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Les Animaux historiques/13

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LES CHIENS DU MONT SAINT-BERNARD

Entre le Valais et le val d’Aoste, entre la Suisse et l’Italie, s’élève un sommet terrible, à 7 750 pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée. Éternelle patrie des glaces et des neiges, si quelquefois la cime sauvage se dépouille de sa blanche enveloppe, ce n’est point pour se couvrir de verdure et pour s’émailler de fleurs, c’est pour laisser voir des masses de rochers arides et nus. La végétation, si vigoureuse au pied du mont, sur le versant italien, s’épuise et meurt bien longtemps avant d’atteindre la crête. Là, croissent seulement, sous les rares abris qu’offrent des saillies de rochers, quelques touffes de gazon que dominent à peine quelques plantes herbacées. Au milieu même de l’été, d’épouvantables ouragans, balayant la neige qui couvre le sol, et les mêlant à celles que versent les nuages, bouleversent et obscurcissent sans cesse les airs de leurs tourbillons. Un petit lac, dont le bassin s’ouvre vers le haut de la montagne, au lieu de répandre la vie et le mouvement dans ces lieux désolés, ajoute encore à leur tristesse. Ses eaux, presque perpétuellement gelées, n’offrent que la blancheur terne de la glace, ou, si parfois le dégel les vient ranimer, elles prennent alors des teintes noires, profondes, qui leur donnent un caractère plus lugubre. Un torrent, le Valtorcy, qui tombe dans le Valais en se creusant d’affreux précipices, trouble seul le silence funèbre de la montagne. La vie animale en est absente comme la vie végétale, et les perdrix blanches elles-mêmes n’aventurent pas à cette hauteur leur course et leur vol. Deux villages, sis à mi-côte, Saint-Rémy, sur le versant italien, Saint-Pierre, sur le versant suisse, marquent les points où commence ce désert tout sibérien. C’est cependant à travers cette effrayante contrée, où tout secours manque à l’homme, et où de redoutables dangers viennent l’assaillir, que se dirige une des deux seules routes qui unissent l’Italie à la Suisse. Le passage est si périlleux, que les anciens eux-mêmes avaient reconnu le besoin de se placer sous la protection de la divinité à avant d’entreprendre le voyage. Un temple, consacré à Jupiter, avait été élevé au sommet du mont, et les voyageurs y déposaient des offrandes pour se rendre le dieu propice. Des pierres, des autels votifs et des inscriptions attestent encore que l’aspect menaçant de la montagne éveillait fortement la dévotion païenne. Le sentiment religieux chrétien devait s’y manifester d’une manière plus noble. La pensée d’un hospice était bien vaguement renfermée peut-être dans la construction d’un temple et d’une maison de prêtres destinés à le desservir ; mais elle ne fut développée qu’après l’établissement du christianisme, et ce ne fut même que vers le milieu du xe siècle que le Savoyard saint Bernard de Menthon eut la gloire de lui donner une entière exécution. Ce héros de l’humanité, que ses succès apostoliques dans les montagnes de l’Helvétie avaient rendu populaire, fonda une confrérie de religieux, dont le mont redoutable serait la seule patrie, et dont la vie devait être exclusivement consacrée à secourir les voyageurs, à les disputer au froid, aux tempêtes, aux avalanches. La généreuse milice fut bientôt formée, bientôt à l’œuvre, et, depuis tout à l’heure neuf siècles, elle se recrute et transmet sa mission d’âge en âge, sans que jamais une place demeure vide dans ses rangs. On ne saurait rendre trop d’hommages à la piété profonde, à l’ardente charité de ces disciples de saint Bernard ; car toutes les douleurs, toutes les fatigues du corps et les impressions morales les plus tristes et les plus pénibles les attendent dans l’accomplissement de leur tâche. Jamais leurs yeux ne se reposent que sur une nature morte et désolée, que sur les misères et les souffrances de l’humanité ; jamais les doux moments que donnent un beau ciel, une tiède température, une riante et heureuse contrée, que donnent les arts et l’industrie de l’homme, n’arrivent pour eux ; jamais les joies de la vie, jamais le repos, jamais le calme ! Pendant que les uns remplissent à l’hospice tous les soins d’une domesticité volontaire, les autres s’élancent en enfants perdus au milieu des tempêtes et des frimas, interrogeant les neiges, écoutant les moindres sons, et se précipitant à travers tous les périls au premier indice, au premier signal de détresse. Si leur énergie de dévouement s’exalte dans une pareille lutte contre les éléments, leur force physique s’épuise bientôt, leur santé s’altère, et une vieillesse anticipée les oblige de quitter leur belle œuvre. Rarement voit-on des cheveux blancs sur le front des religieux du mont Saint-Bernard : la jeunesse seule peut résister au séjour de l’hospice. Mais, en sortant de la milice la plus active, les moines invalides ne vont pas trouver le repos ; ils font d’abord un service moins pénible dans des postes placés moins haut sur la montagne, puis ils vont parcourir, en quêtant, les villes et les campagnes de l’Italie et de la Suisse ; car, après avoir été riche, l’hospice ne possède plus que quelques minces revenus, et les moines, pour exercer leur sainte hospitalité, sont obligés de recourir à la charité publique.

