Les Aphrodites/6-1

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Briard (Poulet-Malassis) (p. 97-109).

L’AMITIÉ À L’ÉPREUVE.




PREMIER FRAGMENT.




La scène est au bosquet anglais, dans un joli pavillon fort enrichi de glaces, et qui en tire son nom.


CÉLESTINE, FRINGANTE.

Célestine (à moitié pâmée à la suite d’un petit doigt de cour très-vif que Fringante vient de lui faire). — Ah ! d’où revient-on !… (Elle veut l’embrasser.) Il faut avouer que tu fais cela comme une divinité… Voyons si j’aurai le même succès…

Fringante (refusant). — Grand merci ! Quand je suis assurée à quelque chose de plus solide, je ménage volontiers ma poudre.

Célestine (d’un ton badin). — Vous êtes charmante ! Crois-tu donc, mademoiselle, qu’à t’amuser avec moi ce soit la tirer aux moineaux ? Je suis ta dupe, Fringante, tu ne m’aimes pas autant que je t’aime.

Fringante. — Vous êtes une ingrate, Célestine ; tu dois être bien intimement convaincue de ma tendresse pour toi… Cependant, si pour t’en assurer mieux il faut te laisser prendre la petite peine que je voulais l’épargner…

Célestine. — Comme ce compliment est tourné ! C’est donc une petite peine que mademoiselle vient d’avoir à l’instant ? (En parlant, elle a troussé Fringante.)

Fringante. — Il est plus aisé de céder que de te faire entendre raison[1].

Elle se résigne. Célestine, au lieu de se borner à rendre le doigt de cour, renverse pétulamment Fringante et la glottine avec une tendre fureur.

Fringante. — Tiens, tiens,… délicieuse coquine !… pour le coup… tu ne douteras pas… (Elle n’a pas la force d’achever.)

À mesure que Fringante s’empassionne, Célestine redouble d’ardeur. On entend celle-ci murmurer, dans son attitude si propre à étouffer la voix, de ces mots fous qui décèlent qu’en donnant du plaisir elle en goûte infiniment.

Fringante (ressuscitant). — Quelle folie !

Célestine (se rinçant la bouche). — On sait du moins à quoi s’en tenir.

Fringante. — Si j’avais été méchante, j’aurais eu bientôt fait de rabattre ce beau transport.

Célestine. — Comment cela ?

Fringante. — Je t’aurais dit qu’un moment avant de venir ici Trottignac, par un coup bien tapé, m’avait fait à la volée ses adieux dans le corridor. Mais rassure-toi : la plus ample toilette a passé l’éponge sur cet impromptu.

Célestine. — N’importe ! si je m’en étais doutée… Mais tu badines ? Tout de bon, il te l’a mis ?

Fringante. — Tout à l’heure ; dur comme fer, chaud comme braise.

Célestine. — Tu me désoles !

Fringante. — C’est pourtant quelque chose d’étrange que ton aversion pour cet homme-là ! Par quel motif ?…

Célestine. — Je serais bien embarrassée de le dire.

Fringante. — Il est bien fait.

Célestine. — Pour un porteur de sacs.

Fringante. — Il est gai…

Célestine. — Comme un manant.

Fringante. — Il a du talent.

Célestine. — Oui, sans doute, j’ai failli même en faire une rude épreuve[2] ; cependant tout bien fait, tout gai, tout homme à talents qu’il est, et quoique j’aie le démon de la fouterie[3] délayé dans mon sang, je renoncerais à la chose, s’il n’y avait dans le monde que des Trottignac.

Fringante. — Ta sœur le voyait avec des yeux bien différents.

Célestine. — Oh ! ma sœur, elle foutrait avec le diable.

Fringante. — Et moi de même.

Célestine. — Mais laissons là ce vilain homme. Le voilà, grâce à Dieu ! déniché de l’hospice pour n’y rentrer jamais. Avoue pourtant qu’il y a des gens bien heureux.

Fringante. — Est-ce de toi, ou de lui, que tu parles ?

Célestine. — C’est de lui. Trouver ainsi quatre folles encore jolies, riches, libérales, d’humeur à se cotiser pour lui faire un sort fixe de cent louis, l’entretenant de tout, voilà de ces aubaines qui ne tomberaient pas à un galant homme…

Fringante. — Ou plutôt qu’un galant homme n’accepterait pas. Comment nomme-t-on ces peu délicates bienfaitrices ?

Célestine. — Mesdames de Lamotte-Pertuis, de la Rigolière, de Vitami et de Confort. Le contrat est en bonne forme. Elles émigrent.

Fringante. — Le quidam les suit, m’a-t-on dit, en qualité d’écuyer ?

Célestine. — C’est-à-dire de premier domestique, car tout cela n’est que robe et haute finance, quoiqu’en fait d’hommes elles faufilent avec la cour.

