Les Années d’exil et de prison d’un écrivain russe

La bibliothèque libre.
Les Années d’exil et de prison d’un écrivain russe
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 857-899).


LES ANNÉES


DE PRISON ET D’EXIL


D’UN ÉCRIVAIN RUSSE


Tiourma i Silka (La Prison et l’Exil), Londres 1854.


Nous suivions il y a quelque temps[1], à travers les événemens d’une vie tristement agitée, un romancier qui a saisi et vivement fixé dans ses récits plusieurs traits caractéristiques de la société russe. Aujourd’hui le même écrivain emprunte à ses propres souvenirs les élémens d’une œuvre où n’interviennent ni la fiction ni la satire. Le livre qu’il vient de publier à Londres doit tenir à la fois une place distinguée parmi les écrits russes contemporains et parmi les documens que les compatriotes de M. Hertzen nous livrent trop rarement sur leur pays. L’auteur y raconte simplement, et avec une modération qui n’est guère le fait de ses coreligionnaires politiques, les années qu’il a passées dans les prisons de la Russie ou dans ces contrées limitrophes de la Sibérie assignées comme résidence par le gouvernement du tsar à certaines catégories de condamnés. M. Alexandre Hertzen (c’est lui qui sous le nom d’Iskander raconte ses années de prison et d’exil) parle sans colère des épreuves qu’il a subies. Qu’on ne s’attende point cependant à trouver dans son dernier écrit l’accent de résignation chrétienne qui répand tant de charme sur le livre d’une autre victime bien autrement touchante des tentatives révolutionnaires. M. Hertzen n’a au fond rien de commun avec Silvio Pellico. S’il sait rester impartial en retraçant de pénibles souvenirs, il n’abdique ni les doctrines du jeune hégélien ni les convictions du publiciste radical ; ce qui arrête sur ses lèvres les récriminations stériles et les paroles amères, c’est le bizarre prestige qui s’est attaché de tout temps aux souffrances, aux luttes du début de la vie. Écoutons-le plutôt expliquer dans sa préface le sentiment auquel il a obéi en interrogeant ainsi sa mémoire sur les premières souffrances de sa jeunesse.

« À la fin de l’année 1852, je me trouvais dans les environs de Londres, séparé du reste de l’univers par l’espace et le brouillard. Je n’avais auprès de moi personne qui me fut cher : tous ceux que je voyais ne s’occupaient que d’intérêts généraux ; le sujet de leurs méditations était pour ainsi dire impersonnel. Les mois s’écoulaient, et je cherchais en vain quelqu’un à qui dire un mot sur ce que j’avais dans le cœur… Et cependant je me remettais à peine d’une longue suite d’événemens affreux. L’histoire des dernières années de ma vie s’offrait à moi dans ses moindres circonstances, et je songeai non sans regret qu’elle allait s’éteindre avec moi. Cette pensée me décida à prendre la plume ; mais un souvenir en évoquait mille autres depuis longtemps perdus, les illusions du jeune cage, les chimères de l’adolescence, l’audace de la jeunesse, enfin… la prison et l’exil ! Toutes ces premières émotions qui ne laissent aucune amertume dans le cœur, orages salutaires qui fortifient et rafraîchissent les aspirations de la vie, se ranimaient en moi tandis que je me livrais à ces douces méditations. Je n’eus point le courage de chasser toutes ces ombres ; je me mis à l’œuvre, et durant le mois que je passai à écrire mes mémoires, je me sentis plus calme. »

Nous n’ajouterons rien à ces paroles. Elles indiquent comment il faut interpréter la modération de l’auteur. Ce n’est point un conspirateur vaincu et repentant que nous allons entendre ; c’est un écrivain chez qui l’ardeur révolutionnaire se modère, mais en persistant, et si M. Hertzen mérite d’intéresser ceux mêmes qui comme nous sont loin de partager ses doctrines politiques, c’est que ce rôle de rapporteur calme et sévère est celui que la Russie aurait intérêt à trouver plus souvent rempli vis-à-vis d’elle-même. On en jugera par ce livre tel que nous allons le faire connaître sans craindre de substituer souvent les citations à l’analyse, et en plaçant sous les yeux du lecteur moins une appréciation critique que le récit de l’écrivain russe, réduit à ses épisodes les plus significatifs.

On peut distinguer trois époques, trois actes en quelque sorte dans ce drame de la captivité que le livre de M. Hertzen nous déroule un peu minutieusement scène par scène : il y a l’arrestation et l’emprisonnement préventif ; viennent ensuite les interrogatoires et le jugement, puis le séjour dans la ville assignée comme résidence au condamné. À chacune de ces trois époques correspond une face de l’administration judiciaire en Russie. On peut l’observer d’abord dans la région inférieure où elle saisit les coupables, puis dans la sphère plus haute où elle les juge, enfin dans le dernier terme de son action, quand à l’arrestation et au jugement succède la punition. Ces trois degrés d’intérêt nous serviront à marquer les divisions mêmes du récit.


I

En 1834, la police russe fut avertie que l’université de Moscou comptait parmi ses élèves quelques jeunes gens animés d’intentions hostiles contre le gouvernement impérial. Le prétexte manquait pour procéder à une arrestation. Comme d’habitude, on résolut de pousser les suspects à une manifestation coupable, et un agent secret, un ancien officier, M. Skariatka, reçut mission de la provoquer. On va voir qu’il ne s’acquitta que trop habilement de sa tâche.

Quels étaient cependant les projets des étudians de Moscou ? M. Hertzen, qui était au nombre des jeunes mécontens, ne nous les fait pas connaître. Il a cru devoir garder le secret à ses compagnons, et bien que cette réserve lui fasse honneur, il faut avouer aussi qu’elle jette un peu d’obscurité sur les premières pages de son livre. Quoi qu’il en soit, M. Skariatka pénétra sans trop de peine dans le petit groupe d’opposans dont M. Hertzen faisait partie. Celui-ci et quelques amis ne tardèrent pas néanmoins à deviner à qui ils avaient affaire. Plusieurs autres étudians qui partageaient leurs idées ne furent pas malheureusement aussi prudens, et leur légèreté assura le succès d’une machination dont les dupes que Skariatka avait pu faire ne devaient pas être les seules victimes.

Un des jeunes gens dont l’ancien officier avait gagné la confiance venait de subir honorablement ses derniers examens. Il imagina de donner un repas à ses amis. C’était le 27 juin 1834. M. Hertzen s’abstint, ainsi que d’autres étudians, de paraître à cette réunion, qui, comme toutes les fêtes de ce genre, dégénéra bientôt en orgie. Au moment où les têtes étaient le plus échauffées, les convives se levèrent pour danser une mazourka, et entonnèrent à plein gosier une chanson composée par un certain Sokolovski, jeune écrivain connu par l’exaltation de ses idées libérales. Ce chant, qui contenait des paroles insultantes pour le tsar, fut répété avec enthousiasme. Le soir venu, Skariatka, qui était de la bande, rappela que ce jour était celui de sa fête, et dit à ses amis qu’ayant vendu un de ses chevaux, il les invitait à venir vider chez lui quelques bouteilles de vin de Champagne. Les étudians acceptèrent ; on courut s’attabler chez Skariatka. Le vin de Champagne fut versé à flots, puis le généreux amphitryon proposa d’entonner de nouveau le chant révolutionnaire. On n’y manqua pas, mais au même instant le grand-maître de police Tsinski paraissait à la porte, suivi d’une troupe de soldats, et tous les convives étaient arrêtés. Telle fut l’origine d’une série d’arrestations qui devaient bientôt atteindre M. Hertzen lui-même.

Dans un pays où l’administration a coutume d’agir et de frapper au sein du mystère, on comprend l’inquiétude que répandent certains actes de rigueur, comme celui qui venait troubler les étudians de Moscou au milieu de leurs aventureux conciliabules. Où s’arrêtera l’action de la police, et combien de victimes fera-t-elle ? C’est la première question que s’adressent tous ceux qui ont eu occasion d’échanger quelques paroles avec les prévenus, et quant aux amis des prisonniers, si quelques-uns craignent d’avouer des relations compromettantes, il en est d’autres qui ne reculent devant aucun péril pour rendre la sécurité, la liberté à des personnes qui leur sont chères. M. Hertzen comptait des amis parmi les étudians arrêtés, et on devine quel fut son premier mouvement, quand on lui apprit le succès des machinations de Skariatka. Au nombre de ces amis dont l’arrestation le préoccupait douloureusement se trouvait un jeune homme arrivé de la veille ; pourquoi donc n’avait-on pas arrêté aussi M. Hertzen ? Peut-être la réponse à cette question ne se ferait-elle pas attendre. Néanmoins l’essentiel pour M. Hertzen, c’était de ne négliger aucune démarche pour sauver son ami. «… Je m’habillai, dit-il, et sortis sans but déterminé. J’aimais N… avec passion, comme on aime rarement, même à l’âge que nous avions alors. J’étais dans une situation d’esprit déplorable ; mon impuissance à lui porter secours me rendait la vie à charge. » Tout en marchant, il se souvint d’un homme qui par sa position sociale était fort à même de le seconder. Un isvochtchik lancé au galop le conduisit en quelques minutes chez ce personnage, type de révolutionnaire expérimenté et prudent qu’il est assez curieux de rencontrer dans une chancellerie russe.

« Il y avait près d’un an que j’avais fait la connaissance de V… : c’était un des lions de Moscou. Il avait été élevé à Paris ; il était riche, spirituel et instruit. Conduit à la forteresse le 14 décembre[2], car c’était un esprit fort, il avait été relâché, et il lui restait la gloire d’avoir été compromis dans cette affaire. Quelque temps après, il avait pris du service dans la chancellerie du gouverneur-général[3], et jouissait d’un grand crédit. Le prince Galitsine aimait les hommes d’un esprit indépendant, surtout lorsqu’ils parlaient bon français. On sait que cette langue lui était beaucoup plus familière que le russe[4]. Plus âgé que nous de dix ans, V… nous étonnait par son expérience des affaires politiques, l’élégante facilité avec laquelle il s’exprimait en français, et l’ardeur de son libéralisme. Il avait des connaissances si étendues, il contait avec tant d’abondance et de charme, il avait des opinions si arrêtées, que jamais il ne restait court ; personne n’était plus propre que lui à donner un conseil ; il avait une réponse, un avis, une solution pour toutes les questions possibles… La connaissance qu’il avait du cœur humain nous faisait envie, et la piquante ironie de son langage exerçait sur nous une très grande influence. Nous le considérions comme un révolutionnaire expérimenté, un homme de gouvernement in spe. Je ne trouvai point V… chez lui : il était retourné en ville la veille au soir pour travailler avec le prince ; mais son valet de chambre me dit qu’il serait de retour dans une heure et demie au plus. Je me décidai à l’attendre. La maison de campagne qu’il habitait était charmante ; j’entrai dans son cabinet, qui était au rez-de-chaussée ; c’était une vaste pièce dont la porte élevée donnait sur une terrasse ; la journée était chaude ; le jardin exhalait le parfum des fleurs qui le garnissaient, et des bouffées de vent m’apportaient les fraîches senteurs d’une forêt voisine. Des enfans jouaient devant la maison et poussaient de bruyans éclats de rire. Tout respirait autour de moi une opulence sagement ordonnée qu’embellissaient encore l’éclat du soleil, l’ombre des arbres, un riant parterre et la verdure ; mais je me transportai involontairement dans une prison étroite, sombre, étouffante. Je ne sais combien de temps je restai absorbé dans ces tristes méditations ; j’en fus tiré par la voix du valet de chambre qui m’appelait sur la terrasse avec un accent d’effroi. — Qu’y a-t-il ? lui demandai-je. — Veuillez venir ; voyez. — J’accourus aussitôt et restai stupéfait. Toute une rangée de maisons était en feu, comme si elles s’étaient embrasées en même temps, et ce rideau de flammes s’étendait avec une effrayante rapidité. Je m’arrêtai sur la terrasse ; le spectacle de cette destruction sauvage s’accordait à merveille avec les dispositions de mon esprit. Quant au valet de chambre, il le contemplait avec une satisfaction fiévreuse. — Cela va bien, me dit-il, la maison que vous voyez là, à droite, va s’enflammer aussi, soyez-en sûr. — Les flammes ont quelque chose de révolutionnaire ; elles se rient de la propriété, et égalisent les conditions sociales ; c’est ce que le valet de chambre comprenait instinctivement.

« En moins d’une demi-heure, toute l’étendue de l’horizon qui se développait devant nous n’était plus qu’une seule nappe de fumée, rougeâtre à sa base et d’un gris de plus en plus sombre à mesure qu’elle s’éloignait du sol ; tout le village de Lefortova fut réduit en cendres. À partir de ce jour, des incendies se succédèrent à Moscou durant cinq mois entiers presque sans interruption. J’étais encore à contempler cet affreux spectacle, lorsque V… arriva ; il était de très bonne humeur et m’accabla de prévenances. À peine était-il entré, qu’il se mit à me donner des détails sur l’incendie ; il l’avait vu de près en passant et me dit qu’on l’attribuait à la malveillance. — C’est un tour à la Pougatchef, ajouta-t-il en riant. Vous allez voir que nous n’y échapperons pas ; on va nous empaler.

— Avant qu’on nous empale, j’ai bien peur qu’on ne nous enchaîne. Ne savez-vous pas que N… a été arrêté cette nuit par la police ?

— Arrêté ? que me dites-vous là !

— C’est pour cela que je suis venu vous trouver : il faut absolument que vous tentiez quelques démarches en sa faveur ; allez voir le prince, sachez pourquoi on l’a arrêté ; je voudrais bien obtenir l’autorisation de le voir.

« Ne recevant point de réponse, je me retournai ; mais V… avait disparu, me laissant avec son frère aîné, qui, tout en m’écoutant, poussait des soupirs et paraissait en proie aux plus vives alarmes.

— Qu’avez-vous donc ?

— Je vous avais bien dit, je vous avais toujours dit que cela vous conduirait là. Oui, oui, il fallait s’y attendre. Je vous demande un peu, moi qui suis parfaitement innocent ; il se peut qu’on me coffre aussi. C’est pousser la plaisanterie un peu trop loin ; je sais à quoi m’en tenir sur les casemates.

— Irez-vous voir le prince ?

— Et pourquoi faire, s’il vous plaît ? Voulez-vous m’en croire ? eh bien ! ne dites pas un mot de N… ; vivez le plus tranquillement possible, sans quoi vous vous en trouverez mal. Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez ; je vous le répète, ne vous mettez pas en vue. Vous aurez beau faire, toutes vos démarches ne seront d’aucune utilité pour N…, et vous serez compromis. N’oubliez pas que nous vivons sous un régime qui n’offre aucune garantie ; point de lois, point de moyens de défense. Avons-nous des avocats, des juges ?

