Les Aphrodites/4-1

La bibliothèque libre.
Briard (Poulet-Malassis) (p. 93-113).

SEMER POUR RECUEILLIR.




PREMIER FRAGMENT.




Relevé du journal particulier de monsieur Visard, historiographe des Aphrodites, du mercredi[1]juin 1791.

“ Je n’ai pas l’honneur d’être Aphrodite intime[2], mais j’ai le grade d’auxiliaire qui me donne mes entrées ; elles sont limitées, toutefois, et ne s’étendent guère au delà de certaines circonstances, de quelques solennités. Assez souvent, je ne suis pas seulement assistant libre, mais bien commandé, parce qu’il convient que je sois instruit par mes yeux, devant consigner dans les registres de l’ordre chaque fait avec tous ses détails d’une parfaite vérité. Or, j’étais ainsi de service, à l’occasion de cette gageure (entre le prince et le comte) dont il est fait mention dans le précédent numéro.

“ Afin que je puisse mieux remplir mon objet, on me confina dans une petite loge, tête à tête avec monsieur du Bossage, architecte, intendant des bâtiments et des machines de l’hospice. Il avait à la main le plan du local, et nous étions postés une heure avant le moment de la scène. Maître du Bossage, amoureux de ses conceptions, comme de raison (mais par malheur déraisonnablement babillard), me fit essuyer un récit fatigant des proportions de ceci, de cela ; en un mot, mille détails techniques qui me faisaient bâiller jusqu’aux oreilles et qui ne manqueraient pas d’en faire autant au lecteur. Il peut suffire à celui-ci de savoir que[3] du point où j’étais je découvrais (à la faveur de mille petites ouvertures irrégulières dont étaient criblés des cartons qui tenaient lieu de grille à notre loge), je découvrais, dis-je, une enceinte circulaire d’ifs mêlés de jasmins d’Espagne, percée de huit hautes arcades entre chacune desquelles, au point milieu des trumeaux, était élevée sur son piédestal une jolie statue de génie enfant, alternativement de l’un et de l’autre sexe. Monsieur du Bossage m’étonna beaucoup lorsqu’il m’apprit que je ne voyais que de la peinture et des enfants de bois, tant l’effet de l’if, du jasmin, de l’albâtre, était frappant et naturel[4]. Un baldaquin en verre de montre, tendu de taffetas du rose le plus tendre, à pentes retroussées de gaze d’argent, couvrait cette riante enceinte. D’amples rideaux roses partaient de la calotte, et venaient se perdre en fuyant derrière cette haie circulaire que monsieur du Bossage nommait les parois intérieures du salon d’ifs. Ce maudit homme me mit au désespoir en m’apprenant encore que le baldaquin et les rideaux cachaient à nos yeux une vilaine charpente, qu’il me fit voir dans ses coupes, et à laquelle le tout était suspendu ; que ces mêmes rideaux nous cachaient de plus seize ouvertures par lesquelles entrait de tous côtés, par les bords d’un toit obtus à l’angle du fronton[5], une lumière plongeante qui, criblée à travers le taffetas, procurait dans l’enceinte ce jour si égal, si animé, si harmonique dont j’étais ravi. Sans ces observations, malheureusement nécessaires pour que je fusse instruit, j’aurais pu croire à un lieu enchanté, tel que les fées ont le talent d’en créer avec leur baguette. Il m’obligea de noter : 1o  que le diamètre de l’enceinte d’ifs était de trente pieds ; la hauteur des parois (il n’en démordait pas !) de quinze pieds, et la hauteur, à partir du point central du sol jusqu’à celui de la calotte, de vingt-cinq ; 2o  que dans notre loge nous n’étions élevés que de huit pieds ; les arcades étaient, à la vérité, percées à la hauteur de neuf, mais des draperies du même taffetas que le baldaquin, et qui décoraient pittoresquement les cintres, dissimulaient le surbaissement du second plan[6]. On saura plus tard quelle était la destination des espaces inférieurs, profonds de six pieds, où l’on communiquait par sept des arcades, la huitième étant réservée pour former l’entrée principale. Au-dessus de ces espaces inférieurs tournait un cercle de loges pareilles à celle où nous étions, et desservies par un corridor de deux pieds et demi.

