne ne peut approuver cette tactique, quoique l’administration de l’État puisse se retrancher derrière la nécessité de faire ses frais et même de réaliser des excédens. On en a aussi critiqué le tracé. On a dit que c’était folie de construire le premier chemin de fer presque parallèlement au plus beau fleuve de la Birmanie, à travers la région la mieux desservie par la navigation. Cette dernière critique n’est pas fondée. La ligne de Toungoo à Mandalay était le complément naturel de celle de Rangoon à Toungoo ; de plus, elle devait, — on le croyait alors, — être bientôt prolongée jusqu’à Bhamo, et, d’autre part, servir de « base aux futurs chemins de fer entre les États shans. » D’autres vallées, celles des rivières Mu et Chindwin, importans affluens de l’Iraouaddy, et, comme lui, d’une navigation très irrégulière pendant la saison sèche, celles encore de Hokum et de Mogung, au-delà de Bhamo, attendaient impatiemment leurs voies ferrées. Enfin, on songeait encore à d’autres lignes, d’un intérêt commercial ou politique : telles les lignes qui devaient rejoindre Mandalay à la Salouen ; la Birmanie à l’Assam (station de Makum), et, par-delà, au Brahmapoutra (station de Sudiya).

De pareils résultats ne pouvaient que hâter l’exécution des autres entreprises que l’on méditait, et l’on en méditait de considérables.


V

La conquête et la mise en valeur de la Birmanie ne sont pas, en effet, le terme de l’ambition des Anglais. La Birmanie n’est pas seulement, si l’on peut s’exprimer ainsi, un point d’arrivée ; elle est aussi un lieu de passage. Elle touche à l’Inde et à la Chine ; elle garde les approches de la première et semble être une des avenues de la seconde ; et lorsque les Anglais l’eurent conquise, ils crurent avoir effectivement donné à l’Inde un nouveau rempart et gagné une des portes de la Chine[23] : restait seulement à ouvrir cette porte.

La Chine, depuis plus d’un demi-siècle, est, en extrême Orient, l’un des objectifs des grandes puissances. Sans doute, aucune d’elles ne menace aujourd’hui l’intégrité de son territoire ; mais toutes ambitionnent de prendre une part de son commerce et de mettre en valeur les immenses ressources naturelles qu’elle garde inexploitées. Elles s’efforcent donc d’obtenir pour leurs ingénieurs et leurs industriels l’entrée de son territoire, comme elles ont déjà obtenu pour leurs commerçans l’entrée de beaucoup de ses ports. Elles prétendent renouveler son outillage et ses méthodes, et peu à peu l’entraîner avec elles dans les voies de la civilisation occidentale ; et, bien que la Chine, satisfaite d’elle-même, soit défiante d’autrui, — persuadée qu’elle est, avec raison, que ce contact de l’Occident lui sera fatal, — il y a longtemps assurément qu’elles y seraient parvenues, si, dans ces trente dernières années, elles ne s’étaient départies de la politique séculaire qui leur avait si bien réussi.

Pendant les siècles qui ont précédé le nôtre et jusqu’aux environs de 1860, les Européens, quelles que fussent en Europe leurs inimitiés, avaient toujours, en face de la Chine, affecté la plus étroite union. Une nation européenne rencontrait-elle quelque difficulté, réclamait-elle quelque réparation : son grief ou sa prétention devenait la prétention et le grief de toutes les autres. L’entente, à vrai dire, était alors facile. Quatre nations seulement, la France, l’Angleterre, la Russie et les États-Unis, avaient des intérêts en Chine, et ces intérêts étaient d’ordre différent. Après 1860, et surtout après 1870, les choses changèrent. L’Allemagne, puis l’Italie, d’autres nations encore entrèrent en scène. Toutes se préoccupèrent des intérêts matériels. Toutes furent représentées, non plus par leurs consuls dans les ports, mais par leur ministre à Pékin. Les haines de nationalité, surtout les rivalités de personnes et plus encore la concurrence industrielle et commerciale, rompirent l’union : dès lors, on laissa voir aux Chinois, qui s’en doutaient, que pour les Européens d’extrême Orient l’Europe n’était plus une patrie.

On croyait proche le moment où la Chine sortirait de son antique immobilité, et, entrant de nouveau en concurrence avec les nations d’Occident, s’armerait pour un duel colossal. Que ce duel pût être un jour fatal à l’Europe, nul n’y prit garde. La seule perspective de tous les chemins de fer, télégraphes, usines, arsenaux, qu’allait demander ce gigantesque consommateur tourna toutes les têtes. Au lieu de partager, en bons larrons, cette aubaine inespérée, chacun voulut la garder pour lui seul et se fit tout humble. L’Allemagne, pleine d’ambition pour ses industriels, ne voulait pas d’affaires qui pussent indisposer le gouvernement chinois contre M. Krupp. L’Angleterre, pleine de sollicitude pour ses compatriotes établis en Chine : banquiers, commerçans, assureurs, etc., faisait taire ses plus légitimes exigences. Tandis que la Chine englobait toujours, dans une commune hostilité, les diverses nationalités, et que tous, Anglais, Russes, Français, Italiens, Allemands, elle les haïssait également sous le nom générique d’Européens, les Européens, eux, se divisaient et s’émiettaient. En politique, c’étaient de petites trahisons ; en affaires, c’étaient des enchères au rabais, parfois des contrats à perte. Les Chinois laissaient dire et faire, et acceptaient ce qui leur était avantageux, mais sans se lier avec personne, sans se lancer dans de grandes entreprises, sans ouvrir leur territoire ni aux hommes ni aux capitaux d’Europe. À ce jeu, toutes les nations perdirent rapidement leur influence et leur considération. Même la Russie, jadis si redoutée, et qui encore en 1881 arrachait à la Chine d’importantes concessions, a vu diminuer son crédit, et de bons observateurs se demandent aujourd’hui laquelle des deux fait peur à sa rivale. En cet état, chaque nation se console de son échec par l’échec des autres.

Toutefois, mieux avisées, certaines puissances se sont décidées à recourir à d’autres procédés, qui, à ce qu’elles croyaient, hâteraient la solution désirée. Elles cherchèrent, parmi les contrées limitrophes de la Chine, celles d’où l’on pourrait, sans trop de difficulté, nouer des relations avec la province contiguë de l’Empire. Cette province, elles s’en ménageraient l’accès ; elles amèneraient jusqu’à ses confins leurs lignes de chemins de fer et de télégraphes, leurs services de poste et de transport, leurs bazars et leurs marchés ; elles lui montreraient ce que peuvent pour la prospérité des peuples la science, les lois, l’organisation des barbares d’Occident ; elles enrichiraient les habitans de ses districts les plus voisins ; elle les séduiraient à nos usages et à nos inventions ; elles en feraient, par l’intérêt satisfait, des missionnaires qui chanteraient nos louanges parmi leurs compatriotes ; de proche en proche, elles convertiraient les districts et les provinces, et le jour où l’Empire, cédant à l’autorité de l’exemple, se déciderait à recevoir nos produits, à imiter nos procédés, elles seraient les premières à pénétrer sur son territoire et à « prendre les commandes. » C’est dans cet espoir que les Anglais s’établirent en Birmanie, les Français au Tonkin, et que les Allemands tournent autour de Siam.