Les religieux du mont Saint-Bernard ont pour compagnons de leurs héroïques travaux de puissants auxiliaires, qui s’associent à eux avec une intelligence merveilleuse, et qui partagent aussi leur honorable célébrité : ce sont les chiens dits du mont Saint-Bernard. Les chiens de cette noble famille, que l’on ne trouve guère ailleurs que sur les chaînes alpines du Valais, dans la contrée des neiges, sont d’une grandeur extraordinaire ; leurs membres parfaitement proportionnés et taillés avec une vigueur peu commune, se couvrent d’un long poil rude ; leurs larges pattes paraissent avoir été disposées de manière à n’enfoncer que difficilement dans la neige ; leur physionomie est fière et sauvage, leur démarche imposante ; tout leur ensemble enfin est plein de force et de dignité ; et lorsqu’on les rencontre dans les solitudes glacées de la montagne, ils semblent en parfaite harmonie avec l’aspect grandiose des lieux. Mais la beauté morale et intellectuelle de ces magnifiques animaux est supérieure encore à leur beauté physique. On ne saurait croire avec quelle étonnante sagacité ils comprennent la mission qu’on leur donne, avec quel zèle ils aident le dévouement des moines, avec quelle sympathie profonde ils partagent leurs généreux sentiments. Il n’est qu’une épithète, celle dont l’homme doit le plus s’enorgueillir, qui puisse peindre les chiens du mont Saint-Bernard : ils sont charitables comme les religieux. Dès les premières heures du jour, et après avoir été munis d’un panier où l’on renferme du vin et du pain, ils quittent l’hospice et vont explorer les abords de la montagne, pour voir si de malheureux voyageurs ne se sont pas égarés pendant la nuit. Ils tiennent tous leurs sens, la vue, l’ouïe, l’odorat, éveillés, attentifs ; ils promènent leurs regards sur la blanche surface du mont, et si quelque accident de couleur, si quelque mouvement de neige les frappe, ils courent aussitôt les reconnaître ; si un murmure plaintif s’élevait dans l’espace, leur voix répondrait aussitôt pour annoncer une prochaine délivrance, et ils s’élanceraient dans la direction du son ; le nez élevé au vent, ils recueillent toutes les émanations que peut apporter la brise, et c’est avec toute l’ardeur d’un chien de chasse qu’ils s’émeuvent aux avertissements de leur odorat. Ces moyens d’investigation les mènent-ils à quelque découverte ? c’est avec une activité passionnée et une sollicitude touchante qu’ils travaillent à secourir la victime du froid et des avalanches. Ils se sont bientôt creusé à travers les neiges une route jusqu’à elle ; ils lèchent sa face et ses mains engourdies, la réchauffent du contact de leurs membres ; ils s’abaissent vers elle pour mettre à sa portée les provisions suspendues à leur cou ; ils l’aident, en la soulevant avec leur gueule, à se remettre debout ; ils s’efforcent de l’entraîner vers l’hospice. Si leurs tentatives sont insuffisantes, ils poussent de longs hurlements pour appeler à eux leurs compagnons ou les moines, et si les secours n’arrivent pas, après avoir pourvu autant qu’il est en eux à la sécurité de leur protégé, ils partent de toute leur vitesse pour le sommet de la montagne, et reviennent bientôt en ramenant quelques religieux à leur suite. Aux jours d’avalanches et d’ouragans, la vigilance, l’activité, redoublent à l’hospice, comme les pilotes se disposent dans les ports aux approches des tempêtes ; toute la communauté sort alors du couvent ; les chiens marchent à l’avant-garde, leur prodigieuse sagacité pouvant seule reconnaître les sentiers au milieu des brouillards et des tourbillons de neige ; les moines, soumettant le jugement humain à l’instinct animal, suivent aveuglément ces guides : ils savent qu’ils les conduiront là où toutes les routes seront les moins dangereuses, et là surtout où il y aura des voyageurs à sauver. Religieux et chiens se mettent également à l’œuvre ; les efforts se combinent, se dirigent admirablement vers le même but ; un sentiment commun, le désir de secourir un homme en danger, fait seul ce concert étrange, ce merveilleux concours. Pour que l’identité soit complète entre ces deux classes d’hospitaliers du mont Saint-Bernard, c’est aussi au péril de leur vie que les chiens accomplissent leur mission, et leur dévouement est aussi un sacrifice. Malgré leur vigueur, leur intelligence, et leur courage, ils succombent quelquefois à la tâche, emportés dans les précipices par les tourbillons ou ensevelis sous des monceaux de neige : il n’est guère d’hiver où quelqu’une des cabanes de l’hospice ne demeure vide. La campagne de 1819 a été surtout fatale à ces intrépides pilotes de la montagne ; ils tombèrent presque tous sur le champ d’honneur, ou moururent accablés par les fatigues extrêmes qu’ils avaient essuyées.

