Les Aphrodites/Texte entier

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Briard (Poulet-Malassis) (p. i-164).

PRÉAMBULE NÉCESSAIRE.




L’ordre, ou la fraternité des Aphrodites, aussi nommés Morosophes[1], se forma dès la régence du fameux duc d’Orléans, tout ensemble homme d’État et homme de plaisir, au surplus bien différent de son arrière-petit-fils, qui s’est aussi fait une réputation dans l’une et l’autre carrière.

Soit qu’un inviolable secret ait constamment garanti les anciens Aphrodites de l’animadversation de l’autorité publique (si sévère, comme on sait, contre le libertinage porté à certains excès), soit que dans le nombre de ses fidèles associés il y en eût plusieurs d’assez puissants pour rendre vaine la rigueur des lois qui aurait pu les disperser et les punir, jamais avant la Révolution leur société n’avait souffert d’échec de quelque conséquence ; mais ce récent événement a frappé plus des trois quarts des frères et sœurs ; les plus solides colonnes de l’ordre ont été brisées ; le local même, qui était dans Paris, a été abandonné.

Des débris de l’ancienne institution s’est formée celle dont ces feuilles donneront une idée. On y verra se développer progressivement le lubrique système et les capricieuses habitudes des Aphrodites, gens fort répréhensibles peut-être, mais qui du moins ne sont pas dangereux, et qui, fort contents de leur Constitution, ne songent nullement à constituer l’univers.

Ci-devant il n’y avait pas eu d’exemple qu’un seul statut, un seul usage des Aphrodites eût été divulgué ; mais ce n’est pas quand un nouvel ordre de choses existe, quand mille petites récréations (criminelles du temps de l’ancien régime), comme la calomnie, les délations, les exécutions impromptues, sont, sinon encouragées, du moins tolérées, qu’ont à craindre de se livrer sans beaucoup de mystère aux leurs, des citoyens infiniment actifs qui, d’accord avec la nation, reconnaissent la liberté, l’égalité, pour bases de leur bonheur ; qui, comme elle, méprisent toutes distinctions de naissance, de rang et de fortune ; qui savent tirer la vraie quintessence des droits de l’homme, si heureusement dévoilés de nos jours, et ne font rien, en un mot, qui n’ait pour but la paix, l’union, la concorde, suivies (surtout pour eux) du calme et de la tranquillité.

C’est au peu d’intérêt qu’ont les Aphrodites modernes à cacher ce qui se passe dans leur sanctuaire, que nous devons les scènes fidèles dont sera composé ce joyeux recueil.

NOTE DE L’ÉDITEUR.




Au trait, au coloris de ce tableau, et surtout à certains mots neufs (tel notamment un boute-joie), on a cru reconnaître l’auteur des Aphrodites pour le même à qui l’on doit le Doctorat impromptu, la Matinée libertine, le Diable au corps, et d’autres folies du même genre. Du moins, si ces fragments sont d’un imitateur, on peut assurer qu’il a parfaitement saisi la manière du modèle.


NUMÉRO UN




C’EST TOI ! C’EST MOI !

TANT PIS, TANT MIEUX.

À BON CHAT BON RAT.

VIVE LE VIN ! VIVE L’AMOUR !




LES APHRODITES




C’EST TOI ! C’EST MOI !




PREMIER FRAGMENT




Le Chevalier[2] à peu de distance de Paris, à cheval et seul, reconnaît un local à portée duquel il se trouve pour celui que lui désigne une adresse qu’il vient de lire ; alors il met pied à terre, laisse son cheval au domestique, se détourne, et, suivant un sentier, ainsi que le tout lui est prescrit, vient contre une maison de peu d’apparence, des deux côtés de laquelle s’étendent de longues murailles qui annoncent un grand emplacement. Il frappe ; un portier aveugle vient lui répondre.

Le Portier (en dedans et porte close). — À qui en voulez-vous ?

Le Chevalier (en dehors). — À madame Durut.

Le Portier. — C’est ici. Êtes-vous seul ? à pied ? à cheval ? en voiture ?

Le Chevalier. — Je suis seul, mes chevaux m’attendent plus loin ; je suis à pied.

Le Portier (ouvrant). — C’est bon ! entrez. (Le chevalier entre, la porte se referme aussitôt ; une grille borne le passage du côté de la cour.) On va vous ouvrir la grille. Il est inutile de parler à l’autre portier. Sourd, il ne vous entendrait pas ; muet, il ne pourrait vous répondre. Vous irez à droite, le long du portique, jusqu’à l’angle de la cour.

Le sourd, qui a vu le chevalier, vient ouvrir la grille. Dès qu’il a passé, cet homme referme, tandis que le chevalier va du côté qu’on lui a indiqué[3]. On entend un coup de sifflet très-bruyant.

Madame Durut[4] (avertie par le sifflet, déjà sur la porte et ouvrant ses bras avec une surprise mêlée de plaisir). — Jour de Dieu ! qui s’y serait attendu ? Te voilà donc de retour, mon beau bijou ? Est-ce bien toi, mon fils ? (Ils se sont joints et s’embrassent avec la plus vive amitié.)

Le Chevalier. — Oui, maman, arrivé d’hier soir, et bien pressé de vous revoir !

Madame Durut. — Ah ! point de vous, je t’en prie. Comme le voilà grand et beau, ce cher enfant ! (Le prenant par la main.) Viens, viens, mon toutou ! (Elle lui fait traverser la cour et le conduit à un pavillon du meilleur style.) Sais-tu bien qu’il y a quatre mortelles années que je n’ai vu mon cher Alfonse ni reçu de lui la moindre nouvelle !

Le Chevalier. — Tout autant, je l’avoue, mais il n’y a pas eu de ma faute, je te le jure. (Il s’est interrompu, frappé de l’élégance et du bon goût d’un appartement qu’on lui fait traverser pour l’amener enfin à un délicieux boudoir.) Mais, dis-moi, ma bonne, as-tu fait fortune depuis mon départ ? Ce séjour diffère étrangement du modeste hôtel garni que tu tenais il y a quatre ans.

Madame Durut (souriant). — Il s’est fait quelque heureux changement dans mes petites affaires ; nous aurons tout le temps d’en causer ensemble. (Lui sautant au cou.) Mais comme il a tourné ce polisson-là ! Eh bien ! n’avais-je pas raison de dire à ton imbécile de père… oh ! mais ce n’est pas ce grand dadais-là qui t’a fait, je l’ai toujours soutenu à ta maman.

Le Chevalier. — Ne va pas m’apprendre qu’elle ait pu en convenir. (Il l’embrasse.)

Madame Durut. — Je leur soutenais donc, quand ils se plaignaient de ta figure longtemps équivoque, que tu serais un jour le plus joli cavalier de Paris… C’est pourtant moi, Fanfan, qui ai eu la gloire de t’avoir mis dans le monde ; ce fut moi qui t’appris… hein ?… tu souris, fripon !

Le Chevalier (la caressant). — Cette gloire est bien peu de chose pour toi, ma chère Durut : c’est à moi de m’enorgueillir d’avoir eu, en fait de galanterie, le plus admirable précepteur.

Madame Durut (le prenant dans ses bras). — Ce cher enfant, qui ne l’aimerait à la folie ?

Le Chevalier. — Je suis venu tout exprès, maman, pour me faire redire que tu m’aimes toujours un peu.

Madame Durut. — Un peu, petit ingrat ! Que ne peut-on, sans se donner un complet ridicule, te prouver à quel point on t’aimerait encore ? Mais parlons d’autre chose !

Le Chevalier (avec feu). — Non, non, chère Agathe !

Madame Durut (lui serrant la main). — Bon cela, tu viens de me rajeunir de dix ans en me donnant mon nom de fille. (Elle soupire.) Ah ! le bon temps, mon cœur !

Le Chevalier[5]. — Je vais te le rappeler mieux. (Il la renverse en même temps sur un meuble propice et la trousse, mettant lui-même en évidence le plus séduisant boute-joie.)

Madame Durut (à la vue de cet objet). — Bonté divine ! que vois-je là ? Mais, mais, mon bel ange, voilà de quoi… Un moment, laisse-moi le contempler à mon aise… Je ne puis en croire mes yeux… Quoi ! c’est-là le ci-devant joujou de poupée qui pourtant me donnait tant de plaisir !… La voilà, cette petite broquette dont j’ai fait l’éducation ! Ceci tient du miracle. (Le chevalier, par modestie, veut couper court à cet éloge et occuper encore plus agréablement la bonne Durut.) Attends, attends, mon fils, que je me prosterne, que je l’adore. (Elle tombe à genoux avec une visible ferveur, et, couvrant de baisers le brûlant objet de son culte, elle continue :) Modèle et roi des vits[6], puissé-je faire ta fortune, comme tu fis et vas faire encore ma félicité ! (Elle se relève et se poste savamment. Le chevalier l’init avec toute l’ardeur et la grâce imaginables. Après Un court silence, madame Durut sentant les approches du suprême bonheur se livre aux transports et, s’agitant à l’avenant, s’écrie :) Foutre ! c’est trop de plaisir, il fout comme un dieu[7] ! (Elle baise, elle mord ; le chevalier est tout à fait à son unisson ; quelques instants ont suffi à cette brusque jouissance. La voluptueuse Durut, frissonnante, les yeux égarés, les dents serrées, tombe dans une espèce de léthargie. Bientôt le chevalier, alarmé de cet état, se dispose à chercher autour de lui de quoi la secourir ; au premier mouvement qu’il fait pour se dégager, il se sent arrêté par les revers de son frac, et de la sorte apprend que son extatique championne n’a pas tout à fait perdu connaissance. Pour lors il devine qu’un service de plus ne pourra manquer de bien faire. Il recommence donc à se mouvoir, d’abord insensiblement, peu à peu d’un meilleur train, auquel l’intelligente Durut se conforme à merveille. L’action va toujours se précipitant par degrés, jusqu’à la dernière vivacité. Près de la sublime crise, ils paraissent hors d’eux. Madame Durut devient presque furieuse et, faisant d’étonnants haut-le-corps, dit de ces folies que le récit ne peut que refroidir ; on les supprime pour passer à la suite de leur entretien.)

Le Chevalier (se rajustant). — On est bien aimable, ma chère Agathe, quand on sent et jouit comme toi ! Sais-tu qu’on irait au bout du monde pour trouver une femme aussi bien inspirée, aussi connaisseuse en voluptés, aussi habile à les goûter.

Madame Durut. — J’ai pourtant, comme tu vois, mes petits trente-six ans bien comptés, dont, grâce à Dieu, vingt campagnes.

Le Chevalier. — Tu peux citer avec orgueil et ton âge et tes prouesses.

Madame Durut. — Tout de bon, les hommes me gâtent un peu. La plupart de ceux qui viennent ici voudraient m’avoir, si j’en avais le temps, et me soutiennent que nombre de nos fringantes voudraient bien valoir à vingt ans ce que je vaux encore. Ma gorge, par exemple. (Elle la découvre.) Tu n’as, pas eu le loisir d’y faire attention. Nous venons de nous harponner si brusquement, une reconnaissance a quelque chose de si vif ! Mais, tiens, examine maintenant ! (Elle montre en entier ses tétons.) Vois-tu ? Ces messieurs-là ne sont-ils pas toujours à la même place où tu les vis, il y a bien cinq ans, pour la première fois ?

Le Chevalier (les baisant). — Toujours divins !

Madame Durut. — Sont-ils étayés ! ont-ils fait la paix ?

Le Chevalier (les maniant). — C’est toujours la plus, belle contenance et la plus opiniâtre bouderie.

Madame Durut (changeant de posture). — Et ce cul superbe, que tu trouvais tant de plaisir à caresser. (Elle le met en évidence.) Le premier cul, je crois, que tu aies vu de ta vie ?

Le Chevalier (le caressant). — Et le plus attrayant que j’aie jamais rencontré.

Madame Durut. — Eh bien ! touche, manie ; a-t-il rien perdu de ses belles formes, de son poli, de son élasticité ?

Le Chevalier. — Adorable ! Ne me le fais pas admirer trop ; songe que je reviens d’Italie et que…

Madame Durut (sans se déranger). — Ah ! parbleu ! tu me la donnes belle ! Et quand tu ne serais pas sorti de Paris, serais-je étonnée de te voir un caprice pour ces princesses-là ? Va, va, elles en ont affriandé bien d’autres !…

Le Chevalier. — Et je n’en aurai pas l’étrenne sans doute ?

Madame Durut. — Que tu es enfant avec ta question ! Quand le cœur t’en dira, mon fils ; mais pour aujourd’hui c’est assez. J’ai sur toi des vues qui me prescrivent de te ménager. (On entend trois coups de sifflet très-vifs.) Pour le coup, il faut que je te quitte.

Le Chevalier. — Que vais-je devenir ?

Madame Durut (sonne et ouvre une porte déguisée). — Passe là dedans, tu trouveras du chocolat[8] et quelqu’un dont tu as besoin : on aura soin de toi. Nous dînons ensemble. Songe que tu es mon prisonnier pour tout le jour. Sans adieu. (Elle sort.)

Tout en parlant, avant de se retirer madame Durut a rajusté les coussins de l’ottomane et réparé son propre désordre. Passant dans le cabinet indiqué, le chevalier y trouva une négrillonne de quatorze à quinze ans qui, l’aiguière à la main, se présente sans façon pour le purifier. Elle le lave et l’essuie avec un linge de coton des Indes. Aussitôt que cette toilette (qui ne laisse pas de raviver le chevalier) est achevée, un adolescent, de la plus jolie figure, habillé en jockey, paraît avec du chocolat, ce qui sauve la petite d’une attaque que l’ardent chevalier méditait déjà de lui faire ; car en même temps elle a disparu en souriant avec espièglerie. Il se console de cette petite disgrâce en prenant une tasse de ce chocolat parfumé, qu’on ne peut nommer de santé dans l’acception ordinaire. Ensuite il sort avec le jockey, qui lui dit avoir ordre de madame Durut de lui faire voir les jardins de cette habitation singulière.

TANT PIS, TANT MIEUX




DEUXIÈME FRAGMENT




LA DUCHESSE[9], MADAME DURUT

La Duchesse (dans le déshabillé le plus négligé, mais le plus coquet, et avec beaucoup d’agitation). — Je vous avoue, ma chère Durut, que vous m’étonnez à l’excès en m’apprenant que le comte n’est point encore arrivé.

Madame Durut. — D’après son billet d’hier, madame la duchesse, il devrait être ici depuis une heure.

La Duchesse. — Et… au défaut de sa présence, pas un mot aujourd’hui !… Je ne suis pas une femme ridicule, je conçois qu’on peut être retardé, tout à fait empêché même par quelque fâcheux contre-temps ; mais du moins on a des égards, on fait faire un message, et l’on n’expose pas une femme de ma sorte à se trouver au dépourvu pendant peut-être tout un jour.

Madame Durut. — Ici, madame, vous ne devez pas avoir cette crainte.

La Duchesse. — À la bonne heure ; mais je pouvais consacrer cette journée à des occupations qui, certes, m’auraient bien valu ce qu’à le mettre au plus haut prix monsieur le comte pourra me procurer d’agrément.

Madame Durut. — Que voulez-vous que je vous dise, madame ? Il est galant homme et je lui connais pour vous des sentiments…

La Duchesse (avec feu). — Oh ! je suis bien la très-humble servante de ses sentiments ; on ne me paye point avec cette monnaie. Je veux du plus solide. Il y a quelque chose là-dessous, ma bonne ; ceci m’a tout l’air d’un tour, et je le trouverais très-mauvais, je vous jure. (Elle a changé dix fois de place pendant cette conversation ; elle secoue sa badine avec plus que de l’humeur.) Vite, un de vos gens à cheval ; qu’on coure chez le comte ; qu’on y prenne langue ; si l’on ne peut me le trouver sur le champ, qu’il soit lancé tout le jour de place en place, autant qu’on pourra se mettre au fait de sa marche, et qu’enfin on me l’amène mort ou vif !

Madame Durut. — Charmante vivacité ! Qu’il est heureux, ce cher comte, d’exciter une aussi flatteuse inquiétude !

La Duchesse (brusquement). — Trêve aux flatteries ; je ne suis pas de la meilleure humeur… et…

Madame Durut. — Là, là, madame la duchesse, épargnez-moi. Il est agréable de vous louer, mais on peut sans efforts vous obéir, quand vous exigez qu’on ménage votre modestie.

La Duchesse (allant et venant). — Monsieur le comte, monsieur le comte !… (À madame Durut.) Mais vous m’avez entendue et vous êtes là encore ! Allez donc ! ordonnez donc ! on veut me faire devenir folle aujourd’hui ! En vérité, madame Durut, vous remplissez très-mal, je dis très-mal, les devoirs du poste que vous occupez ici.

Madame Durut, qui par malice ne s’était pas pressée, va enfin servir l’impatience de cette femme altière ; mais en s’éloignant elle fait une mine d’irrévérence et presque de mépris que, par bonheur, la duchesse, occupée de se regarder dans une glace, ne peut apercevoir.

La Duchesse (seule, toujours agitée, se lève, s’assied, fredonne un air, soupire avec oppression, et tire enfin avec vivacité le cordon d’une sonnette. Un jockey paraît.)

Le Jockey[10]. — Qu’y a-t-il pour le service de madame ?

La Duchesse (avec colère). — Ce qu’il y a pour mon service ? Un bain, et un autre que toi pour m’y servir. La Durut ; qu’elle rentre et me parle à l’instant ! (Seule.) Oh ! tout ceci va mal ; l’établissement dégénère à faire pitié !

Madame Durut (accourant). — Me voici. On va partir ; votre comte se retrouvera sans doute ; mais, pour Dieu ! madame la duchesse, un peu de sang-froid, et ne tourmentez pas, à propos de rien, des gens qui vous sont dévoués de toute leur âme. Voilà mon pauvre Loulou[11] que vous avez rudoyé, je gage, et qui s’en va le cœur gros, versant des larmes.

La Duchesse. — Ah ! c’est que j’ai sur le cœur aussi sa bêtise de l’autre jour.

Madame Durut. — Qu’a-t-il donc fait ?

La Duchesse. — L’animal me sert au bain, tremble comme si j’étais apparemment un tigre, un crocodile ! Je daigne lui faire nombre de questions, il ne sait y répondre. J’ai un caprice, il ne sait le deviner ; je le lui explique aux trois quarts, il ne comprend rien, et mon butor me quitte après mes avances humiliantes ! Mais vous ne savez pas, madame Durut, mettre à la porte des balourds de cette espèce !

Madame Durut. — C’est un bon petit diable ; il a craint de vous offenser.

La Duchesse. — Eh ! morbleu ! que n’avez-vous plutôt des insolents qu’on puisse souffleter pour ce qu’ils oseraient de trop, que ces timides inutiles qui vous servent ric-à-ric avec un sot respect ! (Elle hausse les épaules.) Mon bain est-il commandé ?

Madame Durut. — Oui sûrement.

La Duchesse. — Je mangerai un morceau, des drogues, ce qui se trouvera ; et comme me voilà désorientée à crever de dépit, j’attendrai ici l’heure de la seconde pièce des Italiens.

Le jockey reparaît pour avertir que le bain est prêt. Comme la duchesse marche du côté de la porte…

Madame Durut (avec un peu de mystère, l’arrête et lui dit à basse voix :) — Si madame voulait permettre, je lui offrirais pour aujourd’hui le service d’un nouveau venu…

La Duchesse. — De quelque sot encore ?

Madame Durut (saluant). — C’est mon neveu ; il est tout neuf, à la vérité, pas au fait du service des bains ; j’ose cependant me flatter qu’il contenterait madame.

La Duchesse. — Cela a-t-il un peu de figure, de tournure ?

Madame Durut (souriant). — Il n’est pas mal. Au reste, il arrive de province ce matin, et la fatigue du voyage fait un peu de tort à ses agréments naturels ;… mais…

La Duchesse (avec impatience). — En voilà dix fois de trop ! (Avec ironie.) Les agréments naturels du neveu de madame Durut, voilà de l’intéressant au moins ! Pauvre petit enfant gâté ! Monsieur votre neveu, délicieux personnage, a fait une longue course ? Il est fatigué ? Eh bien, madame Durut, qu’il se délasse et recouvre à loisir ses agréments naturels !

Madame Durut. — Fort bien ; je n’avais garde d’interrompre cette tirade d’orgueil et d’humeur d’une dame de cour à qui l’on manque de parole.

La Duchesse (interrompant avec courroux). — Si l’on me manque de parole, songez à ne pas me manquer de respect !…

Madame Durut. — Ma foi ! madame la duchesse, si nous voulions, le décret du 19 juin nous dispenserait de bien des formes[12] ; mais à Dieu ne plaise que j’oublie mon devoir. D’ailleurs, vous connaissez le faible que j’eus toujours pour vous. Je veux la paix, et pour cela j’insiste pour que vous daigniez voir mon Alfonse.