La Birmanie, comme le Tonkin, confond, sur une longue étendue, sa frontière septentrionale avec celle de la province du Yun-nan. Le Tonkin touche en outre, par le nord-est et l’est, aux deux provinces du Kwang-Si et du Kwang-Tong. La Birmanie possède plusieurs fleuves qui descendent de Chine : l’Iraouaddy, le Sittang, la Salouen, etc. ; le Tonkin, à vrai dire, n’en a qu’un seul, le célèbre Fleuve-Rouge. Ce n’est pas ici le lieu de parler du Fleuve-Rouge et de le comparer, en tant que voie de pénétration vers la Chine, aux fleuves de Birmanie. La comparaison d’ailleurs est aujourd’hui superflue ; le Fleuve-Rouge a cause gagnée. Des bateaux à vapeur, d’un type qu’on a déjà perfectionné, remontent jusqu’à Laokai, sur la frontière de la Chine, et il ne nous reste plus qu’à donner toutes facilités à la navigation en améliorant, moyennant une dépense modique, le cours du fleuve, et au commerce en répudiant, non par des arrêtés subreptices et presque tenus secrets, mais par une loi solennelle et connue au loin, le fâcheux régime douanier qui interdit la voie du Tonkin aux transactions de l’Europe avec la Chine méridionale. Les fleuves de Birmanie, au contraire, sont, je l’ai déjà dit, infiniment plus longs que ceux du Tonkin et rencontrent, avant d’atteindre la frontière de Chine, des obstacles infranchissables. Les Anglais eux-mêmes paraissent les avoir décidément condamnés, et étudient, en vue de se rapprocher de la Chine, sinon d’y pénétrer, diverses lignes de chemins de fer.

Parmi ces études, il faut bien distinguer celles qui ont pour objectif la frontière chinoise, et qui ont été ou contrôlées ou même ordonnées par le gouvernement, de celles qui visent le cœur même de l’empire et n’émanent que de l’initiative privée. De ces dernières, en effet, il y a eu une véritable débauche. Bien avant que la Haute-Birmanie fût annexée, des explorateurs, des ingénieurs, d’anciens fonctionnaires de l’Inde, véritables commis-voyageurs en chemin de fer, lançaient toutes les semaines en Angleterre et en extrême Orient, le projet d’une nouvelle ligne, laquelle, à moins de Irais que toutes les autres, mettait la Chine toujours et quelquefois le Siam avec elle, littéralement dans la main de l’Angleterre. Elles partaient de Bangoon ou de Maulmein, ou de Mandalay ; elles passaient par Tali-Fu ou par Ssumao et aboutissaient à Bangkok, à Canton, à Yunnan-fu, à Nanking, etc. Leur objectif était de détourner vers la Birmanie le trafic qui jusqu’alors prenait la route du Mékong, du Fleuve-Rouge, de la rivière de Canton et surtout du Yang-Tse-Kiang ; et, dans les exposés magnifiques qu’on faisait de leurs chances, invariablement cet objectif était atteint.

La plus célèbre, peut-être, de ces lignes fut la ligne de Maulmein à Chung-King, sur le Yang-Tse-Kiang. Comme ce fleuve a un cours extrêmement violent, qu’à la montée la navigation en est fort lente et fort coûteuse, on se flattait, — on se flatte encore, — que le commerce d’importation de l’Europe avec l’intérieur de la Chine, l’abandonnerait pour prendre la voie ferrée, partant de Birmanie et aboutissant à Chunking. La descente, au contraire, quoique périlleuse, est rapide et relativement peu coûteuse ; il est donc vraisemblable que toutes les provinces baignées par le fleuve continueraient, même après l’ouverture du chemin de fer, à l’utiliser pour transporter leurs produits vers la côte orientale et, de là, vers l’Europe. Cette répartition probable du trafic laisserait encore une part magnifique à la ligne birmano-chinoise.

Mais il est douteux que les choses aillent ainsi au gré de ses promoteurs. Ne parlons même pas des difficultés d’exécution et des dépenses énormes qu’elles entraîneraient. La conception tout entière repose sur deux hypothèses ; la première est que la Chine autorisera sur son territoire la construction d’un chemin de fer ; la seconde est qu’au moins pendant longtemps elle n’autorisera la construction que d’un seul. Or, l’une et l’autre hypothèse prêtent à discussion.

Que la Chine consente à l’établissement d’une voie ferrée, cela n’est pas impossible ; cela non plus n’est peut-être pas très prochain. L’exemple de la petite ligne de Woosung à Shanghaï, détruite aussitôt que construite et transportée à Formose, où la mer use pièce par pièce le matériel entassé, cet exemple récent n’est pas engageant. En sens contraire, on peut invoquer l’exemple de la ligne, fort courte d’ailleurs, qui relie Tien-Tsin aux mines de charbon de Kaï-Ping et que jusqu’ici rien ne menace ; mais celle-ci, des personnages puissans, Li-Hung-Chang entre autres, étaient intéressés à sa construction et le sont à son maintien. Or, la ligne que l’on propose, bien des gens, au contraire, sont intéressés à ce qu’elle ne se fasse pas. Pour ne pas trop en allonger la liste, je citerai seulement les mandarins des provinces que la ligne traverserait, et les Anglais ou plutôt les Européens de l’est et du sud-est de la Chine, notamment des communautés de Shanghaï et de Hong-Kong et de tous les ports ouverts. Les mandarins des provinces redoutent par-dessus tout l’introduction de communications à l’européenne, — télégraphes et chemins de fer, — qui leur enlèveront leur puissante indépendance, en assurant mieux la transmission des ordres et le contrôle. Aussi, en toute circonstance ont-ils, sans protester eux-mêmes contre les travaux publics projetés, cherché à entraver même les études préliminaires, en excitant les préjugés populaires[24] et en ameutant les populations contre les projets et les Européens qui les soutiennent[25]. Les persécutions contre les chrétiens se rattachent au même sentiment : il y entre beaucoup moins de haine pour la religion chrétienne que pour la civilisation occidentale. Quant aux communautés anglaises d’extrême Orient, comme toute portion de trafic détourné vers la Birmanie est pour elles une perte, elles ne peuvent qu’être hostiles à tous ces chemins de fer. À cet égard, le doute n’est pas possible, et l’on a remarqué que personne n’a élevé contre ces divers projets des critiques aussi vives et aussi soutenues que les feuilles anglo-chinoises dont elles disposent. Cette opposition de deux élémens aussi considérables est déjà pour ces projets une première et formidable cause d’insuccès : en voici une seconde.

Ils supposent que, la Chine consentant à la construction d’un chemin de fer, le premier qu’elle autoriserait serait précisément celui de Chunking, par le Yunnan et le Szu-Chuen, et qu’une fois ce chemin de fer construit, pendant longtemps elle ne souffrirait pas qu’il s’en construisît d’autres. C’est là une supposition gratuite et peu raisonnable. Un pays aussi vaste comporte plusieurs systèmes de voies ferrées : on ne saurait prétendre le drainer d’un seul côté. En se plaçant dans les hypothèses les plus favorables aux promoteurs de la ligne birmano-chinoise, il faut prévoir que le massif de la Chine centrale serait attaqué encore de deux ou trois autres côtés : du côté de l’est, du côté du sud-est et enfin du côté du sud. La Chine, le premier pas fait, ne refuserait pas d’en faire un second. Quand elle aurait autorisé un chemin de fer en quelque sorte international, elle ne repousserait pas, elle encouragerait plutôt des lignes absolument nationales[26]. Et les capitaux ne feraient pas défaut : les Chinois, ces puissans et habiles négocians, souscriraient tout ce qu’on voudrait. Quant aux colonies européennes et anglaises de Shanghaï et de Hong-Kong et des ports ouverts, elles en offriraient spontanément, et la crainte de faire concurrence à leurs compatriotes de Birmanie ne les retiendrait guère.

Il ne faut donc, au moins pour le présent, attacher qu’une médiocre importance à ces projets de gigantesques lignes birmano-chinoises, allant de Rangoon ou de Maulmein à Canton ou à Chun-king. Il en est tout autrement des chemins de fer qui sont destinés non pas à franchir, mais à atteindre seulement la frontière chinoise. Nous savons combien rapidement les Anglais, quand ils sont sûrs de leur terrain, passent de la conception à l’exécution ; or, depuis le jour où ils sont entrés en Haute-Birmanie, ils ont mis à l’étude un certain nombre de projets que nous devons examiner avec toute l’attention qu’ils méritent.

