Les Aphrodites/2-4

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Briard (Poulet-Malassis) (p. 151-164).

L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE.




QUATRIÈME FRAGMENT.




Un quidam de grotesque tournure, et qu’il est impossible de ne pas reconnaître pour un Gascon tout brut, s’est présenté à la porte publique des bureaux de l’hospice. Porteur d’une lettre pour madame Durut, il l’a demandée avec une arrogance peu pardonnable à un homme fort mal en point et qui est venu à pied. Comme tout se passe avec le plus grand ordre chez les Aphrodites, et que qui que ce soit d’inconnu n’est admis dans l’intérieur sans avoir subi de rigoureuses épreuves, le Gascon, introduit dans une chambre qui se ferme aussitôt à grille de fer et reçu par un homme fort peu accueillant, trouve ce genre fort mauvais. Il s’offense surtout des questions sèches qu’on prend la liberté de lui faire : “ De la part de qui monsieur vient-il ? — Eh ! cap de biou ! de la mienne. — Peut-on voir cette lettre ? — Que me veut ce bélître ? Es-tu madame Durut, l’hôtesse de céans ? Qui m’a fait un tel maroufle ? Apprends, faquin, que le chevalier de Trottignac[1] n’a rien à répondre à tes pareils ; c’est à cette femme seule que j’ai affaire. La lettre est d’un seigneur de mes amis ; mais je jure sur cette lame de ne la remettre qu’à son adresse. Qu’on me présente quelqu’un de digne, que je lui parle, je me ferai donner satisfaction d’un petit serviteur qui se donne les airs d’interroger un homme de ma qualité ! „

Pour toute réplique à cette tirade, le commis insulté tourne, à sa portée, une manivelle qui n’a pas fait deux tours que le pétulant Gascon, parlant encore, tombe vite, mais sans secousse, dans un trou de quatre pieds de large en carré sur six de profondeur. Une claire-voie ferme aussitôt cette trappe. On avait fait avertir d’avance madame Durut ; mais dans ce moment occupée de Limecœur et de la marquise, elle a renvoyé à Célestine le soin de savoir ce que peut être un aussi scabreux original que ce nouvel arrivé. On conçoit bien que le pétulant Gascon, entre quatre murs de planches et ne respirant qu’à la faveur de la claire-voie du haut, se débat comme un démon, jure, menace. Enfin la peur le prend, il crie au secours, au meurtre, dans le moment où survient la charmante Célestine.


CÉLESTINE, LE CHEVALIER DE TROTTIGNAC
(dans sa boîte).

Célestine. — Bonté divine ! que se passe-t-il donc ?

Le commis, souriant et sans répondre, tourne la manivelle en sens contraire ; on voit monter et s’élever hors du plancher comme une guérite, qui est toute la caisse dans laquelle le pauvre Gascon s’est enfoncé. Bientôt cette machine est au niveau du sol. Un des flancs est à claire-voie de barreaux tournés, distants l’un de l’autre de sept pouces. Mons Trottignac a commencé de se rassurer quand il a senti qu’il remontait et quand ses premiers regards ont été frappés d’une beauté qui n’a nullement l’air d’en vouloir à sa vie. Ce n’est pas sans une extrême difficulté que Célestine réprime l’envie d’éclater de rire que lui cause le contraste de la tournure tapageuse du prisonnier avec son air glacé d’effroi. D’ailleurs, l’homme que nous avons décrit n’est pas un objet ordinaire pour une jeune folle qui n’a jamais vu de Gascon si complétement du cru. (Le commis s’est retiré.)

Célestine. — Je suis fâchée, monsieur, que les usages de cette maison se combinant mal avec la vivacité qui paraît vous être propre, il en soit résulté des choses dont en effet vous n’ayez pas lieu de vous louer ; mais soyez persuadé qu’ici vous êtes en parfaite sûreté. Votre intérêt propre est servi par les extrêmes précautions qu’on prend avec tout inconnu, n’importe de quel rang, qui peut paraître chez nous.

Trottignac. — Madame,… en vérité,… je ne suis pas déraisonnable… Si l’on m’avait prévenu ! Est-ce enfin à madame Durut que j’ai la faveur de parler ?

Célestine. — C’est à sa sœur, qui partage ici toute son autorité. Madame Durut vous prie d’excuser si elle ne peut dans ce moment vous entendre elle-même. Je lirai de sa part, si vous voulez bien, la lettre que vous avez fait annoncer…

Trottignac (hésitant). — Madame,… j’avais pourtant juré de ne la remettre qu’à la personne elle-même… Mais qui pourrait vous refuser quelque chose ?… Voici la lettre… Maintenant je puis espérer sans doute de sortir de ce capharnaüm ?

Célestine. — Dans un moment vous serez libre. (Elle décachète, et jette avec une involontaire expression de dégoût l’enveloppe fort crasseuse. Elle lit tout bas :)


“ Au château de Bombardac, le … 1791.