La Duchesse (avec aigreur). — Ah ! c’est mon Alfonse ! Ces gens ont la fureur de se donner des noms… Eh ! madame Durut, pourquoi votre neveu ne se nomme-t-il pas tout uniment Nicolas, Claude, François ? Voilà ce qui convient tout à fait à des gens de votre étoffe.

Madame Durut (un peu piquée). — Vous verrez que je ferai débaptiser mon neveu pour enroturer ses patrons au gré de votre vanité ! quoi qu’il en soit, voyez-le ; qu’il se nomme Alfonse ou Nicolas, c’est un charmant garçon ; je n’en rabattrai pas une épingle. Souffrez que j’aie l’honneur de vous servir au déshabiller, et qu’ensuite…

La duchesse, sans dire oui ni non, va du côté de son bain ; madame Durut suit et la déshabille ; tout cela se passe en silence.

La Duchesse. — Quelque livre…

Madame Durut. — De quel genre, madame ?

La Duchesse (avec humeur). — Autre bêtise ! Du genre que j’aime, apparemment.

Madame Durut. — Ah ! j’entends. (Elle disparaît un instant, et revient avec deux volumes à la main.) Voici ma Conversion, du célèbre Mirabeau, et le Petit-fils d’Hercule.

La Duchesse. — Quant au premier ouvrage, je l’aimais assez avant cette exécrable révolution à laquelle l’auteur a tant de part ; mais un renégat destructeur de la noblesse et des titres ne mérite plus que ses victimes daignent sourire à ses gaietés. Donnez-moi le Petit-fils d’Hercule.

Madame Durut. — Le voilà… Par exemple, ce serait le cas… Mon neveu lit comme un ange.

La Duchesse. — Elle a le diable au corps avec son neveu ! J’aurai bien plutôt fait de céder à cette présentation que de chercher à m’y soustraire. Allons, voyons donc monsieur Alfonse : que j’aie le rare avantage de faire connaissance avec monsieur Alfonse Durut !

Dès que la duchesse a eu cette velléité de consentir, madame Durut s’est mise à écrire sur une carte ce qui suit :

“ Viens, mon cher Alfonse, mettre à fin une délicieuse aventure : c’est avec une duchesse, que je te donnerai pour une actrice de province. Toi, je te fais mon neveu. C’est une fantaisie que j’ai : il faut passer par là. Point de bottes, le ruban noir en poche ; un peu de niaiserie ;… accours[13]. „

Madame Durut sonne, parle bas au jockey, qui disparaît avec la carte ; en même temps, la duchesse, qui a parcouru les estampes du Petit-fils d’Hercule, continue : — Gravures détestables. Les artistes qui se mêlent de décorer ces sortes d’ouvrages ne devraient-ils pas avoir autant d’esprit et d’usage que les auteurs eux-mêmes,… je veux dire que ceux qui en ont comme celui-ci, qui paraît terriblement bien connaître nos goûts et nos caprices ? Voyez, Durut. (Elle lui montre la planche d’une duchesse sollicitant à genoux les complaisances du héros.) Ici, par exemple, on a voulu représenter une de nous ; ce n’est pas la posture ni l’intention que je blâme, nous sommes bien capables de tout cela ; mais comme ce bélître de dessinateur a pensé le grand habit ! Cette femme n’a-t-elle pas plutôt l’air d’une reine de Saba que d’une dame du palais ?… C’est à faire pitié ! (Elle jette le livre au loin avec mépris. — En même temps le chevalier vient montrer sa jolie mine à travers la porte, qu’il entr’ouvre avec une feinte timidité.)

Le Chevalier (à madame Durut). — On dit, ma tante, que vous me demandez ?

La Duchesse (avec étonnement). — Quoi ! c’est là votre neveu ?

Madame Durut. — Lui-même. (Souriant.) Peut-il entrer ?

La Duchesse. — Assurément. (Au chevalier, d’un ton amical.) Entrez, monsieur. (Le chevalier entre. Bas à madame Durut :) On n’a pas une plus charmante figure.

Madame Durut (au chevalier). — Fais tes remerciements à madame, à qui je viens de parler de ta vocation pour le théâtre, et qui veut bien s’intéresser en ta faveur auprès du directeur d’une troupe dont elle est la première actrice. (La duchesse, agréablement surprise du tour qu’a choisi madame Durut, sourit et lui serre la main en signe d’approbation.)

Le Chevalier (saluant la duchesse). — Ah ! madame, que de bonté !

La Duchesse. — Je n’aurai pas grand mérite à seconder vos vues, monsieur. Je prétends, au contraire, me faire de ma négociation un droit à la reconnaissance de celui de qui votre adoption va dépendre. (Elle attire à elle madame Durut pour lui parler à l’oreille.) Mais c’est un ange que ce neveu-là ! (Le chevalier s’est écarté pour feindre la discrétion.)

Madame Durut (bas). — Je ne voulais pas vous en faire tout de suite un grand éloge.

La Duchesse (bas). — J’étais bien devant mon jour, je l’avoue, quand je me défendais de le voir : je suis femme à raffoler de lui. (Haut.) Monsieur Alfonse, ayez la complaisance de relever ce livre et de me le rapporter… (Il obéit. Pour recevoir le livre de ses mains, la duchesse a la coquetterie d’écarter si bien la toile dont sa baignoire est enveloppée, que rien n’empêche le chevalier d’y voir complétement cette belle en état de pure nature ; aussi ne manque-t-il pas de plonger un regard furtif sur tant d’appas. En même temps la duchesse fixe avec méditation sur lui des regards qui par degrés s’animent de tous les feux du désir : leurs yeux venant enfin à se rencontrer, ils rougissent l’un et l’autre. La duchesse continue :) Vous me trouvez un peu curieuse ? C’est que j’ai pour principe qu’on peut saisir à certain point, dans une physionomie, les indices du caractère ; je cherchais donc à démêler dans la vôtre à quel emploi, pour la comédie, vous pouviez être le plus propre. Il me semble que celui de jeune premier est le seul qui vous convienne.

Madame Durut (au chevalier). — C’est celui qu’on nomme dans le monde les amoureux. (À la duchesse.) Il n’est pas au fait ; il faut lui expliquer les choses. (Au chevalier.) Te sens-tu des dispositions, , franchement ?

Le Chevalier (vivement). — Oh ! oui, ma tante, d’infinies,… (baissant les yeux) surtout s’il s’agit d’entrer dans une troupe où madame…

La Duchesse (interrompant). — Je crois vous entendre. (À madame Durut.) Il n’est pas sans esprit.

Madame Durut (un peu bas). — Je m’en suis toujours doutée, et je suis sûre que, si vous aviez la bonté de lui communiquer un peu du vôtre, il ferait en peu de temps des progrès admirables.

La Duchesse (moins bas). — Soyez assurée, ma chère Durut, qu’il n’y a rien que je ne sois capable de faire pour votre neveu… Il rougit ! il est divin !

Cette rougeur, très-vrai, provient de l’impression plus que douce que fait sur le très-impressionnable jeune homme la fréquentation de ses yeux sur une infinité de charmes. On siffle pour madame Durut.

Madame Durut (souriant). — Excusez-moi, mes enfants. (Elle sort.)

La Duchesse (à madame Durut, comme pour la rappeler). — Eh bien ! eh bien ! (Au chevalier.) Votre tante est la meilleure femme de l’univers ; mais, entre nous, elle perd l’esprit. Y a-t-il du bon sens à s’en aller sans me laisser personne qui puisse m’aider à sortir du bain ?

Le Chevalier. — Je croyais, madame que vous y étiez depuis bien peu de temps. Mais, quand il vous plaira d’en sortir, j’aurai soin de vous procurer tout ce qui pourra vous être nécessaire.

La Duchesse. — C’est parler raisonnablement. Mais votre tante est vraiment folle, comme je vous le disais : n’imaginerait-elle pas que j’allais me servir de vous-même !

Le Chevalier. — Permettez, madame, que je sois neutre dans cette occasion. Si, de peur de vous déplaire, je n’ose vous contredire, il n’en est pas moins vrai que ma tante pensant à me procurer tant de bonheur, je ne puis aussi la blâmer.

La Duchesse (gaiement). — Cela est clair, je suis condamnée.

Le Chevalier. — Il serait heureux pour moi que de vous-même vous voulussiez bien avoir tort.

La Duchesse (finement). — Monsieur Alfonse, vous n’êtes pas tout à fait aussi neuf qu’on a voulu me le persuader… Eh bien ! je souscris à votre arrêt, et vous allez être chargé seul de tous les petits soins d’usage. L’effet que j’espérais de ce bain est absolument manqué… Je ne sais,… au lieu de me rafraîchir il m’a mise dans une agitation !… (Elle se met debout dans sa baignoire.) Je n’y peux plus tenir ! (Faisant face au chevalier, elle expose ainsi dans tous leurs avantages ses plus attrayants appas. Alfonse, malgré son inexpérience, fait tout ce qui convient avec une adresse infinie. Ses larcins même ont une grâce qui donne de lui la plus favorable opinion. Les détails de cette toilette vont jusqu’à une espèce de pillage galant, pour lequel au surplus la duchesse, sûre de son triomphe, affecte de donner les plus engageantes facilités.)

Le Chevalier (tortillant en ce moment dans ses doigts les mèches de la toison, comme pour leur rendre leur ondulation naturelle). — Si j’étais assez maladroit pour vous faire quelque mal ?…

La Duchesse. — Je vous crois bien sûr du contraire. Il faut avouer, mon cher Alfonse, que vous êtes le plus intelligent baigneur… (Dans ce moment il a l’attention de détourner de l’orifice même les pointes qui pourraient s’y être engagées… On se doute de l’effet agréable que peut produire un aussi scrupuleux détail. La duchesse ajoute :) Non, vous n’êtes point un nouveau venu. Durut m’a trompée. Vous avez passé votre vie à rendre de pareils services ?

Le Chevalier. — Je vous jure, madame, que j’ai le bonheur de les rendre pour la première fois de ma vie.

Il a fini ; la duchesse prend pour tout vêtement un ample et long peignoir de mousseline. Un instant de silence et d’inaction.

La Duchesse (avec l’air d’hésiter et d’être combattue). — Eh bien !… il y a de la bizarrerie à ce que je vais vous proposer… Mais c’est une folie qui me passe par la tête… Auriez-vous la complaisance de vous y prêter ?

Le Chevalier. — Vos volontés sont des ordres pour moi.

La Duchesse. — Je voudrais… Non, non, je ne veux plus ;… c’est aussi par trop extravagant.

Le Chevalier (à genoux). — Parlez, de grâce !

La Duchesse (se hâtant de le relever.) — Y pensez-vous ! J’imaginais de vous inviter à vous mettre dans ce bain, si vous ne répugniez pas à m’y succéder ; j’aurais à mon tour essayé s’il est aussi naturel que vous le dites de s’acquitter bien…

Le Chevalier (interrompant). — Vous, madame, daigner…

La Duchesse (extrêmement agitée). — Eh ! pourquoi pas ?

Le Chevalier. — Si vous ne vous amusiez pas à m’éprouver…

La Duchesse (très-émue). — Quelle idée ! (Elle lui serre involontairement la main.)

Le Chevalier. — Quoi ! tout de bon, vous souffririez qu’à vos yeux…

La Duchesse (vivement et avec un peu d’embarras). — N’achevez pas. Ce que vous ajouteriez serait la satire de ma propre imprudence.

Le Chevalier. — Vous l’ordonnez…

Il se déshabille à la hâte. Quand il n’a plus qu’une chemise et un caleçon, il hésite. La duchesse en silence détache les boutons des manches et du col. Le chevalier se voit forcé de quitter sa chemise ; la duchesse en feu, le cœur palpitant, se repaît des formes délicieuses de ce corps, dont on peut se faire une idée si l’on connaît le groupe de Castor et Pollux des jardins de Versailles. Reste le caleçon.

La Duchesse (les yeux fixés sur la ceinture). — Eh bien ?

Le Chevalier (les doigts sur les boutons).

— Eh bien ? (Il observe avec une attention profonde les mouvements de la duchesse, qui ne lève cependant pas les yeux et paraît attendre obstinément.)

La Duchesse. — Eh bien donc ?

Le caleçon tombe et met en liberté le plus fougueux prisonnier ; celui-ci, par une heureuse direction, a l’air de défier… cet adversaire que recèle le peignoir.

La Duchesse (presque hors d’elle-même.) — C’est… c’est assez ! (Le chevalier va s’élancer dans la baignoire, elle le retient.) Non, non, rhabillez-vous, bel Alfonse ; je ne soutiendrais pas jusqu’au bout l’épreuve dangereuse que j’ai eu la témérité de tenter… Je suis une insensée : quittons-nous !

Le chevalier est à ses pieds, la serrant à cru contre lui, car le fripon a su profiter d’un moment où le peignoir s’est entr’ouvert, et ses bras brûlants enlacent les plus belles fesses de la cour. Sa bouche est à la hauteur du nombril ; d’un mouvement respectueux en apparence, il l’abaisse sur la brune tapisserie du salon des plaisirs.

— Ah ! que je mérite bien ce qui m’arrive ! s’écrie la duchesse.

Le chevalier, qui depuis longtemps a vu ouverte la porte d’une pièce contiguë dans laquelle est un lit, soulève légèrement la duchesse et la porte sur cet autel. Elle se défend avec un courage opiniâtre du sacrifice qu’il s’agit de lui arracher. Cette résistence paraît au chevalier d’un ridicule qu’il ne se croit point fait pour respecter. En vain la duchesse, qui s’est saisie du trait dont elle semble redouter l’atteinte décisive, essaye-t-elle, par un jeu d’une vivacité proportionnée à l’extrémité de la circonstance, de tromper les vues du chevalier ; il sait se dérober à la main experte qui s’abaisse à le travailler, il se rend maître de tout ce qui peut s’opposer à la vraie consommation de l’holocauste. Bref, la duchesse est… violée. La loi d’une guerre de siége est que le vainqueur ne fasse aucun quartier quand la place succombe à l’assaut ; aussi notre adorable conquérant fait des siennes à toute outrance, darde sa rosée de vie sans le moindre ménagement. Le peu de part que semble prendre l’assiégée à la joie de ce triomphe ne veut pas dire qu’elle y soit tout à fait insensible. Elle a goûté, peut-être en dépit d’elle-même, le plus vif des plaisirs ; mais à peine cet orage de bonheur a-t-il fini pour elle, qu’elle laisse échapper de désobligeantes expressions de repentir et de ressentiment. Nous n’en rapporterons que ce qui est indispensablement nécessaire à la solution de l’énigme.

— Monstre ! dit-elle dans un délire de fureur, tu te crois heureux ? Eh bien ! si je suis grosse de ta façon, vil petit bourgeois, tu m’auras assassinée, car je me brûlerai la cervelle !

Sans doute le lecteur ne s’attendait pas à ce dénoûment, qui n’est du tout analogue à l’imbroglio de la scène ! Il faut le mettre au fait. La duchesse, par un de ces travers dont rien ne peut rendre compte, a conservé de son origine allemande et de l’éducation qu’elle a reçue le préjugé de croire qu’une femme de haut rang se doit de ne mettre au monde que de vrais gentilshommes. En conséquence, mariée depuis trois ans, il lui est assez égal que les enfants qu’elle pourra donner à son époux soient de lui ou du plus fécond des aide-maris qu’elle favorise : le point essentiel est qu’aucun levain roturier ne puisse fermenter dans ses nobles entrailles ; elle a donc fait et tenu jusqu’alors le serment de ne se livrer selon la nature qu’à des nobles. Or, elle est persuadée dans cette occurrence que le bel Alfonse est le neveu d’une femme dont la naissance est non-seulement obscure, mais abjecte. Elle a du caractère, nous l’avons dit en traçant son portrait, aussi, quelque charmante qu’ait été pour elle la naissance de sa tentation, elle est au désespoir d’avoir été entraînée. Elle avait tout autre projet : d’abord celui de satisfaire un désir curieux ; la vue d’un corps qu’elle soupçonnait être admirable lui promettait un grand plaisir. Pourquoi ne pas le goûter en entier ? Pourquoi se priver, par un peu de fausse honte, de savoir si ce qui fait l’homme répondait chez Alfonse au reste de ses perfections ? De là le caprice de proposer le bain, d’aider à déshabiller, d’exiger la chute du caleçon, etc… D’ailleurs, elle supposait Alfonse novice, docile, capable de s’arrêter où elle le lui prescrirait. Ensuite, la duchesse, par exemple, aime à la fureur qu’une langue complaisante et vive l’électrise et lui fasse oublier son être. C’était à ce seul badinage qu’elle se proposait d’employer son beau protégé. Mais point du tout ! Le voilà qui a pris le mors aux dents, et le reste ! Quel bonheur pour cette femme bizarre quand elle sera détrompée ! Quelle bonne scène ridicule pour le chevalier, qui sent tout l’embarras que se donne la duchesse en sortant soudain de son rôle de femme de théâtre pour outrer la hauteur d’une femme de cour !

Oublions-les pendant quelques moments et voyons un peu ce qui se passe ailleurs.

À BON CHAT BON RAT.




TROISIÈME FRAGMENT




À peine la duchesse est-elle au bain, que le comte (rencontré tout près de l’hospice par l’émissaire) est arrivé. C’est à son occasion qu’on avait sifflé pour madame Durut quand elle a si brusquement laissé seuls la duchesse et le neveu supposé.

Madame Durut introduit le comte dans le même pavillon où elle avait d’abord conduit le chevalier.

Le Comte[14]. — C’est qu’aussi la chère duchesse extravague : exiger de moi, dans ma position[15], des entrevues de jour, c’est manquer totalement de bon sens.

Madame Durut. — Vous savez que, la nuit, elle ne peut ni sortir, ni vous recevoir chez elle.

Le Comte. — Jeter ensuite feu et flamme, parce que je ne suis pas à la minute au rendez-vous où elle n’a rien de mieux à faire que de se trouver même avant l’heure, c’est me tyranniser !

Madame Durut (ironiquement). — Je vous conseille de vous plaindre.

Le Comte. — Où est-elle, enfin ?

Madame Durut. — Au bain.

Le Comte. — Je vole auprès d’elle…

Madame Durut. — Non pas, s’il vous plaît. (On devine la véritable raison de madame Durut. Voici ce qu’elle donne :) L’objet du bain est de calmer le sang : or, nécessairement, l’explication que vous auriez ensemble agiterait cette belle dame. Vous aurez donc la complaisance d’attendre que j’aie pris ses ordres à votre sujet et rapporté sa réponse.

Le Comte. — Vous avez raison, ma chère Durut ; du caractère que nous lui connaissons, elle ne manquerait pas de faire une scène : il faut l’éviter. Mais je meurs de besoin ! cloué, dès huit heures du matin, sur les bancs de ce maudit Manège, d’où je me suis échappé comme un voleur, sans attendre la fin de la plus intéressante discussion… (Quoique le comte n’ait dit tout cela qu’en vue de faire l’important, madame Durut, sachant très-bien qu’il est absolument nul à l’Assemblée, et se plaisant à faire des épigrammes à sa manière, coupe cette tirade :)

Madame Durut. — Que prendrez-vous, monsieur le comte ?

Le Comte. — Une croûte grillée, avec un peu de vin d’Espagne.

Madame Durut. — On va vous servir à l’instant. (Elle disparaît. Un moment après, le déjeuner du comte est apporté par Célestine[16], une charmante fille, qui passe dans la maison pour être sœur de mère de madame Durut.)


LE COMTE, CÉLESTINE.

Le Comte (allant au devant). — Quoi ! c’est vous-même, belle Célestine, qui prenez la peine…

Célestine. — Pourquoi pas, monsieur le comte ? On a toujours du plaisir à servir quelqu’un d’aimable.

Le Comte (avec un mouvement modeste). — Ah ! ce joli compliment met le comble à vos attentions, (Il la débarrasse du plateau.) Si vous vouliez, charmante Célestine, que ce déjeuner devînt délicieux pour moi, vous mouilleriez ce verre de vos lèvres de rose, et, buvant après vous, je croirais recevoir un baiser.

Célestine. — Voilà qui est d’une galanterie bien quintessenciée ! Pourquoi demander de ma part un baiser par ricochet quand je puis vous en donner plutôt deux qu’un directement ?…

Le Comte (les prenant avec transport). — Est-on aimable ! En vérité, Célestine, vous surpassez tout ce qui vient ici…

Célestine (interrompant gaiement). — Chut ! chut ! songez que nous avons quelque part certaine duchesse, et…

Le Comte. — Bon ! elle est au bain, si loin, si loin de nous !…

Célestine (avec finesse). — Mais si près, si près de votre cœur ! (Il ne laisse pas d’entraîner Célestine jusque vers un fauteuil, où il se jette la tenant entre ses jambes.) Allons, monsieur le comte, de la bonne foi dans les traités ; vous n’êtes point ici pour moi.