Le premier projet d’un chemin de fer allant à la frontière de Chine date de trente ans. En 1861, sir Arthur Phayre, le premier commissaire en chef de Birmanie, avait recommandé l’étude d’un tracé se dirigeant sur Kiang-Hung. En 1866, lord Salisbury, alors vicomte Cranborne, avait demandé au gouvernement de l’Inde, qui ne s’en souciait pas, de lever le plan d’une voie ferrée jusqu’à la frontière de Chine. En 1869, le duc d’Argyle, et, en 1874, lord Salisbury de nouveau avaient insisté sur ce projet. Enfin bien d’autres, voyageurs ou fonctionnaires, avaient lancé des plans plus ou moins étudiés et pratiques. Mais ce n’est pas avant 1882 que, sur l’initiative de l’explorateur Colquhoun, on procéda sur le terrain à l’examen sommaire de la possibilité qu’il y avait d’établir une voie ferrée reliant la Birmanie à la Chine. Depuis 1882, cette idée n’a jamais été abandonnée : les tracés seuls ont varié.

Sans m’occuper de l’ordre chronologique, j’indiquerai les tracés qui ont eu le plus de vogue. Presque tous, en vue d’éventualités que j’ai indiquées plus haut, comportent deux points terminus : l’un sur la frontière chinoise ou tout proche de cette frontière, l’autre en territoire chinois, plus ou moins loin de la frontière birmane.

En premier tracé part de Mandalay, remonte l’Iraouaddy jusqu’à Bhamo et, s’inclinant vers le nord-est, franchit la frontière de Chine et aboutit à Momein (environ 25 degrés de latitude nord et 98°40’ de longitude est Greenwich). De Momein, il se dirige soit par le nord-est sur Tali-Fu (100 degrés longitude), soit par l’est sur Yung-Chaw et de là sur Yunnan-Fu (103 degrés longitude). Ce tracé, longtemps vanté, et dont une partie sera probablement exécutée plus tard, est aujourd’hui abandonné dans son ensemble. Beaucoup de voyageurs, notamment ceux de la mission Grosvenor et M.Colquhoun, ont parcouru le pays qu’il traverse, et le considèrent comme impraticable. Voici ce qu’en disait feu M. Colborn-Baber, secrétaire interprète de la légation d’Angleterre à Péking et membre de la mission Grosvenor : « Il semble chimérique de croire que l’on puisse rendre cette route praticable pour des voitures. Les vallées ou plutôt les abîmes de la Salouen et du Mékong, pour ne pas parler d’autres obstacles, présenteront des difficultés longtemps sans doute insurmontables. En perçant une demi-douzaine de tunnels comme le Mont-Cenis, en construisant quelques ponts comme ceux du Menai, la route de Birmanie à Yunnan-Fu pourrait sans doute être beaucoup améliorée. » Ajoutons ceci : cette ligne traverserait des pays montagneux, pauvres et inhabités.

Un deuxième tracé part de Hlinedet, sur la ligne de Rangoon à Mandalay, descend par le sud-est, vers Mone (20° 30’ lat., 97° long.), franchit la Salouen à Tacaw-Ferry (21 degrés lat., 98° long.) et passe par Kiang-Tung (21 degrés lat., 100° long.) et Kiang-Hung (22 degrés lat., 101° long.). A Kiang-Hung, on n’est plus qu’à une faible distance de la ville chinoise de Ssu-Mao. Ce tracé passe à travers une contrée montagneuse. De Hlinedet à Mone, on rencontre quatre défilés, dont l’un est à 4,900 pieds au-dessus de la mer. Depuis Mone, on franchit trois chaînes de montagnes, puis on redescend jusqu’à 870 pieds d’altitude, à Tacaw-Ferry, où la Salouen a 800 pieds de large. De Tacaw-Ferry à Kiang-Tung, quatre autres chaînes de montagnes, dont la hauteur varie de 4,000 à 6,500 pieds, et enfin de Kiang-Tung à Kiang-Hung, une pente continue durant laquelle on s’abaisse de 4,000 pieds.

Les énormes difficultés physiques que rencontreraient ces tracés ont amené MM. Colquhoun et Hallett à en chercher un autre à travers des pays moins bouleversés. Leur chemin de fer part de Maulmein, le second port de Birmanie, situé sur le golfe de Martaban, non loin de l’embouchure de la Salouen et de là passe successivement par Myawaddi (16° 20’ lat. et 98° 30’ long.) ; Raheng, sur le Meh-Nam (17° lat., 99 long.) ; Lakon (18° 20’), et Kiang-Hsen (20° 40’ lat. et 100° long.) sur le Mékong. A partir de Kiang-Hsen, il suit de près le cours du fleuve et atteint Kiang-Hung, point terminus du précédent tracé. Ce projet, encore en faveur aujourd’hui, a l’avantage d’être plus court que les autres et de traverser des pays à pentes un peu moins fortes. L’altitude de Raheng est 377 pieds ; celle de Lakon, 763 ; de Kiang-Hsen, 1,097 ; enfin de Kiang-Hung, environ 2,000 pieds. En revanche, il a l’inconvénient de n’utiliser aucune ligne déjà construite et d’emprunter, sur un parcours considérable, le territoire siamois. En cela, il est inférieur aux autres qui, tous, restent exclusivement en territoire birman.

Si on l’examine de ce point de vue, il comporte quatre sections : deux en territoire birman, deux en territoire siamois, lesquelles se succèdent comme suit : Maulmein à Myawaddi, territoire birman ; Myawaddi à Raheng, territoire siamois ; Raheng à Kiang-Hsen, territoire siamois ; Kiang-Hsen à la frontière de Chine, territoire birman. Les deux portions birmanes ou plutôt anglaises mesureraient : de Maulmein à Myawaddi, 80 milles, de Kiang-Hsen à la frontière chinoise, 240 milles de long ; les deux sections siamoises mesureraient : de Myawaddi à Raheng, 88 milles ; de Raheng à Kiang-Hsen, 250 ; soit, au total, 320 milles pour les Anglais, et, pour les Siamois, 338 milles. Les dépenses probables s’élèveraient, pour les Anglais, à 2,500,000 livres sterling ; pour les Siamois, à 2,200,000 ; au total, en chiffres ronds, à 5 millions de livres ou 125 millions de francs. C’est là un très gros chiffre et rien ne prouve qu’il soit définitif. M. Holt-Hallett n’a pu faire que des études très sommaires ; le jour où l’on établirait des calculs plus précis, il est vraisemblable que l’on dépasserait ce devis d’un tiers, de moitié, peut-être de plus encore. Même en admettant qu’il soit exact, ce chiffre énorme constitue, pour un projet d’ailleurs bien conçu, un nouvel et très sérieux obstacle. On peut, en effet, se demander si les Siamois consentiront à construire ou seulement à subventionner une ligne qui leur serait infiniment moins utile qu’aux Anglais. Assurément, ils sont disposés à s’outiller à l’européenne ; mais, dans la liste très complète de leurs projets de chemins de fer qu’a publiée récemment M. le capitaine Jones, consul-général d’Angleterre à Bangkok, celui-ci ne figure pas[27].

J’ajoute que le public anglais s’est montré lui-même très opposé à une ligne qui ne serait pas tout entière en territoire anglais ; si bien que M. Holt-Hallett a dû récemment modifier son tracé et le faire passer à travers la Birmanie et les États shans birmans. Au surplus, le gouvernement de l’Inde n’a pas cru devoir adopter le tracé de MM. Colquhoun et Holt-Hallett : il s’est rabattu sur une route terrestre qui existe et est depuis longtemps fréquentée, et il a mis à l’étude une voie ferrée qui emprunterait uniquement le territoire birman et utiliserait sur une partie de son tracé des voies déjà construites.