“ Tout le long de la haie d’ifs régnait un trottoir de cinq pieds, recouvert d’un drap jaunâtre, tirant sur le gris, qui faisait merveilleusement l’effet du sable. Au milieu de l’enceinte s’élevait, à la hauteur de dix-huit pouces, une plate-forme de dix pieds de diamètre, des bords de laquelle s’inclinait, jusqu’au trottoir, un talus rampant de verdure, aussi bien imitée que tout le reste. Au centre de la plate-forme était un petit autel antique, rond, d’excellent style, et qui, d’où nous étions, paraissait être de marbre violacé, décoré de têtes de bélier dorées qui servaient d’agrafes à des guirlandes de fleurs. Mais il me fallut bien supposer que tout cela n’était aussi qu’apparent, puisque monsieur du Bossage me prévint que le soir tout aurait changé de forme pour offrir un ordre d’architecture, un sol uni et des loges visibles. Cependant, n’anticipons point.

“ J’en ai dit assez pour que le lecteur qui aurait bien voulu y réfléchir un peu se soit fait une idée juste du lieu de la scène, et pour qu’aucune invraisemblance ne l’inquiétant, il puisse donner toute son attention à l’événement qu’ont pour objet tant de préparations[7]. Vingt minutes avant la représentation, plusieurs garçons de salle apportèrent et couchèrent sur le talus de verdure, en face des sept arcades qui n’étaient point celles de l’entrée, des meubles tels que je n’en avais jamais vu, et qui n’étaient ni des lits ni des siéges. Monsieur du Bossage, l’inventeur, me dit qu’il les avait nommés des avantageuses.

“ Une avantageuse est une espèce d’affût destiné à recevoir un groupe de deux fouteurs. La dame, s’y présentant comme à tout autre siége, doit se laisser aller en arrière, après avoir saisi, de droite et de gauche, deux tores bien garnis, représentant, par fantaisie, deux vigoureux braquemarts. Un coussin ou demi-matelas assez épais et plus ferme que mollet, revêtu de satin, la supporte alors depuis le haut de la tête jusqu’à trois doigts seulement de la naissance du sillon des fesses ; le reste vaguant en l’air jusqu’aux pieds, qui s’engagent, à peu de distance, dans deux espèces d’étriers, fixes, mais mollement rembourrés, et déterminent ainsi les jambes et les cuisses à se ployer en forme d’équerre. On conçoit quelle aisance cette position ne peut manquer de donner à la dame, pour l’écart et pour le jeu des hanches, qui dès lors n’est contrarié par aucun frottement. L’avantageuse ne place pas moins adroitement le cavalier. Tandis qu’une traverse assez large et douillette est sous ses genoux, ses pieds se trouvent appuyés par un troussequin. S’inclinant dans cette posture, il se trouve parfaitement à portée du but de son exercice : il passe alors ses bras sous ceux de la dame et trouve à la boiserie du meuble, en dehors, deux appuis cylindriques pour ses mains. Sur ce pied, la dame et le cavalier sont maîtres de ne se toucher, s’ils le veulent, que par les points qui doivent les unir, et de s’engager plus ou moins, soit que le cavalier, s’amenant des mains, monte, ou que la dame, ployant un peu les genoux, descende contre lui. Je compris parfaitement que ces dispositions obviaient à tous les inconvénients des enlacements des bras, qui échauffent, qui gênent la respiration ; à l’embarras des jambes et des cuisses, qui, lorsque la dame se croise sur les reins du cavalier, rendent plus lent et moins facile le procédé frictif[8]. Il en est sans doute de ce qui allait se passer dans un moment sur ces avantageuses, comme de ce qui a lieu aux courses de chevaux, où l’art s’épuise à calculer les moindres avantages. On sait bien que lorsque rien ne commande, il est infiniment doux de tenir dans un lit sa belle amie étendue sous soi (ou sur soi), d’avoir les bras passés autour d’un joli buste, d’être pressé contre deux divins tétons, où l’on peut aussi, à gogo, fourrer son nez ; de se sentir amené par une croix de deux jambes satinées, etc. ; mais ce n’est pas avec tout ce badinage paresseux qu’on tape, en deux heures, sept vigoureux coups sujets à la preuve. Voici enfin le moment de savoir si nos sept couples les fourniront[9]. „