« Je n’étais nullement disposé à écouter en ce moment les propos de mon interlocuteur ; je pris mon chapeau et je partis. »

Une autre démarche tentée par M. Hertzen en faveur de N… auprès du général Orlof ne réussit guère mieux. Il avait reçu du général une invitation à dîner ; il s’y rendit avec l’espoir d’obtenir son concours auprès de quelque personnage influent Le général Michel Orlof avait été l’un des fondateurs de la fameuse Union du bien public. Après avoir essayé avec le conseiller d’état Nicolas Tourguénief de fonder une société secrète dite des Chevaliers russes, le général était entré en 1820 dans l’affiliation du Bien public, qui sous des vues philanthropiques cachait des tendances révolutionnaires. Au mois de février 1821, cette société fut déclarée dissoute. Si Michel Orlof avait échappé à la Sibérie, il le devait à son frère, accouru le premier, avec les gardes à cheval, au secours du Palais-d’Hiver le 14 décembre 1825, et en qui le tsar Nicolas avait une grande confiance. Après avoir été relégué dans ses terres, le général avait obtenu l’autorisation d’habiter Moscou. Pendant son séjour forcé à la campagne, il s’était adonné à la chimie et à l’économie politique. Cet homme, dont les dehors annonçaient une nature d’élite, avait été conduit à chercher dans des entreprises industrielles une distraction insuffisante pour combattre l’ennui qui l’accablait. « Les efforts qu’il faisait pour se transformer en homme de science, dit M. Hertzen, m’inspiraient une pitié profonde. Il avait un esprit lucide et brillant, mais nullement spéculatif, et c’est pourquoi il s’égarait au milieu des nouveaux systèmes auxquels il soumettait des matières depuis longtemps approfondies. Les questions abstraites n’étaient décidément point de sa compétence, et néanmoins il se livrait à des études de métaphysique avec un acharnement extrême. Fort peu mesuré de son naturel, il commettait sans cesse des imprudences ; il se laissait entraîner par les premiers mouvemens de son cœur chevaleresque, et, se rappelant bientôt la prudence que lui commandait sa position, il tournait bride à moitié chemin ; mais ces contremarches diplomatiques lui réussissaient encore moins que ses sorties métaphysiques et ses essais de nomenclatures : il s’embarrassait de plus en plus dans les liens dont il cherchait à se dégager. On le lui reprochait ; la plupart des hommes sont si inconséquens et superficiels, qu’ils apprécient moins les actes que les paroles, et donnent plus d’importance à des fautes de détail qu’à l’ensemble du caractère. Ne nous plaçons pas à un point de vue si étroit et n’apportons pas dans nos jugemens la rigidité d’un Régulus. Ce qu’il faut surtout déplorer, c’est le triste milieu au sein duquel vivait Orlof, et où tout sentiment noble, étant considéré comme de contrebande, ne peut se produire qu’en secret, à la dérobée. À peine a-t-on laissé échapper un mot à haute voix en Russie, que tout le reste du jour il faut s’attendre à voir arriver la police…

« Les convives étaient nombreux. J’étais assis à côté du général Raïevski, frère de la femme d’Orlof, et qui était aussi en disgrâce depuis le 14 décembre. Fils du célèbre N. Raïevski, il était avec son frère cadet sur le champ de bataille de Borodino, à côté de son père ; il est mort depuis au Caucase de ses blessures. Je lui racontai l’arrestation de N…, lui demandant s’il croyait qu’Orlof voulût tenter une démarche en sa faveur, si on pouvait en espérer quelque succès. La figure de Raïevski se couvrit d’un nuage ; mais sa physionomie n’indiquait nullement l’inquiétude égoïste du personnage auquel je m’étais adressé dans la matinée : on y lisait un mélange de tristes souvenirs et de dégoût.

— Il ne s’agit point de vouloir ou non, me répondit-il, mais je doute que l’intervention d’Orlof puisse vous servir. Passez dans son cabinet après le dîner ; je vous l’amènerai. Ainsi donc, ajouta-t-il après un moment de silence, votre tour est arrivé aussi ! Le joug que nous portons tous en écrasera bien d’autres.

« Je contai l’affaire à Orlof, et il écrivit aussitôt une lettre au prince Galitsine pour lui demander une audience. — Le prince, me dit-il, est un homme de bien ; s’il n’intervient pas, nous saurons au moins à quoi nous en tenir.

« Le lendemain, j’allai chercher une réponse. Le prince Galitsine avait dit à Orlof que N… était arrêté par ordre supérieur, qu’une commission d’enquête avait été nommée pour le juger, et que le fait incriminé était un repas donné le 24 juin, et pendant lequel on avait chanté des chansons incendiaires. Je n’y comprenais absolument rien. Le jour en question, j’étais resté à la maison avec mon père, dont c’était la fête, et N…, avait dîné avec nous. Je quittai Orlof le cœur gros ; il paraissait aussi très affecté. Lorsque je lui avais tendu la main en sortant, il s’était levé et m’avait pressé avec force contre sa vaste poitrine. Il semblait pressentir que nous allions être séparés pour longtemps. Je ne le revis plus qu’une seule fois, six ans plus tard. Il s’éteignait tout à fait ; son air pensif, l’expression maladive qui était répandue sur ses traits anguleux, me frappèrent douloureusement. Il était triste ; il comprenait son état, le désordre de ses affaires, et ne savait comment y porter remède. Deux mois après, il mourut ; le chagrin lui avait tourné le sang.

« La ville de Lucerne renferme un monument très remarquable ; c’est une œuvre de Thorwaldsen taillée dans le roc. Un lion mourant est couché dans l’arène ; il est blessé à mort, le sang sort à flots de la blessure qui lui a ouvert le flanc, et au milieu de laquelle se dresse un tronçon de flèche… Il gémit, et son regard exprime une douleur suprême… Un jour que j’étais assis en face de ce noble mourant, je me rappelai involontairement ma dernière visite à Orlof… »

M. Hertzen ne se décourage pas encore. En sortant de chez Michel Orlof, il entre dans la maison du général de police[5]. L’idée lui est venue de demander la permission d’aller voir N… en assurant qu’il est son parent ; mais le général lui répond que son parent est au secret et le congédie après avoir arrêté un regard soupçonneux sur l’imprudent solliciteur. Une nuit de sommeil fiévreux, la dernière qu’il va passer sous le toit de sa famille, succède à cette pénible journée. Le lendemain commence le triste récit dont les scènes que nous venons de résumer n’ont été en quelque sorte que le prologue.

« Il était deux heures du matin environ, lorsque mon valet de chambre vint me réveiller, ses habits en désordre et l’air épouvanté. — On vous demande, me dit-il, je ne sais quel officier. -Tu ne le connais pas ? — Non. — Alors je devine le motif de cette visite, lui répondis-je en jetant ma robe de chambre sur mes épaules.

« Un homme enveloppé dans un manteau militaire se tenait à la porte de la grande salle ; je distinguai près de la fenêtre un panache blanc : derrière se dressaient plusieurs autres figures ; l’une d’elles était coiffée d’un bonnet de kosak. Ce visiteur n’était autre que le maître de police Miller. Il m’annonça qu’un ordre du gouverneur militaire, pièce qu’il avait entre les mains, lui enjoignait de faire une perquisition dans mes papiers. On apporta des lumières, et on prit mes clés. L’officier de quartier et son adjoint se mirent à visiter mes livres et mon linge ; le maître de police se chargea des papiers ; tout lui paraissait suspect, et il entassait ces documens accusateurs l’un sur l’autre à mesure qu’il les parcourait. Tout à coup il se tourna de mon côté et me dit : — Je vous prie de vous habiller en attendant ; nous partirons ensemble.

— Où irons-nous ? lui demandai-je.

— Dans le quartier de police de la Prétchistineka, me répondit-il en adoucissant sa voix et comme pour me tranquilliser.

— Et ensuite ?

— L’ordre du gouverneur n’en dit pas davantage.

« Je rentrai dans ma chambre pour m’habiller. Pendant que j’y étais, les domestiques effrayés allèrent réveiller ma mère, et elle accourut vers moi ; mais un kosak l’arrêta au passage, au moment où elle traversait le salon ; elle poussa un cri qui me fit tressaillir, et je courus à sa rencontre. Le maître de police quitta les papiers et me suivit dans le salon ; il adressa à ma mère quelques paroles d’excuse, l’autorisa à passer, rudoya le kosak, qui n’était nullement coupable, et reprit son inspection. Quelques instans après, je vis arriver mon père. Il était pâle, mais il s’efforçait de garder un air impassible. La scène devenait pénible. Ma mère était assise dans un coin et pleurait. Le vieillard parlait de choses indifférentes avec le maître de police, mais sa voix tremblait. Craignant de ne pouvoir supporter longtemps ce spectacle et ne voulant point donner au maître de police la satisfaction de me voir pleurer, je le tirai par la manche et lui dis : — Partons.

« — Allons, allons, répondit-il d’un air satisfait. Mon père sortit de la chambre ; mais il rentra bientôt, portant un petit médaillon suspendu à un ruban qu’il me passa au cou, en me disant que c’était avec cette image que son père l’avait béni pour la dernière fois. J’étais ému ; ce don religieux prouvait à quel point l’inquiétude avait bouleversé l’esprit du pauvre vieillard. Je m’étais jeté à genoux au moment où il me le mettait au cou ; il me releva, me pressa dans ses bras et me bénit. Le médaillon représentait la tête de saint Jean-Baptiste couchée sur un plat d’argent. Était-ce un exemple, un conseil ou une prophétie ? J’avoue que le sujet de cette image fit alors une assez vive impression sur moi. Ma mère était presque sans connaissance. Toute la maison me suivit sur l’escalier ; ces braves gens fondaient en larmes, me baisaient les mains, m’embrassaient. J’assistais vivant aux scènes qui se seraient passées, si on m’avait enlevé de la maison pour me rendre les derniers devoirs ; le maître de police paraissait mécontent et pressait mon départ.

« Lorsque nous lûmes hors de la cour, il réunit le détachement, qui se composait de quatre kosaks, de deux officiers de quartier et de deux soldats de police. — Permettez-moi de retourner à la maison, dit au maître de police un homme à barbe qui était assis près de la porte. — Soit, répondit Miller. — Quel est cet homme ? lui demandai-je. — C’est le dobrosovestneï[6], me dit-il. Vous savez bien que la police ne peut entrer dans une maison sans être accompagnée d’un de ces hommes. — Pourquoi donc est-il resté à la porte ? — C’est une formalité insignifiante, répliqua Miller ; on aurait mieux fait de le laisser tranquillement dans son lit. — Nous partîmes suivis de deux kosaks à cheval. Au quartier, on ne put me donner une chambre séparée. Le maître de police me fit placer pour le reste de la nuit dans les bureaux ; lui-même m’y conduisit, il se jeta dans un fauteuil, et me dit en bâillant : — Maudit service ! à trois heures j’ai dû me rendre aux courses, et puis voilà votre affaire qui m’a pris tout mon temps jusqu’au petit jour. Je suis sûr qu’il est près de quatre heures, et à neuf heures il faut que j’aille au rapport.

« Adieu, me dit-il quelques instans après, et il sortit. Un sous-officier de police ferma la porte à clé et m’invita à y frapper, si j’avais besoin de quelque chose. J’ouvris la fenêtre, le jour commençait à poindre ; déjà la fraîcheur du matin se faisait sentir. Je demandai de l’eau au sous-officier et en bus toute une carafe ; je ne songeai seulement pas à dormir. Il m’aurait été d’ailleurs impossible de me coucher ; il n’y avait pour tous meubles dans le bureau que quelques chaises de cuir et fort sales, une grande table couverte de papiers placée au milieu de la chambre, et une autre plus petite dans un coin, mais également chargée de paperasses. Une lampe à moitié éteinte dessinait sur le plafond une tache lumineuse dont l’image tremblante pâlissait de plus en plus avec le jour.

« Je m’assis à la place qu’occupait ordinairement le major et pris le premier papier qui me tomba sous la main. C’était un billet d’enterrement pour les funérailles d’un domestique serf du prince Gagarine, et le certificat d’un médecin qui constatait qu’il était mort suivant les règles de la science. J’en pris un autre ; c’était le règlement de police. Je me mis à le parcourir et j’y trouvai l’article suivant : « Toute personne arrêtée a le droit d’exiger qu’on lui notifie, au bout de trois jours, les motifs de son arrestation, ou qu’on la remette en liberté. » Cet article était bon à connaître, et je me gardai bien de l’oublier.

«… Le matin, tous les employés du bureau entrèrent l’un après l’autre. Le premier qui parut était l’écrivain, et je m’aperçus bientôt qu’il était encore ivre de la veille. Il avait la mine d’un poitrinaire, les cheveux roux, et sa figure couverte de boutons avait quelque chose de bestial. L’habit couleur brique qu’il portait était plein de taches, rapiécé, et n’avait certainement pas été fait pour lui. Il fut suivi d’un autre fonctionnaire en capote de sous-officier. Celui-ci, qui était probablement un cantoniste[7], se tourna aussitôt de mon côté et me dit :

— C’est sans doute au théâtre que vous vous êtes fait prendre ?

— Non, j’ai été arrêté à la maison.

— Par Fédor Ivanovitch en personne ?

— Qui appelez-vous Fédor Ivanovitch ?

— Le colonel Miller.

— Oui, c’est par lui.

— Ah ! bien.

« Il fit un signe d’intelligence au rougeaud, qui ne parut y prendre aucun intérêt. Le cantoniste ne continua point la conversation ; il comprit que je n’avais pas été arrêté pour ivrognerie ou pour voies de fait, et par conséquent je ne lui inspirai aucune sympathie. Peut-être bien craignait-il aussi d’entrer en rapport avec un prisonnier dangereux.

« Quelque temps après, je vis arriver des officiers de police encore à moitié endormis, puis des solliciteurs de toute espèce. »

Nous ne dirons pas quelles figures sinistres ou grotesques se succèdent alors devant le prisonnier. Ce sont des taverniers se querellant avec des cabaretières, et importunant de leurs vociférations l’officier de quartier, qui les menace du bâton jusqu’au moment où le major entre dans la salle et fait mettre les plaignans dehors. Le major remarque le prisonnier ; il demande à lire le papier remis par l’officier qui vient d’arrêter M. Hertzen. On emmène celui-ci chez le grand-maître de la police, puis on le reconduit au quartier sans lui avoir fait subir aucun interrogatoire. L’emprisonnement est commencé, et M. Hertzen décrit avec une douloureuse énergie les premières impressions de cette vie nouvelle.

« Tout homme qui a des ressources en lui-même s’habitue bientôt à la prison. On se fait au silence de la cage qui vous est donnée pour gîte, et entre les barreaux de laquelle on peut se mouvoir en toute liberté. Aucun soin, aucune distraction ne vient vous y préoccuper.

« Pendant les premiers jours, on me priva de livres ; le major prétendait qu’il n’était point permis d’en faire apporter de chez soi. Je lui demandai la permission d’en acheter. — Oui, me répondit-il, si c’est quelque chose d’instructif, une grammaire par exemple. Je peux bien vous accorder cela, mais pour tout le reste il faut avoir la permission du général. — L’idée de me donner à lire une grammaire comme distraction me parut fort plaisante, mais je l’accueillis néanmoins avec empressement, et priai le major de me faire acheter une grammaire italienne et un dictionnaire. J’avais deux assignats rouges[8] et lui en donnai un ; il chargea aussitôt un officier d’aller acheter les livres et de porter en même temps de ma part au grand-maître de police une lettre dans laquelle, en me fondant sur l’article du règlement dont j’ai parlé, je le priai de me faire savoir le motif de mon arrestation ou de me relâcher. Le major, en présence duquel j’avais écrit cette lettre, m’avait engagé beaucoup à ne point faire cette démarche. — C’est peine perdue, me disait-il. Je peux vous assurer que vous allez déranger inutilement le général. On répondra : C’est un brouillon ! rien de plus, et au lieu de vous servir, cela ne peut que vous être nuisible.