La route est celle qui va de Bhamo à Tali-Fu. On l’appelle « route des ambassadeurs, » parce que c’est par là que passaient les ambassadeurs birmans pour aller en Chine payer le tribut ; elle a été longtemps aussi la route du commerce. Elle ne l’était plus depuis quelques années : le commerce languissait, et les marchands, moins nombreux et moins forts, régulièrement dévalisés par une tribu de pillards qu’on appelle Kachyens, préféraient s’abstenir. Les Anglais s’émurent de cet état de choses et recoururent à un moyen qui leur avait déjà réussi. Ces Kachyens sont, en effet, coutumiers de ce genre d’entreprises. Commerçans qui voyagent, paysans qui cultivent, tout leur est matière à profit. Ils avaient, nous l’avons vu, pris, depuis le début des difficultés, l’habitude de razzier les paisibles habitans des vallées situées au pied de leurs montagnes, et le gouvernement anglais n’avait ramené la paix et la sécurité dans cette région qu’en envoyant le capitaine Raikes négocier avec leurs chefs. C’est ce qu’ils firent une seconde fois pour rouvrir aux commerçans la route du Yunnan. Au début de 1890, les chefs kachyens, depuis longtemps travaillés, s’engagèrent à ne plus pressurer les commerçans, à leur laisser la route libre et même à la maintenir en bon état. En échange, le gouvernement anglais lèvera sur les marchands une contribution déterminée et en répartira chaque année le montant entre les chefs associés. Grâce à ce contrat singulier, qui est bien dans les mœurs du pays, la route est de nouveau ouverte au commerce et les relations d’affaires rétablies entre la Chine et la Birmanie.

Mais c’est là, on le conçoit, un moyen de communication assez primitif et qui ne peut guère donner aux affaires une forte impulsion. Aussi le gouvernement songe-t-il, pour un avenir plus ou moins éloigné, à une ligne de chemin de fer. Cette ligne, qui n’est, d’ailleurs, pas nouvelle et que M. Colquhoun lui-même discutait et combattait dès 1884, partirait de Mandalay, se dirigerait sur Thebaw (97° 20’ long., 22° 20’ lat.), et, de là, remontant la vallée du Myitnge, arriverait à Theinnee (98° long, et 23° 20’) et atteindrait la Salouen à Kunlon-Ferry (23° 40’). La Salouen constitue une limite au-delà de laquelle, pour beaucoup de raisons, le gouvernement anglais ne veut pas encore aventurer ses capitaux. Provisoirement donc, la ligne s’arrêterait à ce point. Le jour où l’on pourrait pénétrer en Chine, on franchirait la Salouen, on remonterait la rivière Nanting jusqu’à Sunnig-Fu (100° long., 24° 40’ lat.), et, de là, on gagnerait Yunnan-Fu. Tel qu’il est actuellement conçu, c’est-à-dire de Mandalay à Kunlon-Ferry, ce tracé aurait une longueur de 260 ou 265 milles et coûterait environ 30 millions de roupies. On le prétend réalisable. C’est l’opinion d’ingénieurs comme de profanes. M. William Sheriff, chargé d’une mission par la chambre de commerce de Rangoon, a déclaré formellement, devant la Society of Arts de cette ville, qu’il n’avait rencontré aucun obstacle sérieux. Selon lui, la pente ne dépasserait pas 1/40e. Lord Lamington, qui vient de voyager en Indo-Chine, est du même avis. Cependant, les projets même officiels portent des cotes de 4,000 pieds et mentionnent comme obstacle sérieux une gorge célèbre, appelée Gokteck ou Gotkeik. La section de la chambre de commerce de Liverpool, qui examine les affaires de Chine et de l’Inde, « déclare que les difficultés d’exécution de ce chemin de fer sont énormes. » Enfin, M. Colquhoun, dans son examen comparé des tracés possibles, rapporte l’opinion de M. le docteur William, l’auteur de Through Burmah to Western China, laquelle n’est rien moins que rassurante : — « Les passes (des plateaux shans), je les tiens, dit-il, pour impraticables soit pour un chemin de fer, soit pour un tramway. En 1861, franchissant les monts où débouche la route de Theinnee, j’ai eu à passer par des sentiers situés à 5,000 pieds d’altitude au-dessus du niveau de la rivière. J’ai monté et redescendu le versant de la montagne dans ces environs par quatre routes différentes : chacune d’elles était un précipice et non-seulement impraticable à ce moment, mais, — autant qu’on peut juger sans expérience technique, — impossible à rendre praticable pour aucune espèce de railway ou de tramway, sans des dépenses qui excéderont de beaucoup tout ce que raisonnablement on peut consacrer à atteindre ce but. » — Quoi qu’il en soit, le gouvernement de l’Inde a fait étudier ce tracé, et ses ingénieurs l’ont déclaré possible. Toutefois, il ne l’a pas encore sanctionné et n’a pas autorisé l’ouverture des travaux.

Tels sont les principaux tracés qui ont attiré l’attention du gouvernement de l’Inde ou des capitalistes.

On peut affirmer que la plupart d’entre eux sont d’une réalisation encore lointaine[28].

Car il est, en vérité, bien facile de lever les plans et de tracer les parcours ; ce qui l’est infiniment moins, c’est de trouver l’argent pour les exécuter, et les Anglais en Birmanie se sont, dès la première heure, trouvés arrêtés par les difficultés financières, comme les Français l’ont été au Tonkin. Toutefois, entre ces deux pays, on ne peut faire une comparaison bien exacte. Leur situation est semblable sous ce rapport que, ni le Tonkin, ni la Birmanie ne peuvent, avec leurs seules ressources, suffire aux dépenses d’un budget cependant très réduit ; mais elle diffère profondément sous celui-ci : que le Tonkin, pour obtenir les ressources complémentaires, s’adresse à la métropole, et que la Birmanie s’adresse au gouvernement général de l’Inde.

J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer, mais il n’est pas inutile de redire que l’Inde n’est pas une colonie comme les autres : c’est une vice-royauté. C’est un organisme indépendant de la métropole, qui a sa vie propre et qui, sous le contrôle toutefois du gouvernement britannique, dirige sa politique intérieure et extérieure en toute liberté. La condition de cette indépendance, c’est qu’elle ne gênera ni la politique, ni, — ce qui serait plus facilement à craindre, — les finances anglaises. L’Inde, comme les pays riches et organisés, a des ressources de deux sortes : l’impôt et l’emprunt. Dans la limite de ses ressources et à la condition de n’abuser ni de l’une ni de l’autre, elle est maîtresse d’établir, à peu près comme il lui plaît, le budget de ses dépenses. Et cela a pour elle des conséquences importantes. Je n’en veux indiquer qu’une seule.

Dans une colonie ordinaire, entre la conception et la réalisation des plans, il y a un abîme. Supposons qu’au Tonkin l’on veuille construire un réseau ferré. Le gouverneur demande un projet à la direction locale des travaux publics. Ce projet est envoyé à Paris au sous-secrétaire d’État, qui le fait examiner dans ses bureaux. Mais ces bureaux, compétens pour en étudier ce qui intéresse la politique, le commerce, les finances, ne le sont plus pour ce qui regarde l’art de l’ingénieur. On va donc confier l’examen de cette partie du projet soit au conseil supérieur des ponts et chaussées, soit à une commission spéciale, qui ne manquera pas d’y apporter des modifications. En conséquence, on le renverra, « pour supplément d’études, » au service local. Mais le temps a passé ; l’auteur responsable du projet primitif n’est plus là ; le nouvel ingénieur a une manière de voir qui n’est celle ni de son prédécesseur, ni du conseil ou de la commission ; il fournit un plan qui, après beaucoup de temps, va peut-être parcourir à nouveau la même filière. Supposons qu’enfin l’on ait pu se mettre d’accord : reste la question d’argent. Aux colonies pas plus qu’ailleurs, les chemins de fer ne se construisent ordinairement avec des excédens budgétaires, mais bien avec des emprunts ou des subventions de la métropole. On s’adresse donc au parlement qui étudie à son tour tout ce qu’avait, par deux fois déjà, étudié l’administration, et voici que vont recommencer les odyssées de l’infortuné, projet. Trop heureux, si ce n’est pas seulement le tracé, mais le principe même du chemin de fer qu’on remet en discussion. Si bien qu’à moins que le gouverneur ne soit très écouté, le ministre des colonies très ferme, la commission du parlement très bien disposée, la législature se passera en atermoiemens, et le Tonkin n’aura toujours pas sa voie ferrée.