On entend d’un peu loin des instruments à vent exécutant la marche des Mariages samnites, de Grétry. Cette musique s’approche ; Zoé paraît à la tête de huit nègres qui sont les musiciens. Zoé, agitant un gros tambour de basque, marque le pas et la mesure avec autant de grâce que de précision. Elle est nue, sauf une draperie de taffetas ponceau, pittoresquement jetée autour des hanches et qui finit à trois doigts du genou. Cette écharpe forme à gauche un nœud bouffant dont les deux bouts sont garnis d’une haute dentelle d’argent. Zoé n’a de plus que des brodequins d’entrelacs de ruban blanc et argent, des bracelets, à la hauteur du téton, et un collier du même ruban, avec une toque bouillonnée de gaze d’argent et une touffe élevée de plumes couleur de feu. Les musiciens sont costumés à peu près de même, excepté qu’au lieu d’écharpes ils ont aux hanches un tour fort ample et infiniment plissé d’écarlate bordé de franges d’argent ; cette cotille descend jusqu’aux genoux. Les brodequins sont d’entrelacs d’écarlate ; les bracelets, le collier, sont d’argent ; la toque est de batiste à calotte rouge ; les plumes sont mêlées de blanc, de noir et de couleur de feu. La musique est suivie de Belamour, aussi nu[10] ; son écharpe, absolument semblable à celle de Zoé, est lilas ; ses brodequins, ses bracelets et son collier, vert pomme et argent, ainsi que le ruban, qui, tournant autour de son front comme un bandeau d’Amour, fait derrière la tête un nœud auquel a l’air de se soutenir la grosse natte de ses longs cheveux. Belamour porte au bras un panier rempli de feuilles de vigne ; derrière lui marchent sept couples de jeunes garçons et de jeunes filles, ajustés de même, mais avec plus de simplicité et sans variété dans les couleurs. Le premier couple d’enfants est blanc : ce sont Fanfan et Chonchon[11] ; le second, bleu de ciel : Bijou et Raton ; le troisième, vert-pré : Fauvette et Minet ; le quatrième, ponceau : Lolotte et Lutin ; le cinquième, rose : Mouche et Mouton ; le sixième, violet : Mimi et Toutou ; le septième, orange : Follette et L’Étoile.

