Les Antinomies entre l’individu et la société/Chapitre 07

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CHAPITRE VII

L’ANTINOMIE PÉDAGOGIQUE


Les premières influences sociales qui s’exercent sur l’individu sont les influences éducatives. C’est sous la forme pédagogique que se sont manifestées de nos jours avec le plus d’énergie les prétentions de la société sur l’individu. La doctrine que nous avons appelée ailleurs Éducationnisme[1] et qui consiste à proclamer à la fois l’omnipotence et la légitimité des influences éducatrices s’est exprimée dogmatiquement dans une abondante littérature pédagogico-sociologique.

M. Durkheim, dans une leçon d’ouverture intitulée : Pédagogie et Sociologie, soutient que l’éducation, fonction sociale par ses fins comme par ses moyens, dépend moins de la psychologie individuelle que de la sociologie. M. Draghicesco, qui exagère ici comme ailleurs les vues éthico-pédagogiques de M. Durkheim, pousse à l’extrême son déterminisme pédagogique. Il absorbe l’individu dans ce déterminisme, et n’accorde rien à ses spontanéités natives. La suggestion scolaire, l’imitation et la contrainte font tout. Des quatre institutions sociales : la famille, l’école, l’usine, l’État, qui, d’après cet auteur, élaborent et fixent notre législation intellectuelle et morale (jouant en cela le rôle des catégories a priori de Kant), l’École est celle dont la discipline est la plus décisive sur l’individu. C’est aux pédagogues de créer les réalités mentales et les lois psychologiques encore inexistantes. Loin que la pédagogie dépende de la psychologie, c’est elle qui commande cette dernière science et même qui doit créer son objet. Le pédagogue est le créateur de la réalité mentale de demain. Il est impossible de pousser plus loin le dogmatisme pédagogique.

Les prétentions théoriques de la pédagogie répondent à ses ambitions pratiques qui sont illimitées. — Aujourd’hui, les préoccupations politiques aidant, l’engouement pour la pédagogie est universel. La pédagogie aspire ouvertement à l’hégémonie sociale : tout au moins veut-elle jouer (après la Presse) le rôle d’un cinquième pouvoir de l’État. L’esprit pédagogique est un nouvel avatar de l’esprit prêtre. Les pédagogues visent à recueillir la succession politique et sociale de l’Église. L’on ne voit de toutes parts que zélés partisans de la pédagogie qui, infatués d’éducation et d’instruction, s’en vont répétant avec M. Jourdain : « Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose ! » — C’est à peine si dans ce concert de mégalomanie pédagogique, quelques voix font entendre une note discordante pour dissiper les illusions ou dénoncer les dangers[2].

La thèse de l’éducationnisme entraîne un certain nombre de thèses secondaires : dépréciation de l’intelligence naturelle et d’une manière générale de tous les dons innés que l’éducation est impuissante à suppléer ; dépréciation des influences physiologiques ; en particulier dépréciation de l’hérédité physiologique au profit de l’hérédité sociale (éducation, transmission des connaissances d’une génération à l’autre), en résumé dépréciation de tous les facteurs humains irréductibles au déterminisme éthico-pédagogique. Toutes ces thèses constituent un monisme pédagogique cohérent et complet. Elles sont nettement antiindividualistes et posent sur le terrain pédagogique le problème de l’antinomie de l’individu et de la société.