Le Comte. — Laissons, mon cœur, ces subtilités de délicatesse. Il y aurait moyen de bien mieux employer les instants. (Il chiffonne le fichu.) Si vous m’aimiez un peu…

Célestine (défendant faiblement sa gorge.) — Nous ne nous connaissons point, pourquoi vous aimerais-je ?… Vous êtes joli cavalier, pourquoi ne vous aimerais-je pas ?

Le Comte (s’animant). — Elle est divine ! Il y a un siècle, belle enfant, que tu me trottes en cervelles ; mais tu as précisément une de ces sorcières de mines qu’il faut chasser de son imagination comme la peste, si l’on ne veut pas s’enfiévrer.

Célestine. — Pourquoi, s’il vous plaît, me chasser si fort ? Sachez que j’aime beaucoup, moi, qu’on se passionne un peu pour mon petit mérite… Mais voyez donc comme il m’accommode ! (Les tétons sont au pillage.)

Le Comte. — Un baiser, ma petite reine.

Célestine. — À la bonne heure ! (Elle le donne.)

Le Comte (en admiration). — Quelle blancheur ! quelle finesse de peau !… Tu permets bien aussi que je baise ?…

Célestine (le laissant faire). — Voilà comme sont tous ces hommes ! Ils demandent moins que rien ; on leur accorde quelque chose : tout de suite ils veulent davantage ! (En effet, tout en baisant les fraises du sein de Célestine, le comte a glissé sa main le long de deux cuisses d’albâtre.) Ne le disais-je pas ? — Finissez, pour le coup !… Votre duchesse… ma sœur… et tout est ouvert !

Le Comte. — Tu as raison. (Il va promptement fermer la porte.)

Célestine (feignant de s’y opposer). — Non, non ! Ce n’est pas pour ce que vous pensez au moins !… (Le comte vient se rasseoir, entraîne Célestine et la tient, jambe de ça, jambe de là, en face de lui.) Quelle folie ! on m’attend… chut ! (Pendant la pause qu’exige cette situation, le comte s’est rendu maître du plus délicieux bijou. Célestine feint d’avoir l’oreille au guet et de ne pas consentir tout à fait au larcin de l’agresseur. Celui-ci agace un petit point très-sensible chez les dames, et que chez Célestine surtout on n’excita jamais impunément.) Oh ! mais !… mon cher comte, soyez donc en scène avec moi ; je voulais me fâcher un peu,… je le devrais sans doute ; mais si vous me faites de si jolies choses, il n’y aura pas moyen…

De ce moment, il est décidé que le comte peut pousser à bout l’aventure. Déjà l’humide paupière de Célestine palpite et s’abat sur l’œil languissant ; ses roses s’animent, son sein s’agite… Elle tombe en avant, la bouche sur celle du comte. Celui-ci, à la faveur des jupons retroussés sur son bras, a mis en campagne le grand maître des cérémonies, qui déjà faisant sentir sa douce chaleur aux lèvres du bijou doré, y remplace le doigt précurseur. Célestine est si éloignée de prendre en mauvaise part cette ruse de guerre, que soudain, d’une main aguerrie, elle s’empare du trait menaçant, et, s’en frottant vivement le corail extérieur, elle achève ainsi de se faire pâmer d’aise. Ses baisers deviennent furieux ; elle abandonne le poids de son corps sur le comte, et se plonge en même temps l’ardent boute-joie, sans se faire grâce d’une ligne…

Le Comte (avec transport). — L’adorable créature !

Pour jouir plus voluptueusement de cette plénitude de possession, il demeure inactif, et, s’amusant de la plus belle mappemonde imaginable, il attend, la fin de l’anéantissement de Célestine… Elle respire enfin ; alors il la soulève et la laisse retomber périodiquement, donnant ainsi l’impulsion de cette manœuvre électrique qu’exige le mécanisme de la jouissance. Presque aussitôt la lubrique Célestine est de moitié dans ce voluptueux travail. Plus elle le presse, plus le comte le ralentit, voulant se filer un moment de superlatives délices. Célestine, sentant approcher les vives annonces de la consommation, ne fait plus que s’agiter circulairement sur le comte avec l’air de le mordre. Ils atteignent ainsi le faîte du bonheur. Leurs âmes, confondues dans les postes inférieurs, se retrouvent encore en se mêlant dans les plus ravissants baisers.

Célestine (après un long silence). — Ah ! mon cœur ! quelle aubaine ! Si ta fière duchesse savait cela !… (Elle se dégage.)

Le Comte (debout). — Elle n’aurait pas lieu, à la vérité, d’en être fort satisfaite, car (ce que je vais te dire n’est point un vain compliment, Célestine) ce début de bonheur avec toi me désenchante absolument sur le compte de l’orageuse duchesse. Tu vaux infiniment mieux, et je songe très-sérieusement à donner beaucoup de suite à cette passade.

Célestine (gaiement). — Quant à moi, sans plus y songer que tout à l’heure, je me sens fort capable de tolérer dans l’occasion tes chères impertinences. (Elle s’aperçoit à certaine restitution, que le comte a fait de grands frais dans leur impromptu.) Comme tu m’en as donné ! c’est un déluge ! Si je pouvais être jalouse de ta superbe amie, j’aurais du plaisir à penser que tu n’as pas réservé grand’chose pour elle. (En disant cela elle est appuyée d’une main contre le dossier d’un fauteuil, et de l’autre s’essuie provisoirement ce qu’on sait, le corps un peu penché.)

Le Comte. — Ah ! c’est m’insulter. Voyez d’abord ! (Il se fait voir en effet encore sous les armes, et gardant très-ferme contenance.) Maintenant je vais vous répéter plus victorieusement encore…

La posture de Célestine indiquant pour lors un autre plan d’attaque, il la trousse par-dessus les reins, et met au plus grand jour les beautés occidentales. Frappé de leur rare perfection, il ne peut se défendre de différer en leur faveur l’exécution de sa seconde entreprise. Il tombe à genoux ; les sœurs rebondies sont à l’instant vivement caressées et couvertes de mille baisers. Peut-être n’est-Oe que la coquetterie de recevoir complétement cet hommage qui suggère à Célestine de demeurer postée, faisant semblant de renouer ses jarretières ; peut-être aussi le plus bizarre de tous les goûts pour une femme, et dont Célestine sera bientôt connue pour être dominée, fait-il qu’elle ne prend aucune précaution contre la belle Florentine qui pourrait la menacer. Déjà le comte, dans un moment de délire assaisonné des exclamations les plus passionnées, est allé jusqu’à déposer un baiser fixe et mouillant sur cette bouche impure de laquelle, en pareil cas, il serait disgracieux d’obtenir un soupir… Célestine ne peut s’empêcher de rire. Dès que le ridicule s’en mêle, tout désir disparaît Elle se déplace donc, laissant le comte un peu confus d’avoir trop affiché certaine prédilection dont un moment plus tard il allait donner des preuves encore plus décisives. Que ne se doute-t-il que peut-être la capricieuse Célestine lui en aurait su gré !

Célestine (gaiement). — Avouez, cher comte, que vous êtes terriblement… de là ?… Qui vous laisserait faire…

Le Comte. — Il faudrait que Célestine eût moins de charmes, on serait moins extravagant.

Il tire de son portefeuille un assignat de trois cents livres et le lui donne.

. . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . .

(On supprime ici d’inutiles lambeaux de dialogue.)

Célestine (acceptant l’assignat après quelques façons). — Ne croyez pas cependant que je veuille employer ce chiffon à réparer votre sottise. On dit qu’avant peu ce beau papier de votre fabrique ne sera plus bon qu’à cet usage ; mais, en attendant, je vais bel et bien le convertir en écus.

Le Comte. — Tu me bats avec mes armes, friponne ! Cela n’est pas généreux…

Pour l’apaiser, Célestine se jetant à son cou lui donne un de ces baisers qu’elle a le talent de rendre si doux, et échappe à l’instant. Il est bon d’avertir le lecteur que cette si complaisante Célestine avait été députée au comte par madame Durut, afin qu’il fût occupé tout le temps qu’il faudrait à la duchesse pour s’arranger avec le charmant Alfonse. On voit que Célestine ne pouvait s’acquitter mieux de son agréable commission. Le comte se purifie, aidé, comme l’a été le chevalier, par la jolie négrillonne, Ensuite il déjeune et attend, en lisant quelques feuilles du jour, qu’on vienne enfin lui donner des nouvelles de la duchesse.


ENCORE AU PAVILLON DES BOIS.

Madame Durut y était, comme on sait, revenue pour annoncer à la duchesse (dans ce moment aux prises avec le conquérant Alfonse) que le comte venait d’arriver. On se figure aisément que la maligne Durut n’a pas trouvé, sans goûter un certain plaisir, la duchesse au désespoir d’avoir reçu, tout à travers les choux, la bordée d’un prétendu roturier. Comme après s’être un moment amusée du malentendu, rien n’était plus facile que d’y mettre fin, voici comme elle s’y prend.

Madame Durut. — Malgré tout le respect que je vous dois, madame la duchesse, vous me permettrez de vous dire que vous êtes terriblement bégueule ! (La duchesse fronce le sourcil.) Eh ! mon Dieu ! vos gros yeux ne me font pas peur ! Eh bien ! quand cet adorable enfant ne serait, par aventure, qu’un petit bourgeois, où serait, s’il vous plaît, le grand malheur ? voyons ! (Déjà la physionomie de la duchesse s’éclaircit. Elle réfléchit un moment.)

La Duchesse. — Expliquez-vous plus clairement, ma chère Durut. Si je ne m’abuse point,… il me semble que vous venez de me donner quelque espoir que peut-être Alfonse… (Elle promène de l’un à l’autre des regards très-attentifs.)

Madame Durut (s’animant). — Eh ! foutre[17] ! vos bêtises me feraient sortir de toutes les bornes, et vous mériteriez bien que je vous laissasse dans l’erreur… Monsieur Alfonse, qui n’est point mon neveu, vaut pour la naissance mille de vos fouteurs. Il n’est pas plus bourgeois que vous ; il enfilera bien d’autres belles dames, et, fût-il coiffeur ou laquais, d’aussi huppées que vous se l’appliqueront sur l’estomac, sans lui demander ses preuves. Ne serait-ce pas une grande tragédie vraiment, quand un honnête particulier, qui n’aurait point de parchemins, aurait fait un enfant à une duchesse ! Comme si elle-même ne pouvait pas être, sans s’en douter, la fille de quelque valet !…

Pendant cette tirade, débitée avec humeur et rapidité, la duchesse, infiniment soulagée, n’a fait que caresser follement le chevalier, l’enlaçant de ses bras et de ses cuisses, le ballottant, se roulant sur lui, donnant, en un mot, les plus extravagantes marques d’un contentement sans bornes.

La Duchesse. — Il est noble, il est gentilhomme ! Ah, fripon ! que ne le disais-tu ? (À madame Durut.) Vous venez pourtant d’abuser de la conjoncture, madame Durut, et de tenir de très-mauvais propos. Heureusement pour vous, ce moment m’est si doux que je ne puis me fâcher de rien. (Plus gaiement.) Démon, pourquoi m’avoir joué ce tour sanglant ? (À madame Durut.) À quoi bon cette feinte ? (Le chevalier ne répond que par des caresses passionnées.)

Madame Durut. — C’est moi, c’est moi, madame, qui avais imaginé ce stratagème pour me venger de vos travers, dont parfois vous m’excédez ; pour vous punir de votre morgue maudite, et (s’il était possible) pour vous en corriger. N’est-il pas honteux, dites-moi, que, faufilant depuis trois ans avec des Aphrodites, vous n’ayez jamais pu être reçue professe, faute de vous être soumise à l’égalité sans bornes et au parfait abandon sans lesquels on ne peut réunir les suffrages ! Eh morbleu ! mesdames de Vadouze, de Polymone, de Pompamour, de Champertuis, et tant d’autres, qui vous valent bien sans doute, n’ont-elles pas subi toutes les épreuves, prononcé tous les serments ? Aussi sont-elles courues, révérées,… tandis que vous, en dépit de vos charmes (elle hausse les épaules), il a été plus d’une fois question de vous réformer net, et même de vous interdire sans appel jusqu’à l’entrée de l’hospice.

La Duchesse (alarmée). — Ciel ! que dis-tu là ? Quoi ! tout de bon, Durut ? Tu n’exagères point ?

Madame Durut. — Non, je vous jure.

La Duchesse. — Me réformer ! les ingrats ! Mais ce n’est pas à cause d’eux, c’est pour moi, pour le cher intérêt de mes plaisirs, que… je veux devenir tout ce qu’on peut être ici. C’en est fait, Durut, ta confidence m’arrache le bandeau : j’avais tort, je me résigne à tout… Oui, j’abjure de tout mon cœur le plus sot des préjugés. Quoi ! pour un peu de vanité bien mal entendue, n’ai-je pas tout à l’heure en partie perdu la jouissance d’un de mes beaux moments ? Pouvant être au comble de l’humaine félicité par la possession de cet ange (elle lui jette à la hâte quelques baisers), n’ai-je pas eu la gaucherie de combattre ma fortune et de chasser en quelque sorte le plaisir ? C’en est fait, te dis-je, oui, Durut, je deviens raisonnable, et qui que ce soit au monde qui pourra me plaire et me désirer,… qu’il se présente… Je veux faire afficher ma conversion à la porte du sanctuaire et demander pardon, la face contre terre, le jour de la plus prochaine assemblée…

Madame Durut. — Ce sera le vendredi[18] de l’autre semaine.

La Duchesse. — Ah ! tant mieux ! J’y veux faire amende honorable, me soumettre à tout, et me donner tout entière, si j’y suis condamnée, au plus abject des frères…

Madame Durut. — Et vous voilà toujours ! Oublierez-vous donc éternellement, duchesse que vous êtes, que toute distinction entre les frères disparaît dès qu’ils mettent ici le pied ?…

La Duchesse (occupée d’Alfonse). — Cher enfant ! moi, t’avoir outragé ! (Elle le caresse.)

Le Chevalier (répondant à ses bontés). — Quel outrage ? Vos combats, votre fureur elle-même, tout cela n’avait-il pas de quoi décorer mon bonheur !

La Duchesse (le montrant à madame Durut). — Mais ne devais-je pas à ces traits enchanteurs, à cette angélique physionomie, reconnaître quelqu’un de bien né ? (Au chevalier.) Qu’es-tu donc enfin dans le monde ? Y as-tu d’autre destination que celle d’ensorceler sans doute toutes les femmes ?…

Le Chevalier. — Je suis à Malte et à la suite des dragons, en attendant l’exercice d’une charge, aujourd’hui suspendue, mais que peut-être on n’abolira pas.

La Duchesse (avec feu). — Ah ! du moins auras-tu celle de mon premier fouteur[19] aussi longtemps que cela pourra te plaire : viens, qu’à l’instant je t’en mette en possession. (Elle enjambe Alfonse et écarte en même temps avec une sorte de fureur tout ce qui pouvait les couvrir.) Toi Durut, contemple la rare perfection de cet être-là !

Madame Durut (finement). — Nous en avons aussi quelque idée,

La Duchesse (s’exaltant). — Est-ce un homme ? Est-ce un dieu ? (Elle saisit avec transport le fier boute-joie.) Vois, admire ! Quelle vigueur ! quel tour ! quelle grâce ! (Elle se le plante avec délire.)

En ce moment, le comte, impatienté d’attendre, arrive et voit tout. En vain madame Durut s’est jetée précipitamment vers la porte, voulant la fermer au nez du comte ; il résiste, repousse, et s’élance dans la chambre.

La Duchesse (doublement transportée de désirs et d’indignation, au chevalier). — Va, va toujours, mon roi : tant pis pour les sots curieux.

La duchesse s’agite avec passion sur le bel Alfonse ; il en coûte d’abord quelque chose à celui-ci d’avoir pour témoin de son triomphe un homme contre lequel il n’a pas le moindre grief ; mais bientôt sa position l’entraîne : il a du plaisir, il en donne, intérêt cent fois plus flatteur ! Cependant le comte, stupéfait, indigné, demeure comme hébété dans les bras de madame Durut, qui croit devoir le retenir, de peur qu’il ne se porte peut-être à quelque violence.

Madame Durut (au comte). — Hélas, mon cher, la pilule est amère, mais il faut l’avaler. Pourquoi diable aussi, vous qui ne pesez pas un zeste dans votre fichue Assemblée, demeurer en retard par air et sans autre vue que celle de jouer le capable ?

Le Comte (brutalement en la repoussant). — Eh ! sacrebleu ! laisse-moi ! (La Durut, séparée de lui, s’approche des autres, qui vont toujours leur train.)

La Durut (au comte). — Tu deviens fou, mon cher petit comte. Un autre à ta place ne perdrait pas ainsi la tête. Est-ce bien toi ce même homme si fameux chez nous par ses villettiques prouesses[20] ? Est-ce lui qui peut bouder à la vue de ce superbe cu, posté comme exprès pour offrir une indemnité ? Eh ! viens donc, lâche fouteur ! viens arracher à ton rival heureux du moins la moitié de sa conquête ! Tiens, vois-tu ? (Elle promène une main caressante sur les belles fesses de l’enfilée, et, d’un doigt tant soit peu pénétrant, elle marque certain but.) C’est là,… là que devrait s’éteindre ta colère et s’effacer ton affront.

Le Comte. — La coquine a plus de bon sens que moi…

Il marche vers le lit, mais c’est tout juste le moment où le chevalier et la duchesse tombent en crise. Leurs agitations, leurs accents, leurs mots caressants, passionnés, sont de nature à ce que le comte soit plus humilié qu’enflammé. Il n’a fait ainsi quelques pas que pour être de plus près témoin des transports brûlants, du bonheur sublime, de l’extatique oubli des êtres qui l’outragent. Il se jette sur un siége, confus, pensif, embarrassé de sa contenance, l’œil sombre, la tête baissée et soupirant avec douleur. Un peu plus tard, un signe que fait la duchesse à madame Durut demande qu’on rejette les couvertures sur elle et le chevalier, qu’elle garde à ses côtés. Reste à savoir comment se terminera cette scène étrange. C’est à quoi vont penser les quatre acteurs pendant plusieurs minutes qui se passent dans le silence et l’immobilité.

VIVE LE VIN ! VIVE L’AMOUR !




QUATRIÈME FRAGMENT




Le Comte (au chevalier, se levant brusquement). — Je connais trop la façon de penser de madame la duchesse pour pouvoir douter que vous soyez un homme comme il faut ; ainsi, monsieur, nous n’aurons probablement ensemble qu’une explication très-décente sur le hasard qui vous fait recueillir le fruit d’un rendez-vous donné pour moi. Cependant, si par malheur je me trouvais encore plus lésé que je ne suppose l’être…

Le Chevalier (avec fierté). — Qu’en serait-il, monsieur ?

Le Comte (fièrement à son tour). — C’est ce que je vous ferai savoir, monsieur.

Le Chevalier (se soulevant). — Je n’aime pas à différer ces sortes d’éclaircissements… (Il s’échappe du lit et suit nu le comte, qui vient de passer dans la salle du bain, où sont aussi les habits du chevalier.)

Madame Durut (leur courant après). — Holà ! mes beaux champions ! ce lieu n’est du tout celui des scènes tragiques.

La Duchesse (accourant aussi, à madame Durut). — Arrêtez-les, ma bonne amie ! Si j’ai quelque empire sur vous, messieurs…

En même temps, madame Durut a fermé la pièce à la clef. Le chevalier s’habille en grande hâte. Madame Durut sert la duchesse, qui en fait autant, marquant par des mouvements presque convulsifs qu’elle éprouve quelque chose de bien pénible…

Le Comte. — Quel est ce jeune homme, madame Durut ?

La Duchesse (vivement). — Son neveu[21].

Le Comte (feignant de se calmer, et d’un ton ironique). — Digne choix, en vérité ! Je n’ai plus rien à dire. (À madame Durut.) Ouvrez-moi.

Le Chevalier. — On vous trompe, monsieur. Dans un moment je retourne à Paris ; si vous n’avez rien de mieux à faire que de m’y suivre, nous pourrons causer en chemin et déterminer à quel point chacun de nous offense son rival.

Le Comte. — Je suis à vos ordres.

Madame Durut. — Cela vous plaît à dire : vous êtes tous deux aux miens. Mais voyez donc un peu ces mutins ! Sachez, mes beaux messieurs, que, toute taquinerie cessante, vous ne sortirez pas d’ici que je ne le veuille bien. Oh ! vous êtes, en dépit de vos bouillants courages, tout à fait en mon pouvoir.

La duchesse ne sort des mains de madame Durut que pour aller tomber pesamment dans une bergère, où elle joue assez bien la défaillante.

La Duchesse (avec les mines convenables). — Je me sens mal… Durut, de l’eau de Cologne,… des sels,… de l’éther… Je n’en puis plus,… j’étouffe,… je me meurs… (Elle est pour lors immobile, dans l’attitude la plus théâtrale, l’œil fermé, mais sans que les roses des joues et des lèvres aient pâli de la moindre nuance.)