« Le soir du même jour, l’officier de quartier vint me dire, de la part du général, que je connaîtrais en temps et lieu les motifs de mon arrestation ; puis il tira de sa poche une grammaire italienne fort malpropre, et ajouta en souriant : -Il se trouve justement qu’il y a là un vocabulaire à la fin du livre, de sorte que le dictionnaire devient inutile. Quant au reste de l’argent, il n’en fut pas question. Je voulais écrire une seconde lettre au maître de police ; mais j’y renonçai, pour ne pas jouer dans la prison de police de la Prétchistineka le rôle d’un Hampden en miniature. »


II

Le jeune étudiant une fois arrêté, l’instruction de son affaire commence. Après une dizaine de jours passés en prison, M. Hertzen reçoit la visite d’un officier de quartier qui doit le conduire devant la commission d’enquête. Un des plus curieux chapitres du livre nous fait assister à quelques-unes des séances de cette commission, réunie pour s’éclairer sur une affaire présentée comme grave, et procédant, on va le voir, avec une singulière insouciance.

« La commission était réunie, dit M. Hertzen, dans une chambre meublée avec une sorte d’élégance, autour d’une grande table. Mes juges étaient au nombre de cinq, à ce que je crois ; ils avaient des cigares à la bouche, causaient gaiement entre eux, étendus dans des fauteuils, et leurs uniformes étaient déboutonnés. Le grand-maître de police Tsinski les présidait. Lorsque j’entrai dans la salle, il se tourna vers un personnage assis paisiblement dans un coin de la chambre et lui dit : -Veuillez commencer, mon père.

« Je jetai alors pour la première fois les yeux sur celui qu’il interpellait ainsi : c’était un vieux prêtre aux cheveux blancs et au teint d’un rouge bleuâtre. Je remarquai qu’il portait la main à la bouche pour cacher ses bâillemens. Ce vénérable personnage se mit à m’endoctriner d’une voix traînante et criarde : il me dit qu’il était criminel de taire la vérité aux juges désignés par le tsar, et que d’ailleurs toute réticence était inutile, car l’oreille de Dieu est partout. Pour donner plus d’autorité à ses paroles, il me cita quelques passages des textes sacrés qui prouvaient évidemment, suivant lui, que tout pouvoir émane à la fois de Dieu et de César. En finissant, il m’invita à baiser l’Évangile et la sainte croix comme gage de la promesse, que je n’avais nullement donnée et qu’il ne m’avait même point demandée, de dire la vérité à mes juges.

« Dès qu’il eut terminé cette cérémonie, il se mit à envelopper précipitamment la croix et l’Evangile. Le maître de police se souleva un peu dans son fauteuil et lui dit qu’il pouvait s’en aller ; mais avant de sortir, le saint homme se retourna une dernière fois de mon côté. — J’ajouterai encore quelques mots aux paroles du prêtre, me dit-il en langage profane. Il vous serait inutile de nier ce que l’on vous reproche. — Et il me montra les papiers, les lettres et les portraits qui étaient étalés avec intention sur la table. — La sincérité de vos aveux pourra seule disposer vos juges à user d’indulgence à votre égard. Il dépend de vous d’être libre ou d’aller au Caucase.

« L’interrogatoire qu’on me fit subir était formulé par écrit. Parmi les questions que l’on m’adressa, il y en avait dont la naïveté était vraiment étrange. En voici quelques-unes. — N’avez-vous point connaissance d’une société secrète ? N’êtes-vous point membre de quelque société littéraire ou autre ? Nommez-en les membres. Où se réunissaient-ils ? — Il était facile de répondre négativement à toutes ces interpellations, et on comprend que je n’y manquai pas.

— Je vois que vous ne savez rien, dit Tsinski en relisant l’interrogatoire. Je vous ai prévenu, vous allez empirer votre position.

« C’est ainsi que se termina mon premier interrogatoire. » Il est fâcheux que l’auteur n’ait point jugé à propos d’entrer dans quelques détails sur les autres interrogatoires qu’on lui fit subir. La curiosité qui se porte maintenant sur les moindres actes du gouvernement russe donnerait quelque intérêt à des renseignemens sur les formes et l’objet de ces interrogatoires. Il paraît qu’un des chefs d’accusation était une tentative de propagande en faveur des révolutionnaires empruntées à la doctrine de Saint-Simon. On voit que si, comme on l’a sérieusement avancé de nos jours, la Russie est un dangereux foyer de principes communistes, ce n’est pas au gouvernement qu’il faut s’en prendre. Au reste M. Hertzen nous en dit assez pour prouver que la forme et le ton général de ces interrogatoires ne répondent nullement aux usages suivis partout ailleurs. C’est dans la bibliothèque de l’un des membres de la commission, le prince Serge Galitsine, que celle-ci se réunissait, et lorsqu’ils étaient amenés en présence de leurs juges, les prévenus jouissaient d’une liberté de parole dont ils ne manquaient pas de profiter. C’est là une particularité qui contraste avec les idées généralement répandues sur les tribunaux russes. Un des interrogatoires que M. Hertzen eut à subir mérite à ce titre d’être cité textuellement.

« La commission, nous dit-il, avait remarqué dans une de mes lettres une phrase ainsi conçue : « Toutes les chartes constitutionnelles ne mènent à rien, ce sont des contrats entre un maître et des esclaves ; mais il ne s’agit point de rendre la condition de ceux-ci meilleure, il faut faire en sorte qu’il n’y ait plus d’esclaves. » On me demanda d’expliquer cette pensée. Je répondis qu’il me paraissait tout à fait inutile de prendre la défense du régime constitutionnel, et que si je m’étais avisé de le faire, on me l’aurait probablement reproché.

— On peut critiquer le régime constitutionnel de deux points de vue différens, me dit le prince Serge Galitsine. Vous ne l’attaquez pas du côté monarchique, car vous employez le mot esclave en lui donnant une signification qu’il n’a pas ordinairement.

— Alors je partage l’erreur de l’impératrice Catherine, qui ordonna à ses sujets de ne plus prendre le titre d’esclaves.

« Le prince, piqué de cette réponse ironique, me dit aussitôt : Vous croyez sans doute que nous sommes ici pour des discussions scolastiques, comme à l’université lorsqu’il s’agit d’examiner une thèse ?

— Pourquoi me demandez-vous des explications ?

— Vous faites semblant de ne pas comprendre ce dont il s’agit.

— Je n’y comprends absolument rien.

— Ils sont tous aussi obstinés les uns que les autres, dit le président. — Le prince haussa les épaules.

« Il y eut un moment de silence. J’en profitai pour m’approcher de la bibliothèque, et j’y aperçus les Mémoires de Saint-Simon. — Quelle injustice ! dis-je en m’adressant au président ; on m’accuse de saint-simonisine, et le prince a vingt volumes de Saint-Simon dans cette armoire !

« Comme l’honorable juge était fort peu lettré, il ne savait que répondre ; mais le prince me lança un regard foudroyant et reprit : — Ne voyez-vous pas que c’est l’ouvrage du duc de Saint-Simon qui écrivait sous le règne de Louis XIV ?

« Le président sourit, me regarda d’un air de dédain et me dit : Vous pouvez vous retirer.

« Au moment où je sortais, je l’entendis demander au prince : — N’est-ce pas lui qui a écrit sur Pierre Ier le morceau que vous m’avez montré ?

— Oui, répondit celui-ci.

— Il a des moyens.

— Tant pis, Le poison entre des mains habiles n’en est que plus dangereux, reprit le grand inquisiteur. C’est un jeune homme incorrigible…

« À ce mot, je compris que je serais immanquablement condamné. » Tout en ne doutant pas du sort qu’on lui réserve, M. Hertzen est néanmoins impatient de le connaître ; mais une cause de retard imprévue vient prolonger sa pénible attente. L’année 1834 devait être marquée par de fâcheuses complications pour la police de Moscou. Des incendies nombreux, évidemment allumés par la malveillance, tenaient depuis quelque temps l’administration en éveil, et la marche du procès des étudians était ralentie par cette triste diversion. La commission d’enquête instituée par le général gouverneur, et devant laquelle M. Hertzen avait comparu, avait déplu à l’empereur, qui en avait nommé une autre. Les membres de ce nouveau comité étaient le général Stahl, commandant de la place de Moscou, un autre prince Galitsine, envoyé ad hoc de Saint-Pétersbourg, le général de police, le colonel de gendarmerie Choubenski et l’auditeur Oranski, lequel avait été attaché au premier comité. Malgré le changement ordonné par l’empereur, la procédure ne marchait guère plus vite, et M. Hertzen, voyant affluer dans sa prison de nombreux prévenus arrêtés comme incendiaires, détourna un moment son attention de ses propres souffrances pour observer les procédés expéditifs de la justice russe vis-à-vis de ces malheureux.

« Lorsqu’on en vint à instruire le procès de tous les incendiaires que l’on avait arrêtés, on en relâcha un assez grand nombre. Ceux qui parurent suspects furent étroitement gardés dans le quartier, et un maître de police venait tous les matins les interroger pendant deux ou trois heures. Il y avait plusieurs femmes parmi les prisonniers ; quelquefois on les frappait à coups de poing ou avec des verges, et alors leurs gémissemens, leurs cris, leurs supplications, que dominaient la voix retentissante du maître de police et celle du secrétaire lisant les procès-verbaux d’un ton monotone, montaient jusqu’à ma chambre. Ces scènes me mettaient au supplice, et j’en rêvais toutes les nuits. Lorsque je me réveillais en sursaut, je frissonnais d’horreur en songeant que ces malheureux étaient à quelques pas de moi, enchaînés, couchés sur la paille, le dos ensanglanté, et qu’aucun d’eux probablement n’était coupable.

« Les hommes des classes inférieures, paysans, domestiques serfs, artisans ou bourgeois, sont les seuls, en Russie, qui connaissent à fond la pratique des tribunaux ou de la police et les tourmens de la prison. Les détenus politiques, appartenant presque tous à la noblesse, sont sans doute rigoureusement surveillés et punis avec cruauté, mais leur sort ne saurait être mis en parallèle avec celui des pauvres. La police ne se gêne point avec ceux-ci. À qui un paysan ou un ouvrier irait-il se plaindre, et à quel tribunal pourrait-il s’adresser[9] ? Tels sont en Russie le désordre, la grossièreté, l’arbitraire et l’immoralité de la police et des tribunaux, que toute personne non titrée qui est menacée d’une affaire judiciaire ne redoute point la peine qu’elle peut avoir encourue, mais l’instruction qui doit la précéder. Le prévenu attend avec impatience le moment où il sera expédié pour la Sibérie ; c’est avec l’application du châtiment que finit le supplice auquel il est condamné. Ajoutez à cela que les trois quarts des prévenus sont remis en liberté par les tribunaux, et qu’ils ont subi, comme ceux qui sont reconnus coupables, tous les tourmens de la détention.

« Pierre Ier a supprimé la question et la chancellerie secrète. Catherine a défendu la question. Alexandre en agit de même. Les aveux arrachés par la peur ne sont point reconnus valables par la loi. Le fonctionnaire qui a recours à des moyens coercitifs pour faire parler un prévenu s’expose lui-même à être mis en jugement, et la pénalité qui l’attend est rigoureuse. Néanmoins les détenus sont encore soumis à la question d’un bout à l’autre de la Russie, depuis le détroit de Behring jusqu’à Tauroguen. Lorsqu’on suppose qu’il serait dangereux de la donner avec des verges, les meurtrissures qu’elles laissent pouvant éveiller l’attention de l’autorité suprême, c’est à une chaleur suffocante qu’on soumet les prisonniers, à la soif atroce que provoquent des alimens salés… Le pouvoir n’ignore pas ces abus, la plupart des gouverneurs les encouragent, le sénat les tolère, les ministres se taisent, l’usage l’emporte sur la loi ; l’empereur et le synode, les propriétaires et les officiers de quartier partagent à cet égard la même opinion ; ils ne voient point, disent-ils, pourquoi on ne battrait pas les paysans, et pensent même qu’il est bon de le faire de temps en temps.

« La commission nommée pour découvrir les incendiaires interrogea, c’est-à-dire fouetta pendant près de six mois, et ne découvrit rien. L’empereur en fut indigné et donna ordre de terminer l’enquête en trois jours. Cette injonction fut obéie ; on découvrit des coupables qui furent condamnés à la peine du knout[10], à la marque et aux travaux forcés. On réunit tous les domestiques serfs des maisons incendiées pour les faire assister au terrible supplice. C’était en hiver, et j’étais alors détenu dans la prison de la gendarmerie de la caserne de Kroutitzki. Le chef d’escadron de ce corps, bon vieillard qui assistait à cette exécution, m’en rapporta les détails suivans. Le condamné que l’on amena le premier sur le lieu du supplice proclama à haute voix son innocence, et affirma qu’il ne s’était accusé que pour mettre un terme aux mauvais traitemens qu’on lui avait infligés ; puis il ôta sa chemise, et tournant son dos du côté des assistans, il ajouta : Voyez, orthodoxes ! Un murmure d’effroi agita la foule ; le dos du patient n’était du haut en bas qu’une plaie bleuâtre, et c’est sur ces stigmates saignans qu’on allait lui appliquer le knout. La sombre attitude du peuple engagea la police à hâter l’exécution, et les bourreaux ne donnèrent point le nombre de coups fixé par la loi. Quant aux autres condamnés, on se borna à les marquer et à les enchaîner, afin d’en finir plus promptement ; mais les détails de cette scène ne tardèrent point à se répandre dans toute la ville, et le général gouverneur crut devoir les communiquer à l’empereur. Celui-ci lui ordonna de former une autre commission et d’instruire séparément la cause des incendiaires qui se disaient innocens. Quelques mois après, je lus dans les journaux que l’empereur, voulant indemniser les paysans qui avaient été punis injustement comme incendiaires, leur accordait. 200 roubles pour chaque coup de knout qu’ils avaient reçu[11] et un passeport particulier constatant leur innocence, mesure d’autant plus nécessaire qu’ils avaient été marqués. Le paysan qui avait pris la parole au moment du supplice fut compris dans cette réhabilitation.