Nous allons étudier ce problème en examinant successivement la fin et les moyens de l’éducation. D’abord la fin. — Cette fin, d’après les théories éducationnistes, est proprement sociale. C’est, d’après M. Durkheim, de dégager et de former dans l’individu humain l’être social. « Loin que l’éducation ait pour objet unique ou principal l’individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence. La société ne peut vivre que s’il existe entre ses membres une suffisante homogénéité. L’éducation, perpétue et renforce cette homogénéité en fixant d’avance dans l’âme de l’enfant les similitudes essentielles que suppose la vie collective. Mais d’un autre côté, sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible. L’éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se diversifiant elle-même et en se spécialisant : Elle consiste donc sous l’un ou l’autre de ces aspects, en une socialisation méthodique de la jeune génération. En, chacun de nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne laissent pas d’être distincts. L’un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu’à nous-mêmes et aux événements de notre vie personnelle. C’est ce qu’on pourrait appeler l’être individuel. L’autre est un système d’idées, de sentiments, d’habitudes, qui expriment en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous faisons partie ; telles sont les croyances religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l’être social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de l’éducation[3]. » Nous n’objecterons pas à M. Durkheim que les deux fins qu’il assigne à l’éducation : l’homogénéité sociale ; — la différenciation sociale, sont contradictoires en elles. Cette objection porterait à faux. Il est évident que dans la pensée de M. Durkheim, la première fin, l’homogénéité sociale, est la plus importante et qu’elle ne tolère la seconde que dans la mesure où celle-ci se subordonne à elle. — Aussi bien la différenciation sociale réclamée par la division du travail n’implique-t-elle chez les individus qu’une diversité toute extérieure, fonctionnelle en quelque sorte et qui n’entrave en rien les similitudes profondes (similitudes intellectuelles et morales) que M. Durkheim regarde comme la condition essentielle de la vie en société. L’homogénéité sociale de M. Durkheim n’est autre chose au fond que l’antique unité morale réclamée par les politiques autoritaires de tous les temps. M. Bouglé est, tout comme M. Durkheim, un partisan décidé de l’unité morale. Étudiant le problème de l’éducation à propos de la crise du libéralisme[4], il déclare qu’il y a antinomie entre la liberté de l’individu et « cette ressemblance, cette obéissance et cette concentration » sans lesquelles il n’y a pas de vie sociale possible. Selon M. Draghicesco, le but de l’éducation est de réduire de plus en plus la contingence (diversité) sociale et de hâter, avec le processus de l’intégration sociale, l’avènement de l’humanité unifiée.

La thèse des partisans de l’unité morale soulève une question de fait dont nous devons dire un mot. Est-il historiquement exact qu’une véritable unité morale ait jamais été réalisée dans les sociétés du passé ? Cela est douteux. D’après M. Fages[5], l’unité morale est si peu une condition sine qua non de l’existence des sociétés, qu’en fait, cette unité n’a été réalisée nulle part, à aucune époque. M. Fages examine la société grecque, la société romaine, celle du Moyen Age, puis du XVIIe siècle et montre que dans ces sociétés l’unité morale n’a jamais été véritablement réalisée. « Cette unité morale dont on regrette tant la perte, dit-il, n’a jamais existé que dans ces Utopies et ces Uchronies où nous sommes conviés de temps en temps à nous réfugier comme dans un asile pour y trouver un aliment à notre sentimentalisme et à notre rêverie. » Dans une société un peu complexe et évoluée, il ne peut pas plus y avoir d’unité morale véritable qu’il ne peut y avoir d’orthodoxie réelle, et pour la même raison qui est la diversité des esprits et des âmes. Mais il n’en reste pas moins vrai que cette unité morale est le desideratum de toute société constituée, desideratum qu’elle exprime par l’organe de ses sociologues, de ses moralistes et de ses pédagogues. M. Durkheim semble faire, il est vrai, certaines concessions à la diversité individuelle. Il y a, dit-il, des sociétés individualistes et dans ces sociétés, l’éducation sera individualiste. « Que la société par exemple s’oriente dans un sens individualiste et tous les procédés d’éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence à l’individu, de méconnaître sa spontanéité interne, apparaîtront comme intolérables et seront réprouvés. Au contraire, que sous la pression de circonstances durables ou passagères, elle ressente le besoin d’imposer à tous un conformisme rigoureux, tout ce qui peut provoquer outre mesure l’initiative des intelligences sera proscrit[6]. » Ainsi donc, il y aura d’après M. Durkheim des sociétés individualistes, c’est-à-dire fondées sur la reconnaissance de certains droits à l’individu et dans ces sociétés une éducation plus libérale se substituera à l’éducation unitaire. Soit ; mais ne comptons pas trop sur ce libéralisme.