À trois pas de distance de cette jeunesse marchent les acteurs du pari ; ceux-ci sont vêtus : les dames ont par-dessus un simple jupon de taffetas blanc une casaque de fantaisie imitant la forme grecque, mais parfaitement bien à la taille et descendant jusqu’au genou. Cette casaque, rayée de blanc et de la couleur du numéro, a les manches tranchées à la hauteur du téton, et, ne croisant tout à fait qu’au-dessous de la gorge, elle en laisse voir parfaitement la séparation, avec plus de moitié de chacun de ses hémisphères. L’écharpe et le ruban (seul ornement de la tête, dont les cheveux n’ont point de poudre) sont en plein de la couleur qu’exige le numéro. Les cavaliers, en pantoufles de maroquin fort découvertes, en pantalons blancs, en gilets rayés d’étoffe pareille aux casaques des dames, le col nu, les cheveux sans poudre et relevés, ont aussi des écharpes de la couleur pleine de leur numéro. Chaque cavalier est à gauche, et marche son bras passé derrière les reins de sa dame. Celle-ci a la main gauche sur l’épaule droite de son cavalier, comme lorsqu’on se dispose à valser. Voici l’ordre et les couleurs de ce quadrille[12]. Premier couple, blanc : la comtesse de Troubouillant[13], le chevalier de Limefort[14] ; second couple, bleu de ciel : la vidame de Cognefort[15], le chevalier de Boutavant[16] ; troisième couple, vert-pré : la marquise de Bandamoi[17], le marquis de Bellemontre[18] ; quatrième couple, ponceau : la duchesse de Confriand[19], le marquis de Foutencour[20] ; cinquième couple, rose : la vicomtesse de Pillengins[21], le baron de Mâlejeu[22] ; sixième couple, violet : milady Beaudéduit[23] ; le vicomte de Durengin[24] ; septième couple, orange : la baronne de Vaquifout[25], le chevalier de Pinefière[26]. À leur suite marchaient, dans un déshabillé fort propre et sans prétention, Célestine et Fringante[27], son adjointe, et enfin madame Durut.

Ce cortége fait d’abord un tour entier. Lorsque les musiciens se retrouvent à portée de l’entrée principale, ils tournent à droite, comme pour sortir, mais ils restent dans le passage et continuent de jouer. Les pages et demoiselles[28] poursuivent leur marche jusqu’à ce que chaque couple (de même pour les champions) ait atteint l’avantageuse qu’indique son numéro, ce qui ramène Fanfan et Chonchon, madame de Troubouillant et Limefort jusqu’à la première avantageuse outre-passée au premier tour ; laissant à la suivante Bijou et Raton, madame de Cognefort et Boutavant ; à la troisième, Fauvette et Minet, madame de Bandamoi et le marquis de Bellemontre ; à la quatrième, Lolotte et Lutin, madame de Confriand et Foutencour ; à la cinquième, Mouche et Mouton, madame de Pillengins et Mâlejeu ; à la sixième, Mimi et Toutou, milady Beaudéduit et Durengin ; à la septième enfin, Follette et L’Étoile, madame de Vaquifout et Pinefière.

Tout le monde ainsi distribué, madame Durut, Célestine, Fringante, montent vers l’autel par trois marches dont est gradué le talus en face de l’entrée principale. Belamour leur apporte des tabourets, ensuite il se retire et vient dans le trottoir, son service dans cette occasion étant de veiller à ce que toute la petite jeunesse ne manque à rien de ce qui lui est prescrit.