L’Inde, au contraire, avec son administration presque autonome, ses finances indépendantes, son gouvernement à peu près tout-puissant, ne rencontre guère d’obstacles que dans sa prudence même, et il n’est peut-être pas excessif de dire que parfois cette prudence l’a retenue davantage que ne l’aurait souhaité le gouvernement de la métropole. S’agit-il de creuser un canal, de construire un chemin de fer, elle peut les mettre à l’étude et même commencer les travaux préliminaires, sûre qu’on ne lui marchandera pas l’autorisation d’exécuter un plan bien conçu. Nous l’avons pu constater au cours même de cette étude pour le chemin de fer de Toungoo à Mandalay.

Or, pour montrer tant de facilité, la métropole a ses raisons. Elles ne sont pas difficiles à deviner. La première est que le gouvernement de l’Inde, étudiant les problèmes sur place, disposant de conseillers politiques et de techniciens de premier ordre, lui inspire sinon une confiance absolue, en tout cas autant et même plus de confiance que tout autre corps consultatif qu’elle pourrait réunir en Angleterre. La seconde raison, moins solide peut-être, mais, il faut l’avouer, plus déterminante, est qu’en lui demandant son autorisation, le gouvernement de l’Inde ne lui demande ordinairement pas d’argent et ne la met pas dans l’obligation de consulter le parlement. Le cabinet se décide donc, en pleine liberté, d’après la valeur intrinsèque de l’entreprise et non pas d’après les difficultés qu’elle peut lui créer pour sa politique intérieure. Cette entente des deux gouvernemens, qui ne se manifeste pas seulement en matière de travaux publics, donne à la politique de l’Inde une sûreté et une souplesse merveilleuses. L’Inde, devenue ainsi, de par son autonomie financière, maîtresse de ses mouvemens, excelle et doit une partie de sa grandeur à son habileté à saisir les occasions que d’autres ont laissé échapper, et à faire ce qu’il y avait à faire au moment où il convenait de le faire. Aussi, parmi les Français qui ont étudié son histoire, ne doit-il pas en être un seul qui ne lui envie cette position si propice et ne souhaite par-dessus tout à notre Indo-Chine cette semi-indépendance vis-à-vis de la métropole, condition nécessaire de sa future grandeur. Mais une pareille position exige d’abord des finances prospères, ou, à tout le moins, élastiques : c’est pourquoi les Anglais et le gouvernement de l’Inde, dans toutes les provinces et notamment en Birmanie, ont, dans la mesure où la politique le permettait, pris tant de soin de se procurer des ressources par l’exploitation des richesses locales.

Je ne puis entrer dans le détail du budget des recettes. J’en dirai, d’un mot, l’esprit. Le commerce est, — dans la première période de colonisation, — la source de toute richesse : donc on favorisera le commerce ; on lui laissera le maximum de liberté ; on lui fournira le maximum de facilité. Ce faisant, on enrichira les colons et l’on grossira les recettes du trésor. Ces recettes toutefois, si besogneux que l’on soit, on ne prétendra pas les accroître à tout prix. Le fisc exigeant fait les contribuables indociles : on ne demandera que ce qu’il est raisonnable de demander ; et, si cette libéralité, jointe à ce dénûment, conduit au déficit, on s’en consolera : ce n’est encore que le temps des semailles ; vienne la moisson, elle paiera toutes les peines et tous les sacrifices.

Cette méthode, si simple, si logique et cependant si rarement suivie, a donné aux Anglais tout ce qu’ils en pouvaient attendre.

Le commerce de la Birmanie, largement outillé, n’a cessé de progresser. En 1886-1887, au lendemain de l’annexion, au plus fort de l’insurrection, il était de 328 millions de francs ; il s’est élevé en 1887-1888, à 383 millions ; en 1888-1889, à 351 ; en 1889-1890, à 394 ; en 1890-1891, à 449 millions. C’est, si on laisse de côté l’année exceptionnelle 1886-1887, une augmentation, en trois ans, de 14 pour 100. Et notre consul à Rangoon, M. Pilinski, dont j’ai déjà cité le rapport, ne laisse aucun doute sur la cause de cette augmentation : « Les affaires avec la Haute-Birmanie, dit-il, étaient presque complètement arrêtées… Mais, depuis 1887, le pays a été graduellement pacifié ; les paysans qui, en grande partie, avaient abandonné leur village, y sont retournés et se sont adonnés à la culture, et les affaires, momentanément ralenties, ont repris avec plus d’activité. »

Les chiffres que je viens de citer s’appliquent à tout le commerce extérieur de la Birmanie, au commerce avec l’Angleterre et au commerce avec l’étranger. Détail curieux et contraire à la commune opinion, la part de l’Angleterre dans ce commerce n’est pas très importante. Les importations de Birmanie en Angleterre ont été en 1886-1887, de 53 millions de francs ; en 1887-1888, de 39 ; en 1888-1889, de 35 ; en 1889-1890, de 57 millions. Les exportations d’Angleterre en Birmanie ont été en 1886-1887, de 35 millions de francs ; en 1887-1888 de 58, en 1888-1889, de 52 ; enfin, en 1889-1890, de 47 millions de francs ; soit, au total, en 1886-1887, 87 millions sur 328, en 1889-1890, 104 millions sur 449. La proportion n’est pas favorable à l’Angleterre ; malgré cela, il n’est pas question d’appliquer à la Birmanie un tarif dit protecteur qui la ruinerait sans enrichir la métropole.

Dans le chiffre des recettes, comme dans le chiffre des affaires, on constate un progrès. En 1886-1887, ces recettes étaient de 2,224,980 roupies ; elles se sont élevées, en 1887-1888, à 5,016,360 ; en 1888-1889, à 7,345,430 ; en 1889-1890, à 10,103,150 roupies. Cette augmentation régulière est d’un bon augure ; elle ne suffit pas toutefois à équilibrer le budget. Depuis 1886, le déficit annuel a été de 8 à 12 millions de roupies[29]. Mais ni le gouvernement de l’Inde ne s’en alarme, ni le parlement ne réclame l’évacuation ; ils savent qu’une colonie neuve ne fait point ses frais ; ils ont, à commencer par lord Dalhousie en 1852, prévu le déficit ; ils se rappellent ce qu’ont été les finances de la Basse-Birmanie et voient ce qu’elles sont aujourd’hui : cela leur fait prendre patience.


VI

Le commerce prospère, les finances assises sur des bases excellentes, mais toutefois encore, et pour plusieurs années, inférieures aux besoins du pays ; la machine administrative solidement établie sur des lois sages et sur de bons fonctionnaires, mais néanmoins arrêtée encore par des frottemens et exposée à des à-coups ; la pacification enfin et la sécurité progressant de jour en jour, mais cependant troublées, de temps à autre, par des réveils et même des succès de l’esprit de révolte : tel est, en quelques lignes, le bilan, au bout de six années, de la domination anglaise en Birmanie.