Il va sans dire en effet qu’une société ne peut être individualiste que jusqu’à un certain point. Et ce point sera vite atteint. Il ne faut pas oublier que M. Durkheim fait de la contrainte l’essence de toute société. Une société individualiste sera donc celle où agiraient des modes de contrainte différents de ceux qui agissent dans une société unitaire ; mais la contrainte ne disparaîtra pas pour cela. Elle sera seulement plus morcelée, plus subdivisée, plus multipliée et plus différenciée. Le pouvoir de l’opinion et les sanctions diffuses se substitueront de plus en plus aux pénalités violentes ; mais l’antinomie n’en subsistera pas moins pour cela entre le conformisme et l’aspiration à l’indépendance individuelle, entre la société et l’individu. Le libéralisme politique, comme l’a fort bien montré Stirner, est toujours un libéralisme très relatif. Toute liberté politique est au fond un mode spécial de réglementation. La liberté de la presse est au fond une réglementation de la presse ; la liberté d’association est au fond une réglementation du droit d’association ; la liberté du vote une réglementation du vote, et ainsi de suite. Tout cela suppose toujours des précautions prises contre l’initiative des individus. Et ces concessions mêmes de la société sont toujours, d’après M. Durkheim, conditionnelles et révocables. C’est pourquoi, de même que Proudhon a pu dire qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y aura jamais de véritable démocratie, on peut dire qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y aura jamais de société individualiste. — Le libéralisme pédagogique ne sera pas moins conditionnel, ni moins précaire, ni, pour tout dire, moins illusoire que le libéralisme politique dont il se réclame.

Nos sociétés libérales étant étatistes, l’éducation sera étatiste. M. Durkheim proteste contre l’idée qui consisterait à briser le lien entre l’éducation et l’institution politique. Chez nous, comme dans la cité antique, l’éducation doit défendre l’institution politique[7]. Sans doute l’idéal national et étatiste doit être élargi dans notre système d’éducation moderne par l’idéal humanitaire. Mais peu importe pour la question qui nous occupe. Pour s’être élargi, l’idéal pédagogique n’en reste pas moins autoritaire. — Même les pédagogues anarchistes, ceux qui parlent d’éducation libertaire, d’auto-éducation, comme M. Elslander[8] définissent cette éducation en fonction des intérêts sociaux et des destinées sociales telles qu’ils les conçoivent ; ils la subordonnent à quelques grandes lois directrices de l’évolution sociale qu’il convient de favoriser et dont le terme semble être un endémonisme collectif où l’individu s’absorberait passivement dans l’uniformité et la médiocrité générales. Nietzsche assigne à notre éducation une mission nettement antiindividualiste. « Quelle est la mission de toute instruction supérieure ? — Faire de l’homme une machine. — Quel moyen faut-il employer pour cela ? — Il faut apprendre à l’homme à s’ennuyer. — Comment y arrive-t-on ? — Par la notion du devoir. — Qui doit-on lui présenter comme modèle ? — Le philologue : il apprend à bûcher. — Quel est l’homme parfait ? — Le fonctionnaire de l’État. — Quelle est la philosophie qui donne la formule supérieure pour le fonctionnaire de l’État ? — Celle de Kant : le fonctionnaire en tant que chose en soi, placé sur le fonctionnaire en tant qu’apparence[9]. »

En un mot, le but de l’éducation est de prévenir l’originalité et de réduire l’exception. C’est pourquoi, le premier soin de toute individualité un peu originale, dès qu’elle reprend possession d’elle-même, est de faire table rase des pédagogies inculquées, de se remettre en présence de la vie, de recouvrer le sens de la réalité oblitéré par une vision conventionnelle des choses, en un mot, de refaire son âme.