Le Chevalier (aux pieds de la duchesse). — O ciel ! quel malheur !

Madame Durut (assez calme et donnant du secours). — La ! la ! ne vous désespérez pas, cela n’aura pas de suites…

En effet, à peine a-t-on mis des sels d’Angleterre sous le nez de la duchesse qu’un long soupir annonce la clôture de son évanouissement.

Madame Durut (au comte). — Voilà pourtant, vilain homme, la belle besogne que vous êtes venu faire ici ! Que je déteste ces vaniteux ! Tout irait si bien, si l’on voulait ne mettre que de la folie à ce qui est uniquement affaire de plaisir.

Le Comte. — Vous verrez maintenant que c’est moi qui ai tort !

Madame Durut. — Assurément, et en tout point. Vous vous êtes conduit en homme qui n’a pas le sens commun. Vous arrivez trop tard, premier tort d’autant plus inexcusable qu’il est absolument volontaire ; vous vous montrez ici avec l’assurance et la brusquerie dont on blâmerait même un mari, second tort ; vous nous rompez tous en visière, plus grand tort qui vous donne en même temps beaucoup de ridicule : la preuve en est à ce qu’il vous a été forcé de voir et d’endurer. Répondez à tout cela. Eh ! morbleu ! puisque vous aviez assez joliment passé votre temps là-bas, que n’y restiez-vous ? Célestine aurait bien eu la complaisance de vous y tenir plus longtemps compagnie.

La Duchesse (avec intérêt). — Célestine !… ils ont été ensemble ?

Madame Durut. — Assurément, et de la meilleure intelligence encore.


LES MÊMES, CÉLESTINE.

Célestine (en dehors et frappant). — J’entends qu’on parle de moi, veut-on bien m’ouvrir ?

Madame Durut ouvre et lui conte rapidement la querelle de ces messieurs.

Célestine (gaiement). — Fort bien ! (Au comte.) Voilà donc, petit perfide, comment je puis me fier à vos belles protestations ! (Avec une menace badine.) Si j’étais babillarde, comme vous seriez grondé ! Allons, la paix, mes bons amis. (Au comte, en lui montrant le chevalier.) Voyez donc comme il est joli ! Vous auriez la barbarie de l’embrocher en face ?

Les esprits sont déjà considérablement apaisés, la duchesse et madame Durut souriant à l’épigrammatique plaisanterie de Célestine,

La Duchesse (au comte, d’un ton piqué). — Il paraît, monsieur, que nous ne sommes pas en reste l’un avec l’autre… (D’un ton moins sec.) Que tout ceci finisse donc convenablement. (Elle lui tend la main.) Je vous pardonne l’aimable Célestine ; faites-vous de même une raison au sujet du charmant chevalier… Touchez-là.

Le Comte (obéissant). — Vous avez tant d’ascendant sur moi… qu’il faut bien en passer par ce que vous voulez. Allons, madame,… qu’il n’en soit plus parlé.

Célestine (avec espièglerie). — Oui-da ! cela est fort aisé à dire. Je ne prends pas, moi, la chose aussi indifféremment. J’avais fait une conquête ; on m’avait juré les plus belles choses du monde ; il faut que mon compte se trouve à tout ceci. Je déclare donc que je m’empare de monsieur (du chevalier),… sauf à le restituer à qui il appartiendra lorsque je croirai m’être suffisamment vengée.

Madame Durut. — La matoise ! tout en riant, elle le fera comme elle le dit, ou le diable m’emporte ! Oh ! je la connais ! Mais pensons enfin au solide : il faut dîner ; qu’en pensez-vous, mes enfants ?

La Duchesse. — Je meurs d’appétit.

Madame Durut. — Eh bien, allons ! Nos jeunes braves videront leur querelle à table et se battront à l’aise le verre à la main. (Elle prend au comte une main ; à Alfonse :) La vôtre : approchez ! (Le chevalier approche. Elle réunit leurs mains.) La paix, au nom du plaisir !

Le Comte. — De tout mon cœur. (Ils s’embrassent.)

Madame Durut. — Je ne demande pas à madame la duchesse si elle trouve bon que nous ne nous séparions pas. Si sa conversion est sincère…

La Duchesse (interrompant). — Très-sincère, je te jure, ma chère Durut. Il faut que Célestine et toi soyez des nôtres ; je l’aurais exigé si tu ne m’avais pas prévenue…

Madame Durut. — C’est parler, cela. Allons, je commence à espérer qu’enfin on pourra faire quelque chose de vous. (Madame Durut s’en va.)

Peu d’instants après, un des jockeys, qu’on connaît déjà, vient annoncer qu’on a servi et conduit les convives à une pièce délicieuse. Elle représente un bosquet dont le feuillage, peint de main de maître, se recourbe en coupole jusque vers une ouverture ménagée en haut et d’où vient le jour à travers une toile légèrement azurée qui complète l’illusion. On voit, sur le fond transparent, les extrémités des feuilles et quelques jets élancés se découper avec une vérité frappante. Tout autour de la pièce, au tronc des arbres régulièrement espacés on voit attachée une draperie blanche bordée de crépines d’or, qui est censée cacher tous les intervalles au-dessous du feuillage. Le bas est une balustrade du meilleur style, peinte en marbre blanc et qui paraît se détacher. Le tapis est un gazon factice parfaitement imité. À peine s’est-on réuni dans cet agréable lieu qu’il y survient le dîner le plus sensuel.

La duchesse, le comte, le chevalier, Célestine et madame Durut sont à table et mangent.

Madame Durut. — Vous ne paraissez pas penser à me remercier, cependant vous avez l’étrenne de cette jolie salle, qui n’est achevée que depuis quelques jours et où je n’ai permis à qui que ce soit d’entrer tandis qu’on y travaillait.

Le Chevalier. — On ne pouvait rien penser de plus agréable, et l’exécution en est parfaite.

Le Comte. — L’architecte a un peu écouté aux portes. Je connaîs la pareille salle, je dis absolument pareille, chez le marquis de[22]

Madame Durut (interrompant). — Je connais, je connais ! assurément vous pouvez connaître. Une chose n’a-t-elle donc de prix qu’autant qu’elle soit unique ? À boire ! Je passe ma vie à entendre d’insoutenables gens comparer, épiloguer, au lieu de jouir…

Célestine (interrompant). — Et ma bouillante sœur se fâche au lieu de manger ! cela ne revient-il pas au même ?

La Duchesse. — Célestine a raison, et je suis enchantée, Durut, qu’elle vous ait prise sur le fait. Savez-vous que vous devenez d’une humeur…

Madame Durut (avec surprise). — Et vous aussi ? À votre tour, messieurs, grondez-moi. J’ai donc de l’humeur ? Eh bien ! il faut la noyer dans le bourgogne. (Elle s’en fait donner une bouteille et se verse rasade.) À vos santés !…

Le Comte. — J’aime mieux cela que de la morale.

On boit à la ronde. Ils mangent tous du meilleur appétit et boivent à proportion. Avec le second service on a apporté des vins délicieux. Les entremets sont ingrédientés de manière à ne pas permettre que de tels convives conservent longtemps leur sang-froid et demeurent à table sans s’agacer. Quoique le chevalier ait fait passablement des siennes, il se sent déjà des velléités pour cette friponne de Célestine, dont il est voisin, et qui joue avec lui de la prunelle, à faire sauter le bouchon. La vue de plus de la moitié de ses merveilleux tétons (qu’elle découvre sous prétexte d’y pourchasser un peu de pain qui la blesse) achève de mettre en rut l’inflammable jouvenceau.

Cependant il s’observe assez bien pour ne pas se mettre dans le cas d’offenser la duchesse, qui le guette du coin de l’œil. De son côté, le comte croit de son honneur qu’avant qu’on se quitte la duchesse ait fait aussi quelque chose pour lui. Durut, qui ne perd rien de tout ce manége, rit sous cape et déjà se doute de ce qui va suivre. Au dessert, les gens renvoyés, la conversation s’anime par degrés et devient des plus polissonnes. En voici un léger échantillon :

Madame Durut. — À propos, madame la duchesse, il y a longtemps que vous n’êtes venue par ici avec ce grand lévrier… cet étranger, si blond, si pomponné !…

La Duchesse. — Elle me divertit avec son lévrier, c’est justement un Danois… l’Opéra me l’a enlevé…

Célestine. — L’Opéra ne vous a pas enlevé grand’chose. Cet homme est bien le plus glacial bande-à-l’aise ! (Gaiement) Nous sommes tous garçons ici ?

La Duchesse (souriant). — Il a donc l’avantage de vous connaître ?

Célestine. — Oh ! ne m’en parlez pas. J’eus un jour, je ne sais par quel caprice d’avoir quelqu’un d’encore plus blond que moi, le malheur de m’aventurer avec ce beau monsieur ; cela fut d’un nul !… Il est vrai qu’il resta sur le champ de bataille un diamant ; mais vivent les gens qui savent les faire gagner !

La Duchesse (sentant une atteinte). — Comte, j’ai des cors, je vous en avertis. (Elle sourit)

Madame Durut. — Oh ! je le reconnais au langage des pieds. Chez moi, certain soir qu’il s’agissait d’enivrer un provincial et de lui souffler sa jolie femme, ne voilà-t-il pas mon maladroit qui, à table, en face du couple, se trompe, et, croyant faire une gentillesse à madame, vous appuie amoureusement un pied sur l’orteil goutteux du mari ! Celui-ci de jeter le cri de quelqu’un qu’on mettrait à la broche et de retirer les jambes si promptement, si fort et si haut, qu’il soulève la table et renverse tout ce qui la couvrait. Figurez-vous le bacchanal, le tracas, la consternation d’une femme peu faite, alors, à de pareils événements !… Il est vrai que, depuis, nous en avons fait une rude lame… Comte, vous pouvez certifier ce que je dis.

Le Comte (froidement). — Qu’en faites-vous ?

Madame Durut. — C’est du véreux maintenant. Elle vient encore de temps en temps dans ma maison de Paris, pour les moines.

La Duchesse. — Fi !

Le Comte. — Quant à moi, le l’ai totalement perdue de vue, il y a bien six mois, depuis qu’elle m’a débauché mon valet de chambre.

Célestine. — Ce fut sans doute pour vous un grand crève-cœur que de perdre ainsi deux maîtresses à la fois ?

Madame Durut. — Pourquoi pas trois ? car la dame ne se faisait pas beaucoup prier pour faire le thème en deux façons.

Le Comte. — De la méchanceté ! Il est assez plaisant qu’on gronde ici ces sortes de caprices, tandis qu’on veut bien les laisser en paix dans la société. Vous voilà trois femmes : laquelle de vous osera jurer de n’avoir jamais varié la manière de faire des heureux ?

Célestine. — Monsieur le comte voudrait nous confesser apparemment. Quant à moi, je ne suis pas pressée de m’accuser de péchés dont il est très-possible que je n’aie aucun repentir. (Avec espièglerie.) Pends-toi, brave Crillon[23]

Madame Durut. — Pour moi, je pose en fait qu’il n’y a que les sots qui se privent d’user de tous leurs moyens. Je dis hommes et femmes. Avis à l’auditeur, beau chevalier, qui semblez être à mille lieues de nous. Si j’étais un aussi joli garçon que vous, je ne me contenterais pas de tourner la tête aux femmes, je voudrais m’amuser encore à me faire lancer par tous les Villettes du royaume. Il en vient ici à qui ce chien de museau-là ferait faire, ma foi, de belles extravagances ! Notre fortune serait faite à tous deux.

La Duchesse. — Taisez-vous, Durut. Voyez comme vous embarrassez ce pauvre enfant !

Madame Durut. — Lui ! pas tant que vous l’imaginez, madame. Priez-le de vous raconter ses petites facéties d’écolier… Il y a passé, je vous le jure.

Le Chevalier (avec grâce). — Voilà qui est très-mal de ta part, ma chère Durut, et tu justifies le proverbe qui dit qu’on n’est jamais trahi que par ses proches.

Célestine. — Comment ! on te l’a mis, mon cher petit chevalier ? Si j’avais l’honneur d’être garçon, je donnerais beaucoup pour avoir la même joie.

Le Chevalier (l’embrasse et lui dit à l’oreille) : — Si des hommes pouvaient ressembler à la magique Célestine, je voudrais être la catin de tous les bougres de l’univers. (Elle lui rend son baiser avec transport, et risque, à la faveur de la table, de lui faire plus bas une visite d’amitié. En même temps, la duchesse sent une main du comte qui se faufile à travers l’ouverture de ses poches…)

La Duchesse. — Mais, mon cher comte, que voulez-vous donc me voler ?… Les mains sur la table, s’il vous plaît !

Madame Durut (avec malice). — Eh bien !… Célestine ! chevalier ! l’ordre est pour tout le monde ; à quoi diable vous amusez-vous donc là ?

Célestine (riant). — Voyez quelle tracasserie ! On ne peut donc, sans scandale, manier un peu les breloques du monde ?

Madame Durut (se levant brusquement et détournant la nappe). — Sacrebleu, quelles breloques ! C’est bien aussi la montre, ma foi !

Célestine (ainsi prise sur le fait, en donnant au charmant boute-joie un petit coup badin) : — Au revoir donc !… (À la société.) Puisqu’il faut reprendre le fil de la conversation, où en est-on ? (Moment de silence.) Vous voyez, ma sœur, qu’on ne dit mot. C’était bien la peine de nous déranger !…

La Duchesse. — J’aime Célestine à la folie ; si j’étais là, je l’embrasserais à cause de sa sincérité.

Célestine (accourant). — Ah ! je viendrais de bien plus loin pour cueillir une faveur si douce. (Elles s’embrassent vivement ; le chevalier a suivi sans trop savoir pourquoi.)

La Duchesse. — Eh bien ! vous voilà ?

Le Chevalier. — C’était pour observer de plus près la chose du monde la plus intéressante et que j’aime le mieux voir : deux jolies femmes se faisant des caresses.

La Duchesse (sans humeur). — Petit roué ! tu venais tout bonnement à la piste de Célestine. Va, tu ne vaux pas les bons sentiments qu’on pourrait avoir la folie de prendre pour toi… Il me prend aussi fantaisie maintenant de consoler ce pauvre comte, avec qui j’ai bien quelques petits torts.

Madame Durut. — Quant à moi, j’aurais tort de ne pas vider cette bouteille : elle est digne de la bouche des dieux ! (Elle boit.)

Ce qu’a dit la duchesse n’avait pour but que de piquer un peu le chevalier, mais le comte l’a pris au pied de la lettre. En conséquence, profitant de ce que la duchesse s’est levée pour embrasser Célestine, il s’est glissé à la place de la première, et, méditant de la recevoir sur lui quand elle voudrait se rasseoir, il dispose tout si bien qu’en effet il se trouve qu’elle retombe à cru sur quelque chose qui surprend toujours agréablement les dames. Pour peu qu’un homme soit adroit en pareil cas, il est au but avant qu’on ait eu le temps de soupçonner son dessein… Bref, la duchesse est enfilée à cheval sur le comte et lui tournant le dos. Au même instant, cette coquette de Célestine, qui se proposait de faire au comte en passant quelque amitié, s’incline pour lui donner un baiser, qu’il reçoit en se penchant un peu sur la gauche derrière la duchesse. L’égrillard de chevalier profite de la posture de Célestine pour lui jeter ses jupons par-dessus les hanches, et, sans dire gare, il lui plante vigoureusement ce dont tout à l’heure elle venait de s’amuser. La formation de cette assemblage est telle que les célestes figures de la duchesse et du chevalier se trouvent fort à portée l’une de l’autre. En dépit de la double infidélité, l’aimant du plaisir les attire ; leurs bouches s’unissent, leurs langues s’enlacent ; ils se baisent et se sucent avec fureur. Ainsi chacun des quatre acteurs se partage presque également ; la volupté circule ; le plaisir que la duchesse doit au comte, elle le communique au chevalier, qui le rend à Célestine, qui le ramène enfin à sa première source. Madame Durut est enchantée ; elle boit un grand coup à la santé de la quadruple alliance, puis elle vient le plus près qu’elle peut examiner en tous sens cet intéressant impromptu. Elle s’assied enfin, tout contre le chevalier, dont elle caresse d’une main les dépendances, tandis que de l’autre elle se donne une électrique et très-active commotion. Bientôt on n’entend plus que soupirs, sanglots, petits mots charmants qui perdent tout à être répétés ; gros mots de madame Durut possédée d’une double ivresse, et qui ne se pique pas, comme on sait, de raffinement.

On se décompose enfin, on reprend des forces dans les flacons, on babille avec ce délire d’heureuse folie qu’aucun récit ne peut fixer. Un excellent café, suivi des liqueurs les plus fines, termine ce voluptueux dîner.

Le comte, très-pressé (ou qui feint de l’être) d’assister à l’auguste pétaudière, part tout de suite dans son rapide cabriolet. La duchesse reste. L’adroite et complaisante Célestine prête son ministère pour la mettre en état de paraître au spectacle. Le chevalier, dont on a renvoyé les chevaux et qui n’a rien de mieux à faire que de se reposer, suit aux Italiens son équivoque conquête, qui l’enlève dans un vis-à-vis d’une élégance achevée, attelé de deux anglais sans prix pour la vitesse et la beauté.


FIN DU PREMIER NUMÉRO.


NUMÉRO DEUX




L’ŒIL DU MAÎTRE.

OÙ EN SOMMES-NOUS ?

COLIN-MAILLARD.

L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE.



L’ŒIL DU MAÎTRE.




PREMIER FRAGMENT.




MADAME DURUT, CÉLESTINE.

Elles sont dans le logement de la première et sont occupées de compter. Chacune a sous les yeux un livre de dépense, dont elle vérifie les articles.

Madame Durut. — J’ai fait.

Célestine. — Et moi aussi, bien juste en même temps que toi.

Madame Durut. — À combien, d’après ton addition, se monte la dépense du mois ?

Célestine. — À neuf mille six cent quatre-vingt-quatre livres douze sols.

Madame Durut. — Barème ne serait pas plus correct que nous ; j’ai le même total, à six deniers près.

Célestine. — Tu as raison ; six deniers : je les oubliais à cette colonne.

Madame Durut. — La recette ?

Célestine. — Dix mille huit cent quatre-vingt-seize livres huit sols… sans deniers pour le coup.

Madame Durut. — On ne peut mieux. Eh bien, Célestine, quel est le métier, le commerce, soi-disant honnête, qui produirait par mois, à raison de nos fonds, un bénéfice net de douze cent douze livres cinq sols six deniers, tous frais faits et bien de petites fantaisies satisfaites, dont le prix se trouve englobé dans la masse des dépenses ?

Célestine. — L’observation est juste. Encore ce mois-ci n’a-t-il pas beaucoup donné.

Madame Durut. — Sans compter que j’ai réduit de près de mille écus les mémoires des bâtiments depuis l’approbation des comptes.

Célestine. — Tout doux, s’il vous plaît, ma chère sœur ; j’ai réduit est bientôt dit ! Oubliez-vous que ce rabais, c’est à moi qu’on en a l’obligation, puisque j’ai fait ce qu’il fallait pour que M. du Bossage y souscrivît ?

Madame Durut. — Tu cries, mademoiselle, avant qu’on t’écorche ! Tiens, regarde, lis : “ Trois cents livres de gratification à mademoiselle Célestine, pour le dixième d’une épargne de trois mille livres qu’elle a procurée à l’établissement. „ Et cela sans préjudice de ta part d’associée.

Célestine. — C’est parler, cela, et j’aurais d’autant plus mauvaise grâce à me faire trop valoir, que ce petit pince-sans-rire d’artiste s’est donné les airs de me le mettre[24] sept fois pendant la nuit qui fut le pot-de-vin de votre arrangement.

Madame Durut. — Sept fois, mon cœur ; oh ! sur ce pied, ce sera moi, ne t’en déplaise, qui lui compterai, le 30, les mille livres qu’il doit recevoir. Je ne me prévaudrai nullement des dix jours de grâce, et j’espère bien qu’en faveur de mon exactitude à payer il daignera me faire tâter de son savoir-faire.

Célestine. — Rien de plus assuré, car il m’a dit plus de trois fois, à travers les beaux transports qu’il me témoignait, que tu devais être une excellente jouissance…

Madame Durut (interrompant). — Je m’en pique…

Célestine (l’interrompant). — Mais que tu lui en imposais.

Madame Durut. — Le pauvre garçon ! Il est bien trop bon d’avoir peur de moi ! Qu’il vienne, je lui ferai connaître qu’on m’apprivoise assez facilement, et que les gens qui parlent par sept ont le plus grand droit de tout oser avec leur très-humble servante. Mais poursuivons notre besogne : combien d’abonnements reste-t-il encore à faire payer ?

Célestine. — D’abord celui du commandeur de Palaigu.

Madame Durut. — Qui ? ce grand jeudi[25] qu’on dit malade d’un satyriasis incurable.