  1. Tout ce qui était affaire, spéculation, compte, commerce, pari, par conséquent, se faisait chez les Aphrodites le mercredi, à cause de Mercure, qui gouverne ce jour de la semaine.
  2. La différence qu’il y a, chez les Aphrodites, entre les intimes et les auxiliaires, est à peu près la même que chez les francs-maçons entre les maîtres et les servants.
  3. C’est à regret que nous allons excéder peut-être le lecteur de détails descriptifs, mais heureux, sans lesquels il lui serait impossible de se représenter fidèlement la scène archi-priapique que nous entreprenons d’esquisser. L’être peu sensible aux effets des arts, à ce résultat harmonieux qu’on nomme magie, cet être frivole qui ne lit nulle feuille que pour courir après quelque gaillardise de fait ou de mot, peut franchir ici tout ce qui menacera de l’ennuyer. D’autres lecteurs aiment à se rendre compte de ce qui sollicite leur attention ; il est bon que ceux-ci ne trouvent rien d’obscur dans une orgie compliquée, dont le seul piquant n’est assurément pas de mettre sept étalons à deux pieds aux prises avec sept insatiables Messalines. Nous devons des ménagements aux personnes délicates qui, susceptibles d’indulgence pour toutes les folies que la séduction des circonstances peut justifier, s’effarouchent avec raison des cochonneries dont on peut les assaillir à brûle-pourpoint. Nous rappellerons à tout le monde que les Aphrodites ou Morosophes font profession d’être fous à leur manière, que par conséquent leur histoire est celle d’une secte de fous ; mais ce ne sont pas des brutes. Il convient donc d’établir avec soin tout ce qui milite en leur faveur et peut donner un sens à leur bizarre mais délicieux délire.
    (Note du censeur, réviseur des feuilles)
  4. Monsieur Visard, fils et petit-fils d’historiographes des Aphrodites, était en fonction depuis très-peu de temps. (Le censeur.)
  5. Je répète ici les paroles de l’architecte : puisse-t-on les entendre mieux que moi ! (L’historiographe.)
  6. Il faut avouer que ce monsieur du Bossage est un cruel homme, avec ses mesures et ses termes de l’art !
    (Note du lecteur)
  7. Le même local (susceptible, comme l’on voit, d’être combiné de bien des manières) devant être le théâtre de plus d’une scène dont parleront nos feuilles, la corvée du lecteur est faite. Il n’entendra plus parler, du moins quant à ce lieu-ci, de hauteur, largeur, parois et diamètre.
  8. Pourquoi pas frictif de friction, comme accusatif d’accusation ; justificatif de justification ; fictif de fiction. etc. ?
  9. Fin de l’extrait.
  10. Il n’a été que nommé ; mais comme il prend maintenant un rôle actif, son signalement devient nécessaire. Belamour achève sa seizième année. Quand la marquise l’a traité de brunet, elle n’a voulu parler que des cheveux et des sourcils, qui sont d’un noir d’ébène ; mais il a la peau d’une blancheur éblouissante. Grands yeux bruns, joli front, nez carré, bouche riante, dents blanches et courtes, des fossettes au menton et aux joues, les plus vives couleurs ; taille qui promet beaucoup, ensemble charmant, petit pied. Tant de perfections n’a rien d’étonnant quand on sait qu’il est le fruit du caprice d’une Jeune demoiselle, amateur de peinture, pour un de ses modèles. Belamour est cependant menacé d’avoir un jour quelque chose de monstrueux, puisque, si jeune, il est déjà porteur d’un gros boute-joie, long de cinq pouces dix lignes. Madame Durut ignorait parfaitement cette difformité, lorsque Loulou chassé, Belamour, ambitieux, et qui convoitait la survivance, vint décliner sa prétention et son titre. Mais madame Durut, qui pense bien, n’y eut point égard, trouvant le trait ingrat envers Célestine, quand celle-ci s’est donné tant de peine pour l’éducation de ce blanc-bec.