Ce n’est pas seulement par sa fin : c’est aussi par ses moyens que toute entreprise éducative semble dirigée contre l’originalité et la diversité individuelles.

Quelle que soit la variété des systèmes d’éducation, on peut les ramener à trois types :

1o L’éducation par la mémoire ou éducation mnémonique ;

2o L’éducation intellectualiste ou éducation par l’instruction ou éducation par la notion inculquée ;

3o L’éducation mécanique ou éducation par le dressage des réflexes (G. Lebon, Dr Toulouze).

Tout a été dit contre l’éducation mnémonique et rien de ce qui a été dit contre elle n’est trop sévère. Que cette éducation soit antiindividualiste au premier chef, c’est ce qui est l’évidence même. Par définition elle est traditionaliste. En effet la tradition est la mémoire de l’humanité. Or l’éducation mnémonique vise à faire de la mémoire de l’individu un raccourci de la mémoire de l’humanité ; elle tend à river l’individu au passé, à faire de lui un esprit historique, un esprit de passivité et de règle. Ce qui est particulièrement curieux et symptomatique du point de vue qui nous occupe, c’est que cette éducation, si décriée qu’elle soit, conserve ses meilleurs partisans parmi les sociologues dogmatiques tels que M. Draghicesco[10].

L’éducation intellectualiste se présente sous deux formes : la forme dogmatique et la forme critique. Sous ces deux formes, elle tend à réduire la diversité intellectuelle et à assurer le conformisme.

Sous la forme dogmatique, cela est évident. La pédagogie intellectualiste incarne ce Règne de l’Esprit que Stirner dénonçait comme l’ennemi le plus redoutable de l’individualité. C’est au nom d’idoles logiques et dogmatiques que l’on a de tout temps prétendu plier l’individu aux volontés du groupe. Le plus récent représentant de la pédagogie intellectualiste, Herbart, exprime nettement ce but. Il insiste sur l’importance d’une « exposition esthétique du monde », en d’autres termes d’une conception intellectuelle et synthétique du monde, qui « place l’individu à sa vraie place dans le monde et dans l’humanité et doit provoquer en lui des sentiments correspondants[11] ». Il va sans dire que cette place est une place dépendante et subordonnée et que ces sentiments sont des sentiments d’obéissance et de docilité aux volontés du groupe.

L’éducation intellectualiste repose sur le préjugé objectiviste qui consiste à admettre l’existence d’une vérité en soi qui doit s’imposer à tous les esprits. Et cette vérité prend un caractère sacrosaint. On en vient à donner à l’instruction une valeur en soi. On étudie pour étudier. On apprend pour apprendre. On arrive ainsi à une sorte d’ascétisme intellectuel, à ce mandarinisme béat que Nietzsche symbolise dans le parfait philologue.

Mais autre chose est la valeur de l’instruction pour la société, autre chose son utilité pour l’individu. Pour la société, sa valeur consiste à inculquer aux individus les dogmatismes sociaux utiles. Pour l’individu cette utilité est incertaine. Pour l’individu, l’instruction peut être nuisible, soit au point de vue de la réussite dans la vie, soit au point de vue même du développement intellectuel. Au point de vue de la réussite dans la vie, en encombrant l’esprit d’idéaux scolaires auxquels la vie donne souvent un démenti ; au point de vue du développement intellectuel, en soumettant l’intelligence à une discipline pour laquelle elle n’est pas faite. Les projets d’instruction intégrale, c’est-à-dire aussi poussée que possible et égale pour tous reposent sur une méconnaissance de la diversité des intelligences. Tout ne peut être enseigné à tous sans danger et sans dommage pour les intelligences soumises à ce régime. « L’intelligence, dit M. R. de Gourmont, qui a une forme générale et commune en a une particulière en chaque homme. Comme il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences, et chacune de ces intelligences modifiée par les physiologies propres, détermine les individus intellectuels. Loin que tout puisse être avec fruit enseigné à tous, il semble bien qu’une intelligence donnée ne peut recevoir sans danger pour sa contexture même, que les genres de notions qui y pénètrent sans effort[12]. » L’instruction n’a pas une valeur universelle ; elle n’est bonne que si elle répond à la physiologie de l’individu qui la reçoit. Il peut être de l’intérêt du groupe de tenter d’uniformiser et de discipliner les intelligences par l’instruction ; mais l’intérêt social ne coïncide pas avec l’intérêt individuel.