“ Je t’envoie, très-chère Durut, un diamant brut qui bientôt aura, dans tes habiles mains, tout l’éclat dont il est susceptible. Tu m’as paru embarrassée parfois, lorsqu’il s’agissait de fournir, pour des passades, de robustes tapeurs ; tu n’as pas toujours sous la main ce qu’il faut pour cet objet. Voici un grivois que tu auras pour un morceau de pain[2] ; tu pourras l’attacher à ton établissement, il y fera merveille : c’était le taureau du canton. Les rouées, les patraques à grands besoins te payeront fort cher un pareil ouvrier. D’après cet échantillon tu pourras établir une spéculation. Je suis au centre de cette denrée, et, quoique sur le point de m’absenter, je me fais fort de t’en fournir une pacotille. Songe que tous les moines manquent, et que tous les laquais sont en passe de devenir des seigneurs. Tu pourras m’écrire, mon chargé d’affaires t’aura bientôt fait passer une recrue. Nos hobereaux seront trop heureux de trouver cet agréable débouché ; mais ne t’attends pas à voir arriver autant de Trottignac. Lorsque tu auras vérifié de quoi il tourne, tu sentiras que ces mérites-là ne se trouvent point par douzaine. L’individu n’est que ridicule, mais d’ailleurs fort maniable. S’il s’avisait de prendre le haut ton, en le menaçant du bâton tu le remettrais aussitôt à tous devoirs. Adieu, la plus utile des citoyennes actives et la plus ancienne amie du vicomte de Bombardac.

“ P.-S Quand ma lettre, qui va cheminer vers Paris au petit pas, te sera remise, j’aurai déjà repassé les Pyrénées. Ce n’a pas été sans peine que j’ai pu rassembler quelques centaines de louis ; je te préviens que Trottignac te tombera sur les bras sans le sou, sans chemise et peut-être sans culottes. Aide-le pour l’amour de moi ; tes avances ne seront pas perdues… Je t’embrasse et baise la belle Célestine partout où elle voudra. „

Célestine. — Voilà qui est à merveille, monsieur. D’après le bien que dit de vous un homme à la recommandation duquel nous devons beaucoup d’égards, je prends sur moi de vous assurer qu’il sera fait ici tout ce qui peut vous être convenable. (Elle sonne trois fois.) Reste une petite formalité.

Alors il entre un chirurgien examinateur, ayant autour du front un garde-vue de taffetas vert ciré qui s’abaisse jusqu’au menton en s’écartant du visage. On devine que c’est une manière d’annoncer aux gens qu’on ne songe point à regarder leurs traits, et que c’est plus bas que se dirige le ministère doctoral. Un petit domestique à la suite porte une aiguière avec sa cuvette et du linge… Cet appareil ranime les craintes du Gascon. Célestine l’apaise et lui dit fort amicalement qu’il ne s’agit que de s’assurer s’il est en parfaite santé.

Trottignac. — C’est en vérité que l’on dirait que c’est pour se foutre des gens qu’on les reçoit ici !

Célestine (un peu haut). — On ne s’y fout de personne, monsieur. Les princes eux-mêmes veulent bien se soumettre aux inviolables usages de cet établissement. Je veux bien vous répéter que si vous devez vous y attacher, il y va de votre sûreté propre qu’aucun germe vénérien ne puisse s’introduire parmi nous.

Trottignac (radouci). — Allons donc ! Avec votre diable de mine et votre raison si bien raisonnante, si vous ordonniez qu’on m’écorche vif, je serais, ou le diable m’emporte ! assez fou pour y consentir.

Célestine (au chirurgien). — Visitez monsieur.

Trottignac s’exécute : il produit, à travers les barreaux de sa cage, un bracquemart énorme que Célestine voit bien du coin de l’œil, quoique, pour le décorum, elle se soit écartée de quelques pas. Le chirurgien, après avoir mis le respectable outil dans un état de propreté qui lui manquait, palpe, visite, reconnaît l’état des génitoires et des aînes, du périnée, et, trouvant le tout dans l’état de parfaite santé, fait son rapport à Célestine. Celle-ci pour lors s’approche et ouvre la claire-voie, qui est une porte dont elle a la clef. Le bouillant Gascon, tout débraillé, s’élance, et dans son premier mouvement veut se jeter, avec la familiarité des gens de son pays, au cou de l’adorable créature. Elle le repousse sans humeur.

Célestine. — Tandis que nous y sommes, et pour ne pas abuser plusieurs fois de votre complaisance, je vais vous demander une toute petite chose encore.

Trottignac. — Ordonnez, belle poulette ! Je me mettrais au feu pour vous !

Célestine. — Il s’agit de quelque chose de beaucoup moins difficile.