Célestine. — Et qui, depuis un mois à peine qu’il vient céans, a déjà fourbi tous les culs de la maison ; il est homme à ne pas avoir épargné même celui de la vieille Pétronille.

Madame Durut. — Je réponds du moins du mien. Mais quelle rage ! Quant à Célestine, il est clair qu’elle y a passé !

Célestine. — Eh ! mais, sans doute, tout comme une autre. Un jour, il m’en contait ; la fantaisie me prend de voir en quoi pouvait consister sa recommandable maladie. Ce caprice me mit en connaissance avec un engin d’une espèce tout à fait nouvelle pour moi. Figure-toi la dureté du fer, neuf ou dix pouces de fût, mais si peu, si peu de diamètre ! Une manière de cerise fort étranglée dans son rétif prépuce couronne ce bel objet…

Madame Durut. — Je croyais que, pour continuer la description en termes de l’art, tu allais, après fût et diamètre, nommer le gland-chapiteau, et compter les pouces par modules. Depuis que nous sommes jusqu’au con dans l’architecture, on nous excède de ces mots techniques.

Célestine. — Laisse-moi poursuivre. Bref, j’ai dans la main le plus ridicule petit monstre de vit (celui-ci pour le coup est technique) que la nature ait jamais eu le caprice de produire. Je veux pourtant savoir s’il y a là de quoi faire passer agréablement le temps à une femme ; j’essaye…

Madame Durut. — Eh bien ?

Célestine. — Je suis complétement attrapée. Peu d’adresse ; nul aimant ; un limage sec, méthodique, dont chaque temps-poussé me fait un petit mal. Le cher commandeur s’aperçoit aussitôt que le jeu ne me plaît guère. D’ailleurs, il me paraît un peu faisandé : la menace de ses baisers me fait détourner la tête. Il prend donc son parti galamment, déconne, et, me roulant sur le lit un demi-tour, vient tout uniment attaquer l’autre poste. Grâce à la manie que j’ai de goûter beaucoup ce genre d’hommage, cela prend ; je fais même à mon homme le plus beau jeu du monde. Là, pour le coup, il est délicieux ! On n’encule pas avec plus de précaution, de ménagements et d’accessoires agréables. Depuis ce temps, je distingue fort monsieur le commandeur, et me sers même volontiers de lui, quand je suis assez en gaieté pour faire la chouette.

Madame Durut. — Sacrebleu, ma chère cadette, il eût été bien dommage que tu ne fusses pas coquine ! Tu me dégotes, ou le diable m’emporte ! et j’en suis jalouse quelquefois. Mais nous perdons du temps à babiller ; à l’article suivant.

Célestine (d’après le registre). — L’abbé Suçonnet est en retard de trois semaines.

Madame Durut. — Peste ! ne nous endormons pas, il faut se dépêcher de le faire payer. Bientôt ces malheureux calotins n’auront plus que les yeux pour pleurer. Je crains que la dette de celui-ci ne soit fort aventurée.

Célestine. — Je réponds de le soutenir dans le monde avec une certaine aisance, s’il veut s’aboucher avec quatre ou cinq femmes de mes connaissances, très-amateurs d’un service infiniment doux dont il sait parfaitement s’acquitter. Ne t’a-t-il jamais gamahuchée ?

Madame Durut. — Jamais. Ces messieurs ne me voient guère qu’à la volée, à travers le tracas que je me donne pour leurs plaisirs. La plupart du temps on ne songe pas à me proposer la moindre chose.

Célestine. — C’est ce qui fait que parfois tu proposes toi-même, n’est-ce pas ?

Madame Durut. — Mais dame, quand le loup a faim il sort du bois !

Célestine. — Eh bien ! demande à l’abbé Suçonnet un quart d’heure de glottinade.

Madame Durut. — Qu’est-ce que cela ?

Célestine. — C’est le nom qu’il lui a plu de donner à sa manœuvre favorite. Monsieur Suçonnet, qui est un docteur, prétend que rien n’est plus significatif et qu’il convient absolument d’emprunter du grec le nom d’une volupté dont les Grecs nous ont transmis l’usage.

Madame Durut. — Que le mot nouveau soit grec ou parisien, tant il y a que la gamahucherie (en vieux style) est terriblement bonne. Ces Grecs ont eu bien de l’esprit d’avoir inventé cela.

Célestine. — Et sûrement l’abbé les surpasse à la pratique. Fais-toi glottiner par lui, ma chère Agathe, tu m’en diras des nouvelles.

Madame Durut. — Tope, ma chère Célestine ! (Gaiement, en mettant un peu de papier dans sa tabatière.) Voilà pour ne pas oublier d’être glottinée par l’abbé Suçonnet. Après ? (On reprend le travail.)

Célestine. — Ici viennent quelques articles véreux. Plusieurs aristocrates émigrants avaient écrit pour que leur abonnement continuât ; ils en doivent le montant, et ils sont notés pour leur part des dépenses casuelles. Sans doute ils se flattaient de n’être pas aussi longtemps absents, mais, n’ayant point assisté, peut-être refuseront-ils d’entrer en compte ?

Madame Durut. — Fi donc ! Quel horrible soupçon ! Ils payeront, Célestine. C’est de l’or en barre. Oh ! s’il s’agissait de quelque dette d’un autre genre, comme pour habits, voitures, fournitures de domestiques, il y aurait peut-être à batailler pour le payement ; mais quand il est question pour ces messieurs de demeurer Aphrodites, de n’être pas rayés avec ignominie de la plus heureuse liste, crois qu’ils y regarderont de plus près[26].

Célestine. — Peut-être.

Madame Durut. — Je te dis que leur dette envers l’établissement est sacrée, et qu’ils sont trop bien avisés pour manquer d’y faire honneur.

Célestine. — Soit. J’admire en effet comment, tandis que tout le monde a l’air de mourir de faim, nous voyons venir ici nos habitués les poches pleines.

Madame Durut. — Tu serais bien plus surprise encore de voir les joueurs, quand nous aurons une partie ; ils regorgent d’or. Ce n’est pas que les espèces manquent, mais on n’ose en laisser voir, et plus on se refuse, par hypocrisie, pour de vrais besoins, ou pour un luxe extérieur que maintenant il est dangereux d’afficher, plus, en revanche, on est en état de faire des sacrifices pour de secrets plaisirs. Après ?

Célestine. — Rien de plus en souffrance, quant aux abonnements ; mais voici quelques non-valeurs d’un autre genre : « Prêté, à madame de Braiseval, quinze louis. » Elle devait les rembourser au bout de huit jours, le mois est près de finir.

Madame Durut. — Passons ; le lendemain du prêt, je me suis fait rendre ces quinze louis par un vieil oncle de madame de Braiseval, assez sot pour être amoureux gratis de sa banale nièce. Si le pauvre diable savait à quel usage elle avait employé cet argent, il se repentirait bien, ma foi, d’en avoir fait le sacrifice. C’était pour récompenser le solide service d’un sauteur de chez Nicolet qu’elle venait de distinguer, mais non pas comme mademoiselle Célestine distingue le commandeur.

Célestine. — Si l’on jette des pierres dans mon jardin, gare la revanche ! Au fait : quand madame de Braiseval parlera de payer, il faudra lui donner quittance ?

Madame Durut. — Étourdie ! que dis-tu ? Il faudra recevoir[27].

Célestine. — Et si l’oncle a par hasard avec elle un éclaircissement ?

Madame Durut. — Il l’aura probablement. Où sont les hommes assez généreux pour obliger incognito ? Mais pour lors tu n’auras pas su, j’aurai négligé d’enregistrer cette recette et ne t’aurai prévenue de rien. Tu me renverras la dame que je menacerai, auprès de son mari, de quelques confidences de ma part qui n’iraient à rien moins qu’à la faire coffrer pour le reste de sa vie. (Avec un air de mystère.) N’ai-je pas fourni à cette Messaline jusqu’à trois cent-suisses en un jour ? Elle ne défout pas !

Célestine (soupirant). — Grand bien lui fasse ! “ Avances à la vicomtesse de Chatouilly, neuf cent soixante livres en différents articles. „

Madame Durut. — Cela sera bien payé. En attendant, cet argent n’est pas sorti de la maison. Il s’est répandu en petits salaires sur toute la marmaille mâle et femelle que je puis enrôler. Madame la vicomtesse a le talent d’occuper ici cette espèce pendant des matinées entières à se faire dorloter, manioter, tripoter, baisoter, suçoter, branloter, à six francs par heure pour chaque individu.

Célestine. — Voilà, par exemple, une bizarre fantaisie !

Madame Durut. — D’autant plus bizarre que si, par malheur, quelqu’un de ces petits êtres avait l’ombre d’un poil follet où tu sais, la dame, furieuse, le mettrait brutalement à la porte et me laverait la tête d’importance. Mais est-on bien ras, bien scrupuleusement imberbe, ce sont de sa part des transports ! un délire ! Après cela, c’est son tour de fêter tous ces petits engins, toutes ces petites moniches. C’est à mourir de rire, en vérité.

Célestine. — Et c’est là tout ce qu’elle fait ?

Madame Durut. — Le plus souvent il faut bien qu’elle s’y borne ; quelquefois pourtant un marmot précoce se trouve, à douze ou treize ans, bon à quelque chose…

Célestine. — Je le crois parbleu ! bien ; à neuf ans le petit cousin Georges bandait à merveille, et moi, qui n’en avais que huit, je m’amusais fort bien de sa petite broquette, que je ne suis pas même trop sûre de ne m’être pas mise une ou deux fois. Nous faisions du moins de bon courage tout ce qu’il fallait pour cela. Mais la vicomtesse, elle se donne le marmot ?

Madame Durut. — Elle en fait ce qu’elle peut, cela ne fait que la mettre en train. Alors elle congédie la marionnette, et fait entrer le premier venu de ses gens (qui sont tous des colosses), ou ce que je puis lui fournir ici de nouveau dans le même genre. Pour lors, un bracquemart du plus fort calibre la finit et la venge, cinq ou six fois, de l’innocente pinette qui vient de l’émoustiller.

Célestine. — Cela n’est pas si sot, au moins. À ce grand genre, je parierais que cette femme est du plus haut vol.

Madame Durut. — Oh ! je t’en réponds !

Célestine. — Cela parle de soi-même : qu’une petite bourgeoise se détraque, je la vois se permettre tout platement de faire cocu son imbécile d’époux avec un, deux ou six voisins de sa sorte, à travers des peurs et des périls inexprimables, et puis c’est toujours à recommencer. Mais vive la qualité ! C’est dans cet ordre que les belles imaginations déploient toutes leurs ressources. Que j’aime ces ambitieux tempéraments qui savent tout accaparer, tout s’approprier, qui font contribuer à servir leurs insatiables désirs tous les âges, toutes les conditions ! Que j’aime ces femmes brûlantes qui…

Madame Durut (lui riant au nez). — Que le diable t’emporte avec ta bouffée d’éloquence ! Veux-tu te donner ici les airs d’une motionnaire du Palais-Royal, ou te crois-tu à la tribune d’un bordel ? Allons, mademoiselle, à nos comptes, et tâchons d’en finir, car il est onze heures et ton estomac doit t’avertir, comme le mien, que nous n’avons pas déjeuné.

Elles reprennent leurs calculs sans plus s’occuper d’autre chose. Cette tâche achevée, madame Durut sonne pour avoir du café. On la fait longtemps attendre. Comme cette lenteur a quelque chose d’extraordinaire dans une maison où elle a établi la plus ponctuelle exactitude à servir, elle s’impatiente, se lève brusquement et va s’éclaircir des causes de ce retard.


MADAME DURUT, CÉLESTINE, ZOÉ[28]
LOULOU. (Même lieu.)

On entend d’abord madame Durut tempêter. Voici les premières paroles qu’on distingue :

Madame Durut (encore au dehors). — Oh ! je vous apprendrai, sacrée graine de couilles ! à foutrailler ainsi dans ma maison, au lieu de faire votre service.

Elle entre, ramenant avec violence Loulou débraillé et Zoé décolletée. Elle les rudoie et les secoue, furieuse.

Célestine (à madame Durut). — Te voilà terriblement en colère ! Il s’est donc passé quelque chose de bien grave par là-bas ?

Madame Durut. — Je t’en fais juge. Tandis que nous croquions ici le marmot à attendre notre déjeuner, le petit scélérat, qui devait l’apporter, ne s’amusait-il pas à exploiter mademoiselle sur le coin de la table à manger ! Pendant ce temps, le café, posé sur le marbre du buffet, refroidissait à son aise. Comment donc ! si je n’étais pas survenue, ils en avaient encore pour je ne sais combien de temps ; à peine ma présence a-t-elle pu leur faire lâcher prise.

Célestine. — Je le conçois : quand on y est, il y fait si bon ! Il faut convenir pourtant que l’endroit et surtout le moment étaient mal choisis. Voilà ce que je vois de plus criminel dans leur affaire.

Madame Durut (courroucée). — Tu te fiches de moi, je pense ! J’y vois bien d’autres crimes, ma foi ! et les impudents vont être corrigés en conséquence.

Loulou (à part, plus en colère qu’affligé). — Nous verrons ça !

Ce n’est pas sans quelque peine qu’il vient à bout de renfermer dans un étroit pantalon son petit engin, encore tout en train de bien faire. Zoé demeurerait la gorge découverte, si Célestine n’avait la curieuse complaisance de lui rajuster son fichu, après avoir, chemin faisant, un peu visité les séditieux morceaux qui décorent cette poitrine satinée.

Madame Durut (à Zoé). — De quel droit, petite effrontée, au lieu de vous tenir là-bas, où vous attache votre devoir, avez-vous osé venir de ce côté, où il vous est absolument défendu de paraître quand on n’a pas sonné pour moi ? Parleras-tu, coquine ? (Elle lui donne un soufflet.)

Zoé (sanglotant). — Mon Dieu, maîtresse, Loulou m’avait appelée ; j’ai cru que c’était de votre part.

Madame Durut (à Loulou). — Ah ! c’est donc toi, petit fripon, qui…

Loulou (coupant). — Eh bien, oui, c’est moi ! Quoi ! ne semble-t-il pas que votre pavillon soit une église ! Encore entre-t-on bien à l’église sans tant de compliments !…

Madame Durut. — Attends-moi, petit malheureux, je vais t’apprendre à parler ! (Elle lève le bras comme pour le frapper, mais elle n’en a pas le courage, et certain regard qui demande presque excuse est bien d’accord avec le geste menaçant.) Pourquoi avoir appelé cette petite gueuse ?

Loulou (avec humeur). — Vous l’avez bien vu, peut-être. Dame ! si nous nous sommes joints, c’est qu’apparemment ça nous faisait plaisir et que j’avions nos raisons.

Madame Durut (redoublant de fureur). — Vos raisons ! vos raisons ! Ah ! petit coupe-jarret tu fais le mutin, je pense ! tu vas voir ! (Elle fait semblant de chercher un bâton, mais n’a garde de paraître remarquer ce qui serait sous sa main de propre à exécuter son projet de vengeance.)

Loulou (avec arrogance). — N’y venez pas, au moins. Il n’y a ce que vous savez bien[29] qui tienne. Sans tant de barguignage, si vous n’êtes pas contente, mettez-nous tous deux à la porte : j’nous passerons bien de vous.

Madame Durut (avec embarras) — Mais voyez un peu ce petit maroufle ! (Se tournant contre Zoé.) C’est pourtant cette gaube-là qui cause ici tout ce désordre. (Elle lui court sus pour la frapper. Célestine se met devant et la sauve.)

Loulou (en fureur). — Jarnidié, madame, ne vous avisez pas de frapper. Les maîtres n’ont plus droit de ça, je vous le soutiens. (Il jette son chapeau avec colère.) Il faut que tout ce chien de train-là finisse ! j’aime mademoiselle, je m’en pique, et je vous le dis, . Elle me fait l’honneur de m’aimer aussi, et, fichtre ! vous le savez bien, puisque vous avez vu ça…

Célestine (avec modération). — finis, petit morveux ! tu manques à ta maîtresse.

Loulou. — Qu’est-ce que ça me fait ? Je ne voulons plus de son fichu service. Eh bien ! n’est-on pas libre donc ? J’sortons et j’allons nous marier.

Zoé (à madame Durut, d’un ton doux). — Oh ! mon Dieu oui, maîtresse, c’est pour cela…

Madame Durut (plus furieuse). — Et toi aussi, vipère. Je vais faire entrer le sourd[30], et leur en faire donner… (Elle veut tirer le cordon d’une sonnette ; mais Célestine l’en empêche.)

Loulou. — Qu’il s’y frotte ! (Il tire de sa poche, en menaçant, un petit couteau de six sous, à prix fixe. Madame Durut a des convulsions de rage.)

Célestine. — Un moment : ne t’emporte pas et ne fais rien dans la colère. (Elle ouvre la porte d’un cabinet.) Passez là dedans, vauriens que vous êtes, on vous parlera tout à l’heure. (Elle leur fait à part une mine d’amitié qui les décide à obéir ; elle les enferme.)

Madame Durut. — Mais tu n’y penses pas ! tu les mets ensemble ! ils vont encore…

Célestine (avec humeur), Il s’agit bien, ma foi, d’avoir ce souci. Apaise-toi, et m’écoute. (Elle baisse un peu la voix.) Imagines-tu donc qu’une fille née dans un climat brûlant, et qui depuis deux ans ne cesse d’éponger, manier, caresser tous les engins qui viennent s’ébattre céans, va demeurer insensible comme un terme, et n’aura jamais envie de se le faire mettre ?

Madame Durut. — Fichu raisonnement ! Ne dirait-on pas que la coquine chôme ! Se passe-t-il une semaine sans qu’elle soit plus ou moins enfilée ?

Célestine. — Oui, par des capricieux qui, le plus souvent, ne lui plaisent guère, ou qui lui en imposent, ou qui, étant d’un âge trop disproportionné, ne lui donnent pas l’ombre du plaisir. Mais avec Loulou, joli, frais, son égal, et qu’elle peut dominer, c’est autre chose ; cette fortune est délicieuse pour elle. Ce n’est pas tout d’avoir l’autorité, ma sœur, il faut être juste.

Madame Durut. — Tout cela est bel et bon. Mais est-il juste aussi que cette petite salope ait appris à ce petit polisson une chose… sur laquelle je voulais qu’il demeurât quelque temps encore tout à fait ignorant ?…

Célestine (interrompant). — Parce que tu te réservais de la lui apprendre toi-même. Crois-moi, dans ce genre, c’est duperie d’instruire à demi. Dès qu’un écolier, une fois, a connaissance du con, le diable a bientôt fait de lui révéler tout ce qu’on en peut faire. Il fallait, tout d’un temps, passer maître ton blanc-bec, et si Zoé te l’a soufflé, tu n’as, en vérité, que ce que tu mérites. Mais laisse-moi-là ce petit balourd. Il n’y a pas un de ses camarades qui ne vaille, ou mieux, pour ce que tu faisais de lui. Léger, Lavigne, branlent et gamahuchent comme des anges ; tu peux t’en rapporter à moi. Je veux que tu renvoies Loulou, dont la duchesse se plaignait encore l’autre jour, et qui me paraît avoir un mauvais caractère… Mais où vas-tu donc ?

Pendant toute cette tirade madame Durut a paru distraite et rêveuse ; elle vient de se mettre à genoux pour regarder par le trou de la serrure du cabinet où sont enfermés les coupables. Elle les surprend recommençant à commettre la faute pour laquelle ils sont punis.

Madame Durut (avec bruit). — Tiens, tiens, Célestine, ne l’avais-je pas bien dit ? Ils n’en font pas à deux fois… Il se laisse faire ! C’est elle qui le fout, la chienne !

Célestine (déplaçant sa sœur). — Il faut voir cela… (Elle regarde.) Ma foi ! ce sont de bons enfants. Ils nous entendent fort bien. Ils n’en vont pas moins leur petit train ; voilà de la vocation ! (Elle se lève.) À leur place, j’en aurais fait autant. Rien ne console comme un petit coup à la dérobée…

Madame Durut (qui a pris la place à l’instant où Célestine l’a quittée). — C’est pour me braver ! Non, non, je ne souffrirai pas…

Célestine (la prenant par le bras). Lève-toi !… arrache-toi, te dis-je, de cette maudite serrure… (Elle chante.)


Ne dérangeons pas le monde ;
Laissons chacun comme il est…


Madame Durut (ne se dérange pas encore ; après une petite pose.) — Oui, oui, déchargez, chiens maudits ! vous allez maintenant trouver à qui parler. La clef, Célestine ! (Elle tremble de fureur.)

Célestine (donnant la clef). — La voilà, mais je gage qu’ils se seront mis sous la sauvegarde des verrous, et ils auront fait à merveille.

En effet, la clef tournée, la porte ne s’ouvre point. En vain madame Durut l’agite avec violence, s’estropie à force de frapper des pieds et des poings : l’heureux couple demeure tranquille. Pour lors, la Durut, partant comme un trait, va chercher assistance ; mais avant son retour Célestine, secrète protectrice de tout intérêt libertin, a fait évader les bons enfants, leur conseillant d’aller se cacher séparément, jusqu’à ce que cette importante affaire se soit un peu civilisée. À peine sont-ils en sûreté que madame Durut rentre, suivie d’un aide-jardinier muni d’une hache.