On dira ici que l’instruction n’est pas forcément dogmatique. L’éducation intellectualiste peut aussi revêtir la forme critique. Au lieu d’inculquer des notions toutes faites, elle peut s’efforcer d’éveiller et de développer l’esprit critique. Soit ; mais il ne faut pas perdre de vue que l’esprit critique se convertit vite en esprit dogmatique et même cette conversion est inévitable quand il s’agit d’un esprit critique enseigné. Car l’esprit critique s’enseigne suivant certaines formes, certaines méthodes, et dans un certain plan de pensée. Il y a une manière d’enseigner l’esprit critique qui donne un pli à l’intelligence et tout aussi difficile à détruire que celui que donne l’enseignement dogmatique.


Il y a, avons-nous dit, avec l’éducation mnémonique et l’éducation intellectualiste, un troisième type d’éducation qu’on peut appeler éducation mécanique ou éducation par le dressage des réflexes.

D’après le Dr  Toulouze, le rôle de l’éducation est un rôle inhibiteur. — Cette thèse éducative s’appuie sur la théorie psychologique de la volonté considérée comme étant essentiellement un pouvoir frénateur. — D’après le Dr  Toulouze, le but de l’éducation serait de refréner les instincts, d’inhiber les réactions qui ne s’harmoniseraient pas avec le milieu. Comme le milieu humain est un milieu social, le frein volontaire devra être mis au service de la sociabilité ; il devra donc être manié par l’éducateur de manière à adapter et à plier parfaitement l’individu au milieu social. L’éducation sera un dressage social des réflexes. Nous pouvons rappeler ici ce que nous avons dit en critiquant la théorie psychologique du frein volontaire. D’abord la volonté n’est pas uniquement une fonction frénatrice et inhibitrice ; elle est aussi une fonction motrice et initiatrice ; impulsive et primesautière. Par suite le dressage social doit compter avec certaines résistances que lui oppose le vouloir-vivre individuel. Ensuite le frein volontaire ne fonctionne pas nécessairement dans le sens et au profit de la sociabilité. Il peut au contraire, comme nous l’avons expliqué, être mis de propos délibéré au service des sentiments égoïstes et antisociaux et s’appliquer à inhiber les sentiments sociables. Aucun dressage social ne fera disparaître le conflit entre le moi et le nous, entre l’égoïsme et l’altruisme, entre la diversité individuelle et le conformisme. Le Dr  Toulouze reconnaît lui-même que le dressage social ne s’opérera pas sans soulever de résistances de la part des individus. « Cette philosophie de l’éducation, dit-il, pourra paraître à certains vide de satisfactions et incapable d’aider au plein développement de l’individu. A ce point de vue, ceux qui ont placé leur idéal moral dans l’épanouissement égoïste de leur moi, ainsi que le conseille Nietzsche, considéreront qu’il y a un antagonisme profond entre l’intérêt de l’individu et cette culture de la personnalité. Mais la véritable personnalité d’un individu ne peut être socialement dégagée qu’avec le concours de tous les autres. Or il est évident que les réactions désordonnées ne peuvent que gêner les voisins, les effrayer et en conséquence les exciter contre lui[13]. » — Sans doute, répondrons-nous, l’individu a intérêt à ménager son entourage ; mais toujours ménager son entourage, c’est s’annihiler soi-même, c’est en tout cas bien se sacrifier ; c’est s’interdire tout geste imprévu, toute parole sincère, toute idée neuve ; c’est proprement renoncer à être soi-même. Dans certains cas il faut choisir entre gêner les autres et se gêner par trop soi-même.