J’ai peur qu’il ne paraisse assez mince. Son apparente médiocrité causera quelque joie à ceux que la Birmanie empêche de dormir et fera sourire de pitié ceux qu’avait pu choquer la prétention de s’instruire à l’école de l’Angleterre. Quant à la réelle disproportion de ces résultats avec les moyens mis en œuvre, elle inspirera quelque doute à ceux qui de la sagesse et de l’habileté des Anglais avaient auguré des effets merveilleux.

Ceci me semble plus fâcheux.

Il y a, de par le monde, de braves lecteurs de romans qui tiennent par-dessus tout à la logique des caractères. Ils les veulent figés à jamais dans la rigidité de leur forme première. Les ont-ils vus d’abord vertueux, il les leur faut vertueux jusqu’au bout ; ils ne toléreront pas qu’ils se relâchent, fût-ce une minute, de leur vertu intransigeante. De même, aux gens habiles, ils ne permettront pas une faute, ni aux prudens une étourderie. Et, si des mesures excellentes sont, par malheur, demeurées inefficaces, ils les condamneront désormais comme inutiles. De ces lecteurs de romans, le malheur est qu’on en rencontre en politique.

Mais ce n’est point là la vie. Ni les hommes ni les choses n’y ont cette constance invariable, et cette précision automatique ; à chaque instant, les plans les mieux combinés s’y trouvent dérangés par les circonstances. Que les Anglais, en dépit du soin avec lequel ils ont préparé, par leur politique, la pacification ; par leurs lois et leurs fonctionnaires, le gouvernement ; par leurs travaux publics et leurs règlemens, la mise en valeur de la Birmanie, n’aient au bout de six années, ni achevé l’entière pacification, ni établi une administration parfaite, ni assuré une exploitation régulière, cela n’est pas fait pour nous déconcerter, ni ruiner notre foi dans la science et la prudence. La médiocrité des résultats ne prouve rien contre la méthode.

J’irai plus loin. Il est permis de croire qu’avec des procédés moins méthodiques on eût pu obtenir des résultats d’apparence plus brillante. Mais la méthode est consciencieuse : elle proscrit les expédiens, et dédaigne les apparences. Elle lie l’avenir au présent ; elle déblaie et tasse le terrain avant d’y bâtir ; elle commence la maison par les caves et non par les étages. Cela est lent, cela est cher ; mais cela est durable. A des yeux prévenus, les Anglais en Birmanie peuvent ne pas paraître beaucoup plus avancés que nous au Tonkin. Ils le sont infiniment plus. Ils ont assuré l’avenir.

Cela, pour moi, ne fait aucun doute. Aussi, au moment de conclure, n’éprouvé-je aucune hésitation à dire : Adaptons au Tonkin les institutions de la Birmanie.

Adaptons, et non pas transportons. Car dans les deux situations, rien n’est identique ni même entièrement comparable : ni eux à nous, ni le Tonkin à la Birmanie, ni nos mandarins à leurs fonctionnaires indigènes, ni les Birmans aux Tonkinois, ni même leurs Chinois aux nôtres. Les différences assurément sautent aux yeux. Beaucoup ne verront que ces différences. Pourtant, bien des similitudes s’imposent, et le seul danger serait peut-être d’en trouver trop. Ne copions donc pas ; adaptons.

Ainsi que je l’annonçais au début de ce travail, l’expérience des Anglais en Birmanie, consciencieusement interrogée, va nous permettre maintenant de dégager certaines règles.

Appliquées au Tonkin, voici ce que ces règles exigent :

1° Connaître les peuples dont nous avons pris en main les destinées. Ces peuples, quoique habitant une même contrée, appartiennent à des races ou à des familles différentes. Sans parler d’innombrables tribus, nées de croisemens inextricables, les Cambodgiens sont une race, les Annamites en sont une autre ; les habitans de la Cochinchine et ceux de l’Annam forment une famille ; il n’est pas sûr que les Tonkinois n’en forment pas une seconde. Il y a là-dessus des opinions contradictoires : M. Harmand a son opinion ; M. Aymonnier a la sienne ; M. Sylvestre a la sienne ; Mgr Puginier a la sienne ; le gouverneur-général, M. de Lanessan, a la sienne : il faut, au point de vue historique, ethnologique et politique, étudier les habitans de l’Annam et du Tonkin, et savoir enfin d’une façon indiscutable s’ils sont une seule et même nation, ou si leurs origines, leurs luttes, leurs institutions n’en font pas deux nations distinctes, peut-être même opposées.

2° Une fois tranchée cette controverse, il importe de donner des lois à ces peuples : j’entends des lois appropriées. Or, c’est ce que ne sont pas les lois en vigueur dans notre Indo-Chine. Leurs lois à eux ne leur suffisent plus, depuis qu’ils sont entrés en relations avec nous, et nos lois à nous les dépassent encore. Il leur faut des lois moins simplistes que leurs lois et moins compliquées que les nôtres. Ni le code annamite, — dont nous possédons le recueil et la traduction depuis la période féconde des amiraux gouverneurs de la Cochinchine, — ni le code Napoléon ne peuvent séparément donner satisfaction ou se plier à leurs besoins : ils veulent des lois faites pour eux, des lois qui s’inspirent largement des lois indigènes, et les complètent sur quelques points d’après les principes, non pas d’après les dispositions de nos lois d’Occident.

Toutefois, le moment n’est pas venu encore d’édifier cette législation. C’est là une tâche colossale, et qui demande infiniment de précautions et de talent. Dans l’Inde, on l’a confiée à des hommes tels que Macaulay et sir Henry Sumner Maine, qui ont consacré de longues années à en préparer seulement les matériaux. Je ne sais pas si nous avons de tels hommes à notre disposition ; je crois, en tout cas, que ces matériaux nous font encore défaut. Bornons-nous donc, pour le moment, à restituer aux Annamites une partie des lois que nous avons imprudemment altérées ; et, reprenant les traditions des La Grandière et des Luro, rassemblons pour l’avenir les matériaux d’une législation indigène digne d’un grand peuple.

3° Les lois ne sont pas tout ; ayons des fonctionnaires et des juges qui les sachent appliquer. Laissons, ou mieux rendons à la métropole trop généreuse les magistrats et les administrateurs de choix qu’elle envoie si volontiers à ses colonies. L’Indo-Chine, comme l’Inde, veut des fonctionnaires triés et préparés. Un moment, elle en a eu : reprenons la tradition. Instituons des concours dans le genre de ceux que j’ai décrits, — ce sera plus libéral, — ou gardons l’école coloniale, — ce sera moins compliqué. Mais perfectionnons-la. Faisons-en non plus une école coloniale, mais une école indo-chinoise. Ouvrons-la, non à tout venant, mais aux seuls vainqueurs d’un concours sérieux et sincère et qui atteste déjà de l’instruction et de la valeur morale. Organisons pendant deux années des cours pratiques avec de bons professeurs ; garantissons aux lauréats des débouchés honorables et une carrière sûre ; enfin, complétons leur instruction sur place par un stage payé, et, avant dix ans, nous aurons, tant que nous en voudrons, des fonctionnaires comparables à ce que l’Inde offre de plus distingué.

4° Après la justice et le gouvernement, la sécurité ; sécurité intérieure, sécurité extérieure. Du côté de la Chine, quelques forts bien situés, quelques bataillons bien postés ; surtout de bons offices et de bonnes relations. Regardons moins Pékin et davantage les provinces nos voisines. Nous ne connaissons guère, nous méconnaissons les mandarins chinois. Des égards, — que beaucoup méritent, — nous les concilieraient. Des présens, convenables et proportionnés, aux vice-rois des deux Kouang et du Yunnan, aux gouverneurs et aux taotai seraient d’un effet décisif. Ils surveilleraient leurs frontières, et, si je puis dire, filtreraient l’émigration. Si, après cela, nous remaniions la capitation, qui, telle qu’elle est, les humilie, nous aurions, non pas tout de suite, mais dans quatre ou cinq ans, les meilleurs Chinois du monde. En extrême Orient, on a les Chinois qu’on mérite.