  11. Le beau sexe est nommé le premier, comme de raison. Le plus âgé des garçons n’a pas seize ans, le plus jeune en a quatorze. La plus âgée des filles touche à treize ; la plus jeune en a onze. On ne donne point ici le signalement de tous ces petits êtres, de peur d’ajouter à l’ennui de tant de détails.
  12. Nous pouvons d’autant moins nous dispenser ici de dire un mot à propos de ces personnages, qu’ils reparaîtront de temps en temps dans le cours de cette précieuse histoire.
  13. La comtesse de Troubouillant, vingt-trois ans, brune colorée, nez en l’air, œil brûlant, sourcil impérieux, bouche un peu grande mais étonnamment fraîche ; agréablement spirituelle ; formes rondes, dodues et fermes ; beaucoup de tétons et de cul ; le pied, la main, charmants ; une forêt de cheveux noirs et crépus : jugez du reste !
  14. Le chevalier de Limefort, trente et un ans, beau, grand, musculeux, pectoré ; chevalier de Malte ; traits romains, port noble, jambe à étudier pour un artiste. Limefort met peu du sien dans une société où l’on se pique de fine galanterie ou de bel esprit, mais il est si parfaitement l’homme qu’il faut au boudoir, qu’on lui pardonne, ou plutôt qu’on lui sait gré de n’être bon à rien hors de là. Il ne faut pas le confondre avec des parents du même nom, plus aimables, mais qui n’approchent pas, à beaucoup près, de son mérite. Huit pouces dix lignes ! (Entende qui pourra !)
  15. La vidame de Cognefort, vingt et un ans, beauté du diable, ni brune, ni blonde ; ni jolie, ni laide ; ni grande, ni petite. Yeux pers, belles dents. Grasseyement qui donne à cette femme l’air de niaiserie le plus trompeur ; luxure d’enfer. Talent de l’Opéra, santé tuante. On la connaît chez les Aphrodites sous le surnom de madame Encore. Elle est, au surplus, si bonne jouissance, que ses amoureux n’en ont jamais assez.
  16. Le chevalier de Boutavant, vingt-quatre ans, grand flandrin bien tourné, que le hasard de son heureuse conformation a mis à la mode. Cet homme est un sans-souci qu’on épaule à son insu, et dont les femmes veulent faire, tôt ou tard, un personnage. À son régiment (qu’il a quitté, ne voulant pas jurer), on le nommait Gimblette ou Croquignole, parce qu’il ne marchait jamais sans une provision de ces fragiles anneaux faits à sa mesure. Il est plaisant de lui entendre conter comment pas une des femmes qui ont exigé parfois qu’il s’en mit cinq ou six n’a fini sans les avoir toutes cassées, fût-ce sans y mettre le doigt. C’est ainsi que, dans le genre du chevalier, les monstres font toujours à ces dames plus de peur que de mal. Dix pouces onze lignes (tout autant) sur six pouces deux lignes !
  17. La marquise de Bandamoi, superbe femme ; sœur cadette d’un an de la duchesse de l’Enginière, et lui ressemblant si parfaitement, qu’on les prend souvent l’une pour l’autre. Mais la marquise a moins de caprices, et se met plus volontiers en frais d’amabilité. Il est vrai qu’elle vit depuis bien peu de temps dans le tourbillon où se gâtent les femmes. Elle avait suivi bourgeoisement son époux à une cour étrangère où il était envoyé. Ce galant homme est mort du chagrin de l’atteinte qu’un nouvel ordre de choses portait à la considération dont jouissait ci-devant le corps diplomatique. La veuve se console comme elle peut, dans le sein des Aphrodites, le seul asile qu’il y ait peut-être encore en France pour le bonheur !