Cette discipline éducative qui s’attache à la correction extérieure, à la circonspection, à la surveillance perpétuelle exercée sur les gestes, les actes, les paroles, les attitudes peut être excellente pour former des gens « comme il faut », de bons automates, de bonnes marionnettes sociales ; mais elle ne va pas sans froisser plus d’une fois ce qui reste malgré tout de sauvage et d’indiscipliné en nous. Sans doute il peut arriver que les qualités développées par cette éducation coïncident avec une personnalité vigoureuse, une volonté forte, une intelligence pénétrante, une sensibilité vive et originale ; mais c’est par un accident heureux que cette rencontre a lieu. Le principe des qualités réelles et profondes de l’individu est ailleurs que dans une discipline sociale quelle qu’elle soit, conduisît-elle à un automatisme impeccable. L’éducation, quels que soient les procédés qu’elle met en œuvre, s’efforce toujours de faire triompher les ressemblances sur les différences. Ce qu’il y a de plus clair dans les différents systèmes d’éducation que nous venons de passer en revue, c’est que l’école est un moyen d’imposer plus ou moins sournoisement certaines croyances, certaines manières de penser et d’agir à la jeune génération. C’est une entreprise sur quelque chose d’inconnu et d’inconnaissable ; un nivellement par principe pour rendre l’être nouveau, quel qu’il soit, conforme aux habitudes et aux usages régnants.

Maintenant dans quelle mesure cette intervention est-elle efficace ? C’est une autre question. Nous allons voir, en l’étudiant brièvement, que l’antinomie entre la discipline éducative et la diversité individuelle, exacte en principe, est fort atténuée en fait par le peu d’influence de l’éducation sur le développement futur de l’individu.

L’éducation en effet est limitée à un triple point de vue : dans son action, dans son objet, et dans ses moyens. Dans son action, elle est limitée en deux sens : d’une part, par le tempérament (physiologie, hérédité) de l’enfant ; d’autre part par les influences étrangères, extrascolaires et postscolaires qui combattent l’influence de l’école.

L’enfant apporte des dispositions innées que l’école ne peut modifier que dans une mesure fort limitée. Il conviendrait ici de distinguer entre les individus. Il y a des natures plastiques (les natures moyennes) et d’autres qui ne le sont pas ou le sont peu. D’autre part, les influences éducatives sont d’autant plus efficaces qu’elles sont plus exclusives et plus unilatérales. Placez un adolescent en serre chaude, en vase clos ; par exemple au séminaire ou à l’école normale d’instituteurs. Vous aurez chance de lui inculquer une foi robuste dans la chose enseignée (foi du séminariste, foi du normalien dans les idéaux scolaires). Mais que le jeune homme vienne à changer de milieu ; qu’il soit soumis à d’autres influences, la réflexion s’éveillera ; le vernis de l’éducation s’écaillera, la foi s’effritera. Le jeune homme se rendra compte que la morale n’est pas la même ici et là ; à l’école et dans le monde ; au village, dans la petite ville et dans la grande ville. Il s’apercevra de la contradiction qui existe entre les idéaux scolaires et la vie réelle. Au lycée, l’enfant voit une justice scrupuleuse présider à la distribution des notes et des places dans les épreuves scolaires. Dans la vie il verra triompher une tout autre échelle des valeurs que celle du mérite. A l’école, on s’élève contre la ruse, l’intrigue, la roublardise ; dans la vie, à peu près tout le monde use de ces moyens dans la mesure de ses forces et est plein d’estime pour ceux qui réussissent grâce à eux. Telles sont les influences extrascolaires ou postscolaires qui limitent ou même détruisent l’œuvre de l’école.

Les moyens d’action de l’éducateur sont : la notion inculquée ; l’appel à la raison de l’enfant, l’appel au sentiment ; la formation des habitudes ou dressage des réflexes, l’influence de l’exemple. Tous ces moyens sont assez peu efficaces.