Du côté de l’Annam et du Tonkin, utilisation raisonnée des ressources politiques et militaires du pays. Restaurer le protectorat. Environner le roi d’honneurs et lui rendre un prestige qu’il dépensera à notre service ; agir sur le peuple au moyen des mandarins, non pas des princes ou des chefs des grandes familles, qui ne sauraient, sans arrière-pensée, se rallier à une administration honnête et économe, mais des petits mandarins, humbles lettrés, dont nous pouvons d’ailleurs contrôler la conduite par nos agens et balancer l’influence par celle des notables.

Voilà pour les choses de la politique. Les choses de la guerre comportent des solutions également nettes. Instituer des milices indigènes, police civile et police militaire, et ne pas craindre de mettre à leur tête, sauf dans les grades supérieurs, des chefs indigènes. Outre les milices, avoir deux armées, très peu nombreuses assurément, mais deux armées distinctes : une de troupes françaises, une autre de troupes indigènes, commandées par des Français. Les troupes indigènes, en faire exactement ce qu’est l’armée indienne aux Indes, c’est-à-dire une armée destinée uniquement au service du Tonkin, avec des cadres dont toute la carrière se fera au Tonkin. Les troupes françaises, moins nombreuses encore, les placer judicieusement, sous des climats salubres, sur des points stratégiques. Les y laisser, non pas dans l’inaction, mais dans la paix, toujours entraînées et jamais ou rarement utilisées, entourées de confort et de prestige ; les réserver pour des éventualités suprêmes ; ne pas les montrer, à peine les laisser voir, comme un épouvantail mystérieux, et, pour employer l’expression anglaise, comme de superbes et terribles animals of war.

Ces dispositions nous feront redouter des indigènes ; mais cela ne suffit pas : il nous faut nous en faire connaître, apprécier, je n’ose pas dire aimer.

5° Pour cela, à tout ce qu’ils possèdent, fruit des civilisations d’Orient, ajoutons ce que donnent nos civilisations d’Occident : instruisons-les, outillons-les, enrichissons-les.

A. — L’éducation, surtout près de peuples qui ont le culte de la science et le respect des savans, est un admirable instrument d’influence. Il ne s’agit que de savoir s’en servir. Les Anglais, en Birmanie, en ont à peine essayé. Leur abstention est de la timidité. Leurs expériences, aux Indes, ont assez mal réussi et ont accrédité cette opinion, qui a des défenseurs considérables, qu’instruire les indigènes, c’est préparer des chefs à ses ennemis. Cette opinion est fondée sur de fausses apparences. Les Anglais, aux Indes, ont commis une faute. Ils ont prétendu, — fidèles à leurs traditions, — s’appuyer, pour gouverner les peuples, sur une élite indigène. Dans ce dessein, ils ont, à grands frais, institué pour cette élite l’enseignement supérieur, et, pendant longtemps, négligé l’enseignement primaire. Grâce à cela, les lauréats des facultés ont fait à leurs compatriotes, systématiquement tenus dans l’ignorance, reflet de demi-dieux et acquis un prestige qui eût pu devenir dangereux. Pour le combattre, les Anglais commencent à répandre l’enseignement primaire. Et déjà ils en sentent le salutaire effet. Là est la solution. Instituons au Tonkin des écoles nombreuses et ouvrons-les largement au peuple. Que cet enseignement soit, — autre faute à éviter, — le complément, non le rival de l’enseignement annamite. Ne prétendons pas ôter à ces disciples des Chinois l’instrument qui leur permet de communiquer avec le monde chinois. Ne leur fermons pas ce monde pour les faire entrer dans le nôtre. Ne leur offrons même pas le choix entre deux instrumens, laissons-les leur tous les deux.

B. — L’outillage, un outillage perfectionné, qui légitime notre intervention, voilà, en effet, ce qu’il faut à ces curieux et à ces agissans. L’outillage matériel, comme l’outillage intellectuel : ils sauront à merveille l’utiliser. Voyez plutôt le succès de nos messageries maritimes et fluviales. Des ports bien aménagés, des canaux bien conçus et bien entretenus, des routes, des chemins de fer, un bon service postal et télégraphique, voilà les meilleurs instrumens de domination et de richesse.

C. — La prospérité de toute colonie naissante, surtout de celle-ci, qui est une voie commerciale, dépend du commerce. Donnons au commerce toute liberté. Nous appliquons en Indo-Chine, sans profit pour personne, au grand dommage des indigènes et des colons, notre tarif général des douanes : abolissons-le. Et abolissons-le, non pas subrepticement, mais ouvertement, publiquement, solennellement. Proclamons-le aboli. Que le monde, que nos adversaires qui s’en sont fait une arme contre nous, ne puissent ni ignorer sa suppression, ni la laisser ignorer. Que les colons, que les indigènes, que les Chinois sachent que désormais on peut librement trafiquer, qu’on peut enfin faire fortune dans l’Indo-Chine française.

6° Et peuplons-la, cette Indo-Chine, de bons colons, de colons entreprenans et avisés. Appelons-y les Chinois. Appelons-y aussi les Français ; mais non pas les pauvres ; les riches, les capitalistes : ceux-là plus tard emploieront les autres. Appelons-les ; attirons-les. Offrons-leur des avantages, des privilèges, des monopoles. C’est mon vœu, à moi économiste et libéral. Créons au Tonkin des compagnies privilégiées : non pas une, plusieurs ; non pas une grande compagnie, des compagnies petites et moyennes, qui se feront concurrence. Nous avons dans l’Est et le Nord et le Nord-Ouest des espaces qui, du train dont vont les choses, resteront déserts pendant un siècle : peuplons-les. Des Français capitalistes, des Chinois contremaîtres, des indigènes ouvriers : voilà une alliance féconde. Et quand nous aurons fait tout cela, quand nous aurons, dix années durant, sans nous laisser rebuter par quelques échecs, pratiqué cette politique, d’ailleurs bien simple, nous n’aurons plus de leçons à demander à personne.

Car, en vérité, quand je compare ce qu’ont en Birmanie obtenu les Anglais qui disposaient des ressources infinies de l’Inde et ce que nous avons, nous, obtenu au Tonkin avec nos moyens misérables, je ne puis m’empêcher d’admirer nos qualités de colonisateurs. Nous n’avons à envier à personne ni le courage, ni le dévoûment, ni l’ingéniosité, ni l’entrain, ni même la ténacité et l’application. Une seule chose nous fait défaut : nous qui avons par excellence l’esprit d’épargne, nous n’avons pas l’esprit de prévoyance. Les Anglais, eux, le possèdent à un suprême degré. Depuis un demi-siècle, ils se sont mis à l’école du « préparez-vous. » Nous en sommes toujours à l’école du « débrouillez-vous. » Parfois cela nous réussit ; parfois cela nous conduit aux abîmes. Et, quand nos affaires sont désespérées, nous nous tournons vers quelque talent supérieur et nous lui crions : « Tirez-nous de là. » De simples fonctionnaires, bien dressés, eussent suffi à la tâche : nous, nous y tuons nos hommes de génie. C’est là un gaspillage qu’une nation bien ordonnée ne peut tolérer : soyons ménagers, mais soyons prévoyans.