Madame Durut (de loin encore et toujours en fureur). — Qu’on me jette cette porte en dedans, tout de suite !

Célestine (gaiement). — Ce n’est pas la peine ; les moineaux sont dénichés. (Au jardinier.) Gervais, retirez-vous. (Il obéit.) Que de bruit, ma sœur ! De la vilaine jalousie à l’occasion d’un morveux de domestique ! tu perds l’esprit.

Madame Durut. — Que sont-ils devenus ?

Célestine. — Qu’importe ?

Madame Durut. — Ils n’échapperont point à ma vengeance.

Célestine. — À bon compte, ils n’en ont pas eu le démenti ; sous ton nez ils ont fait leur affaire… Il n’y avait qu’à rire de toutes ces espiègleries. Voilà pourtant une insurrection du plus dangereux exemple pour cet ordre de serviteurs, et qui rend indispensable de chasser monsieur Loulou ; oui chasser, sans pitié pour ton fichu caprice ; j’entends que tu ne gardes le petit drôle sous aucun prétexte.

Madame Durut (un peu à contre-cœur.) — Soit. Il fera bien de ne pas se montrer devant moi ; je lui arracherais les yeux !

Célestine. — Non, tu le caresserais ; quant à Zoé…

Madame Durut (avec feu). — Chassée, sans miséricorde !

Célestine. — Cela te plaît à dire. Il faut songer qu’elle nous tient lieu de cent cinquante louis dont cet escogriffe de créole nous faisait banqueroute, sans l’accommodement qui te fit agréer cette petite créature ; si elle veut nous rembourser (et peut-être le pourrait-elle), à la bonne heure ; sinon elle restera. Tu sais qu’elle nous est fort nécessaire, et comment la remplacer ?

Madame Durut. — Oh ! gâte-la donc tant que tu voudras. Je te jure, moi, qu’à sa première fredaine, puisqu’elle a tant de goût pour se faire mâtiner, je lui fais passer impitoyablement sur le corps une vingtaine de forts de la Halle, et qu’elle en aura jusqu’à ce qu’elle crève sur la place.

Célestine. — Si j’étais condamnée à mourir, je ne voudrais pas d’un autre supplice ; mais remettons le jugement de ce grand procès à un moment plus calme, et d’abord déjeunons… (Elle sonne.) Je ne perds pas la tête, moi pour qui mons Loulou n’est de rien. Respirons, et nous songerons ensuite à mille petits soins qu’exige la négociation singulière pour laquelle on doit se rendre céans à cinq heures précises.

OÙ EN SOMMES-NOUS ?




SECOND FRAGMENT.




La conversation qu’on va lire se passe dans le logement de madame Durut, où l’usage est d’introduire d’emblée toutes les personnes connues qui ont à lui parler.


LA MARQUISE[31], MADAME DURUT.

La Marquise (gaiement). — Me voici !

Madame Durut. — Soyez la bien venue, madame la marquise. Vous arrivez la première, mais la personne que vous attendez sera probablement bientôt ici.

La Marquise. — Je n’aime pas cette négligence : elle ne présage rien de bon.

Madame Durut. — Permettez ; vos ordres étaient pour cinq heures (elle regarde sa montre) : il n’est que quatre heures vingt-six minutes.

La Marquise. — Avais-je dit cinq heures ? J’aurais donc pu rester quelques moments avec ce pauvre vicomte que j’ai impitoyablement jeté à la porte de sa petite maison de la barrière, sans me laisser fléchir par les instances qu’il me faisait de m’y reposer. Je le connais : il m’aurait amusée ; j’ai craint d’arriver trop tard à mon rendez-vous. Quand il s’agit d’affaires…

Madame Durut. — Sans doute, et d’aussi importantes encore que celle qui vous conduit ici, je conçois que l’on doit se piquer d’exactitude.

La Marquise. — Voilà pourtant une demi-heure que je vais regretter.

Madame Durut. — Vous savez, madame la marquise, qu’ici on ne manque pas de moyens de tuer le temps. Madame voudrait-elle… un livre ?

La Marquise. — Je ne lis jamais.

Madame Durut. — Madame ferait peut-être plus volontiers un tour de jardin ?

La Marquise. — Il fait trop de vent.

Madame Durut. — Je puis procurer à madame un peu de société.

La Marquise (avec indifférence). — Comme quoi ?

Madame Durut. — J’ai là-haut un baron allemand… Il n’est éveillé que depuis une heure. C’est dommage qu’il ne soit pas encore ivre, autrement…

La Marquise. — Quel amphigouri faites-vous-là ?

Madame Durut. — Je dis des choses fort raisonnables.

La Marquise. — Vous me proposez un Allemand ? un ivrogne ?

Madame Durut. — À la bonne heure, mais vous allez un peu vite, et vous ne m’avez pas laissé le temps de vous expliquer que mon baron n’est pas un homme ordinaire. D’abord, il est porteur d’un goupillon de huit à neuf pouces.

La Marquise (avec dédain). — Je ne vois que cela.

Madame Durut. — Que Dieu vous conserve la vue, madame !

La Marquise. — Après ?

Madame Durut. — Et puis, lorsqu’il s’y met, il n’est pas chiche d’eau bénite, et ce n’est, ventrebleu ! pas de l’eau bénite de cour.

La Marquise. — C’est quelque chose ; la figure ?

Madame Durut. — D’un gros réjoui.

La Marquise. — L’âge ?

Madame Durut. — Vingt-quatre ans tout au plus.

La Marquise. — La couleur ?

Madame Durut. — Il est blond.

La Marquise. — Fade ?

Madame Durut. — Au contraire, une nuance de plus il serait relevé.

La Marquise. — Cela parle-t-il ?

Madame Durut. — Allemand, oui ; il commence à jurer passablement en français.

La Marquise (ironiquement). — Comment donc ! vous me parlez là d’un petit seigneur bien aimable !

Madame Durut (avec finesse). — Il faut le voir quand il est monté.

La Marquise. — Vous êtes folle, ma chère Durut ; que voudriez-vous que je fisse d’un ivrogne, moi qui les déteste ?

Madame Durut. — Oh ! mais celui-ci ne boit pas par défaut ; c’est par régime, par nécessité…

La Marquise. — La soif est donc chez cet homme une maladie ?

Madame Durut. — Non pas, mais au contraire un principe de santé. Il faut que monsieur de Widebrock ait bu pour qu’il se souvienne qu’il est au monde,… autrement on le croirait en léthargie. Vers la troisième bouteille, son âme, qui s’est cachée on ne sait où pendant les heures d’inaction, recommence à vivifier la matérielle enveloppe. Alors les bras, les jambes, les yeux et le reste, tout cela commence à se mouvoir et peut aller par degrés un train de diable à mesure que les flacons sont mis à sec. Il a soupé tête à tête hier avec une chanoinesse de Maubeuge, qui ne sable aussi pas mal. Elle a confessé ce matin sept crises, et je sais qu’elle ne compte ordinairement que de la troisième opération, qui est la première qui lui fait plaisir, car elle est aussi comme le baron, dans un autre genre, un peu difficile à émouvoir. Ils ont bu quatorze bouteilles…

La Marquise. — Voilà bien de l’étalage pour sept misérables services. J’ai cela en deux heures toutes les fois que je veux bien veiller avec Foutenville, qui ne soupe qu’avec une compote et deux verres d’eau. Cependant je voudrais peut-être voir ce baron comme une curiosité. Mais du secret : on me honnirait parmi mon monde si l’on savait que pareil caprice pût m’être passé par l’esprit. On se gâte au moins en fréquentant cet hospice.

Madame Durut. — J’avais cependant ouï dire qu’avant que nous eussions l’honneur de coucher madame la marquise sur notre registre, elle avait bien voulu s’humaniser parfois avec ses laquais.

La Marquise (sans humeur). — Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? Vous aviseriez-vous de mettre en parallèle nos gens, élégants, jolis garçons, stylés la plupart du temps par nous-mêmes, avec des étrangers, des automates, c’est le mot ?

Madame Durut. — J’avoue n’avoir pas d’abord saisi cet objet par le beau côté.

La Marquise. — La main à la conscience, ma chère Durut, avouez-moi que, même en France, il n’y a pour le boudoir que le militaire et la haute livrée. Tout le reste est à faire pitié… Quelquefois encore les talents se font distinguer, mais tous ces illustres sont si capricieux, si gâtés, et d’ailleurs si peu propres à la chose ! Le chanteur craint d’affaiblir sa poitrine, le danseur ménage ses jambes et craint de ne pouvoir s’enlever. Un bel esprit, ne m’en parlez pas ! Dans les bras d’une femme il chantonne un hémistiche, et si quelque rime longtemps implorée lui survient, il quitte son travail pour courir la mettre en écrit… Mais laissons cette discussion, et parlons enfin de l’objet pour lequel je suis ici. L’homme que tu m’as choisi remplira, comme tu me l’as mandé, toutes mes vues ?

Madame Durut. — Je crois pouvoir en répondre.

La Marquise. — Il est bien fait ? ni trop, ni trop peu remarquable ?

Madame Durut. — Absolument tel que je vous l’ai dépeint.

La Marquise. — On pourra le montrer partout ?

Madame Durut. — C’est un homme très comme il faut ; il a servi quelque temps ; mais pauvre et sentant qu’il ne sortirait jamais des grades subalternes, il quitta… Au surplus, il est bon gentilhomme…

La Marquise. — C’est son affaire. Les preuves que je lui demanderai ne sont assurément pas de la compétence de Chérin. D’ailleurs, où je veux le mener il se trouve, en manière de gentilshommes, des gens… au niveau desquels il n’est pas difficile de se mettre. Ah, quel mélange j’ai vu tout par là, dans mon premier voyage ! Quelle dose de foi ne me fallait-il pas avoir pour attacher l’idée de chevaliers français à des matamores en moustaches, costumés à la diable, et se donnant comme exprès une tournure de mangeurs de petits enfants ! J’avoue que j’ai vu, par contre, la plus agréable jeunesse et des individus qui seraient délicieux ailleurs. Mais dans ces foyers où du matin au soir on les travaille dans le sens de leur destination, les plus aimables ont sur l’article des femmes un air de désintéressement… qui m’a réduite, en un mot, à revenir exprès à Paris chercher un être à ma fantaisie, et que je puisse à mon tour travailler selon mes projets. Je ne veux pas d’un compagnon de voyage efféminé, suspect d’aucun genre de mollesse.

Madame Durut. — Celui que vous verrez est brave comme son épée. Quoiqu’il ait un grand air de douceur, il n’en a pas moins couché déjà sur le carreau deux fendants, dont l’un était le meilleur écolier de mon cousin[32].

La Marquise. — Ce n’est pas non plus un tapageur qu’il me faut.

Madame Durut. — Vous serez contente, vous dit-on.

La Marquise. — Tu l’as prévenu que s’il était agréé, rien ne lui manquerait ?

Madame Durut. — Ce n’est pas ce qui a paru l’intéresser le plus. Il a beaucoup demandé si vous étiez aimable. Je vous ai définie sans vous flatter. Il a paru transporté de plaisir. Comme j’ai scrupuleusement évité de parler de vos agréments, il doit supposer que vous en êtes peu pourvue ; il a eu la délicatesse de ne pas marquer à cet égard la moindre curiosité.

La Marquise (avec demi-soupir). — Voyons ; tu aurais eu la main bien heureuse ! Du temps qui court, les hommes délicats sont des phénix ! Puisses-tu ne t’être point abusée !… (Elle bâille.) Bon Dieu ! que cette demi-heure est longue !

Madame Durut. — Il y a tout juste six minutes que vous l’endurez.

La Marquise. — Pourrait-on avoir un de ces petits amuseurs ?

Madame Durut. — À votre service. Il y a une place vacante ; si madame la marquise protégeait quelqu’un ?

La Marquise (froidement). — Non ; mon Médor est mûr, la barbe lui pousse, et il trousse déjà toutes les filles du quartier. Je vais le reléguer à l’écurie.

Madame Durut. — Je voudrais une place de ce genre pour mon Loulou, que je réforme (elle s’attendrit) et ce n’est pas sans bien du regret.

La Marquise. — Vous êtes folle, Durut ; tout le monde se plaignait de ce petit malotru. L’Enginière m’en parlait encore il y a deux jours. Qu’a-t-il donc fait pour perdre votre extrême faveur, qui seule le soutenait envers et contre tous ?

Madame Durut. — Il s’est permis une rébellion abominable. C’est, j’en jurerais, un fichu jacobin[33] déguisé, qui le voit ici deux ou trois fois par semaine, et qui l’aura dégoûté de mon service pour l’attirer chez lui.

La Marquise (avec effroi). — Vous venez de me glacer ! Prenez garde, au moins, ma chère Durut. Ici des jacobins ! Si la peste se déclare une fois dans cet asile du plaisir, personne n’y mettra plus le pied. Vous êtes ruinée, et nous au désespoir.

Madame Durut (sonnant). — J’y regarderai de près, je vous le jure. (On frappe deux petite coups au dehors pour marquer qu’on est à portée de recevoir le commandement.) Madame la marquise veut-elle Léger ? Lavigne ? Criquet ?

La Marquise. — Le petit brunet de l’autre jour, il a tout plein d’intelligence…

Madame Durut (à voix basse). — Je le crois ! c’est Célestine elle-même qui l’a dressé. (Plus haut.) Belamour ? (On frappe trois petits coups pour marquer que l’on a entendu et que la commission va être faite.)

La Marquise. — Le met-il ?

Madame Durut. — Si l’on voulait ; mais cela n’irait nullement à madame la marquise.

La Marquise. — C’était pour savoir seulement, car je ne donne pas dans les marmots. (On siffle pour annoncer quelqu’un d’attendu.)

Madame Durut. — Voici pour le coup votre homme… (En même temps Belamour paraît. À Belamour :) Conduisez madame au numéro 8 et servez[34].

La Marquise passe fort gaiement avec Belamour à l’endroit qui lui est destiné. Madame Durut ferme après eux et se dispose à recevoir la personne que le sifflet vient d’annoncer. C’est en effet le cavalier attendu pour l’objet de madame de Fièremotte. Celle-ci, tandis que madame Durut va préparer encore mieux le nouveau venu, se fait rendre par Belamour un petit service fort agréable, dont elle attend l’effet en lisant un des plus chauds passages de la Matinée libertine, qui se trouve, avec d’autres brochures du même genre, sur une chiffonnière, conformément à l’usage établi dans cet hospice de prévenir, en tout genre, les désirs des habitués.


LIMECŒUR[35], MADAME DURUT.

Madame Durut. — Vous arrivez à propos, monsieur de Limecœur. La belle dame est ici depuis quelque temps : elle commençait à perdre patience.

Limecœur. — Je crois cependant n’être pas en retard… (La pendule sonne cinq heures.) Voilà ma justification ; au surplus, ma chère madame Durut, comme je ne viens que pour me dédire…

Madame Durut (étonnée). — Comment ?

Limecœur. — J’ai réfléchi sérieusement sur le parti que j’étais sur le point de prendre avec trop de légèreté. J’ai senti qu’un homme de mon état, ayant mes sentiments, s’exposerait beaucoup…

Madame Durut (avec embarras). — Parlez bas, je vous prie… (Elle va examiner si personne n’est à portée d’entendre.) Où avez-vous dîné ? êtes-vous ivre ?

Limecœur. — Laissez-moi vous déduire mes raisons. Quel rôle, s’il vous plaît, jouerais-je là-bas, jeté parmi l’essaim de nos héros, que je verrais ne respirer que pour le salut de l’État et du roi, tandis que j’y serais honteusement, moi, le greluchon d’une femme ? Non, ma chère Durut, la chaîne du plaisir, le bonheur de sortir du labyrinthe des embarras par la plus agréable porte, ne me tentent point assez pour me faire oublier ma naissance, un état que je regrette, en un mot ce que je dois à ma famille, au public, à moi-même…

Madame Durut. — Vous êtes fou, mon cher monsieur ; mais ce qu’il y a de malheureux, c’est que vous l’êtes froidement et d’une manière bien maussade. Il faudrait toute une harangue pour réfuter les mille et une bêtises que, ne vous en déplaise, vous venez de distiller dans votre court exposé. Au surplus, j’ose espérer de votre honnêteté que vous vous prêterez du moins à ce qui convient, pour que je n’essuie point à votre occasion une scène fort désagréable.

Limecœur. — Vous pouvez tout exiger.

Madame Durut. — Il ne s’agit que de garder in petto, jusqu’à nouvel ordre, vos étranges scrupules, et de vous comporter aujourd’hui comme si, tout de bon, vous aviez envie de nous tenir parole.

Limecœur. — Quel bien en résulterait-il ?

Madame Durut. — D’abord je ne serai pas compromise. Ensuite que, peut-être, tout naturellement la dame en question vous ouvrira quelque porte par où vous pourrez décemment échapper. Car enfin vous n’êtes encore ni visité, ni essayé. Toutes les apparences sont en votre faveur, je l’avoue, mais nous avons sous la main tant de gens qui conviennent admirablement pour notre objet…

Limecœur. — Il y aurait moyen, ce me semble, de donner à l’arrangement projeté des formes moins humiliantes pour un homme de mon état…

Madame Durut. — Oh ! nous baisons bien les mains à votre état, mais c’est de quoi nous nous foutons[36], entre nous…

Limecœur. — Ne serait-il pas bien naturel, au lieu de ces tournures qui assimilent un galant homme à un cheval marchandé à la foire, que cette dame m’accordât une heure de franc tête-à-tête ? Si nous nous convenions bien fort,… alors…

Madame Durut (portant avec tranquillité les mains à la culotte de Limecœur et le déshabillant). — Je vais d’abord juger d’une partie des convenances. (Elle met à l’air un boute-joie roide et d’une louable dimension.) Ceci, premièrement, ne fera nullité.

Limecœur. — Heureusement on ne me prend jamais sans vert.

Madame Durut (sans mot dire, examine en connaisseuse tous les détails principaux et accessoires). — Et combien,… mais de bonne foi, combien cela peut-il, l’un dans l’autre, fournir dans le courant du mois ?…

Limecœur. — Je ne me suis point occupé de cette expérience, mais je puis, sans gasconnade, garantir pour un certain temps deux ou trois services par jour.

Madame Durut (ironiquement). — Deux ou trois ! sans craindre la pleurésie ! Vous êtes économe, à ce que je vois. Je ne vous demande pas si vous vous entendez à tout l’accessoire ; il serait d’autant plus nécessaire, que vous ne vous obligez pas à des merveilles quant au capital.

Limecœur. — Franchement, madame Durut, cette conversation ajoute beaucoup à mes répugnances. Forgez quelque excuse polie qui me fasse pardonner ma retraite. (Il plie boutique.) Je pars.

Madame Durut. — Et vous ferez une sottise insigne. Cependant, demeurez un moment ; je vais essayer (sans savoir encore comment m’y prendre) de rompre la partie quant à l’émigration. Peut-être accrocherai-je pour vous la faveur d’une séance. Vous ne la méritez guère ; n’importe. Il suffit que j’aie pris intérêt à vous, pour que je ne vous abandonne pas absolument. Attendez ici : d’ailleurs, sans mon signal, on ne vous ouvrirait nulle part.


Elle est sortie d’assez mauvaise humeur pour aller raconter, de point en point, à la marquise tout ce qu’on vient de lire. Celle-ci, fort émoustillée par le service de Belamour, et la tête montée par la lecture du livre en question, se trouve singulièrement contrariée. Après un moment de réflexion :

La Marquise. — Il est clair que cet homme est un sot ; mais il est estimable et c’est peut-être ce dont nous devions le moins nous flatter. Va lui dire, Durut, qu’il n’y a rien de fait, mais qu’avant de rompre toute négociation je veux causer un moment avec lui.

Madame Durut. — Vous allez le mettre au comble de la joie.

La Marquise. — Allez. Informez-vous de ce que fait le baron allemand. Qu’il se monte, entendez-vous ? J’aurai peut-être besoin de cette distraction pour effacer le sérieux de tout ceci. Emmenez cet enfant, je vous le recommande : il sert comme un petit ange. (À Belamour, en lui donnant un louis.) Va, mon bel ami.

Belamour baise respectueusement la main de sa bienfaitrice, et se dispose à suivre madame Durut.

Madame Durut. — Ainsi donc je puis introduire notre philosophe.

La Marquise. — Oui, s’il consent au masque aveugle[37]… Qu’on prépare quelques glaces… Attendez,… apportez-moi à tout hasard… un masque de vieille,… non,… un demi-masque à la vénitienne… Allez.

Madame Durut se retire en emmenant Belamour.