L’éducation par les discours et la notion inculquées se réduit à une mnémotechnie qui laisse peu de traces dans l’esprit de l’enfant. L’appel à la raison a peu d’action sur l’enfant ; voire même sur l’adolescent. L’idée abstraite a fort peu d’influence sur la conduite. L’appel au sentiment semble plus efficace. Encore y aurait-il ici bien des choses à dire. Si vous avez affaire à un nature fine, délicate et sensitive, l’enfant ne se laissera toucher que par ce qui convient à sa propre sensibilité et est susceptible de l’intéresser ; si vous avez affaire à une nature apathique et flegmatique, l’appel au sentiment restera lettre morte.

La formation des habitudes, le dressage des réflexes donneront-ils plus de résultats ? Oui pour l’éducation physique. On peut dresser l’enfant à bien tenir sa fourchette, à ne pas se mettre les doigts dans le nez, à bien se tenir à table, etc.

Mais tout cela ne va pas bien loin. Les réactions plus compliquées qui exigent une initiative de la part du sujet échappent aux procédés de dressage et à l’automatisme des habitudes acquises.

Reste enfin l’exemple, le prestige personnel de l’éducateur. Ce moyen d’action suppose une condition particulièrement difficile à réaliser : un personnel d’éducateurs vraiment exemplaires et possédant une supériorité morale éclatante et incontestée. Mais les vertus de l’éducateur, quand il en a, sont des vertus modestes, peu voyantes. Elles ne frappent pas l’enfant beaucoup plus fortement que ne font les mêmes vertus chez les autres personnes de son entourage. Ce qui parle aux yeux, le costume par exemple, a peut-être plus d’influence. Les éducateurs congréganistes ont perdu vraisemblablement une partie de leur prestige en perdant leur costume.

L’éducation enfin est limitée dans le nombre des données sûres, précises, indiscutables qu’elle transmet à l’enfant. En morale cela se réduit à peu de chose : quelques préceptes d’un caractère très général : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas maltraiter autrui. Quant aux points contestés ou flottants de la morale (droits de la femme, de l’enfant, conception de la famille, etc.), l’éducateur ne peut guère trancher ces questions à l’école. Et s’il les tranche indiscrètement, la vie en éveillant la réflexion et le doute chez l’adulte aura tôt fait de lui faire réviser les solutions scolaires.

Il ne faut pas oublier que l’éducation reste sous la dépendance de la vie, sous la dépendance de l’expérience. L’éducation ne crée rien ; elle n’établit non plus rien de définitif. Elle n’est pas une fonction spontanée et initiatrice ; mais une fonction de seconde main, de conservation et de transmission. Elle ne crée pas les réalités mentales de demain, selon le vœu ambitieux de M. Draghicesco ; elle reçoit seulement et transmet les croyances et les préjugés d’hier et d’aujourd’hui que demain renversera peut-être.

Est-ce à dire que l’éducation n’ait aucune influence sur le développement futur de l’individu et qu’elle ne soit, dans l’évolution individuelle et collective, qu’une cinquième roue à un char ? Dans ce cas l’antinomie que nous avons exposée plus haut s’évanouirait. Mais l’influence de l’éducation, quoique très limitée, n’est pas nulle. Et dans la mesure où elle agit, elle est ou elle tente d’être une mainmise de la société sur l’individu.

Ouverte ou sournoise, puissante ou faible, cette prétention de la société à discipliner les individus a suscité chez certains penseurs une protestation théorique qui est l’individualisme pédagogique.

On peut distinguer deux formes de cet individualisme. L’individualisme stirnérien, on pourrait dire aussi l’individualisme spencérien, est tout négatif ; il consisterait à supprimer toute éducation et à laisser l’enfant se développer en toute liberté. M. Durkheim remarque avec raison que cette théorie pédagogique n’a jamais été pratiquée par aucun peuple connu[14]. De fait, cet individualisme pédagogique absolu est insoutenable ; car après tout l’homme vit en société et ce fait implique pour lui la nécessité d’une discipline éducative.