JOSEPH CHAILLEY-BERT.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1891 et du 1er janvier 1892.
  2. En 1889, l’exportation du riz à l’étranger, y compris l’Inde anglaise, s’est élevée à 918,369 tonnes, d’une valeur de 65,550,000 roupies.
  3. Les chiffres tant des quantités exportées que de la valeur de ces quantités sont ceux que fournit un document officiel, Review of the Trade of India en 1890-1891, mais les rapports des consuls de France et d’Italie à Rangoon en donnent de bien moins considérables.
  4. Voir notamment le rapport de M. Warry, political officer à Bhamo, sur les ressources du district de Mogoung en arbres à caoutchouc ; le rapport de notre consul à Mandalay sur le cachou, 8 octobre 1888 ; cf. É. Reclus, Géographie universelle, VIII, p. 714.
  5. Voir le rapport de M. Hildebrandt sur les mines de Bawzaing, district de Myelet.
  6. Le sel paie au gouvernement un droit de 2 1/2 roupies par mesure dans toutes les provinces de l’Inde, sauf en Birmanie où le droit n’est que de 1 roupie.
  7. Presque tout le sel consommé en Birmanie vient de l’Inde ou des pays voisins En 1889-90, il en a été importé 45,500 tonnes, valant 1,240,000 roupies.
  8. Ces chiffres toutefois ne sont qu’à moitié probans et l’argument qu’on en peut tirer n’est pas décisif. Le pétrole de Birmanie sert difficilement à l’éclairage. La production en serait-elle beaucoup plus considérable qu’on aurait encore avantage à faire venir du pétrole d’éclairage de l’étranger et à réserver pour d’autres usages industriels le pétrole indigène. Au surplus, les chiffres de l’importation américaine en 1888-89 ont, probablement sous l’influence de la spéculation, dépassé énormément la moyenne des années précédentes. En 1887-88, cette importation ne s’élevait qu’à 1,900,000 gallons, tandis que celle de Bakou ne dépassait pas 1,200,000 gallons.
  9. Voir le rapport de M. Jones, du General Survey of India.
  10. Voir le rapport du consul d’Italie à Rangoon, juin 1890.
  11. Voir l’excellent rapport de M. Pilinski, consul de France à Rangoon, Bulletin consulaire français, juin 1891.
  12. A l’heure où nous écrivons, il s’est produit sur la frontière de Chine quelques incidens : entrée en Birmanie de réguliers chinois, contestations de territoires occupés par les Anglais. Ces incidens, on les a exagérés, et on a prétendu en tirer cette conclusion que toutes les précautions de l’Angleterre et toute sa diplomatie avec l’Empire du Milieu ne lui ont servi de rien. C’est une erreur. Ces incidens en soi sont peu de chose et ne doivent pas fort préoccuper le gouvernement de l’Inde ni celui de Downing-Street. Fussent-ils plus graves que je ne le dis, la conduite politique adoptée par l’Angleterre aurait encore produit cet effet salutaire d’empêcher la Chine de prêter main-forte à la révolte au début même de l’occupation et de permettre aux Anglais, pendant une période nécessairement critique, de s’occuper uniquement de leurs sujets révoltés, sans avoir à faire face à d’autres ennemis.
  13. Voir sur ce sujet l’important document suivant : Report on the modes in which Land is disposed of in the Australian Colonies… and as to what mode would be most beneficial in future, both to the colonies and the mother country, 1836.
  14. Un troisième inconvénient est qu’il pourrait advenir en Birmanie ce qui est advenu à Bombay (où l’on pratiqua la même politique) : que le terrain restât pour compte au gouvernement.
  15. « Un homme qui arrive aux Indes avec 1,000 livres sterling en poche et qui veut acheter de la terre pour faire de l’agriculture peut très bien avoir dépensé tout son argent et n’avoir à montrer en échange qu’un monceau de correspondance officielle : « Pourquoi lui faut-il des terres ? — Qu’est-ce qu’il veut en faire ? — Est-il une personne respectable ? — Suivra-t-il les idées du gouvernement dans tout ce qu’il fait ? — Paiera-t-il un fermage élevé, qu’il réussisse ou non ? » — Et, finalement, la terre qu’on lui aura livrée lui sera retirée sommairement s’il ne remplit pas toutes les conditions inscrites dans le contrat. Tout cela est parfait du point de vue du gouvernement j mais, dans ces conditions, on n’aura pas de colons. — J.-W.-W. Danson. — Rangoon, 26 septembre 1889. (Lettre à The Economist.)
  16. On ne peut, en effet, tenir grand compte des quelques avances d’argent qu’il a tonsenties aux cultivateurs. Ce sont là des moyens enfantins à côté du procédé si efficace de la dispersion des terres aux mains des colons.
  17. Voir, sur cette question de la liberté des échanges et sur ses effets dans l’Inde, l’ouvrage déjà cité de sir John Strachey, India, p. 102.
  18. Ces chiffres ne sont toutefois pas ceux que donne un document officiel : East India accounts and estimates, 1891-1892, C. 6454, 1891, p. 13. J’en citerai ici seulement les chiffres suivans qui se rapportent à l’année 1888-1889 : Irrigation, 246,000 roupies ; travaux publics militaires, 1,604,000 ; travaux publics civils, 2,908,000 ; total : 4,756,000 roupies, soit environ 9 millions 1/2 de francs.
  19. L’année 1891 a vu se produire une de ces famines qui désolent la Haute-Birmanie. Les deux tiers de la population étaient sans ressources. Le gouvernement distribua des secours en nature, décida d’urgence la construction d’une ligne de Myingan à Meiktila, la réparation de certaines digues rompues, enfin offrit du travail à plus de 20,000 personnes.
  20. Burmah, 1887, n° 1, C-4962.
  21. Dans le tronçon oriental de la ligne, la rareté des travailleurs se compliquait d’une véritable répugnance au travail et d’une hostilité contre ceux qui l’ordonnaient. Même les mendians refusaient de se laisser enrôler.
  22. Voyez lettre au Times, du 28 octobre 1889.
  23. « Je ferai observer, écrivait Yule en 1857, que les missionnaires du Yunnan reçoivent leurs fonds par la voie d’Amarapoura. » — (Op. cit., p. 145.) Toutefois, depuis cette époque, ces envois d’argent étaient faits, pour le Szuchuen certainement, et probablement aussi pour le Yunnan, par la voie du Yang-Tse-Kiang. (Voir Seize années en Chine, lettres du P. Clere (Paris, 1887 ; Haton.)
  24. Lire sur le Feng-choui (le vent et l’eau qui peuvent s’irriter) les récits innombrables des voyageurs.
  25. Et ce ne sont pas là des propos en l’air. En 1889, fut concédé à une compagnie étrangère, la Hong-Kong and Shangai Bank, une ligne allant de Tien-Tsin à Trong-Tchéou ; le décret était signé de l’impératrice-mère, et les capitaux prêts. À ce moment, une opposition si formidable se manifesta qu’on ne crut pas pouvoir passer outre. Le gouvernement consulta alors les gouverneurs de province sur l’utilité du chemin de fer. Les plus influens répondirent qu’il était bon sans doute d’avoir des chemins de fer, mais qu’il fallait les construire avec les ressources du pays, sans le secours des étrangers. Dans ces conditions, les chemins de fer étaient impossibles. C’est ce que voulaient les mandarins, mais non pas le gouvernement central. À cette occasion, en effet, le vice-roi des deux Kouang, le fameux Tcheng, qui avait le plus nettement formulé cette opinion, fut déplacé, envoyé dans la province de Hupeh, et chargé d’exécuter, par ses moyens propres, la ligne de Hankow à Lu-ko-Tsiao, près de Pékin.
  26. Le premier chemin de fer auquel aient songé les Chinois va de Hankow à la mer à travers les plaines.
  27. Voir cette liste à peu près complète dans la brochure intéressante et exacte de M. le capitaine Devrez : les Grandes voies commerciales du Tonkin : Paris, 1891.
  28. J’ajouterai ceci : la plupart des voies ferrées qui visent la Chine passent par Ssu-Mao. Or, le jour où nous le voudrons, nous serons à Ssu-Mao avant tout le monde. Consultez la carte de Chine et d’Annam.
  29. Tous ces chiffres sont d’ailleurs sujets à caution. Les [documens anglais et les documens indiens ne sont nullement concordans.