« Les incendies qui eurent lieu en 1834 à Moscou et dix ans après dans quelques provinces n’ont jamais été expliqués. Que la malveillance n’y soit point restée étrangère, cela est incontestable ; le feu, « le coq rouge, » comme disent les gens du peuple, est en Russie un moyen de vengeance tout à fait national. On entend rapporter continuellement que des maisons seigneuriales ou quelques-unes de leurs dépendances ont été consumées par les flammes ; mais personne n’a jamais su, et les membres de la commission ont su moins que tout autre, les motifs de ces désastres. »

Pendant la double instruction poursuivie contre les étudians et les incendiaires, l’empereur arriva à Moscou, et son arrivée marqua une nouvelle phase dans la marche de ces deux affaires. Nous ne nous occuperons plus que de celle des étudians. Le commandant Stahl, vieux général d’un courage éprouvé, jugeait que la cause de M. Hertzen et de ses amis était tout à fait distincte de celle des étudians prévenus de chants séditieux. Il n’était point parvenu cependant à faire partager son opinion à ses collègues et refusait de siéger dans la commission. L’empereur, à son arrivée à Moscou, lui demanda l’explication de ce refus, que le général lui donna avec une franchise toute militaire. — Quelle sottise ! lui dit le tsar. Te brouiller pour cela avec tes collègues ! N’en as-tu pas de honte ? J’espère bien que tu vas reprendre tes fonctions. — Sire, reprit Stahl, épargnez, mes cheveux blancs : dans cette circonstance, il s’agit de mon honneur. — l’empereur fronça les sourcils, mais Stahl se retira, et il continua de s’abstenir de prendre part aux travaux de la commission, sans que le souverain cherchât de nouveau à vaincre ses scrupules. Ce respect pour l’indépendance d’une opinion courageusement exprimée promettait aux accusés, sinon moins de sévérité, du moins plus d’égards de la part du tribunal qui devait décider de leur sort.

La sévérité conciliée avec une sorte de dignité paternelle, tel est en effet le double caractère des actes par lesquels le tsar Nicolas aime à déconcerter les meneurs révolutionnaires de la Russie. M. Hertzen cite à ce propos un fait que nous croyons devoir raconter d’après lui, bien qu’il soit un peu antérieur à l’époque où nous place son récit. Un étudiant de Moscou, nommé Polejaïef, avait écrit une parodie très spirituelle du célèbre poème de Pouchkine, Onéguine. Ce morceau, intitulé Sachka, contenait quelques traits blessans pour l’empereur et courait manuscrit par la ville. Lorsque, peu de temps après l’exécution de Pestel et de Mouravief, l’empereur se rendit à Moscou pour son couronnement, la police secrète lui signala le petit poème de Polejaïef. La nuit suivante, vers trois heures du matin, le recteur de l’université réveille le jeune poète, lui ordonne de s’habiller et de se rendre à l’administration. Le proviseur l’y attendait ; il examine attentivement la tenue de Polejaïef, l’engage à boutonner son uniforme, et, le faisant monter avec lui en voiture, le conduit au domicile du ministre, de l’instruction publique. Celui-ci prend à son tour Polejaïef dans son équipage et le mène au palais impérial. Le ministre laisse un moment l’étudiant dans une salle déjà remplie de courtisans, quoiqu’il ne fût encore que six heures du matin, et s’éloigne. Enfin on introduit Polejaïef dans le cabinet impérial. L’empereur s’y tenait appuyé contre un bureau et parlait au ministre. En apercevant le jeune homme, il arrêta sur lui un regard perçant et sévère. Il tenait un manuscrit à la main. — Est-ce toi qui as fait ces vers ? dit-il. — Oui, répond Polejaïef. — Prince, reprit l’empereur en s’adressant au ministre, je vais vous donner un échantillon de l’éducation universitaire. Vous allez voir à quoi les jeunes élèves passent leur temps. — Lis cela à haute voix, dit-il à Polejaïef en lui présentant le cahier. Le jeune homme tout ému ne fait d’abord que balbutier ; mais le regard froid et grave du tsar sollicite une réponse. — Cela m’est impossible, s’écrie enfin l’étudiant. — Obéis-moi ! reprend l’empereur. — À ces mots, prononcés avec un accent irrésistible. Polejaïef ouvre le cahier d’une main tremblante. Il a d’abord quelque peine à prononcer, mais il finit par se remettre et lit tout le poème sans s’arrêter. À certains passages, l’empereur faisait un signe au ministre. — Qu’en pensez-vous ? lui demande-t-il lorsque la lecture est terminée. Je mettrai fin à cette démoralisation ; ce sont des restes de l’explosion qui vient d’avorter. Quelle est sa conduite ?

Le ministre l’ignorait complètement, bien entendu ; mais un sentiment d’humanité s’éveilla dans son cœur : — Elle est excellente, répondit-il à l’empereur. — Cela te sauve, reprit celui-ci, mais il est indispensable que tu sois puni, pour l’exemple. Veux-tu entrer au service militaire ? — Polejaïef garda le silence. — Je t’offre le moyen de racheter ta faute, réponds-moi. — Je dois vous obéir, dit l’étudiant. L’empereur s’avança vers Polejaïef, lui posa la main sur l’épaule et lui dit : — Ton avenir dépend de toi ; si je t’oubliais, écris-moi. — Puis il le baisa paternellement sur le front[12].

Si l’empereur n’appliqua point à M. Hertzen et à ses amis ces procédés de justice patriarcale, il donna du moins une forte impulsion aux travaux des commissaires réunis pour les juger. Désormais M. Hertzen n’avait plus à subir d’interrogatoires, et il ne devait reparaître devant le tribunal que pour écouter sa sentence. On lui assigna en attendant un nouveau lieu de détention, l’ancien monastère de Kroutitzki, transformé en caserne. Empruntons encore quelques souvenirs à cette période de sa captivité :

« Je finis par m’habituer, dit-il, à ma nouvelle prison, comme je m’étais fait à celle du quartier de police ; j’y passais mon temps à conjuguer des verbes italiens d’après ma grammaire et à lire quelques autres livres de ce genre. Au commencement, je fus soumis à un régime assez sévère. Le soir à neuf heures, aussitôt que la retraite sonnait, mon gardien entrait dans ma chambre, éteignait la lumière et fermait ma porte à clé. Depuis ce moment jusqu’à huit heures du matin, j’étais obligé de rester dans une obscurité complète ; cela me paraissait d’autant plus pénible que, n’ayant jamais été un grand dormeur, quatre heures de sommeil me suffisaient en prison, où j’étais complètement privé d’exercice. Joignez à cela que toute la nuit le cri de écoute ! que jetaient de quart d’heure en quart d’heure les factionnaires qui se tenaient aux deux extrémités du corridor, venait me rappeler que j’étais sous les verrous.

« La retraite sonnée, un silence profond s’établissait dans la prison ; rien ne le troublait, si ce n’est le pas du soldat de faction qui marchait sur la neige devant ma fenêtre, puis le cri lointain des sentinelles. Mon sommeil était souvent troublé par des songes ; il m’arrivait quelquefois de me dire, lorsque j’entrouvrais les yeux : Le maudit rêve ! une prison ! des gendarmes ! Heureusement qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela. — Mais au même instant le bruit d’un sabre qui résonnait dans le corridor, ou la vue de l’officier de service qui entr’ouvrait la porte et que j’apercevais à la lueur d’une lanterne portée par un soldat, ou encore le cri de qui va là ? que les factionnaires avaient la barbarie de pousser dans la cour, souvent aussi le son retentissant de la trompette qui sonnait le réveil, me rappelaient à la réalité.

« Dans les momens d’ennui et lorsque j’étais las de mes livres, je me mettais à causer avec les gendarmes préposés à la surveillance des prisonniers. Celaient en général de vieux soldats auxquels on accordait la faveur de ne point figurer dans les rangs. Ils remplissaient leurs paisibles fonctions sous la surveillance d’un fourrier ; celui-ci était pour sa part un espion et un coquin fieffé. Cinq ou six gendarmes suffisaient au service. Le vieux soldat qui me gardait était un homme simple, bon, sensible aux moindres marques d’intérêt qu’on lui donnait, probablement parce qu’on ne lui en avait guère prodigué dans le cours de sa carrière. Après avoir fait la campagne de 1812, comme l’attestaient les nombreuses médailles qui couvraient sa poitrine, il avait achevé son temps de service ; mais, ne sachant que devenir, il s’était décidé à rester soldat. — J’avais écrit deux fois, me dit-il, dans le gouvernement de Mohilef, où je suis né, sans recevoir de réponse ; il paraît que tous mes parens sont morts, et alors quelle figure aurais-je faite là-bas ? C’est triste ; impossible de rester au village ; il faut s’en aller tendre la main comme un homme abandonné du ciel ! — Telles sont, soit dit en passant, les conséquences barbares qu’entraîne en Russie la durée exceptionnelle du service militaire. La personnalité humaine y est toujours impitoyablement sacrifiée, le dévouement le plus absolu n’y obtient pas la moindre récompense.

« Mon vieux gardien, Philimone, avait la prétention de connaître l’allemand, langue avec laquelle il s’était un peu familiarisé en effet dans ses quartiers d’hiver après la prise de Paris ; mais toutes ses connaissances en ce genre se bornaient à exprimer assez bizarrement, avec les sons de l’alphabet russe, quelques mots allemands. La plupart des récits qu’il me faisait étaient d’une naïveté qui m’inspirait souvent de tristes réflexions : je me bornerai à citer l’histoire suivante qu’il me conta un jour. Pendant la campagne que l’armée russe fit en Moldavie en 1815, il servait dans une compagnie dont le capitaine avait su mériter l’attachement de ses soldats par les soins qu’il leur prodiguait et le courage dont il faisait preuve en présence de l’ennemi. — Mais une Moldave l’ensorcela, me dit mon gardien, et voilà notre commandant qui devient soucieux ; savez-vous pourquoi ? C’est qu’il avait remarqué que la Moldave faisait des visites à un autre officier. Un jour que je causais avec un camarade, un fameux soldat qui a eu plus tard les deux jambes emportées sous les murs de Malolaroslavèts, le capitaine nous aborde, nous raconte que la Moldave lui joue des tours, et nous demande s’il peut compter sur nous pour lui donner une leçon. — Pourquoi pas ? lui répondons-nous ; servir votre seigneurie est toujours un honneur pour nous. — Il nous remercia, et, montrant la maison dans laquelle demeurait l’officier, il nous dit : — Tenez-vous la nuit sur le pont ; elle y passera bien sûr pour aller chez lui ; lorsque vous la verrez, prenez-la sans bruit et jetez-la à la rivière. — Cela peut se faire, votre seigneurie, lui disons-nous. — Et la nuit venue, nous allons en effet nous asseoir sur le pont avec un sac. Voilà que vers minuit nous voyons la Moldave qui court. — Pourquoi vous pressez-vous, madame ? lui disons-nous comme ça, — et puis nous lui appliquons un bon coup sur la tête. La pauvre colombe ne poussa pas le moindre cri ; nous l’avons fourrée dans le sac et jetée à la rivière. Le lendemain, le capitaine entre chez l’officier et lui dit : — Ne soyez pas fâché contre la Moldave, nous l’avons un peu retenue. Entre nous soit dit, elle est dans la rivière, et si vous voulez, nous irons nous dire deux mots derrière le village avec un sabre ou des pistolets à votre choix. — Et en effet ça n’a pas manqué ; mais notre pauvre capitaine, s’étant fait donner un rude coup de sabre dans la poitrine, n’en est pas revenu ; trois mois après, il rendit son âme à Dieu.

« Et la Moldave ? lui demandai-je. Vous l’avez donc noyée ?

— Mais oui, me répondit tranquillement le vieux soldat.

« L’innocence vraiment enfantine avec laquelle il me raconta cette histoire me remplit d’étonnement. Il parut comprendre le sentiment que j’éprouvai, ou peut-être même éprouvait-il en ce moment, pour la première fois de sa vie, quelque trouble en réfléchissant à cette action. Toujours est-il que, pour me rassurer ou pour calmer sa conscience, il crut à propos d’ajouter : — Ce sont des païennes ; oui, ces gens-là ne valent pas mieux, croyez-moi, que des mécréans. »

La figure du vieux gendarme, telle que la retrace l’écrivain russe, ne serait-elle pas bien à sa place dans quelque récit de M. Mérimée ? Il y a, comme le dit M. Hertzen lui-même, du Wouwermans et du Callot dans ce farouche personnage racontant un guet-apens et un meurtre nocturne dont une femme est victime avec une si philosophique insouciance.

Cependant l’instruction était finie. Dès ce moment, la captivité des jeunes prisonniers devient moins rigoureuse. On leur permet de voir quelques-uns de leurs amis et leurs pareils. Enfin deux mois après, dans le courant de mars 1835, ils apprennent que la sentence rendue par la commission va leur être signifiée. Le 20 du même mois, ils sont réunis pour la première fois, depuis leur mise en jugement, dans l’une des salles de l’hôtel du gouverneur militaire. Les prévenus avaient été partagés en trois catégories. Tous ceux de la seconde (M. Hertzen s’y trouvait) furent condamnés à l’exil. On infligea à ceux de la troisième diverses peines moins sévères. Quant aux détenus de la première catégorie, un châtiment rigoureux leur était réservé : la commission les jugea dignes d’être détenus à perpétuité dans la forteresse de Schlusselbourg. Ils étaient trois : Sokolovski, l’auteur de la fameuse chanson qui outrageait l’empereur, un peintre nommé Outkine, et un officier du nom d’Ibaïef. M. Hertzen nous donne quelques renseignemens sur ces redoutables conspirateurs. Auteur de deux poèmes assez estimés et d’un grand nombre de poésies légères, Sokolovski était heureusement doué ; mais son talent poétique n’avait pas assez d’originalité pour se passer de culture, et il n’en avait aucune. C’était un homme de trente ans, aimable, amusant, un bon vivant, dans toute la force du mot, recherchant avant tout les plaisirs de la table. Ayant été impliqué dans cette affaire à l’improviste, il avait dû passer subitement d’une vie d’orgies continuelles dans un cachot ; mais la prison l’avait trempé, il en supportait tous les ennuis avec courage. Appelé un jour devant un des membres de la commission, piétiste qui avait passé sa vie à faire le métier d’espion et de juge instructeur, celui-ci lui demanda à qui s’adressaient les deux derniers vers de sa chanson (ils renfermaient plusieurs expressions impies empruntées au langage le plus cynique)[13]. — Soyez sûr, lui répondit Sokolovski, que ce n’est point à l’empereur, mais à Dieu. Je vous prie de prendre en considération cette circonstance atténuante. — On avait infligé à Sokolovski un secret encore plus rigoureux que celui auquel étaient soumis les autres prisonniers, et cependant, lorsqu’ils se trouvèrent réunis pour entendre leur sentence, il n’avait encore rien perdu de sa gaieté.

Le second prévenu de cette catégorie, le peintre Outkine, signait ainsi tous les procès-verbaux des interrogatoires qu’il subissait : « Artiste libre détenu en prison. » C’était un homme de quarante ans. Il n’avait de sa vie pris partit aucune intrigue politique ; mais d’un caractère franc et emporté, il lui avait été impossible de se contenir en présence de ses juges. Il s’était souvent oublié au point de leur adresser des propos grossiers ; aussi la prison qu’on lui avait réservée était-elle la plus sombre et la plus humide de toutes.

Quant à Ibaïef, il ne fut sans doute puni sévèrement que parce qu’il portait l’épaulette. Il s’était trouvé à la fête en question, il est vrai ; mais, s’il y avait chanté les paroles incriminées, il est certain que sa voix ne devait point dominer dans ce chaos infernal. C’était un homme parfaitement inoffensif et sans aucune valeur politique. Les trois principaux accusés entendirent d’ailleurs avec non moins de fermeté que tous les autres la sentence qui fut rendue contre eux. Ils ne se démentirent point plus tard : Outkine mourut en prison, Sokolovski, ayant été transféré malade à l’armée du Caucase, finit ses jours à Piatigorsk peu de temps après. Le troisième fut relégué à Perm au bout de quelques années et y tomba dans le piétisme.