Un autre individualisme pédagogique est celui dont le desideratum serait d’individualiser le plus possible l’éducation, de l’adapter au tempérament intellectuel et moral de celui qui le reçoit, de faire violence le moins possible à l’individualité qu’il s’agit de former. Problème difficile. Si habilement qu’on s’y prenne, on se heurtera à l’antinomie que nous avons signalée et qui tient à la double nature de l’homme, à la fois être individuel et être social.


  1. Dans notre livre : Combat pour l’individu (F. Alcan).
  2. Citons M. G. Le Bon dans son livre : Psychologie de l’éducation. Citons aussi M. Adrien Dupuy qui, loin de partager l’engouement à la mode, malmène les pédagogues et n’hésite pas à écrire : « C’est la pédagogie qui a fait et qui sera notre malheur. » (L’État et l’Université, p. 18-20.)
  3. E. Durkheim. Pédagogie et sociologie, Revue de Métaphysique, janvier 1903.
  4. Bouglé. La crise du libéralisme, Revue de Métaphysique, septembre 1902.
  5. C. Fages. Unité morale, union des classes. Mouvement socialiste de janvier et février 1905.
  6. E. Durkheim. Pédagogie et sociologie.
  7. E. Durkheim. Loc. cit., p. 44.
  8. Elslander. L’éducation au point de vue sociologique.
  9. Nietzsche. Le Crépuscule des Idoles.
  10. Ce philosophe définit de la manière suivante le rôle de l’école : « On va à l’école pour chaque jour assimiler une quantité donnée d’idées dont la liaison même, dite logique, est déterminée rigoureusement d’une certaine manière. Vous ne pouvez rien changer d’essentiel : les détails tout au plus restent à votre disposition. Si vous ne retenez pas l’ordre précis de l’enchaînement déterminé des idées, une série de conséquences désagréables vous attendent. Au contraire, des satisfactions bien vives vous attendent si vous avez été attentifs et si, dans une leçon d’histoire, vous avez retenu l’ordre logique ou chronologique exact des idées… L’école vous traitera selon que votre esprit sera plus ou moins fidèle, à l’examen de fin d’année, aux concours, au baccalauréat, etc. Les idées qu’on vous demande d’assimiler peuvent être en elles-mêmes et entre elles aussi différentes ou aussi semblables, aussi concordantes ou aussi opposées que possible, elle vous demande non pas de vous en enquérir, mais de les acquérir ainsi.

    Un autre facteur de la liaison des idées, non moins important, c’est la répétition… On l’a dit depuis l’antiquité : repetitio mater studiorum. Comme l’attention elle est l’œuvre de l’école. Elle non plus ne dépend ni des différences, ni des ressemblances des idées, mais des sanctions que l’école applique à ceux qui n’ont pas gardé les idées assimilées dans leur ordre essentiel, précis ; et c’est ainsi que l’école fixe peu à peu les formes de notre pensée et nous met à même de penser par catégories bien précises et bien nettes. L’Église à laquelle l’école d’aujourd’hui se substitue et dont on apprend par cœur le catéchisme avant d’être admis à la communion ne procède pas autrement pour retenir ses fidèles ; les liens sont de nature fort voisine ici et là. »

    « L’école nous demande non de nous enquérir de ce que sont les idées, mais de les acquérir ainsi ». Voilà un enseignement qui ne fait guère de place à la spontanéité de l’élève et dont l’idéal semble bien être de faire de lui une machine à répétition.

  11. Mauxion. L’éducation par l’instruction et les théories pédagogiques de Herbart, p. 122 (F. Alcan).
  12. R. de Gourmont. Valeur de l’Instruction. (Dans le Chemin de Velours, p. 88.)
  13. Dr Toulouse. Le frein. Revue Bleue, 18 juillet 1903.
  14. Durkheim. Règles de la méthode sociologique, p. 11 (F. Alcan).