D’un signe compris par le petit domestique, demeuré par son ordre, elle se procure une mesure de bois d’environ un pied de diamètre ; cet ustensile est relié du haut par un cercle de fer auquel sont adaptées quatre chaînes égales, symétriquement placées, et qui aboutissent à un gros anneau, suspendant ainsi ce boisseau comme un encensoir. L’anneau est épaissement et mollement bourré par dedans. Il s’agit que la personne dont on veut éprouver le degré d’érection introduise dans cet anneau le gland de son boute-joie et soutienne plus ou moins de livres pesant de boulets et balles de divers calibres qu’on place successivement dans ce boisseau. Trottignac, résigné à subir tout ce que pourra lui prescrire une charmante personne qui a le bonheur de lui plaire, se soumet d’autant plus volontiers à l’épreuve que Célestine veut bien placer elle-même l’anneau. Cette cérémonie ne peut qu’ajouter beaucoup aux moyens du lubrique candidat. La mesure contient d’abord un quintal… Il l’enlève comme rien… Vingt livres de plus,… bagatelle !… Dix livres de plus,… il les supporte.

Célestine. — Je cesserai quand vous direz assez.

Trottignac. — Mettez toujours.

Célestine (ajoutant dix livres). — N’allez pas faire quelque effort dont vous puissiez être incommodé.

Trottignac. — Si j’avais le droit de… (Il lève une main comme pour arriver au fichu. Un geste digne et sévère l’arrête, mais le boisseau ne bouge pas encore.)

Célestine (mettant deux poids de cinq livres chacun). — Si vous soutenez ceci de plus, tous serez l’égal de nos plus forts pensionnaires.

Trottignac. — Mettez-les à la fois ! (Il les supporte, et fait même subir à cet énorme poids un petit balancement… Il ne souffre pas qu’on le retire si vite. Ce n’est qu’au bout de trois minutes qu’il le laisse descendre sur le plancher.)

Célestine. — À merveille, monsieur, vous serez des nôtres. Votre dessein n’est pas de retourner à Paris ?

Trottignac. — Non, Dieu me damne ! je ne connais personne dans cet enfer-là ; j’ai failli m’y perdre dix fois par heure.

Célestine. — Vos effets ?

Trottignac (montrant un petit sac de nuit qui est dans un coin de la chambre.) — Voilà tout ; mes équipages et mes gens arriveront à loisir, si le diable ne les emporte pas.

Célestine. — Nous pourvoirons à tout, en les attendant. (Au petit domestique.) Conduisez monsieur au pavillon de retraite. Qu’on lui donne une chambre du corridor… Vous y porterez des rafraîchissements.

Trottignac. — Mieux que cela, sandis, ou je crève ! Je n’ai rien pris depuis mon déjeuner, je me sens un appétit de loup.

Célestine. — Eh bien ! tout ce que monsieur ordonnera. Suivez cet enfant, monsieur ; on vous laissera reposer jusqu’à demain ; vers midi, l’on fera demander de vos nouvelles.

Trottignac. — Mademoiselle, épargnez-moi d’avoir davantage affaire à ces maroufles de commis, de visiteurs…

Célestine. — Cette corvée est faite : ce sera tout autre chose désormais. Allez.

Trottignac. — Pour que ma fortune fût complète, il faudrait qu’une aussi charmante friponne que vous eût la bonté de la partager.

Célestine. — Rien que cela ! Vous allez grand train, monsieur de la Garonne. Allez en paix ; on vous donnera ce qu’il vous faut…

Trottignac se retire à petits pas, se retournant plus d’une fois pour revoir la belle Célestine.

Célestine (seule). — Voyez un peu ce pied-plat !

Le commis rentre. Célestine fait enregistrer la lettre du vicomte, le rapport du chirurgien et le montant du poids avec la circonstance des trois minutes pendant lesquelles le vigoureux Gascon l’a supporté. Le détail de cette admission sert à faire connaître une partie de l’administration intérieure de l’hospice des Aphrodites. Bien entendu que tout le monde n’est pas encagé comme le pauvre Trottignac, son ton tapageur lui a seul valu cette disgrâce ; mais le serment de tous et chacun des membres de la société comporte de se soumettre à la visite aussi souvent qu’elle sera exigée. D’ailleurs les personnes honnêtes et de bonne volonté qui se montrent pour la première fois sont examinées dans un lieu plus commode, plus décent, avec toute sorte de ménagements et de politesses.


FIN DU NUMÉRO DEUX.

  1. Trottignac : trente ans, traits marqués, brun basané, larges sourcils, barbe bleue, taille moyenne, épaules énormes, corps musculeux, jambe de courrier. — Un grand chapeau à la vieille mode militaire, avec les restes d’un plumet noir rougi par les ans ; mauvais uniforme des anciennes milices. Rapière de bretteur ; chaussure ignoble. — Mais Trottignac décrassé, façonné, ne sera pas sans prix.
  2. Cette lettre est bonne à lire pour avoir une idée du profond mépris que certains nobles du haut vol ont pour ceux qui, manquant de fortune demeurent confondus dans leurs obscurs foyers avec ce que les mêmes demi-dieux nomment des manants. N’en déplaise à l’insolent vicomte, peu de hobereaux d’aucun pays de France s’accrocheraient comme Trottignac à la plus vile ressource et justifieraient ce que dit cette lettre de sa très-dérogeante docilité.
    (Note de l’Éditeur.)