  18. Le marquis de Bellemontre, vingt-sept ans, l’un des plus aimables débauchés de Paris ; haute stature, physionomie douce, spirituelle et gaie ; teint de jolie femme, tournure d’Apollon, cheveux d’un agréable châtain clair ; de l’enjouement, de la galanterie, du faste et tout ce qui s’ensuit, comme l’inconduite, les dettes, etc., mais le marquis tient à tout, ce qui, par malheur, est aujourd’hui ne tenir à rien ; huit pouces quatre lignes. Quelques dames Aphrodites ont eu la cruauté de lui reprocher que son beau nom n’est pas dignement soutenu, mais dans un monde ordinaire cette idée n’est venue à l’esprit de personne.
  19. La duchesse de Confriand, dix-neuf ans, jolie poupée blonde, mais ayant tout l’aimant, toute la vivacité d’une brune. Le duc son époux (qui sur ses vieux jours avait pris par air un s entre les deux syllabes de son nom) avait épousé cette enfant de la robe par une passion folle. Elle n’a duré que six mois, attendu qu’il en est mort. La prévoyante duchesse avait, même du vivant du cher duc, essayé de plusieurs de nos aimables, espérant d’en trouver enfin un qui fût digne de succéder au moribond ; mais rien n’ayant pu la fixer, elle a pris le parti d’épouser l’ordre des Aphrodites, et, telle qu’Alexandre, elle y fait voir que dans un petit corps la nature s’amuse parfois à renfermer un grand courage.
  20. Le marquis de Foutencour, trente ans. Né pour être aimable, le vent de la cour véreuse l’a gâté. C’est maintenant un comte de Tufière, aussi vain, aussi mal partagé du côté de la fortune. On ne sait ce que peut devenir un homme aussi démonté, par les orages du temps qui court ; il lui reste de l’impudence, une belle figure, et neuf pouces deux lignes !
  21. La vicomtesse de Pillengins, vingt-sept ans, brune, aussi grande qu’il est possible de l’être sans ridicule ; marche et maintien d’un cavalier doué de grâces, goût, (rare chez les femmes) pour les plus violents exercices du corps. Il faut la voir de bien près pour reconnaître qu’elle a mille beautés féminines qui n’empêchent cependant pas nombre d’amateurs de se méprendre avec elle, tant elle flaire le beau garçon. La vicomtesse traite la douce affaire comme la chasse et l’équitation : elle y est infatigable ; son allure lui a fait donner chez les Aphrodites le sobriquet de l’Escarpolette, à cause des grands balancements qu’elle fait éprouver à ceux qui ont l’honneur de la servir.
  22. Le baron de Mâlejeu, vingt-trois ans. Le premier homme, peut-être, qui ait imaginé d’avoir un album amicarum. (Dans certains pays on nomme album amicorum un livre à feuillets blancs où l’on recueille des témoignages d’amitié offerts ou accordés par les amis et les connaissances. C’est ordinairement une sentence, une strophe, ou un emblème dessiné, avec la signature des gens.) Le baron a eu l’adresse de se faire donner de ces sortes de certificats par une infinité de femmes, dont plusieurs sont très en crédit dans le genre dont les Aphrodites font estime. À la vue de cent quatorze noms révérés, qui tous attestent que le baron ne parle que par huit, neuf, dix, il a été reçu Aphrodite (comme je l’ai dit ailleurs) par acclamation. (Voyez le numéro 3, page 87.) Ces prouesses sont le passe-port d’une figure assez ordinaire, dont neuf pouces huit lignes sont le seul trait qui mérite un détail.
  23. Milady Beaudéduit, vingt-quatre-ans. On a déjà parlé d’elle, numéro 3, page 84, mais on doit ajouter que jamais femme ne mérita mieux qu’on lui appliquât le vers de la Pucelle :