Fringante. — Aïe ! aïe ! Pour peu qu’elles soient accoutumées aux gens du bon ton, le Trottignac jouera bientôt près d’elles un sot rôle…

Célestine. — Il va les ennuyer à périr, le jour tout au moins. Pas l’ombre de savoir-vivre ! point de culture ! Il s’énonce comme un valet, et crie !

Fringante. — C’est assez le ton de la province, de la sienne surtout.

Célestine. — Si la métempsycose n’était pas une rêverie, je gagerais qu’il fut un jour un baudet.

Fringante. — Il en conserve d’assez beaux échantillons. Mais cessons, si tu veux, de parler de lui, puisqu’il n’a pas le don de te plaire…

Célestine. — Je n’étais pas la seule : le Pot-de-Chambre[4], c’est tout dire, n’a jamais pu le souffrir autrement qu’en levrette. Elle prétend que ce masque à beaux traits, mais qui n’exprime que la bassesse des sentiments et la bête ironie, la glaçait toutes les fois qu’elle s’oubliait à le considérer.

Fringante. — Le Pot-de-Chambre raffiner ! c’est à quoi l’on ne s’attendait guère. Je crois bien la valoir, moi ; cependant je te jure qu’un homme quelconque, pourvu qu’il soit sain de corps et qu’il n’ait point de mauvaises odeurs, pourra m’apporter tel visage que la nature aura trouvé bon de lui départir, et me trouvera toujours inaccessible aux petites répugnances. Disons la vérité, ma chère Célestine : tout homme qui passe vingt-cinq ans n’est-il pas, comme visage, assez communément laid ? Ces traits marqués, cette barbe, ces muscles, ces détails prononcés qu’on nomme belles proportions, qui donnent l’air mâle, avoue que tout cela n’est beau que par convention d’abord, et puis surtout par comparaison. Que m’importe, à moi ? je ne vois dans un homme que la mécanique nécessaire à faire végéter et se mouvoir ce dont toi et moi faisons tant de cas[5]. Ce bon morceau, qui fait l’homme, n’est, pour moi du moins, que comme la chair de ces pâtés renommés dont la croûte n’est nullement prisée.

Célestine. — Je ne suis pas de ton indifférence pour la croûte, moi qui certes fais bien la même estime du pâté. Mais sais-tu bien qu’on remarque ici des effets fréquents de ta bizarre morale ? On s’est plus d’une fois plaint que dans tes rapports en qualité d’essayeuse[6] tu ne rendes qu’un compte sec de la chose et ne dises jamais un mot du plus ou moins de mérite de la manière.

Fringante. — Je m’en garderais bien !… D’abord, outre que le prix de ces petites formes dont je comprends que tu veux parler hausse ou baisse au gré du caprice, c’est au solide qu’on doit s’attacher pour le véritable intérêt de l’établissement. Il est question d’y savoir combien monsieur un tel porte, comment il bande, combien il fout. Impartiale, je manége l’individu tant bien que je puis, et je dis ensuite, de bonne foi, quel est son produit net. C’est d’après cela, ma chère consœur, que pas un de mes essayés n’a dupé l’ordre, tandis que plus d’un des tiens t’a mérité de vertes réprimandes.

Célestine. — Mais sais-tu bien que c’est m’en faire une ? Voudrais-tu m’accuser de remplir moins bien que toi les devoirs de notre commun emploi ?…

Fringante. — Tu caves au plus fort. Certes, mon dessein n’est pas de te désobliger ; mais je crois pouvoir avancer que tu es trop bonne, et que tu tiens trop de compte aux capricieux des détails qui peuvent t’amuser. C’est toi, nommément, qui nous as infestés d’une légion de revireurs… Celles de nos belles dames qui n’ont pas ton fichu goût tremblent d’avance pour leur derrière, quand elles voient ballotter[7] quelqu’un des essayés de l’ambidextre Célestine.

Célestine. — En revanche, celles de mon bord, c’est-à-dire qui aiment tout, ne s’attendent qu’à de la grosse et de la simple besogne de la part des recommandés de mademoiselle Fringante. Cela ne revient-il pas au même ?

Fringante. — D’accord.