La renommée, si souvent muette pour les vertus, n’a pas du moins manqué aux chiens de l’hospice du mont Saint-Bernard. Leurs louanges, proclamées par les milliers de voyageurs qui éprouvent annuellement leur dévouement, retentissent depuis longtemps dans toute l’Europe : ils ont une place d’honneur dans toutes les descriptions des Alpes, et les poètes les ont souvent choisis pour objets de leurs chants. Delille leur a payé la dette de l’humanité dans les vers suivants :

Vous, donc, soyez bénis, animaux courageux
Que nourrit saint Bernard sur son front orageux ;
Vous qui, sous les frimas qu’un long hiver entasse,
Des voyageurs perdus courez chercher la trace !
L’homme accourt à vos cris, il enlève ces corps,
Dont un froid homicide engourdit les ressorts.
Salut, des malheureux charitables hospices !
Et vous, nobles chasseurs, à leurs malheurs propices,
Ayez part à mes chants. Trop soumise à ses lois,
Votre race aide l’homme à dépeupler les bois ;
Votre instinct dépravé seconde sa furie :
Elle donne la mort, vous conservez la vie.

On cite de nombreux exemples de personnes qui durent la vie à ces bienfaisants animaux. Nous nous contenterons de rapporter les deux anecdotes suivantes.