    Et sur son rang son esprit s’est monté.

    Milady, régulièrement belle, est de plus très-jolie. Sa peau est d’une fraîcheur délectable ; elle a tout le maintien, la grâce, et, quand elle veut, les tons et les caprices d’une dame de cour.

  24. Le vicomte de Durengin, vingt-deux ans. Ayant reçu une éducation assez austère, et destiné à l’état ecclésiastique, à vingt ans il ignorait encore à quel objet pouvait être employée certaine partie de lui-même, dont il n’était qu’incommodé, et avec laquelle ses supérieurs (mis dans le secret) avaient terriblement brouillé sa conscience. Mais Lucifer, sous la forme d’une blanchisseuse de rabats, vint enfin éclairer un beau jour le brûlant séminariste. Dès lors celui ci crut avoir deviné les véritables vues que la nature avait sur lui. Il quitta donc brusquement le petit collet et se jeta dans le tourbillon, avec toute la fureur à laquelle les gens passionnés sont sujets. Au bout de deux ans, on n’aperçoit chez Durengin presque plus aucune trace du théologien ni du cafard. Aphrodite depuis trois mois, les registres font foi qu’il a fait, lui seul, la besogne de quatre frères. Cet homme est mieux que mal fait, assez étoffé sans graisse, toujours riant, bon buveur et constamment en arrêt, quoiqu’il en porte un de neuf pouces cinq lignes !
  25. La baronne de Vaquifout. (On orthographie ici ce nom, pour la commodité du lecteur, comme on sait qu’il doit être prononcé. Voir plus haut.) La baronne est une superbe Allemande qui, n’en déplaise aux six autres dames, a plus de charmes qu’aucune d’elles, mais il lui manque leur pétillante vivacité. Cette femme est un modèle dans le goût de ceux dont Rubens aimait à occuper ses pinceaux. On ne vit jamais une plus belle tête. Des cheveux d’une rare longueur et épais à proportion, qui seraient plus admirés en France, si on n’y avait pas, en général, une sotte prévention contre le blond un peu vif. Celui de la baronne est justement à la dernière teinte possible avant le roux. Comme jouissance, la baronne est d’abord alarmante par sa distraite inaction ; mais bientôt on est agréablement rassuré, lorsqu’on sent que son aimant intérieur supplée à tout, et que dans ses bras on se trouve plus souvent et plus longtemps homme, qu’avec nos sauteuses en liberté. On voudrait seulement qu’elle réformât la mauvaise habitude qu’elle a de fermer ses superbes yeux dans les instants décisifs. C’est trop de privation pour ses amants. Quelque-uns s’en sont effrayés, croyant qu’elle mourait tout de bon ; mais les amis particuliers de la baronne sont parfaitement tranquilles sur cet accident, qui peut lui arriver, sans le moindre danger, quinze ou vingt fois par jour.
  26. Le chevalier de Pinefière, dix-neuf ans. Mis au monde, et dans le monde, par la plus adorable petite maîtresse de Paris, le fripon lui a dérobé toutes ses grâces, son esprit, son charme et son délicieux libertinage. Pinefière est blond comme sa mère, mais il n’en est pas moins vif jusqu’à la pétulance et ardent comme le feu. Une malheureuse aventure à Malte l’ayant fait surnommer le chevalier M… (*), il quitta la croix et se proposa de se marier. Mais lancé parmi les Aphrodites, chez qui sa mère tient un rang distingué, il renonça bientôt au projet de prendre aucune espèce de chaîne. Il est tout simplement homme à bonnes fortunes, en attendant de faire une fin. Beau, joli, fait au tour, il faut que les yeux voient absolument tout pour être sûr qu’il n’est point une femme ; mais on n’en doute plus quand il a montré sept pouces neuf lignes !

    (*) Ici était nommé un charmant acteur, peut-être injustement accusé de quelque chose dont tout le monde ne rit pas. Nous avons supprimé ce nom.

  27. Fringante, fille aussi magique dans le genre de la brune que Célestine dans celui de la blonde. Fringante a dix-neuf ans, elle a figuré quelque temps à l’Opéra, mais elle s’est dégoûtée de ce tripot parce qu’elle est sans intrigue et dominée par un vorace tempérament qui lui gâtait toutes ses affaires d’intérêts. Assez heureusement née pour ne priser dans l’homme que sa virilité, inaccessible à ces petites répugnances qui ne font grâce ni aux années ni à la laideur, ayant d’ailleurs dans les yeux on ne sait quel charme qui produit des miracles sur certains individus jusque-là condamnés à ne plus se sentir renaître, cette étonnante créature a été une trouvaille pour madame Durut. Fringante n’a pas, à beaucoup près, l’intelligence et le liant de Célestine, mais elle répare ce désavantage par un zèle qui se conçoit à peine et dont chaque jour madame Durut entend répéter l’éloge. Fringante, un peu moins en chair que Célestine, est aussi un peu plus grande. Ces dignes collègues s’aiment avec tendresse, et s’évertuent à l’envi pour la plus grande prospérité de l’établissement.
  28. Ici ces qualifications sont une plaisanterie : on désigne chez madame Durut cette jeunesse domestique par le nom de camilles. Les garçons sont camillons, les filles camillonnes. Les gens instruits savent que ces dénominations ne sont pas de pure fantaisie : “ Camilli et camillæ, ita dicebantur ministri et ministræ impuberes in sacris. „