Célestine. — Sais tu que c’est à moi qu’on a l’obligation d’avoir repêché ce joli grand vicaire que tu avais jeté hors du réservoir, parce que, le jour de ses preuves, il avait débuté par deux préludes dans lesquels on fait pourtant aussi parade de talents, et parce que, croyant bien faire en te démontrant qu’il s’entend également bien à tout, il avait, sitôt après la première accolade, essayé de te le mettre de l’autre façon ? Tu te fâchas, tu lui dis net que ce n’était pas ce qu’il fallait dans l’ordre, tu rompis la séance, et le pauvre diable fut rejeté. Par bonheur, il avait parmi les affiliés des amies qui revinrent à la charge et répondirent de lui. Son bon droit, mieux appuyé, fut pris en considération sur nouveaux frais. Ce monsieur-là se trouve capable d’aller à six et sept. La forme exigeait qu’il subît derechef un essai. Tu comprends bien qu’il tâcha pour lors de tomber dans ma semaine. En deux heures, il me le mit six fois à la française, avec variété de posture ; jolis entr’actes ; en un mot, toute la science des ruelles petites-maîtresses… Mais il se gardait bien de tomber dans la faute qui lui avait attiré ton improbation… Cependant, à travers mille caresses, il ne pouvait s’empêcher de dire à mes collines les plus jolies choses du monde, et même de les baiser en soupirant. “ Est-ce là tout le bien que vous leur voulez ? „ lui dis-je en riant sous cape. Le dernier mot venait à peine d’échapper, déjà le comble était mis à la louange. Il reçut de ma part une belle attestation. À la plus prochaine assemblée, il fut remis au scrutin. Il y eut bien encore quelques boules noires, tant les préventions portent malheur, mais madame de l’Enginière[8], madame de Fièremotte, madame de Fraissillon et la petite de Condoux furent nommées commissaires. Chacune lui donna un jour, toutes furent enchantées et visèrent mon attestation avec éloge. Pour lors il fut reçu tout d’une voix ; mais on te déroba la connaissance de cette révision, pour ne pas te faire de la peine. Il se trouve aujourd’hui que ce grand vicaire est à la mode et que nos friandes meurent d’impatience qu’il ait achevé les matrones[9] pour avoir le plaisir de s’en donner avec lui.

Fringante. — Grand bien lui fasse ! Je t’avoue que dans le temps je fus un peu piquée de voir reparaître mon abbé me faisant un peu la nique, mais pourtant plutôt galamment qu’avec humeur. Et c’était toi, mademoiselle, qui m’avais valu cette petite mortification !

Célestine. — Comme tu le dis ; mais en tout bien tout honneur. J’espère cependant que nous n’en serons pas moins bonnes amies.

Fringante. — Il faudrait bien d’autres griefs pour me brouiller avec toi.

Célestine. — Avoue donc que chacune de nous a ses petites préventions, et que la mienne, qui ne rabaisse qu’un Trottignac, est beaucoup moins au désavantage de l’ordre que la tienne, qui faillit le priver du charmant abbé Dardamour…


Ici la conversation est interrompue par trois personnes attendues et qu’amène la négrillonne Zoé.


  1. C’est ce que pensent les trois quarts des femmes (avec bien du bon sens) quand on les a tourmentées pour choses qui d’ailleurs ont de quoi les amuser.
  2. Voyez ce qui est dit à ce sujet dans le numéro cinq.
  3. Quoiqu’en général un peu plus circonspecte que sa sœur. Célestine cependant parfois s’oublie. Il faut qu’on le lui pardonne.
  4. Utile et peu difficile personnage dont il est parlé page 20 du numéro trois.
  5. Ce principe est un peu dur, et mademoiselle Fringante nous y donne l’idée d’une étrange espèce d’égoïsme.
  6. On se souvient que Fringante est, pour cet objet, en partage avec Célestine.
  7. Ici, cela veut dire passer au scrutin.
  8. Madame de l’Enginière avait tenu parole, comme on voit. Dès qu’elle fut soumise au règlement contre lequel sa hauteur avait d’abord regimbé (voir le premier numéro), on la reçut avec transport, et la voilà déjà chargée des commissions de confiance. Cette belle duchesse avait bien été devant son jour !
  9. Tout récipiendaire au-dessous de trente ans est obligé de couler à fond la première classe, c’est-à-dire celle des vieilles. À l’époque de la réception dont on parle, il y avait dix-neuf quadragénaires, dont la doyenne est encore madame la présidente de Conbanal, âgée de cinquante et un ans. La plus jeune, madame de Restez-y, venait alors de compléter son huitième lustre. À ces deux extrêmes de la liste, le nouveau reçu doit tous les devoirs à discrétion, mais pendant un seul jour pour chacune ; avec les autres, il en est quitte pour un seul hommage, au choix de la dame. Une condition plus dure est de passer parmi les Villettes, les quatre jeudis du premier mois de son existence dans l’ordre, mais il s’en trouve dispensé si quelque dame, de son propre mouvement, daigne l’occuper ce jour-là, ce qui arrive toujours, pour peu que le personnage intéresse. Au surplus, s’il se trouve convaincu, soit d’avoir sollicité, soit d’avoir, par quelque manœuvre, éludé l’invitation d’une dame moins agréable pour se faire inviter ailleurs, non-seulement le frère intrigant n’est plus rachetable par les femmes, mais il tombe aux parties casuelles, c’est-à-dire, chez les Aphrodites, qu’il est, pour tous les jeudis de la première année, dévolu aux andrins, où presque tous les exécuteurs de la moyenne justice de l’ordre se piquent d’être inexorables. Pour lors, il n’y a plus qu’une ressource : c’est de recourir à messieurs de Ribaudaise, Trougalant, abbés Andouillet, du Fauxcon, et autres jeunes habitués, qui, moyennant une légère gratification, se sacrifient pour le pauvre condamné. On trouvera sans doute fort sages ces règlements qui pourvoient pour et contre à des intérêts qu’il était difficile de concilier.