Limecœur est bien content de l’audience dont on vient lui annoncer la faveur. Cependant, la cérémonie du masque ne laisse pas de lui déplaire : si ce n’est pas une mystification qu’on lui destine, du moins sa mascarade va lui faire perdre une partie des douceurs de sa bonne fortune. Telle est sa secrète pensée, dont il n’ose toutefois faire part à madame Durut qui lui a déjà montré quelque humeur. Il se résigne donc et prend courage, en brave chevalier français. On lui fait quitter tous ses habits pour ne revêtir qu’un pantalon de soie blanche, très-juste à la peau, des pantoufles à la turque, et un gilet de satin blanc, parfaitement à sa taille, sur lequel se renverse la large collerette d’une chemise de la plus belle toile de Hollande, garnie, ainsi que ses manches, d’un point de prix. Cette toilette s’exécute, sous les yeux de madame Durut, par les mains de Zoé, qui n’y néglige rien de ce que peut exiger la plus coquette propreté… Tout ce qui est nécessaire à celle de la bouche se trouve sous la main de Limecœur. Le ressort de son masque est adroitement niché dans ses cheveux, auxquels l’habile Zoé, du bout de ses jolis doigts, donne une tournure pittoresque et piquante. C’est dans cet état que Limecœur est conduit au boudoir où la marquise l’attend[38].

COLIN-MAILLARD.




TROISIÈME FRAGMENT.




LA MARQUISE, LIMECŒUR masqué, MADAME DURUT.

La Marquise (voyant que Limecœur hésite en entrant). — Approchez, monsieur.

Limecœur (bas à madame Durut). — Le délicieux son de voix !

Madame Durut, sans répondre, conduit Limecœur à portée de la marquise assise sur une… (il faut bien trancher le mot) sur une fouteuse[39]. Dès qu’une main de la


marquise a pris celle de Limecœur, madame Durut, laissant la clef du masque, se retire et enferme les acteurs.

La Marquise (avec douceur, tenant dans ses mains celle de Limecœur). — Prenez place à côté de moi. Je ne vous gronde pas de vos scrupules ; un galant homme peut en avoir ; mais (lui pressant la main) pourquoi soupçonner, au péril d’être injuste, une femme qu’on ne connaît point, du projet de déshonorer celui dont elle attend sa sûreté et ses plaisirs ? Cruel Limecœur ! vous avez voulu mettre une barrière entre nous, je la respecterai, mais je suis offensée. Il me faut une vengeance. (Avec tendresse.) Méchant ! elle sera de te donner des regrets. (Elle lui donne un baiser, dont on ne doit pas oublier que la conformation des masques laisse à tous deux l’entière liberté.)

Limecœur (avec feu). — Ah, madame, n’ajoutez pas à ceux que font naître d’avance la justesse et la bonté de vos expressions !

La Marquise. — Non, mon ami, la vengeance est le plaisir des femmes et des dieux ; je veux qu’en te séparant de moi tu détestes ton aveugle injustice ! (Un baiser.) Je veux que ton repentir aille jusqu’au remords ! (Un baiser plus vif, accompagné de l’application, comme involontaire, d’une main sur l’exhaussement que cause la fière contenance du boute-joie sous les mailles élastiques du pantalon.)

Limecœur (avec transport). — Ô magicienne ! intelligence céleste ! divinité !… ou qu’êtes-vous ? Quoi ! lorsque votre ordre cruel a condamné la voie qui peut conduire en un clin d’œil jusqu’au cœur le feu subtil de l’amour, vous savez encore y atteindre, l’embraser par la mélodie de vos accents, par la magie de vos lèvres. Déjà vous m’inspirez ! déjà mon erreur est maudite !

Pendant cette tirade sentimentale dont la marquise, quoique enchantée, ne fait que sourire, Limecœur jouant des mains, d’abord avec circonspection, est étonné de cette taille si fine, de cette gorge si séparée, si ferme qu’on lui laisse parcourir. Limecœur, qui ne sent rien à demi, s’enflamme à l’excès ; il soulève avec timidité des jupes d’une légèreté non moins indicative que commode ; comme on fait en même temps chez lui des progrès en proportion des siens, il se permet de palper amoureusement les cuisses et le reste… La perfection qu’il y trouve n’ajoute pas moins à sa passion qu’à son étonnement. Le bijou brûle encore à la suite du vif exercice que vient de lui donner le petit préludeur. Limecœur croyant ne pouvoir faire trop humblement amende honorable devant les charmes provisoirement outragés par ses doutes, assez peu présomptueux d’ailleurs pour ne pas abuser si vite du droit de triompher, se précipite, et, collant sa bouche sur l’adorable sillon, lui donne en maître cette magique friction que bien des dames préfèrent aux plus solides services. La marquise éprouve bien vivement qu’un cavalier mûr, et qui intéresse, donne beaucoup plus de plaisir qu’un marmot dont un livre lascif doit seconder les tièdes fonctions. La marquise, renversée, une cuisse jetée par-dessus l’épaule du délicat Limecœur, endure jusqu’au dénoûment, qui n’est pas éloigné, cet hommage sublime. À peine son effet ravissant commence-t-il à se tempérer, que, se soulevant et saisissant en silence le savant gamahucheur[40], elle l’attire sur elle, l’entraîne sur son sein, le dévore de baisers, affranchit de toutes ses entraves le boute-joie bouillant d’impatience et d’ardeur, et d’une main palpitante de lubrique fureur se le plante… non brusquement (il n’y aurait pas moyen, à moins d’en être déchirée), mais avec toutes les tournures qui peuvent hâter le bonheur d’héberger un visiteur aussi recommandable. Il n’est pas encore totalement intronisé, que déjà des flots de vie ont frappé la voûte du sanctuaire des voluptés ; mais ce n’est qu’un à-compte fortuit de tout ce que cette union va faire naître de délices. Un second sacrifice succède sans nuance au premier, et tout de suite un troisième, plus doux, plus savouré des deux parts, créant de nouveaux plaisirs, fait tomber enfin ces dignes athlètes dans une délirante agonie. Que de soupirs échangés qui frappent jusqu’au fond de la poitrine ! que de mots enchanteurs ! que de palpitations, d’étreintes, de bonds, que chacun exprime et qu’aucun art ne saurait décrire, mais qu’imagineront sans peine les lecteurs assez heureux pour être eux-mêmes susceptibles de sensations aussi sublimes !

La Marquise. — Tel eût été, mon cœur, le régime de notre voyage.

Limecœur. — Tel eût été ! tel sera, céleste créature,… ou tu auras juré ma mort. Crois que je ne puis plus t’abandonner,… que je m’attache à toi pour la vie,… que je suivrai tes pas,… fût-ce au centre de la terre !

La Marquise (gaiement). Quelle folie ! Voilà bien la conduite d’un écervelé ! gendarmé contre mes propositions avant de m’avoir vue ! converti subitement pour une misère, et jeté tout aussi ridiculement que de l’autre façon dans un délire de tendresse !… Attends donc que tu saches si j’en suis assez digne.

Limecœur (s’écriant). — Toi ! assez digne de mon amour ! Ah ! que ne suis-je un dieu moi-même pour être digne de t’aimer !

La Marquise. — Il est fou, ce cher Limecœur, mais il faut lui pardonner, il est bien aimable…

Elle lui prend la tête avec un emportement badin, le baise et lui porte ses charmants tétons à la bouche : il en dévore amoureusement les fraises durcies par le désir. En même temps elle se délecte à promener une main électrique le long du râble le plus moelleusement profilé.

La Marquise. Comme il est fait, ce démon-là ! (Passant ailleurs, elle le trouve dans le plus bel état possible.) Mais je ne suis pas encore assez vengée !

Au même instant elle se remet le vigoureux boute-joie, à qui cet impromptu lascif a donné un surcroît d’ardeur… Ils s’unissent Jouissons (dit encore la marquise) ! le temps est à nous !

Limecœur (s’agitant sans pétulance). — Et tu seras assez cruelle pour ne pas rendre tout moi-même heureux ? mes yeux seuls seront privés de la jouissance de mille beautés ?

La Marquise. — Ah ! garde-toi bien de me presser sur cet article,… l’illusion est mère du bonheur. Si tu venais à voir mon horrible visage ! (Elle suspend un moment ses mouvements ; Limecœur redouble les siens.)

Limecœur. — Eh ! que fait un visage quand on est toi ? quand on a tes attraits, ton âme, ton aimant ?… Sois un monstre, et vois encore comme tu seras fêtée !

Il lime avec délices, il mord tendrement la langue de la marquise, il attire son haleine, il est complétement fou. Le jet prolifique fait frémir les entrailles de l’heureuse marquise. Mais Limecœur a trop de passion, on l’a trop irrité pour qu’il s’en tienne là. Malgré le conseil, plus amical que senti qu’on lui donne de modérer ses transports, il recommence et finit glorieusement une cinquième carrière. D’aussi beaux procédés mériteraient bien sans doute que la marquise fût généreuse à son tour et rendît à cet honnête amant l’usage de la vue ; mais il vient de passer par la tête de la dame une folie dont elle se promet beaucoup d’amusement, et qui exige que sa beauté peu commune soit encore pendant quelques moments un secret pour lui…

Limecœur. — Eh bien, délicieuse horreur, que risques-tu maintenant à me montrer ta figure ? Me prouveras-tu que ces dents dont le poli parfait vient d’étonner ma langue, que ce menton satiné, que cette respiration de rose, sont d’un spectre effrayant ? N’ai-je pas touché les demi-globes de tes longs yeux ? Tes cils n’ont-ils pas chatouillé délicieusement mes lèvres amoureuses ? Puis-je ignorer que Bérénice ne pouvait avoir de plus beaux cheveux que les tiens ? Diane pouvait-elle avoir la tête mieux placée sur un col arrondi par l’amour ? Prouve, prouve-moi donc ta laideur, femme cruelle, et ménage-moi l’occasion de te prouver à mon tour que tout ce dont je ne puis juger fût-il affreux, je connais déjà de toi plus qu’il n’en faut pour que je t’idolâtre le reste de ma vie !

Pendant que Limecœur peignait avec tant de feu sa très-sincère ardeur, la marquise a poussé, sans qu’il s’en soit aperçu, certain bouton qui a fait sonner où il convient pour que madame Durut se montre. Comme on n’a sonné qu’une fois (ce qui signifie qu’on veut du mystère), madame Durut (si bien toutes choses sont minutieusement soignées dans cette maison), madame Durut, dis-je, a pu ouvrir sans que Limecœur eût été le moins du monde averti. Dès que le passage est libre, la marquise, alerte comme un chevreuil, s’élance et fuit. Madame Durut, fort tranquillement, prend la clef du masque tyrannique et rend la vue au pauvre Limecœur, qui, ne voyant rien qui lui représente sa céleste amante, demeure stupide et près de se trouver mal.

Limecœur (hors de lui). — Où donc est-elle ?

Madame Durut. — Sans doute au séjour des intelligences célestes. Une déesse s’évapore comme l’odeur d’une fleur. (Ces mots ont rapport à l’inexprimable étonnement que marque Limecœur de se trouver dans une pièce éclairée d’en haut et où il n’y a aucune apparence de porte.) Vous êtes ici, mon cher ami, dans le pays des sortilèges !

Comme il est réellement dans un état à faire compassion, la bonne Durut le force à prendre un peu de vin d’Espagne qui vient de se trouver sous la main dans un tour masqué, aux différents étages duquel sont quelques fruits superbes, des biscuits, des confitures sèches et plusieurs flacons de vins de liqueur.

C’est avec assez d’indifférence que Limecœur se restaure un peu, disant :

Magique, mais fatal quart d’heure ! tu me coûteras la vie, si je ne dois pas revoir bientôt celle qui t’a fait naître !… (Il tombe aux pieds de madame Durut.) C’est vous que j’implore, madame, vous seule pouvez me rendre le repos et me garantir du désespoir. Promettez-moi de m’être propice : retrouvez-moi ma sylphide ou plongez-moi tout de suite un poignard dans le cœur !

Mais tandis que l’aguerrie Durut (sur qui tous ces superlatifs de l’amour ne font guère d’impression) sourit à la frénésie du désespéré, Zoé[41] survient, munie de tout ce qui est nécessaire pour réparer le désordre de l’extravagant, et pour le remettre dans son premier costume. Elle est aussi porteuse, de la part de la marquise, d’une carte qu’elle glisse adroitement à madame Durut. (Celle-ci lit dans un coin :) “ Ne serait-il pas piquant que, sans bouger, je rendisse Limecœur clairvoyant infidèle en ma faveur à tout ce que m’a juré Limecœur aveugle ? Viens me parler, Durut. Occupe notre ensorcelé ; je t’attends au jardin. „ Madame Durut a si bonne opinion des sentiments de Limecœur, qu’elle le laisse entre les mains de Zoé, pour aller à la marquise. Cette retraite afflige étrangement Limecœur, qui, s’il n’était à peu près nu dans ce moment, ne manquerait pas de courir après madame Durut pour la supplier de chercher et de retenir l’adorable invisible. Il est encore si naïf (quoique Aphrodite agréé mais non reçu), qu’il craint de parler devant Zoé du souci qui le tourmente. Tête à tête avec la négrillonne, il supporte impatiemment que cette enfant remplisse (autour des objets que veut cacher la pudeur) le plus avilissant ministère ; mais c’est en vain qu’il défend (aussi un peu par fausse honte)… ses pièces, qui ne sont plus dans un état brillant : la friponne, aussi acharnée après elles que les matassins après le derrière de M. de Pourceaugnac, ne le tient quitte qu’après qu’elle l’a épongé, séché et si dextrement patiné qu’il est, ayant la fin de cette stimulante toilette, beaucoup plus montrable qu’à son début. C’est alors seulement que Zoé quitte l’air sérieux qu’elle avait auparavant. L’amour-propre de cet être sensible souffrait de ce qu’entre ses mains un jeune homme, quelque fatigué qu’il pût être, tardait à donner des signes de résurrection. Elle donne gaiement une tournure aux cheveux. Quand le moment est venu de faire entrer un petit habilleur pour la chaussure et le reste, Limecœur veut faire un présent à

Zoé (qui répond) : — Grand merci, monsieur. Je ne reçois jamais rien pour ces petits soins ; j’en suis récompensée d’avance. (Elle s’échappe en riant.)

Limecœur (à lui-même). — Tout est magie dans ce lieu de délices !


LIMECŒUR, MADAME DURUT.

Madame Durut. — Mauvaise nouvelle, mon cher. L’invisible s’en va grand train vers Paris, et c’est cette nuit même qu’elle part pour l’Allemagne. Elle était si pressée que son carrosse lui ayant manqué, elle se sert sans façon de ton cabriolet[42]… N’es-tu pas bien heureux ?

Limecœur (avec transport). — Oui, sans doute, car Figaro n’a pas manqué de monter derrière. Je saurai pour le coup…

Madame Durut. — Prrr ! comme cette cervelle trotte ! Figaro, s’enivrant au tournebride avec la valetaille, ne s’est pas seulement aperçu qu’on dérangeait ta voiture. Quelqu’un d’ici le remplace et ramènera bien vite le cabriolet, ton invisible m’ayant promis de n’aller avec que jusqu’à la barrière, où elle prendra le premier fiacre pour se rendre à son hôtel.

Limecœur (accablé). — Il est noir, celui-là, Durut vous venez de m’assommer, de me tuer. Comment ! vous consentez à cet arrangement funeste sans me prévenir, sans me faire avertir qu’elle s’échappait ? Je suis un homme perdu ! Ce scélérat de Figaro, je le mets en poussière ! (Il est furieux.)

Madame Durut. — Tu es fou, mon cher Limecœur !… mais d’un mot je vais remettre ta pauvre tête : cette femme est laide à faire frémir.

Limecœur (avec feu). — Impossible !

Madame Durut. — Un monstre, te dis-je !

Limecœur. — Oui, d’astuce et de cruauté ! après des moments si doux !

Madame Durut. — De là justement naît ta disgrâce ; te voyant du caractère, sentant qu’il lui serait ridicule de prétendre à fixer un homme de ta tournure, et dont elle m’a dit du bien !… Oh ! du moins n’est-elle pas ingrate !

Limecœur. — Eh ! que m’importe son éloge ? elle m’assassine en me louant !

Madame Durut. — Calme-toi. Ne trouvant pas chez toi l’étoffe dont on fait un sot complaisant à l’épreuve de la difformité, triomphant d’un moment d’illusion, tel que peut-être elle n’aura de sa vie le bonheur de faire renaître le pareil, devait-elle risquer la chance d’être vue, au point de te glacer et d’essuyer la plus humiliante mortification ?

Limecœur. — Quelle raison avait-elle de douter si je suis généreux ?

Madame Durut. — Tu vaux beaucoup trop pour elle : il ne faut à cette femme qu’un factotum, un bon diable qui voulût bien, en voyage, se charger de mille soins et faire sans répugnance la nuit un galant service.

Limecœur. — Sans répugnance ! je l’aurais trouvé ravissant ; n’en a-t-elle pas déjà fait l’épreuve ?

Madame Durut. — Fort bien, mais quand on y voit ! Bénis plutôt la Providence, voici de quoi te désenchanter : c’est le gage qu’on m’a chargée de te remettre du cher souvenir de ton aveugle tendresse et de la reconnaissance éternelle qu’on voue à tes excellents procédés. (Elle produit en même temps une bonbonnière d’écaille blonde, à cercles d’or étoilés, sur le couvercle de laquelle est fort bien peinte une figure bizarre, horriblement camarde, avec deux gros yeux ronds et une large bouche.) C’est le portrait fort ressemblant de ta déesse… avant sa petite vérole.

Tout ceci n’est qu’une mystification. La boîte est du magasin de madame Durut, munie d’une infinité d’objets, de mauvais comme de bon goût, qui jouent leur rôle tour à tour. Ce n’est pas pour la première fois que cette caricature est mise en scène : elle ne restera pas dans les mains de Limecœur.

Limecœur (après quelques moments de contemplation stupide). — Je dois convenir que cette tête n’est pas belle… N’importe, quand je place dessous un corps admirable…

Madame Durut. — Oh ! pour bien faite, on l’est.

Limecœur. — Mais voyez donc, madame Durut, cette gorge est manquée : elle l’a céleste !

Madame Durut. — Un peu noire, et puis il y en aurait trop peu pour certaines gens.

Limecœur (soupirant). — On se ferait à ces yeux-là.

Madame Durut. — Ah ! je trouve, moi, que pour toute expression ils demandent l’aumône à la porte d’une culotte… Mais le nez en revanche ! un nez qui laisse voir la cervelle ! C’est à boucher le sien !

Limecœur. — Je vous jure, madame Durut, que le zéphyre n’est pas plus pur…

Madame Durut. — Que sa bouche peut-être. Mais pourquoi, vous masqué, voulait-on avoir aussi un masque ? c’était pour étouffer… Suffit,… nous en savons des nouvelles.

Limecœur. — Les femmes sont sans indulgence pour leur sexe. (Il baise la boîte avec transport.) Laisse-les dire, ange du plaisir ! Qui que ce soit au monde ne te fera perdre une cause que l’amour plaide si chaudement dans mon cœur. Je ne connais de toi que des charmes… Je partirai, je volerai sur tes pas. (Il s’anime de plus en plus.) Je ferai dans tous nos foyers d’émigration de si scrupuleuses recherches, qu’aidé de ton portrait, oui, de ce portrait qui s’embellit à chaque instant pour moi, je te déterrerai enfin, et je me vengerai, je te ferai repentir de tes perfidies ;… car, perfide tu l’es, oui, tu l’es jusqu’au crime !

Madame Durut. — Allons, allons, mon cher, c’est assez d’élégie ; quelqu’un pourrait avoir besoin de cette pièce[43]. Éloignons-nous, et, puisque tu dois attendre le retour de ton cabriolet, profitons d’un quart d’heure que j’ai de libre aussi pour aller faire un tour au jardin anglais.

Limecœur. — Il m’est égal où je passe le temps, dès que je ne suis pas avec elle, dès qu’elle fuit sans moi !… Quel raffinement ! c’était pour m’empêcher de l’atteindre, la cruelle, qu’elle m’a mis traîtreusement à pied.

Madame Durut. — Raison de plus pour l’oublier. Sortons. (Elle emmène Limecœur dans le jardin.)


La conclusion de cette aventure se trouvera dans le numéro suivant. L’ordre chronologique veut qu’on rende compte à sa place de ce qui se passait en ce moment même dans un autre endroit de la maison.

L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE.




QUATRIÈME FRAGMENT.