Un des chiens du mont Saint-Bernard, en faisant sa ronde, rencontra un petit garçon, âgé de six ans environ, dont la mère était tombée dans un abîme, sans qu’il fût possible de la retrouver. Saisi par la vivacité du froid, épuisé de faim, de douleur et de fatigue, ce pauvre innocent était couché au milieu de la neige et poussait des gémissements plaintifs. Le chien accourt vers lui, et, levant la tête, il lui montre les provisions qu’il porte à son cou. Ne comprenant rien à la nature de cette offre, l’enfant tressaille de frayeur et fait un mouvement pour se retirer. L’animal, afin de l’enhardir, lève doucement la patte, il la pose ensuite, bien plus doucement encore, sur ses petits pieds, et lui lèche les mains engourdies par le froid. Rassuré par ces démonstrations amicales et pacifiques, l’enfant fait un effort pour se relever ; mais ses jambes, ses bras, tout son corps est si glacé, si roide, qu’il ne peut marcher. Compatissant à sa faiblesse, le bon animal s’approche tout près de lui, et, par un signe expressif, lui fait entendre de se mettre sur son dos. L’enfant s’y place, en effet, le mieux qu’il lui est possible, et s’y tient courbé en deux. Le chien le porte ainsi avec grande précaution jusqu’à l’hospice, où l’on ne manqua point de lui donner tout ce qui était nécessaire pour le réchauffer. Ce trait produisit une vive sensation dans tous les cantons d’alentour. Un riche particulier se chargea du petit orphelin, et fit même peindre cette touchante aventure par un habile artiste de Berne. Ce tableau fut ensuite placé dans le couvent où le chien hospitalier faisait le service.

Le chevalier Gaspard de Brandenberg fut enseveli avec son domestique sous une avalanche, comme ils traversaient le mont Saint-Gothard dans le voisinage d’Airolo. Le chien qui les accompagnait, et qui avait échappé à cet accident, ne quitta pas les lieux où il avait perdu son maître. Heureusement, l’endroit n’était pas éloigné d’un couvent. Le fidèle animal gratta la neige et hurla longtemps de toutes ses forces ; mais il courut au couvent à plusieurs reprises et revint autant de fois sur ses pas. Les gens de la maison, étonnés de cette persévérance, le suivirent le lendemain matin ; il les mena directement à l’endroit où il avait gratté la neige, et le chevalier et son domestique furent retirés sains et saufs de dessous l’avalanche, après y être resté pendant l’espace de trente-six heures. Ils avaient entendu très distinctement les aboiements et les hurlements de ce chien, ainsi que toute la conversation de leurs libérateurs. Sensible à l’attachement de l’animal auquel il devait la vie, le chevalier Gaspard ordonna, à sa mort, qu’il serait représenté sur sa tombe avec son chien. On montre encore aujourd’hui à Zug, dans l’église de Saint-Oswald, la tombe et le portrait de ce magistrat, représenté avec un chien à ses pieds. Cet animal était de la race des chiens du mont Saint-Bernard.

Puisque nous avons tant fait que de parler du mont Saint-Bernard, rappelons que, le 17 mai 1800, une armée française, composée de trente-cinq mille hommes, eut l’audace d’en tenter le passage, malgré les immenses difficultés de la route, et qu’elle réussit. Au milieu de cette multitude de soldats qui gravissait à la file au son du tambour et de la musique militaire, on remarquait un homme de petite taille, vêtu d’une redingote grise, armé d’une cravache, et dont toute la contenance annonçait un calme et un sang-froid qu’on aurait pu prendre pour de l’indifférence, si ce n’est que de temps à autre il jetait un regard rapide sur la ligne des soldats, et calculait d’un coup d’œil les progrès de la marche. Cet homme, c’était Bonaparte, le vainqueur de l’Italie, le conquérant de l’Égypte, qui allait jouer ses destinées et celles de la France dans la plaine de Marengo.

À plusieurs siècles d’intervalle, deux grands capitaines ont osé franchir le mont Saint-Bernard. Annibal y perdit la moitié de son armée, et Napoléon n’eut à regretter que dix hommes de la sienne.