La détention était finie, l’exil allait commencer. C’est sur les frontières de la Sibérie que nous allons étudier maintenant avec M. Hertzen l’administration russe sous une face nouvelle, et observer les hommes chargés d’appliquer la peine après ceux qui l’ont prononcée.


III


Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell’ eterno dolore.


« Ces vers, dit M. Hertzen, conviennent également à la porte de l’enfer et au chemin qui conduit en Sibérie. » On voit dans quelle disposition le prisonnier quittait Moscou pour le lieu de son exil, après avoir échangé sous les yeux de gardiens impatiens les derniers adieux avec sa famille. Quelques instans après cette douloureuse entrevue, la calèche qui emportait M. Hertzen roulait sur la route de Perm. Le gendarme qui accompagnait l’exilé avait ordre de faire au moins deux cents verstes par jour. On dévorait donc l’espace, les haltes étaient rares et courtes. Les incidens de ce triste voyage n’ont rien de très caractéristique : lutte contre les intempéries d’une saison encore rigoureuse, stations forcées au bord de rivières qui charrient ou au milieu de routes impraticables, ça et là des rencontres importunes, quelques conversations avec des employés dont les questions indiscrètes ne laissent de place qu’à des réponses évasives, voilà ce qui remplit les heures où la calèche ne roule pas avec la rapidité d’une flèche à travers les solitudes désolées de la Russie occidentale. Nous citerons cependant une scène où le contraste du paysan russe et du Tatare se montre sous un aspect assez curieux. Le prisonnier vient d’arriver sur les rives du Volga, dans les environs de Kasan. Le fleuve a débordé à plus de cinquante verstes, et le service du bac est suspendu. Il serait prudent d’imiter les voyageurs libres dont les voitures stationnent sur la plage, attendant que le passage soit redevenu possible ; mais le gendarme, préoccupé d’éviter tout retard et quelque peu étourdi par des libations trop copieuses, prétend passer tout de suite. On fait donc venir une barque, la calèche y est transportée, et l’on part.

« Le vent s’était un peu calme, dit M. Hertzen, et le Tatare qui nous conduisait mit la voile dehors ; mais au même instant une bourrasque d’une violence extrême vint nous chasser avec tant de force contre un pieu, que notre barque commença à faire eau. La situation était critique ; heureusement pour nous, le Tatare réussit à faire échouer la barque sur un banc de sable. Une petite embarcation chargée de marchandises passait à quelque distance ; nous la hêlâmes, mais elle continua son chemin. Peu de temps après, un paysan monté avec sa femme dans un petit bateau s’approcha de nous pour savoir ce qui nous était arrivé : « Le beau malheur ! dit-il ; il faut boucher le trou et repartir avec l’aide de Dieu. Que fais-tu là, Tatare ? Vous n’êtes donc bons à rien, vous autres ? » Cela dit, il monta dans la barque. Le Tatare était en effet dans une grande perplexité, et il y avait de quoi. Le gendarme dormait au moment de l’accident. Réveillé subitement par l’eau qui entrait dans la barque, son premier mouvement fut de tomber à grands coups de poings sur le Tatare ; mais celui-ci paraissait beaucoup moins sensible à ces mauvais traitemens qu’à la responsabilité qui pesait sur lui : la barque appartenait à la couronne. « Que vais-je devenir si elle coule ? » criait le malheureux. Pour le consoler, je lui dis que dans ce cas il périrait probablement aussi. « Fort bien, père, me répondit-il ; mais si je ne me noyais pas ? » Pendant ces singulières doléances, le paysan vint à bout de fermer tant bien que mal la voie d’eau au moyen de quelques chiffons et d’une petite planche qu’il assujettit à coups de hache. Ce travail terminé, il entra dans l’eau jusqu’à la ceinture et parvint à remettre la barque à flot. Le courant était d’une rapidité extrême ; un vent mêlé de neige nous glaçait les mains et la figure. Nous voguâmes ainsi pendant quelque temps, et j’apercevais déjà au milieu du brouillard le monument élevé à la mémoire de Jean le Terrible, lorsque le Tatare s’écria tout à coup d’une voix plaintive : « Ça coule ! ça coule ! » Et en effet l’eau entrait de nouveau avec force par l’ouverture que le paysan avait bouchée. Nous étions au milieu du fleuve ; le mouvement de la barque commença à se ralentir, et il y avait à craindre qu’elle ne se remplît en fort peu de temps. Le Tatare ôta son bonnet et se mit à prier. Mon domestique s’écria en pleurant : « Adieu, ma mère, je ne te reverrai plus ! » Le gendarme jurait et répétait entre ses dents qu’arrivé sur le rivage, il donnerait une bonne leçon à tous ces gaillards-là. Quoique je ne fusse pas très rassuré moi-même, je gardais la confiance naturelle à la jeunesse, qui est toujours prête à dire : Quid limeas ! Cœsarem vehis. Cette confiance triompha bientôt des premières impressions qui m’avaient agité à la vue du danger. Je ne me trompais pas ; un quart d’heure après, nous débarquions sous les murs du kremlin de Kasan, mais nous étions trempés jusqu’aux os et nous grelottions de froid. »

Kasan n’était cependant pas le terme du voyage. Il fallait gagner Perm, et quand M. Hertzen fut dans cette ville, un nouveau déplacement lui fut imposé. Pour faciliter le séjour d’un autre condamné à Perm, on relégua l’étudiant exilé dans une ville plus lointaine, à Viatka. M. Hertzen arriva en trois jours dans cette triste résidence, après avoir traversé une contrée peuplée de Votiaks, de Mordvins, de Tcheremisses[14]. Avec le séjour à Viatka commence la dernière et la plus intéressante partie du livre, celle où la Russie se montre à nous sous cet aspect oriental qu’elle doit à l’invasion tatare, et qui commence à se perdre dans les provinces centrales de l’empire. C’est à l’Orient qu’on pense en effet devant certains fonctionnaires, par exemple devant ce gouverneur de Viatka, Tioufaïef, sous les ordres duquel M. Hertzen est appelé à servir.

« C’est au centre de la Sibérie, à Tobolsk, que Tioufaïef était né. On prétend que son père y avait été déporté ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il était de la classe des bourgeois et très pauvre. À l’âge de treize ans environ, le jeune Tioufaïef s’enrôla dans une troupe de ces acrobates ambulans qui courent les foires. Il se transporta ainsi de Tobolsk dans les provinces polonaises, en recueillant sur son passage les rires et les applaudissemens populaires ; mais dans ce dernier pays il fut arrêté je ne sais pourquoi, et comme il n’avait point de papiers, on le dirigea de nouveau sur Tobolsk avec un convoi de condamnés. Son père venait de mourir et sa mère était tombée dans un tel état de dénûment, qu’il fut obligé de réparer de ses mains le four de la maison qu’elle habitait. Comme il n’avait point de profession, il apprit à écrire, et trouva bientôt à copier des rôles. Cette occupation l’ayant mis en rapport avec des employés, il en profita pour se familiariser avec les affaires, et comme son esprit naturellement délié s’était singulièrement formé dans l’existence vagabonde qu’il avait menée jusqu’alors, il ne tarda point à devenir fort entendu. « Au commencement du règne d’Alexandre, un inspecteur fut envoyé à Tobolsk. Il eut besoin de bons expéditionnaires ; on lui recommanda le jeune Tioufaïef, et il fut tellement satisfait de ses services, qu’il lui proposa de l’accompagner à Pétersbourg. Dès ce moment. Tioufaïef, qui n’avait eu d’autre ambition jusque-là que d’obtenir une place de secrétaire dans quelque tribunal de district, commença à se croire digne d’un meilleur sort, et résolut de mettre tout en œuvre pour faire son chemin. Cette détermination fut assez promptement couronnée de succès. Dix ans après, on le retrouve secrétaire intime de Cancrine, qui était alors intendant général. L’année suivante, il dirigeait un département de la chancellerie d’Araktcheïef, le ministre de la guerre d’Alexandre, et accompagna son chef à Paris lors de l’invasion. Pendant toute la durée de son séjour dans cette ville, il ne bougea point de son bureau, et Paris lui était aussi inconnu que s’il n’avait jamais quitté la Sibérie. Il travaillait jour et nuit avec Kleinmichel, alors son collègue. La tâche était rude, on le voit ; les employés qui servaient dans la chancellerie d’Araktcheïef n’y restaient jamais longtemps ; il y allait pour eux de la vie comme pour les hommes que l’on condamne au travail des mines. Quelle que fut l’ardeur de Tioufaïef, il ne se sentit point de force à demeurer plus longtemps dans cette fabrique d’arrêtés, de circulaires et de projets ; il sollicita un poste plus paisible. Le comte Araktcheïef devait nécessairement avoir beaucoup d’estime pour Tioufaïef ; c’était un employé d’une assiduité exemplaire, n’ayant point d’opinion, intègre, dévoré d’ambition et plaçant la soumission au-dessus de tous ses devoirs. Aussi donna-t-il à Tioufaïef une place de vice-gouverneur. Quelques années après, il lui confia le gouvernement de Perm ; plus tard, on le transféra à Tver, mais les nobles de cette province, tout serviles qu’ils étaient, ne purent le supporter longtemps, et on finit par lui confier le gouvernement de Viatka, contrée qu’il avait visitée une première fois sur une corde tendue, et qu’il revit plus tard la corde au cou. On sait que l’autorité dont jouissent en Russie les gouverneurs varie suivant les lieux ; elle augmente en raison de leur éloignement de Pétersbourg. Le gouvernement de Viatka[15] est un des plus reculée ; Tioufaïef en profita.

« Le nouveau gouverneur régnait à Viatka en véritable satrape ; mais c’était un satrape éveillé, remuant, qui voulait tout savoir et ne restait jamais inactif. On aurait pu le comparer à un commissaire de la convention, à Carrier par exemple, mais avec cette différence que toute l’énergie et l’insensibilité qui le caractérisaient, au lieu d’être au service d’un pouvoir révolutionnaire, étaient aux ordres d’un autocrate. Lorsque j’arrivai à Viatka, il était séparé de sa femme et vivait avec celle d’un de ses cuisiniers qu’il avait renvoyé à la campagne. Cette favorite habitait dans la maison un appartement réservé. Quoiqu’elle n’assistât point aux réceptions officielles, les fonctionnaires particulièrement dévoués au gouverneur, c’est-à-dire ceux qui craignaient le plus de tomber entre les mains de la justice, fréquentaient assidûment la femme du cuisinier, et lui composaient une petite cour. Leurs femmes et leurs filles allaient même le soir et sans bruit lui rendre visite. Cette grande dame avait eu le bon esprit d’imiter quelques-unes des favorites qui ont joué un grand rôle dans l’histoire ; connaissant les goûts du vieillard et craignant de le perdre, elle se choisissait des rivales. Le gouverneur en était plein de reconnaissance, et ce couple fort peu édifiant, comme on voit, faisait très bon ménage.

« La journée du gouverneur était fort occupée ; il passait toutes les matinées à travailler dans son cabinet ou dans les bureaux. C’est à trois heures seulement qu’il s’abandonnait aux plaisirs poétiques de l’existence. Le dîner était pour lui une affaire des plus importantes ; il aimait à manger, et à manger en compagnie. Aussi avait-il toujours table ouverte pour douze convives ; lorsqu’il ne lui en venait que la moitié, il perdait un peu de sa gaieté ; s’il n’en voyait que deux, il était désespéré ; arrivait-il que la salle fût vide, il était le plus malheureux des hommes et allait tristement dîner avec sa compagne. On trouvera peut-être étrange qu’il n’y eût point toujours grande affluence à la table d’un hôte qui comme lui aimait à traiter largement ses convives. Cela tenait à sa position officielle, qui ne permettait pas aux employés de jouir sans réserve de cette généreuse hospitalité, et défendait au gouverneur de transformer son hôtel en auberge. Ajoutons que les procédés de Tioufaïef étaient faits pour éloigner bien des gens. Connaissant à fond les hommes qui l’entouraient, il les méprisait souverainement et se comportait à leur égard comme il le faisait avec ses chiens. Il les traitait avec une familiarité extrême ou avec une grossièreté qui passait toutes les bornes. Enfin il ne pouvait recevoir que les plus hauts dignitaires du gouvernement (et la plupart d’entre eux n’étaient point en faveur auprès de lui), les riches marchands du pays, les soumissionnaires de la couronne et les voyageurs de distinction.

« Comme bien on pense, Tioufaïef avait une sourde haine pour l’aristocratie ; les épreuves qu’il avait subies justifiaient ce sentiment. La chancellerie d’Araktcheïef avait été pour Tioufaïef le premier lieu où il eût trouvé protection. Avant cette époque, les chefs sous lesquels il servait ne lui offraient même point une chaise, et le chargeaient de leurs commissions comme un domestique. Lorsqu’il n’était encore qu’intendant, un colonel lui avait appliqué à Vilna une volée de coups de bâton. Tous ces procédés avaient profondément ulcéré le cœur de l’ancien expéditionnaire ; mais son tour était venu maintenant qu’il était gouverneur : il pouvait refuser un siège, tutoyer, élever la voix, et souvent même traduire des nobles à parchemins devant les tribunaux. »

Une anecdote que rapporte M. Hertzen achève de caractériser cette nature sensuelle et grossière. Quelques années avant le séjour de M. Hertzen à Viatka, ce satrape sibérien avait entretenu publiquement des relations intimes avec la sœur d’un pauvre fonctionnaire nommé Pétrovski. Celui-ci, ennuyé des plaisanteries dont il était l’objet, menaça un jour sa sœur d’écrire à Pétersbourg. Cette imprudente sortie amena son arrestation. Présenté au tribunal du gouvernement comme un homme qui avait subitement perdu l’esprit, il fut jeté dans une maison de fous d’après l’avis même de l’inspecteur des institutions médicales du gouvernement. Cependant un autre médecin, consulté plus tard, déclara formellement que Pétrovski avait toute sa raison. Le tribunal dut alors exiger une nouvelle enquête ; seulement cette précaution devint inutile, car Pétrovski, bien que jeune et d’une excellente santé, mourut à la maison des fous avant l’époque assignée pour l’accomplissement des ordres du tribunal. La nouvelle de ces faits scandaleux s’étant répandue à Pétersbourg, on arrêta la sœur de Pétrovski, et on commença une instruction secrète ; mais Tioufaïef imagina, heureusement pour lui, de dicter à la prévenue les réponses qu’elle devait faire ; il se surpassa. Afin d’éviter un second voyage en Sibérie, il recommanda à cette femme d’insinuer que son frère la persécutait depuis le jour où, jeune et sans expérience encore, elle avait manqué pour la première fois à ses devoirs pendant une visite de l’empereur Alexandre à Perm. Cinq mille roubles de gratification lui auraient même été remis à cette occasion par le général Salomka. La vie privée de l’empereur Alexandre n’offrait que trop de prise à des insinuations pareilles. Comment d’ailleurs contrôler cette audacieuse assertion sans scandale ? Lorsque le comte Benkendorf interrogea sur ce point le général Salomka, celui-ci répondit qu’il lui était passé tant d’argent entre les mains, qu’il ne pouvait se rappeler s’il avait ou non payé la somme en question. L’affaire en resta là, et Tioufaïef, assuré de l’impunité, continua de gouverner à sa façon les habitans de Viatka.

Tel était l’homme chargé d’initier M. Hertzen au service administratif. On comprend que les rapports du jeune exilé avec le gouverneur furent des moins intimes, bien qu’un mot de ce haut fonctionnaire au ministre eût suffi pour le faire expédier au fond de la Sibérie. Tioufaïef pouvait même se dispenser de réclamer pour une pareille mesure la sanction ministérielle. Un gouverneur fixe à volonté en Russie la résidence des condamnés politiques retenus dans les limites du territoire qu’il administre. C’est ainsi qu’un prince Dolgorouki avait été subitement expédié de Perm à Verkhotourié, ville située à cinq cents verstes plus loin vers le nord, et le portrait de ce seigneur, tel que le trace M. Hertzen, n’est pas indigne de figurer à côté de celui du gouverneur Tioufaïef.

« Le prince Dolgourouki appartenait à la classe des aristocrates viveurs de la pire espèce. Il avait fait folies sur folies à Pétersbourg, à Moscou et à Paris même. C’était un homme gâté par la fortune, cynique dans ses propos et d’une conduite révoltante ; il tenait à la fois du grand seigneur et du bouffon. Lorsque ses excentricités eurent passé toutes les bornes, le gouvernement lui intima l’ordre de se rendre à Perm. Il y arriva avec deux voitures ; il se trouvait dans l’une avec son chien ; l’autre était occupée par son cuisinier français et un perroquet. Les habitans de Perm firent bon accueil à cet opulent exilé, et bientôt toute la ville se pressait dans sa salle à manger. Le prince noua une intrigue avec une jeune femme de la ville ; mais celle-ci découvrit bientôt que son amant lui préférait sa femme de chambre, et s’étant transportée chez lui, elle le surprit avec sa rivale. Cette indiscrétion eut des suites fâcheuses ; l’infidèle prit un arapnik[16], et la belle s’enfuit épouvantée ; le prince se mit à la poursuivre en robe de chambre, la rejoignit sur une petite place où un bataillon faisait l’exercice, lui appliqua deux ou trois coups du formidable instrument de correction dont il était armé, et rentra paisiblement à la maison, très satisfait de lui-même. Quelques autres prouesses de ce genre lui ayant suscité des ennemis dans la société de Perm, l’autorité se décida à reléguer cet écervelé grisonnant dans la petite ville de Verkhotourié. La veille de son départ, il donna un repas magnifique, et les fonctionnaires du lieu s’y rendirent en foule malgré tous leurs griefs. Le prince avait annoncé qu’il régalerait ses convives d’un pâté comme ils n’en avaient jamais mangé. Ce pâté fut en effet trouvé exquis et dévoré en un tour de main. Le prince adressa alors à ses honorables hôtes la déclaration suivante : « Il ne sera point dit du moins que je vous ai quittés sans vous donner une preuve de l’estime que je vous porte. Je vous ai sacrifié mon chien Hardi ; c’est lui que vous venez de manger. » Les convives se regardèrent d’un air consterné en cherchant des yeux le danois de Dolgorouki, magnifique bête qu’ils lui avaient souvent enviée. Le prince les comprit ; il fit apporter les restes de Hardi, c’est-à-dire ses os et sa peau. On peut croire que les estomacs des malheureux convives se ressentirent cruellement de cette mystification.

« Ayant ainsi couronné son séjour à Perm, le prince en sortit triomphant. Des deux voitures qui le suivaient, l’une avait été transformée en poulailler. Chemin faisant, Dolgorouki voulut donner quelques échantillons de son savoir-faire ; il enleva les livres de comptes de plusieurs maîtres de postes, et en brouilla les chiffres, si bien que les malheureux fonctionnaires, qui déjà avaient beaucoup de mal à tenir leurs registres en ordre, faillirent en perdre la tête. »

À ces pages, où M. Hertzen dénonce si énergiquement quelques types excentriques de l’administration et de l’aristocratie russe, succède un tableau plus sérieux de cette société de fonctionnaires et d’exilés telle qu’on peut l’observer dans la Sibérie et les provinces voisines. Il faut remonter à Pierre le Grand pour retrouver l’origine de cette bureaucratie grossière et affamée qui pèse sur les provinces sibériennes de la Russie. Aux tableaux tracés par Gogol et adoucis par l’esprit comique de l’écrivain aussi bien que par l’action de la censure, M. Hertzen ajoute ici quelques traits d’une affligeante exactitude. Il nous introduit dans ces bureaux infects, d’où quelques papiers chargés d’écriture par des hommes déguenillés vont porter la misère et la terreur dans des familles et dans des villages entiers. Il nous explique ces actes de rigueur que multiplie l’autorité administrative par des besoins d’argent que les malheureux, préoccupés de se soustraire à des avanies et à des châtimens redoutables, sont toujours prêts à satisfaire. Comment suivre l’auteur dans ces tristes détails ? « Le vol est devenu res publica parmi les fonctionnaires de cette région éloignée. Le pouvoir impérial, qui partout ailleurs frappe et disperse comme des coups de mitraille, ne saurait battre en brèche ces retranchemens de boue couverts de neige. » Qu’on passe en revue quelques gouverneurs de la Sibérie. Pour un somme sérieux dévoué au pays, comme le général Véliaminof, essayant de continuer pendant deux ans à Tobolsk une œuvre de régénération inutilement commencée par le ministre Speransky, -combien d’indignes représentans de ce pouvoir impérial qui leur délègue une si large initiative ! — Voici Pestel, le père du colonel de ce nom qui compta parmi les chefs de l’insurrection du 14 décembre 1825. Ce Pestel est un vrai proconsul romain, et des plus terribles.

« Il organisa en Sibérie tout un système de rapine ; grâce à ses espions, il avait entièrement isolé cette vaste contrée du reste de la Russie. Aucune lettre ne franchissait la frontière sans être ouverte, et malheur à quiconque aurait osé porter plainte à Saint-Pétersbourg ! Des marchands de la première guilde[17] étaient retenus en prison une année entière, souvent même soumis à la question. Des employés dont il était mécontent allaient passer deux, trois ans et plus encore dans les parties les plus désolées de la Sibérie. » Longtemps les populations supportèrent ce joug odieux. Enfin un bourgeois du pays, décidé à porter plainte à l’empereur Alexandre, et voulant se rendre à Pétersbourg sans éveiller les soupçons de Pestel, se joignit à une caravane de thé qui partait de Kiachta pour la Russie centrale. L’empereur était alors à Tsarkoié-Sélo. Il lut la note du bourgeois sibérien. Etonné, stupéfait de ces révélations, il fit appeler le plaignant. « Frère, lui dit-il d’une voix émue après un long entretien, retourne chez toi : tout sera examiné. — Que votre majesté me pardonne ! répondit le bourgeois. Donnez l’ordre de m’emprisonner, mais je ne retournerai pas chez moi. L’entretien que je viens d’avoir avec vous ne restera pas secret. On me tuera. — Tu me réponds de cet homme, dit aussitôt l’empereur à Miloradovitch, gouverneur général de Saint-Pétersbourg. — Dans ce cas, répondit Miloradovitch, permettez-moi de le garder dans ma propre maison. » Une instruction commença ; mais pendant le cours de cette procédure Alexandre partit pour les congrès d’Aix-la-Chapelle et de Vérone ; Pestel profita de son absence pour mettre en œuvre les moyens de corruption que d’immenses richesses recueillies dans son gouvernement lui avaient acquis. Le conseil d’état décida que, les actes dénoncés ayant été commis en Sibérie, Pestel lui-même serait chargé de diriger l’enquête qu’ils provoquaient. Grâce aux observations de quelques hauts fonctionnaires, ce fut cependant au sénat que revint l’affaire, et Pestel en fut quitte pour une destitution, tandis que le gouverneur civil de Tobolsk, qui n’avait fait qu’exécuter ses ordres, fut dégradé et condamné à l’exil[18].

À côté de Pestel, faut-il nommer Kaptséviteh, son successeur ? « Homme maladif, au teint bilieux, il établit l’administration sur un pied militaire, fixa un maximum pour le prix des denrées, et laissa les affaires courantes entre les mains des fripons. Dans le cours de l’année 1824, l’empereur se proposa de parcourir la Sibérie. Le gouvernement de Perm est traversé par une route magnifique fréquentée depuis longtemps, et dont l’état de conservation dépend sans doute de la nature du sol. Le gouverneur en fit tracer une toute semblable dans le gouvernement de Tobolsk en quelques mois ; des milliers de terrassiers furent contraints à y travailler au moment du dégel et par un temps effroyable ; on les tirait par troupeaux des villages voisins et même de lieux fort éloignés. Il en périt des milliers ; mais le zèle l’emporta sur tous les obstacles : ce chemin fut terminé. »

De tels faits ne sont point particuliers à une seule région de la Sibérie. « Éloignée de Pétersbourg à ce point qu’on y entend à peine parler de la capitale, la Sibérie orientale est encore plus difficile à administrer. Un des derniers gouverneurs d’Irkoutsk faisait tirer le canon lorsqu’il était en goguette, un autre aimait dans ces momens à dire la messe chez lui en costume de prêtre, et l’archevêque assistait à la cérémonie ; mais les bruyantes fantaisies de l’un et la dévotion de l’autre étaient moins préjudiciables à la Sibérie que le régime établi par Pestel et l’ardeur inintelligente de Kaptsévitch. Il est vraiment fâcheux que la Sibérie soit échue à des hommes si peu recommandables. On dit cependant que le gouverneur actuel, Mouravief, est un homme d’esprit et de moyens. La Sibérie a de l’avenir ; on ne l’a guère envisagée jusqu’à présent que comme un caveau qui regorge d’or, de fourrures et d’autres biens, mais qui est froid, rempli de neige, mal pourvu de denrées alimentaires, sans voies praticables et dépeuplé : ce jugement n’est point fondé. On pourra s’en convaincre, lorsque les bouches du fleuve Amour auront été ouvertes à la navigation, et que l’Amérique se rencontrera avec la Sibérie sur les frontières de la Chine, car c’est par ce point, bien entendu, que la vie commerciale se répandra dans le pays.

« La population russe qui a été transportée en Sibérie présente tous les germes du développement auquel elle est destinée à atteindre un jour ; c’est une race d’hommes robustes, de haute stature, intelligens et actifs. Les enfans des colons n’ont aucune idée de l’autorité seigneuriale. Il n’existe point en Sibérie de noblesse territoriale, ni même de classe aristocratique. Les corps des officiers et des employés, représentans du pouvoir dans ces contrées, ressemblent plutôt à une armée d’occupation qu’à une aristocratie. Les marchands achètent leur indépendance à force d’argent ; ils méprisent souverainement les fonctionnaires, tout, en leur témoignant une grande déférence, et les considèrent avec raison comme leurs commis pour les affaires civiles. Quant aux paysans, ils ont peu de rapport avec eux à cause des distances. Habitués au danger, portant des armes par nécessité, et menant dès l’enfance une vie active, les paysans sibériens sont plus aguerris, plus entreprenans que les paysans de la Grande-Russie. L’éloignement des églises les a sauvés de la superstition, si répandue parmi ces derniers ; en matière religieuse, c’est l’esprit de secte qui domine chez eux[19]. Il y a des hameaux retirés où le prêtre de la paroisse ne se présente que deux ou trois fois l’an, et alors il y remplit à la fois tous les devoirs de sa charge. »

Parmi les abus administratifs qui se commettent en Sibérie, il en est un qu’il est bon de noter. « Arrive-t-il que l’ispravnik, le stanovoï[20] découvrent en hiver un homme gelé, ils le traînent pendant plus de quinze jouis à leur suite dans les villages, affirmant partout qu’on vient de le relever à deux pas de là, et qu’ils vont commencer une enquête. Les habitans du lieu, intimidés par cette perspective, se tirent d’affaire moyennant finance. Lorsqu’un arpenteur est chargé de quelque travail sur le territoire d’une commune, il s’arrête infailliblement au beau milieu du village, tire ses instrumens de son telega, commence à enfoncer des bâtons de repère et à déployer sa chaîne. Une heure après, tout le village est en émoi. — Les arpenteurs ! les arpenteurs ! — se disent de tous côtés les paysans de l’air qu’ils avaient en 1812 lorsqu’ils aperçurent les premiers Français. Le golova[21] vient saluer l’arpenteur au nom de la commune ; le fonctionnaire continue à mesurer et à écrire ; le paysan le supplie de ne point léser la commune ; le fonctionnaire lui demande en échange de ce petit service vingt ou trente roubles. Les paysans sont au comble de la joie ; ils s’empressent de rassembler cette somme, et l’arpenteur transporte ses opérations sur un autre point.

« Les choses ne se passent point tout à fait ainsi dans les communes peuplées de Russes, et il arrive souvent que les fonctionnaires sont victimes de leur cupidité. Quelques années avant mon arrivée dans le pays, un ispravnik qui avait besoin d’argent arriva, suivi d’un cadavre, dans un village russe, et exigea deux cents roubles pour le remporter. Le golova rassembla la commune ; celle-ci ne consentit qu’à donner cent roubles. L’ispravnik ne voulut rien rabattre. Les paysans se fâchèrent ; ils l’enfermèrent avec ses deux secrétaires dans le bureau de l’administration communale, et menacèrent d’y mettre le feu. L’ispravnik les en défia. Les paysans entourèrent la maison de paille, et présentèrent à la fenêtre du lieu un billet de cent roubles attaché au bout d’une perche ; c’était leur ultimatum. L’inébranlable fonctionnaire exigea d’eux un second billet ; les paysans mirent alors le feu aux quatre coins de la maison, et les trois Mucius périrent dans les flammes. Cet événement fut soumis plus tard au jugement du sénat.

« On sait que le gouvernement russe donne assez volontiers aux fonctionnaires d’un rang supérieur des terrains vagues à titre de récompense. Il n’y a pas grand mal à cela, quoiqu’il fût plus sage de réserver ces terres pour les nouvelles communes rurales. Le règlement qui pose les conditions que ces territoires doivent remplir est très précis, mais il est constamment méconnu, et le mesurage de ces terres donne lieu aux abus les plus crians. Cela vient surtout de ce que les grands personnages à qui ces terrains sont donnés cèdent leurs titres à des marchands, ou que les gouverneurs prennent sur eux de favoriser les concessionnaires aux dépens des paysans des environs.

« Les habitans de Darovo, dans le gouvernement de Viatka, apprennent un jour que des terrains situés dans le rayon de cette commune viennent d’être donnés à je ne sais quel proche parent de Cancrine. Bientôt après des marchands, les ayant pris en fermage, exigent de la commune un prix de location. Un procès s’engage, et la chambre des finances, effrayée par les menaces des marchands et surtout par le nom du parent de Cancrine, fit son possible pour embrouiller la procédure de cette affaire[22] ; mais les paysans ne se tinrent point pour battus : ils choisirent deux d’entre les hommes les plus intelligens de Darovo et les envoyèrent à Saint-Pétersbourg. Le procès fut déféré au sénat. La division de l’arpentage, tout en reconnaissant que les paysans étaient dans leur droit, ne prit point de décision et s’adressa à Cancrine. Celui-ci avoua franchement que la concession était injuste, mais il lui parut impossible de restituer les terres aux paysans, parce qu’elles pouvaient avoir passé par plusieurs mains, et que ces différens propriétaires pouvaient y avoir fait des améliorations. C’est pourquoi il décida qu’il convenait d’accorder aux paysans, en échange de cette portion de territoire, un emplacement qui serait pris sur les biens de la couronne qui étaient limitrophes. Cela convenait à tout le monde, sinon aux paysans. Leurs griefs étaient légitimes : ils perdaient des champs productifs et recevaient des terres incultes et marécageuses. L’injustice était évidente ; ils renouvelèrent leurs plaintes. La chambre des finances et le ministre prirent cette nouvelle démarche en considération, seulement ils la séparèrent du fait originel, et suivant une loi qui, dans le cas où un terrain alloué est d’une mauvaise nature, enjoint non point de l’échanger, mais d’y ajouter une nouvelle portion de territoire, il fut décidé qu’on augmenterait le lot qui était échu aux paysans de la commune en instance. Cet arrêt ne pouvait satisfaire encore les paysans : ils s’adressèrent derechef au sénat. Alors, avant qu’on eût pris aucune détermination à ce sujet, la division de l’arpentage envoya à la commune le plan du nouveau territoire, avec une instruction qui fixait la redevance dont la commune allait être chargée pour ce terrain. Ainsi non-seulement ils n’entraient pas en possession de leurs terres, mais on prélevait sur eux un impôt ; ils se refusèrent à le payer. L’ispravnik annonça ce refus au gouverneur. Celui-ci expédia sur les lieux un détachement commandé par le maître de police. On arrêta quelques hommes, on les fouetta, et le calme se rétablit dans la commune. »

De tels faits donnent une triste idée de l’administration des provinces lointaines de la Russie ; mais nous ne voulons pas prolonger cette énumération d’exemples trop significatifs. Le séjour de M. Hertzen à Viatka touche à sa fin. Deux incidens méritent seuls d’être cités encore parmi ceux qui se rattachent à ces jours d’exil : nous voulons parler du voyage du grand-duc héritier et de la destitution du gouverneur Tioufaïef. La nouvelle du voyage princier mit, comme on pense, le gouverneur en émoi. Il prit les dispositions les plus ridicules du monde : il ordonna aux paysans des villages qui se trouvaient sur la route de mettre leurs habits de fête, prescrivit aux autorités municipales de faire badigeonner toutes les clôtures et d’inspecter les trottoirs ; le gouverneur imagina même de changer l’époque d’une fête religieuse et populaire pour la faire coïncider avec le voyage du prince. Ici d’ailleurs il faut laisser parler M. Hertzen :

« À cinquante verstes de Viatka est un lieu où parut jadis aux Novgorodiens l’image miraculeuse de saint Nicolas. L’histoire de cette image est curieuse. Lorsque les Novgorodiens vinrent s’établir à Viatka en 1181, ils y portèrent cette image ; mais elle disparut pendant quelques jours, et ne fut retrouvée que sur le bord de la rivière où on l’avait découverte une première fois. Les Novgorodiens la reportèrent dans la ville, mais ils s’engagèrent, dans le cas où elle ne les quitterait plus, à la promener annuellement, le 23 mai, en grande procession, sur les bords de la rivière. C’est la plus grande fête qu’il y ait dans le gouvernement de Viatka. L’image miraculeuse est expédiée la veille dans une barque magnifiquement ornée ; elle est accompagnée de l’archevêque, suivi de tout le clergé. Des centaines de bateaux et de barques de toute espèce suivent cette procession ; elles sont remplies jusqu’aux bords de bourgeois, de paysans et paysannes russes ou votiaks en costume de fête. La barque du gouvernement est en tête ; on la reconnaît au drap écarlate dont elle est tapissée. Ce spectacle a quelque chose de sauvage, mais il n’est pas sans charme. Plus de dix mille hommes des autres districts du gouvernement attendent, campés autour d’un monastère, l’arrivée de l’image. Ce qui est étrange, c’est qu’une foule de Votiaks, de Tcheremisses païens, même beaucoup de Tatars du pays, s’y rendent également. Aussi cette fête a-t-elle un caractère tout à fait païen. Pendant que les Votiaks se tiennent aux portes du couvent, les Russes y apportent en offrande des moutons et des veaux qu’ils égorgent. Un moine lit des prières et bénit ces animaux, dont la viande est ensuite distribuée au peuple par morceaux. Autrefois cette distribution était gratuite, maintenant les moines exigent une légère rétribution, et le paysan qui vient d’offrir une pièce de bétail aux saints pères est obligé de racheter en détail ce qu’il a donné. La cour du monastère est pleine de mendians perclus qui chantent en chœur les paroles de Lazare. Des enfans, fils de prêtres pour la plupart, sont assis sur les tombes près de l’église ; ils tiennent des plumes à la main et crient aux passans : « Qui veut qu’on lui écrive des pamietzi[23] ? » Les femmes et les filles s’arrêtent, disent les noms de leurs parens, et débattent ensuite vivement avec les petits scribes le prix de cet office. C’est surtout dans l’église que la foule est grande ; des femmes de tout âge se pressent autour des moines qui distribuent des cierges, et les font allumer en l’honneur de leurs parens ou connaissances. Ces recommandations sont quelquefois assez bizarres ; c’est pour un maître ou pour un hôte que beaucoup de ces pénitentes viennent adresser leurs prières. Les prêtres et les moines de Viatka sont presque constamment ivres durant toute la cérémonie ; dans tous les villages qu’ils traversent, les paysans les arrêtent et les forcent à boire.

« Le gouverneur eut la singulière idée de retarder la célébration de cette fête, afin d’en faire jouir l’héritier qui devait arriver le 25 mai ; mais il ne pouvait le faire sans le consentement de l’archevêque : celui-ci, qui était heureusement un homme fort accommodant, n’y trouva point à redire. Lorsqu’il eut pris toutes ses dispositions pour l’arrivée du prince, Tioulaïef, très fier de ce beau programme, l’envoya à l’empereur, à peine l’empereur y eut-il jeté les yeux, qu’il s’écria avec colère, en s’adressant au ministre de l’intérieur : — Le gouverneur et l’archevêque sont des imbéciles ; qu’on célèbre la fête à l’époque ordinaire ! — Le ministre lava la tête au gouverneur, le synode, de son côté, tança l’archevêque, et la fête eut lieu comme de coutume. »

Le jeune prince fit enfin son entrée à Viatka ; mais le froid salut qu’il adressa au gouverneur fit pressentir à celui-ci que certains actes de son administration avaient été révélés au gouvernement impérial. Une veuve avait eu récemment à se plaindre de vexations assez graves, et un riche marchand qui avait embrassé sa cause avait été arrêté comme fou. Le prince avait eu connaissance de ces faits, Tioufaïef se sentait perdu. Cependant une exposition de l’industrie sibérienne avait été organisée pour le soir. Le gouverneur se mit en devoir d’en faire les honneurs au prince ; M. Hertzen se trouvait parmi les personnes qui accompagnaient Tioufaïef et le grand-duc dans leur promenade à travers les salles de l’exposition. Le gouverneur avait perdu la tête et tenait des propos sans suite. M. Hertzen fut prié par les précepteurs du prince de donner quelques détails sur cette exposition, au classement de laquelle il avait présidé. Cette circonstance devait porter bonheur à l’exilé. » Les précepteurs furent surpris de rencontrer un homme comme il faut sous le costume d’un employé du gouvernement ; » ils proposèrent à M. Hertzen de parler au prince, et celui-ci promit d’intercéder pour l’exilé auprès de son père. Cette promesse devait être tenue, et l’exil du jeune étudiant allait être, sinon terminé, du moins adouci.

En attendant que des jours meilleurs se lèvent pour M. Hertzen, il faut encore pourtant assister à quelques-unes des scènes qui précédèrent son départ, et suivre au bal de la noblesse le prince héritier dont il trace un rapide portrait. « La physionomie de l’héritier, nous dit-il, n’a point ce caractère de rigidité inexorable qu’on remarque sur celle de son père ; ses traits indiquent plutôt la bonté et la faiblesse. Quoiqu’il n’eût alors qu’une vingtaine d’années, sa taille commençait à s’épaissir… Pour le bal donné à l’assemblée de la noblesse, les musiciens étaient arrivés ivres-morts. Le gouverneur les fit enfermer quelques heures avant le bal, puis on les amena directement de la maison de police dans une tribune de la salle de bal, où ils restèrent sous clé tant que dura la fête. Le bal fut ridicule. Il y avait dans les apprêts luxe et indigence, comme dans toutes les fêtes de province.

« Après le départ de l’héritier, Tioufaïef s’attendait à échanger son pachalik contre un siège au sénat, mais il lui était réservé un sort encore plus triste. À peine quinze jours s’étaient-ils écoulés, que la poste de Pétersbourg apporta un paquet à l’adresse du gouverneur. Toute la chancellerie en fut bouleversée ; le sous-chef vint annoncer au directeur qu’on avait reçu un oukaze. Le directeur courut vers Tioufaïef ; celui-ci fit dire qu’il était malade et ne se rendit point à la séance. Une heure après, nous sûmes qu’il était destitué sans phrase. Toute la ville s’en réjouit ; mais si le sentiment de répulsion qu’inspirait l’administration de Tioufaïef était bien naturel, la conduite que tinrent à cette occasion les fonctionnaires du lieu a quelque chose de révoltant. Ce fut à qui lui donnerait le coup de pied de l’âne ; des hommes qui la veille se découvraient dans la rue dès qu’ils apercevaient sa voiture, qui suivaient des yeux ses moindres mouvemens, souriaient à son chien favori, offraient du tabac à son valet de chambre, maintenant le saluaient à peine et criaient à tue-tête contre les désordres dans lesquels ils avaient largement trempé. Après tout, cela est si ordinaire, qu’il n’est point permis de s’en étonner.

« Le nouveau gouverneur ne tarda point d’arriver. C’était de tous points l’opposé de Tioufaïef ; il avait un extérieur agréable et l’usage du monde. Sorti du lycée de Tsarskoë-Sélo et camarade de Pouchkine, il avait servi dans la garde ; il achetait des livres français, aimait à parler de matières sérieuses, et le lendemain de son arrivée il me prêta le livre de M. de Tocqueville sur l’Amérique. La transition était brusque ; rien n’était changé dans la maison, seulement le pacha tatare à la physionomie toungouse et aux manières sibériennes était remplacé par un doctrinaire un peu pédant, mais au demeurant homme distingué. Comme le nouveau gouverneur était réellement marié, la résidence perdit l’air de harem qu’elle avait eu jusqu’alors. Il en résulta naturellement que tous les employés se réformèrent aussi ; des vieillards caducs ne se vantèrent plus de conquêtes amoureuses, et se mirent à soupirer tendrement auprès de leurs grosses épouses. »

La réponse de l’empereur à la demande du prince héritier en faveur du jeune exilé de Viatka fut enfin connue. L’empereur n’accordait pas à M. Hertzen l’autorisation de revenir à Saint-Pétersbourg, mais il lui permettait de résider dans une ville plus rapprochée que Viatka du centre de la Russie, à Vladimir. Au moment du départ, M. Hertzen eut une preuve de cette sorte d’intérêt mêlé de curiosité que les condamnés politiques inspirent aux Sibériens et aux provinciaux. Il fut escorté jusqu’à la première station par plusieurs traîneaux. Quelques heures après, il franchissait la limite du gouvernement de Viatka, et voyait avec un indicible plaisir l’attelage russe aux joyeux grelots, avec ses chevaux rangés de front, remplacer l’attelage sibérien, où les chevaux vont à la file. Il y a dans le récit de ce voyage de retour (si l’on peut appeler ainsi le trajet de Viatka à Vladimir) une émotion naïve qui se communique au lecteur.

« — Allons ! allons ! fais galoper tes chevaux, dis-je au jeune cocher qui me conduisait, et je lui donnai une pièce de monnaie qu’il eut toutes les peines du monde à prendre avec ses gros gants de peau.

— On vous fera honneur ! Allons, les tourterelles ! Attention, maître, ajouta-t-il en s’adressant à moi. Tiens-toi bien ; voilà une descente, je vais lâcher mes chevaux.

« Il fit comme il le disait. Le traîneau ne glissait pas ; il descendait par bonds la route escarpée qui conduit au Volga. Les chevaux volaient ; le cocher était rayonnant de bonheur, et moi-même, je l’avoue à ma honte, j’étais on ne peut plus satisfait. Tel est le caractère russe. »

Parmi les rencontres que fait le voyageur, il en est une qu’il raconte avec une sorte de gaieté ironique, et qui a cependant un côté profondément triste. La scène se passe au milieu des immenses forêts qui de Viatka s’étendent jusqu’à Arkangel. Des deux côtés de la route, des sapins magnifiques élèvent leurs troncs sveltes et leurs branches chargées de neige. On dirait des files de soldats. Les chevaux ont beau courir, l’horizon de la forêt recule sans cesse, et quand le voyageur se réveille après avoir un moment sommeillé au balancement du traîneau, toujours il retrouve les noirs sapins courant à ses côtés avec leur manteau de neige. À un des rares relais qui coupent la morne étendue de la forêt, M. Hertzen, arrêté devant la maison de poste, est apostrophé par un paysan qui, en sa qualité de piéton du tribunal du district, veut lui faire subir un interrogatoire, puis, sur son refus, menace de lui faire retirer ses chevaux. Le voyageur est forcé d’entrer dans la maison de poste pour porter plainte à l’ispravnik, et dans ce fonctionnaire attablé en ce moment avec un Tcheremisse autour de quelques bouteilles de rhum, il reconnaît un certain Lazaref, un agent subalterne qu’il a déjà rencontré à Viatka. L’ispravnik, convaincu que M. Hertzen, depuis l’adoucissement de son exil, est devenu un homme en crédit, se confond en excuses, et va même jusqu’à lui baiser la main. On fait atteler des chevaux, et en attendant que le traîneau soit prêt, M. Hertzen est invité à s’asseoir au banquet de l’ispravnik et du Tcheremisse. Il refuse, et fait bien, car l’ispravnik, questionné par le voyageur sur son compagnon, lui apprend que ce banquet n’est autre chose qu’une instruction judiciaire. C’est le verre à la main que le chef de police interroge le Tcheremisse, et c’est aussi le verre à la main que celui-ci répond. Et sur quel crime encore ! Cet homme a tué son père et sa mère à coups de hache, et par jalousie, c’est-à-dire qu’il a ajouté le parricide à l’inceste ! » Je regardai le Tcheremisse, dit M. Hertzen : c’était un jeune homme de vingt ans, ses dehors n’annonçaient point la cruauté ; ses traits étaient d’un type oriental très prononcé, ses yeux petits, allongés et étincelans, ses cheveux d’un noir de jais. » L’ispravnik qui menait si gaiement cette affaire fut rencontré plusieurs années après, en 1845, à Saint-Pétersbourg, par M. Hertzen, qui prenait son passeport pour quitter la Russie. Il était devenu un fonctionnaire important et gourmandait fièrement toute une tourbe d’employés ; on voyait même les plus hauts dignitaires russes traiter sur un pied d’égalité l’homme qui avait commencé, comme juge instructeur, par se faire d’un parricide un compagnon d’orgie. C’est là un de ces rapprochemens qu’il suffit d’indiquer, et sur lesquels M. Hertzen n’insiste pas.

La dernière nuit de ce voyage de Viatka à Vladimir se passe à fêter le nouvel an dans une maison de poste. « Il gelait à pierre fendre, et le froid était d’autant plus vif qu’il faisait du vent. Le maître de poste, homme au teint maladif, inscrivait ma feuille de route en épelant à haute voix chaque mot qu’il écrivait, ce qui ne l’empêchait point de se tromper. Je marchais en long et en large dans la chambre, mon domestique Matveï se tenait près du poêle ; le maître de poste continuait à marmotter, et les battemens mesurés d’une vieille horloge se mêlaient au bruit monotone de sa voix.

— Il va sonner minuit, me dit Matveï. La nouvelle année va commencer. On boira là-bas à notre santé. Voulez-vous que j’ouvre quelques-unes des bouteilles que l’on nous a données à Viatka ? — Puis, sans attendre de réponse, il se mit à défaire un paquet. Un instant après, il versait du Champagne. Je le laissai faire ; pourquoi, pensai-je, ne point fêter le nouvel an ? C’est aussi un relai dans la vie. D’ailleurs chaque pas que je faisais me rapprochait de mes amis. Le Champagne était gelé et ne plaisait guère en cet état au maître de poste ; j’y mêlai du rhum, et ce breuvage parut de son goût. Le cocher, que j’avais invité aussi à nous tenir compagnie, fut encore plus radical ; il se versa un plein verre d’eau-de-vie du pays, y ajouta du poivre et l’avala d’un coup. — Cela fait plaisir, dit-il en poussant un petit soupir d’un ton mélancolique.

« Le lendemain matin, nous étions à Vladimir. Le maître d’hôtel, ayant appris mon arrivée, me dit : — On est venu vous demander ; c’est un homme qui veut vous voir à toute force ; il vous attend dans la brasserie voisine. Tenez, le voilà qui entre.

« J’aperçois un énorme plateau couvert de toutes sortes de comestibles du pays, et derrière ce formidable appareil la barbe grise et les yeux bleus du starosta (maire) d’une campagne que mon père avait dans le gouvernement. — Gavrita Sémenitch ! m’écriai-je, et je me jetai dans ses bras. C’était le premier de nos gens que je revoyais depuis que j’étais entré en prison. Je ne pouvais me lasser de regarder la figure intelligente de ce bon vieillard et l’accablai de questions. Il était à mes yeux le représentant de mes parens et de mes amis de Moscou ; il venait de les voir il y avait trois jours et m’apportait les souhaits qu’ils faisaient pour moi. »

Ici s’arrête le récit de M. Hertzen. Il continuera ces mémoires, nous dit-il, et il les conduira jusqu’à l’époque où, rentré dans la vie civile et autorisé à quitter la Russie, il est allé s’établir à Londres. On doit espérer que la promesse de l’écrivain sera tenue, car les renseignemens qu’il a recueillis dans les derniers temps de son exil doivent offrir d’autant plus d’intérêt, qu’en se rapprochant de Saint-Pétersbourg il a pu étudier l’administration russe dans ses régions les plus hautes. En attendant, cherchons à résumer les impressions que nous laisse cette longue suite de confidences sur les tristes jours passés par le jeune étudiant dans les prisons de Moscou et dans les bureaux du gouverneur de Viatka. Il y a certainement à tirer de cette relation sincère quelques données utiles, et les faits qu’elle révèle s’ajoutent à d’autres informations pour prouver qu’en Russie le gouvernement, obligé à d’incessans efforts pour réprimer la cupidité des fonctionnaires publics, est souvent moins à blâmer qu’à plaindre. Il est certain aussi que les hommes considérables du pays ne secondent nullement le pouvoir dans sa tâche laborieuse, La plupart d’entre eux acceptent des fonctions civiles pour en tirer profit ; ils participent sans rougir aux plus scandaleux désordres. Quant aux seigneurs russes qui prêtent un loyal concours au gouvernement, il ne semble point que leur zèle soit fort éclairé, à en juger par un homme dont le nom est célèbre en Russie, et dont M. Hetzen parle en ces termes : « Il était de ce petit nombre de fonctionnaires probes, mais étrangers à la pratique des affaires, qui croient possible de remédier aux rapines des employés par des mesures arbitraires et d’éloquentes dissertations sur l’honnêteté. »

D’après les aveux de M. Hertzen, on est évidemment en droit d’imputer aux classes supérieures une grande partie des abus qui déshonorent en Russie la carrière des emplois publics. L’indifférence de ces classes livre en effet les emplois à des ambitions subalternes. Il est impossible de se dissimuler que les seigneurs russes n’ont jamais montré beaucoup d’ardeur pour le service de l’état. Au milieu du siècle dernier, ils mettaient encore fort peu d’empressement à porter l’épaulette, ainsi que nous l’apprend Manstein dans ce passage de ses Mémoires : « Lorsque l’impératrice Elisabeth publia un édit par lequel tout gentilhomme qui avait servi vingt ans était autorisé à demander sa démission, plus de la moitié des officiers voulaient en profiter. Chacun prétendait avoir déjà servi au-delà du nombre d’années fixé par le décret, car ils étaient inscrits dès l’âge de dix ou douze ans dans les cadres d’un régiment. » - « Il y en avait plusieurs, ajoute Manstein, qui chez eux n’avaient pas le sou et qui préféraient néanmoins labourer eux-mêmes leurs champs plutôt que de servir dans l’armée. » Ces fâcheuses dispositions ont changé, il est vrai, depuis les guerres qui ont signalé le commencement du siècle : la carrière militaire est maintenant tout aussi estimée en Russie que dans les autres pays ; mais les seigneurs russes ont toujours fort peu de penchant pour les emplois civils, et nous venons de voir à quelles mains ces emplois sont trop souvent abandonnés.

M. Hertzen, il est juste de le reconnaître, ne se borne point à peindre et à déplorer les scandales qui ont donné une si triste célébrité au corps des fonctionnaires russes ; il nous indique en passant le moyen d’y couper court. L’administration et les tribunaux ne seront régénérés, suivant lui, que lorsqu’on aura répandu dans le pays l’institution des jurés populaires, et lorsque la publicité la plus absolue régnera dans toutes les branches du service tant administratif que judiciaire. L’auteur pourrait avoir raison ; la publicité a déjà fait beaucoup d’autres merveilles en Russie, et le système d’arbitrage qu’il propose répondrait à un sentiment tout national dans le pays. Le gouvernement russe a d’ailleurs sa véritable base au sein des masses, et en accordant des fonctions civiles aux classes inférieures, il ne ferait que se fortifier. L’intelligence, le tact et l’esprit de justice du bourgeois et du paysan russes les rendent très aptes à prononcer sur un grand nombre de questions qui sont actuellement abandonnées à des employés de bas étage, les moins capables et les plus corrompus de tous.

Il y a enfin une dernière remarque à faire sur ce livre, et cette fois c’est à l’auteur même qu’elle s’applique. L’exposé calme et sincère qu’il a fait d’une des époques les plus péniblement agitées de sa vie ne peut manquer d’éveiller un intérêt plus général que les exagérations de ses pamphlets. Pour qui embrasse la destinée littéraire de M. Hertzen, depuis ses premières études à Moscou jusqu’à son séjour à Londres, il y a lieu de croire que tant de luttes traversées, tant d’épreuves courageusement subies n’auront pas été perdues pour son talent. Sur les confins de la Sibérie, M. Hertzen consacrait ses jours d’exil à étudier dans ses plus mystérieux rouages l’administration russe ; à Londres, il a un moment dépensé dans des écrits éphémères une verve qui méritait un meilleur emploi. Aujourd’hui M. Hertzen s’élève à une région plus sereine, et on aime à retrouver l’observateur impartial à la place du tribun. L’instinct d’opposition s’est maintenu chez lui, mais en s’épurant, en se modérant sous la salutaire influence du malheur. Que M. Hertzen persiste dans cette voie ; qu’au lieu de se livrer à de stériles attaques, il dise la vérité sans faiblesse et sans colère. C’est une manière plus digne de combattre les abus qu’il déplore, et à la satisfaction de les dénoncer devant l’Europe viendra peut-être se mêler chez lui un sentiment plus doux, celui d’avoir provoqué des réformes salutaires et rendu service à son pays.


H. DELAVEAU.

  1. Voyez la livraison du 15 juillet 1854.
  2. On n’a pas oublié que l’empereur Alexandre étant mort à Taganrok au mois de novembre 1825, le 14 décembre de la même année une conspiration qui tendait à renverser l’empereur actuel éclata à Saint-Pétersbourg.
  3. La ville de Moscou est administrée par un gouverneur-général ou militaire, un gouverneur civil et un vice-gouverneur.
  4. Comme beaucoup d’autres grands seigneurs russes de la même époque, le prince Galitsine dont parle l’auteur avait été élevé à Strasbourg.
  5. La police de Moscou est sur un pied militaire et porte l’uniforme. Elle est commandée par un général et trois maîtres de police auxquels sont adjoints vingt majors d’arrondissement ayant sous leurs ordres des officiers de quartier. Chaque arrondissement a un siège de police ou maison de quartier, qui, indépendamment des bureaux du major et d’une prison, renferme un dépôt de pompes à incendie desservies par des soldats de police.
  6. Délégués élus par chaque corps d’état et chargés d’assister à toutes les opérations de la police.
  7. On donne ce nom à des fils de soldats élevés aux frais du gouvernement.
  8. À cette époque, il y avait encore en Russie des assignats de différentes couleurs : les rouges valaient 10 roubles.
  9. Cette observation est vraie pour les bourgeois et les serfs de la couronne, mais il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi pour les paysans appartenant aux grands propriétaires du pays. Un riche manufacturier belge établi dans les environs de Moscou l’apprit à ses dépens il y a peu d’années. Un de ses ouvriers ayant commis un vol, il le fit châtier par la police ; mais, non content de cette correction légale, il imagina de promener le coupable sur un échafaud mobile, avec un écriteau portant le mot de voleur attaché sur sa poitrine. Après avoir subi cette exposition, l’ouvrier, qui appartenait à M. Tchertkof, maréchal de la noblesse de Moscou, porta plainte à celui-ci ; le fabricant incriminé fut obligé de sacrifier une somme considérable, 25,000 roubles, dit-on, pour se tirer de ce mauvais pas. La plus forte partie de cet argent resta, bien entendu, entre les mains des employés de la police chargés de mener l’affaire. Les exemples de ce genre sont nombreux en Russie, et les fabricans étrangers n’ignorent point que les paysans serfs ont des protecteurs très vigilans.
  10. La marque est abolie depuis longtemps en Russie ; le knout l’a été en 1843. Il est remplacé par la peine du plete, qui, au lieu d’être formé comme le knout d’une bande de cuir longue, épaisse et durcie à dessein, se compose de plusieurs lanières courtes et étroites.
  11. Telle est la loi : lorsque, par la révision d’un procès criminel, on découvre que la peine du knout a été infligée injustement, le tribunal qui a porté la sentence est tenu de payer au condamné 200 roubles-argent (800 fr.) pour chaque coup.
  12. La fin de Polejaïef fut triste. Entré dans les rangs de l’année comme soldat, il adressa, au bout de trois ans, une lettre à l’empereur. Ne recevant point de réponse, il supposa qu’elle ne lui était pas parvenue, et il en écrivit une seconde sans plus de succès. Persuadé que ses lettres étaient interceptées, il déserta, dans l’espérance de pouvoir remettre de ses propres mains une supplique à l’empereur ; mais, étant allé rejoindre à Moscou d’anciens camarades qui s’empressèrent de fêter son retour, il y fut bientôt arrêté. Reconduit à son corps, un conseil de guerre le condamna à passer par les verges. L’arrêt fut soumis à la sanction de l’empereur. Dans l’intervalle, le malheureux résolut de se donner la mort, et un vieux soldat lui fournit en secret une baïonnette qu’il avait, lui dit-il, aiguisée lui-même avec soin. Toutefois l’empereur commua la peine de Polejaïef ; il fut envoyé au Caucase, où il passa sous-officier. Quelque temps après, il obtint l’autorisation de servir en cette qualité dans un régiment de la garnison de Moscou, et il y mourut d’une maladie de poitrine au moment où il venait d’obtenir le grade d’officier.
  13. Dans la dernière strophe de cette pièce, dépourvue d’ailleurs de tout mérite littéraire, l’auteur met en scène Dieu, qui, prenant en pitié la Russie menacée d’être gouvernée par le grand-duc Constantin, lui donne l’empereur actuel. La chanson est terminée par le juron russe : Misérable fils de chienne, qu’on prétendait appliquer à l’empereur, mais que l’auteur, revendiquant avec audace ; l’intention blasphématoire de sa pièce affirmait avoir dirigé contre Dieu.
  14. Les peuples qui habitent ces contrées avec les Russes sont les Syrianes, les Permiens, les Votiaks et les Besurmanes ; ils sont classés parmi les tribus d’origine finno-tatare, et forment ensemble 314,484 individus, il faut y joindre les Tcheremisses, les Mordvins et les Tchuvaches ; ceux-ci sont au nombre de 1,075,069 et se rapprochent davantage des Tatares.
  15. La ville de Viatka, située sur la rivière de ce nom, est à 1,085 verstes de Moscou ; on y compte près de 15,000 habitans.
  16. Long fouet de chasse, du mot allemand herab, usité pour faire lâcher aux chiens leur proie.
  17. Les marchands de la première guilde ou classe ont d’assez grands privilèges ; ils doivent posséder un capital de 50,000 roubles.
  18. Dix ans plus tard environ éclatait la conspiration qui entraîna la condamnation à mort du fils de Pestel. Dans la dernière entrevue qui eut lieu en présence des gendarmes entre le père et le fils, l’ancien gouverneur accabla le malheureux condamné de reproches et d’injures pour donner une preuve de son dévouement. « Et avec tout cela, où voulais-tu en venir ? dit-il en terminant sa paternelle exhortation. — Ce serait trop long à vous conter, répondit le condamné ; mais j’espérais du moins délivrai la Russie de gouverneurs tels que vous. »
  19. En Russie, les sectaires sont au contraire beaucoup plus fanatiques que les orthodoxes. Si l’observation de l’auteur est fondée, rien ne prouve mieux les conséquences qu’entraîne la persécution religieuse ; on sait que le gouvernement russe a souvent poursuivi les sectaires de l’empire.
  20. Le premier est le chef de la police dans un district ; le second, dans une commune.
  21. Chef d’une commune de paysans de la couronne ; cette fonction est élective comme beaucoup d’autres.
  22. On sait qu’en Russie l’organisation judiciaire pour les affaires civiles est très compliquée. Voici les différens degrés qu’elle comprend : tribunal de district, chambre ou tribunal de gouvernement, département du sénat, procureur-général du sénat, commission des requêtes pour transférer l’affaire à l’assemblée générale du sénat, le ministre de la justice et son conseil, commission des requêtes pour transférer l’affaire au conseil de l’empire, département du conseil de l’empire, assemblés générale du conseil de l’empire, l’empereur. La juridiction criminelle est plus simple. Enfin, dans les cas graves, l’empereur nomme, comme on l’a vu, des commissions qui jugent sans l’intervention des tribunaux ordinaires.
  23. Liste des parens morts qu’on lit pendant l’office.