Un quidam de grotesque tournure, et qu’il est impossible de ne pas reconnaître pour un Gascon tout brut, s’est présenté à la porte publique des bureaux de l’hospice. Porteur d’une lettre pour madame Durut, il l’a demandée avec une arrogance peu pardonnable à un homme fort mal en point et qui est venu à pied. Comme tout se passe avec le plus grand ordre chez les Aphrodites, et que qui que ce soit d’inconnu n’est admis dans l’intérieur sans avoir subi de rigoureuses épreuves, le Gascon, introduit dans une chambre qui se ferme aussitôt à grille de fer et reçu par un homme fort peu accueillant, trouve ce genre fort mauvais. Il s’offense surtout des questions sèches qu’on prend la liberté de lui faire : “ De la part de qui monsieur vient-il ? — Eh ! cap de biou ! de la mienne. — Peut-on voir cette lettre ? — Que me veut ce bélître ? Es-tu madame Durut, l’hôtesse de céans ? Qui m’a fait un tel maroufle ? Apprends, faquin, que le chevalier de Trottignac[44] n’a rien à répondre à tes pareils ; c’est à cette femme seule que j’ai affaire. La lettre est d’un seigneur de mes amis ; mais je jure sur cette lame de ne la remettre qu’à son adresse. Qu’on me présente quelqu’un de digne, que je lui parle, je me ferai donner satisfaction d’un petit serviteur qui se donne les airs d’interroger un homme de ma qualité ! „

Pour toute réplique à cette tirade, le commis insulté tourne, à sa portée, une manivelle qui n’a pas fait deux tours que le pétulant Gascon, parlant encore, tombe vite, mais sans secousse, dans un trou de quatre pieds de large en carré sur six de profondeur. Une claire-voie ferme aussitôt cette trappe. On avait fait avertir d’avance madame Durut ; mais dans ce moment occupée de Limecœur et de la marquise, elle a renvoyé à Célestine le soin de savoir ce que peut être un aussi scabreux original que ce nouvel arrivé. On conçoit bien que le pétulant Gascon, entre quatre murs de planches et ne respirant qu’à la faveur de la claire-voie du haut, se débat comme un démon, jure, menace. Enfin la peur le prend, il crie au secours, au meurtre, dans le moment où survient la charmante Célestine.


CÉLESTINE, LE CHEVALIER DE TROTTIGNAC
(dans sa boîte).

Célestine. — Bonté divine ! que se passe-t-il donc ?

Le commis, souriant et sans répondre, tourne la manivelle en sens contraire ; on voit monter et s’élever hors du plancher comme une guérite, qui est toute la caisse dans laquelle le pauvre Gascon s’est enfoncé. Bientôt cette machine est au niveau du sol. Un des flancs est à claire-voie de barreaux tournés, distants l’un de l’autre de sept pouces. Mons Trottignac a commencé de se rassurer quand il a senti qu’il remontait et quand ses premiers regards ont été frappés d’une beauté qui n’a nullement l’air d’en vouloir à sa vie. Ce n’est pas sans une extrême difficulté que Célestine réprime l’envie d’éclater de rire que lui cause le contraste de la tournure tapageuse du prisonnier avec son air glacé d’effroi. D’ailleurs, l’homme que nous avons décrit n’est pas un objet ordinaire pour une jeune folle qui n’a jamais vu de Gascon si complétement du cru. (Le commis s’est retiré.)

Célestine. — Je suis fâchée, monsieur, que les usages de cette maison se combinant mal avec la vivacité qui paraît vous être propre, il en soit résulté des choses dont en effet vous n’ayez pas lieu de vous louer ; mais soyez persuadé qu’ici vous êtes en parfaite sûreté. Votre intérêt propre est servi par les extrêmes précautions qu’on prend avec tout inconnu, n’importe de quel rang, qui peut paraître chez nous.

Trottignac. — Madame,… en vérité,… je ne suis pas déraisonnable… Si l’on m’avait prévenu ! Est-ce enfin à madame Durut que j’ai la faveur de parler ?

Célestine. — C’est à sa sœur, qui partage ici toute son autorité. Madame Durut vous prie d’excuser si elle ne peut dans ce moment vous entendre elle-même. Je lirai de sa part, si vous voulez bien, la lettre que vous avez fait annoncer…

Trottignac (hésitant). — Madame,… j’avais pourtant juré de ne la remettre qu’à la personne elle-même… Mais qui pourrait vous refuser quelque chose ?… Voici la lettre… Maintenant je puis espérer sans doute de sortir de ce capharnaüm ?

Célestine. — Dans un moment vous serez libre. (Elle décachète, et jette avec une involontaire expression de dégoût l’enveloppe fort crasseuse. Elle lit tout bas :)


“ Au château de Bombardac, le … 1791.

“ Je t’envoie, très-chère Durut, un diamant brut qui bientôt aura, dans tes habiles mains, tout l’éclat dont il est susceptible. Tu m’as paru embarrassée parfois, lorsqu’il s’agissait de fournir, pour des passades, de robustes tapeurs ; tu n’as pas toujours sous la main ce qu’il faut pour cet objet. Voici un grivois que tu auras pour un morceau de pain[45] ; tu pourras l’attacher à ton établissement, il y fera merveille : c’était le taureau du canton. Les rouées, les patraques à grands besoins te payeront fort cher un pareil ouvrier. D’après cet échantillon tu pourras établir une spéculation. Je suis au centre de cette denrée, et, quoique sur le point de m’absenter, je me fais fort de t’en fournir une pacotille. Songe que tous les moines manquent, et que tous les laquais sont en passe de devenir des seigneurs. Tu pourras m’écrire, mon chargé d’affaires t’aura bientôt fait passer une recrue. Nos hobereaux seront trop heureux de trouver cet agréable débouché ; mais ne t’attends pas à voir arriver autant de Trottignac. Lorsque tu auras vérifié de quoi il tourne, tu sentiras que ces mérites-là ne se trouvent point par douzaine. L’individu n’est que ridicule, mais d’ailleurs fort maniable. S’il s’avisait de prendre le haut ton, en le menaçant du bâton tu le remettrais aussitôt à tous devoirs. Adieu, la plus utile des citoyennes actives et la plus ancienne amie du vicomte de Bombardac.

“ P.-S Quand ma lettre, qui va cheminer vers Paris au petit pas, te sera remise, j’aurai déjà repassé les Pyrénées. Ce n’a pas été sans peine que j’ai pu rassembler quelques centaines de louis ; je te préviens que Trottignac te tombera sur les bras sans le sou, sans chemise et peut-être sans culottes. Aide-le pour l’amour de moi ; tes avances ne seront pas perdues… Je t’embrasse et baise la belle Célestine partout où elle voudra. „

Célestine. — Voilà qui est à merveille, monsieur. D’après le bien que dit de vous un homme à la recommandation duquel nous devons beaucoup d’égards, je prends sur moi de vous assurer qu’il sera fait ici tout ce qui peut vous être convenable. (Elle sonne trois fois.) Reste une petite formalité.

Alors il entre un chirurgien examinateur, ayant autour du front un garde-vue de taffetas vert ciré qui s’abaisse jusqu’au menton en s’écartant du visage. On devine que c’est une manière d’annoncer aux gens qu’on ne songe point à regarder leurs traits, et que c’est plus bas que se dirige le ministère doctoral. Un petit domestique à la suite porte une aiguière avec sa cuvette et du linge… Cet appareil ranime les craintes du Gascon. Célestine l’apaise et lui dit fort amicalement qu’il ne s’agit que de s’assurer s’il est en parfaite santé.

Trottignac. — C’est en vérité que l’on dirait que c’est pour se foutre des gens qu’on les reçoit ici !

Célestine (un peu haut). — On ne s’y fout de personne, monsieur. Les princes eux-mêmes veulent bien se soumettre aux inviolables usages de cet établissement. Je veux bien vous répéter que si vous devez vous y attacher, il y va de votre sûreté propre qu’aucun germe vénérien ne puisse s’introduire parmi nous.

Trottignac (radouci). — Allons donc ! Avec votre diable de mine et votre raison si bien raisonnante, si vous ordonniez qu’on m’écorche vif, je serais, ou le diable m’emporte ! assez fou pour y consentir.

Célestine (au chirurgien). — Visitez monsieur.

Trottignac s’exécute : il produit, à travers les barreaux de sa cage, un bracquemart énorme que Célestine voit bien du coin de l’œil, quoique, pour le décorum, elle se soit écartée de quelques pas. Le chirurgien, après avoir mis le respectable outil dans un état de propreté qui lui manquait, palpe, visite, reconnaît l’état des génitoires et des aînes, du périnée, et, trouvant le tout dans l’état de parfaite santé, fait son rapport à Célestine. Celle-ci pour lors s’approche et ouvre la claire-voie, qui est une porte dont elle a la clef. Le bouillant Gascon, tout débraillé, s’élance, et dans son premier mouvement veut se jeter, avec la familiarité des gens de son pays, au cou de l’adorable créature. Elle le repousse sans humeur.

Célestine. — Tandis que nous y sommes, et pour ne pas abuser plusieurs fois de votre complaisance, je vais vous demander une toute petite chose encore.

Trottignac. — Ordonnez, belle poulette ! Je me mettrais au feu pour vous !

Célestine. — Il s’agit de quelque chose de beaucoup moins difficile.

D’un signe compris par le petit domestique, demeuré par son ordre, elle se procure une mesure de bois d’environ un pied de diamètre ; cet ustensile est relié du haut par un cercle de fer auquel sont adaptées quatre chaînes égales, symétriquement placées, et qui aboutissent à un gros anneau, suspendant ainsi ce boisseau comme un encensoir. L’anneau est épaissement et mollement bourré par dedans. Il s’agit que la personne dont on veut éprouver le degré d’érection introduise dans cet anneau le gland de son boute-joie et soutienne plus ou moins de livres pesant de boulets et balles de divers calibres qu’on place successivement dans ce boisseau. Trottignac, résigné à subir tout ce que pourra lui prescrire une charmante personne qui a le bonheur de lui plaire, se soumet d’autant plus volontiers à l’épreuve que Célestine veut bien placer elle-même l’anneau. Cette cérémonie ne peut qu’ajouter beaucoup aux moyens du lubrique candidat. La mesure contient d’abord un quintal… Il l’enlève comme rien… Vingt livres de plus,… bagatelle !… Dix livres de plus,… il les supporte.

Célestine. — Je cesserai quand vous direz assez.

Trottignac. — Mettez toujours.

Célestine (ajoutant dix livres). — N’allez pas faire quelque effort dont vous puissiez être incommodé.

Trottignac. — Si j’avais le droit de… (Il lève une main comme pour arriver au fichu. Un geste digne et sévère l’arrête, mais le boisseau ne bouge pas encore.)

Célestine (mettant deux poids de cinq livres chacun). — Si vous soutenez ceci de plus, tous serez l’égal de nos plus forts pensionnaires.

Trottignac. — Mettez-les à la fois ! (Il les supporte, et fait même subir à cet énorme poids un petit balancement… Il ne souffre pas qu’on le retire si vite. Ce n’est qu’au bout de trois minutes qu’il le laisse descendre sur le plancher.)

Célestine. — À merveille, monsieur, vous serez des nôtres. Votre dessein n’est pas de retourner à Paris ?

Trottignac. — Non, Dieu me damne ! je ne connais personne dans cet enfer-là ; j’ai failli m’y perdre dix fois par heure.

Célestine. — Vos effets ?

Trottignac (montrant un petit sac de nuit qui est dans un coin de la chambre.) — Voilà tout ; mes équipages et mes gens arriveront à loisir, si le diable ne les emporte pas.

Célestine. — Nous pourvoirons à tout, en les attendant. (Au petit domestique.) Conduisez monsieur au pavillon de retraite. Qu’on lui donne une chambre du corridor… Vous y porterez des rafraîchissements.

Trottignac. — Mieux que cela, sandis, ou je crève ! Je n’ai rien pris depuis mon déjeuner, je me sens un appétit de loup.

Célestine. — Eh bien ! tout ce que monsieur ordonnera. Suivez cet enfant, monsieur ; on vous laissera reposer jusqu’à demain ; vers midi, l’on fera demander de vos nouvelles.

Trottignac. — Mademoiselle, épargnez-moi d’avoir davantage affaire à ces maroufles de commis, de visiteurs…

Célestine. — Cette corvée est faite : ce sera tout autre chose désormais. Allez.

Trottignac. — Pour que ma fortune fût complète, il faudrait qu’une aussi charmante friponne que vous eût la bonté de la partager.

Célestine. — Rien que cela ! Vous allez grand train, monsieur de la Garonne. Allez en paix ; on vous donnera ce qu’il vous faut…

Trottignac se retire à petits pas, se retournant plus d’une fois pour revoir la belle Célestine.

Célestine (seule). — Voyez un peu ce pied-plat !

Le commis rentre. Célestine fait enregistrer la lettre du vicomte, le rapport du chirurgien et le montant du poids avec la circonstance des trois minutes pendant lesquelles le vigoureux Gascon l’a supporté. Le détail de cette admission sert à faire connaître une partie de l’administration intérieure de l’hospice des Aphrodites. Bien entendu que tout le monde n’est pas encagé comme le pauvre Trottignac, son ton tapageur lui a seul valu cette disgrâce ; mais le serment de tous et chacun des membres de la société comporte de se soumettre à la visite aussi souvent qu’elle sera exigée. D’ailleurs les personnes honnêtes et de bonne volonté qui se montrent pour la première fois sont examinées dans un lieu plus commode, plus décent, avec toute sorte de ménagements et de politesses.


FIN DU NUMÉRO DEUX.




NUMÉRO TROIS




ELLE A BIEN FAIT.

EH BIEN ! JE RESTE.

AH ! LE BON BILLET…

À QUOI BON ! ON LE SAURA.



ELLE A BIEN FAIT.




PREMIER FRAGMENT.




La scène est chez madame Durut, dans sa chambre à coucher : elle est encore au lit.


MADAME DURUT, CÉLESTINE
(en négligé de travail du matin).

Célestine (à mi-voix). — Dort-on toujours ? Puis-je entrer ?

Madame Durut (bâillant). — Entre, entre, Célestine ; je dormais encore, mais n’importe.

Célestine (faisant jour). — Ah çà ! dis-moi, ma chère aînée, ne m’est-il pas un peu permis de te chanter pouille ? Comment ! une maîtresse de maison, le chef d’un sévère établissement faire l’école buissonnière, disparaître, se rendre invisible pendant quatorze heures, que dis-je ? nous alarmer tous, car les conjectures n’avaient plus de bornes : chacun raisonnait de ton éclipse à sa guise ! C’est quelque malheur arrivé à ses affaires de Paris qui l’aura fait partir secrètement, disait l’un. Pourvu que ce ne soit pas cet endroit-ci lui-même qui soit menacé, disait un autre, et que notre dame, qui connaît le danger, n’ait point commencé la première à s’y soustraire ! Je ne finirais pas si je te rapportais tout ce qui s’est dit. Ce que nous avons ici de gens à toute épreuve venaient tour à tour me rendre compte de cette fermentation. Pendant ce temps, moi, qui n’étais pas sans embarras… Mais t’es-tu rendormie ?

Madame Durut. — J’écoute.

Célestine. — Et tu me laisses parler sans répliquer un seul mot.

Madame Durut. — Qu’ai-je à dire à tout cela, moi ? Les sots sont faits pour déraisonner et les gens de bon sens pour en rire.

Célestine. — Mais, en un mot, où étais-tu à l’heure du souper, à minuit, à quatre heures, à cinq heures ? et quand es-tu rentrée dans ta chambre, dans ce lit, où, je pense, jamais l’heure qu’il est ne t’a surprise ?

Madame Durut. — Quelle heure est-il donc ?

Célestine. — Neuf heures.

Madame Durut. — Que cela ? passe encore. Je veux te répondre par ordre. À l’heure du souper, je soupais ; à minuit, j’étais fort bien ; à quatre heures, à cinq, tout aussi bien. Je suis rentrée dans ma chambre à six, et quoiqu’il soit plus tard que l’heure où je me lève ordinairement, j’ai fait mon sommeil moins long que de coutume, car tu sais que je dors volontiers sept heures de suite, quand j’en ai le temps.

Célestine. — Fort bien ; mais en me mettant au fait de tout ce dont je me passerais, tu n’as pas dit un mot de ce que je voulais savoir.

Madame Durut (se soulevant). — Tout est fermé ? personne ne peut nous entendre ?

Célestine (après avoir fait sa revue). — Nous sommes en sûreté.

Madame Durut (prenant une main de Célestine). — Écoute, si jamais tu trouves Une occasion d’être foutue neuf fois, rubis sur l’ongle, je te pardonne d’avance une escapade telle que la mienne d’hier au soir.

Célestine. — Cela n’est pas encore fort clair.

Madame Durut. — Comment ! tu ne comprends pas qu’on me l’a mis neuf fois ?

Célestine. — Qui ?

Madame Durut. — Lui, l’incomparable !

Célestine (impatientée). — Qui diable donc ? tu me ferais sauter au plafond, explique-toi !

Madame Durut. — Pourquoi n’as-tu pas assez d’esprit pour deviner ? Le Gascon d’hier, cet illustre chevalier de Trottignac.

Célestine. — Comment ! cet original ?

Madame Durut. — Oui, tu dis bien, original, et dont il est même assez difficile d’avoir des copies.

Célestine. — Ceci commence à m’intéresser ; conte, conte-moi tout

Madame Durut. — Tu me fis dire que tu prenais sur toi d’agréer un nouveau venu recommandé par le vicomte de Bombardac, et que tu avais permis qu’on servît à cet homme tout ce qu’il demanderait

Célestine. — Eh bien ?

Madame Durut. — Comme après avoir dévoré six côtelettes, une volaille, gobé huit œufs au jus, et arrosé le tout de trois bouteilles de vin d’Épernay, monsieur le chevalier demandait le second service, les gens effrayés vinrent me faire part de cette singularité… Je voulus voir un peu quel était donc ce mortel doué d’un si remarquable appétit. Comme d’ailleurs on se plaignait de la hauteur et de la rudesse de son ton, je ne venais assurément pas disposée à lui faire des compliments… J’arrive… Mon grivois ne voit pas plutôt un cotillon mettre le pied dans sa chambre, que, s’élançant par la ligne droite et franchissant la table, culbutée avec tout ce qui la couvrait, il me joint, me saisit avant que j’aie le temps d’ouvrir la bouche… Je ne suis pas de plume ; eh bien ! malgré cela, je suis enlevée, portée, jetée sur le lit, et, sans qu’on m’ait dit gare, j’en ai de neuf à dix pouces au travers du con.

Célestine (gaiement). — Ouf ! quel accident !

Madame Durut. — Pendant ce temps, mon tempérament et ma colère se prennent aux crins. Je crois me débattre, je fous ; je crois mordre, je baise ; je crois égratigner, je chatouille ; une bordée, décochée si roide qu’il me semble que je vais la rendre par le nez, me donne un moment l’illusion d’une pompe à feu dont on m’aurait appliqué l’embouchure. Je suis suffoquée de rage et de plaisir ; l’endiablé Gascon double, triple, me secoue, me met en eau, me mâte enfin. Oui, Célestine, je l’avoue à ma honte, trois coups foutus d’une seule pièce m’avaient mise à bas, moi, si fière d’avoir fait tête à trois carmes relevés de trois dragons, à cette gageure de la Courtille[46].

Célestine. — C’est le cas de dire que les armes sont journalières ; mais trois coups, cela n’a pas dû être si long !

Madame Durut. — Non ; mais il fallait bien se parler ensuite. Et puis, comment m’en aller ? Mon drille restait planté là, dur comme fer ! Oh ! je suis bien élevée ! je n’aurais jamais eu l’impolitesse de déloger un vit qui me faisait l’honneur de se trouver bien chez moi. Je n’avais plus du tout envie de gronder, malgré le dégât que venait de faire la pétulance de cet homme, et l’irrévérence qu’il y avait de sa part à brusquer de la sorte une maîtresse de maison.

Célestine. — Je conçois, en effet, que si tu avais pu te douter de ses dispositions, tu lui aurais bien laissé le temps de faire le tour de la table et de te dire un petit mot de galanterie avant de se ruer sur toi. Au reste, sa fougue avait quelque chose d’obligeant qui devait te flatter, et je la lui pardonne.

Madame Durut. — Et moi de toute âme ! Vous êtes pourtant un drôle de corps, lui ai-je dit, car il fallait bien…

Célestine. — Sans doute, la dignité du sexe et de l’administration ! Cela se sent, tu le grondes pour la forme ; eh bien ?

Madame Durut. — Sandis ! me réplique le grivois, une belle enfant, que j’ai vue là-bas, m’avait dit qu’on me donnerait tout ce qu’il me faudrait ; il me fallait justement une jolie femme, on me députe une Vénus ! Je suis Mars, Vénus est foutue !

Célestine. — Le compliment n’est pas neuf, mais il est court, et le débit a de l’énergie.

Madame Durut. — Vénus est bonne ! Il faut savoir justifier une comparaison : “ Tu m’as l’air d’un luron ! lui dis-je en riant. — Je m’en pique ! „ Et en même temps, lui, de recommencer à jouer du croupion ; moi, polie, je ne laisserai pas un galant homme avoir toute la peine : j’en détache donc à mon tour. Dame ! il fallait voir comme nous nous portions des bottes de longueur ! Ce n’est pas pour rire quand un vit de neuf à dix pouces recule jusqu’à deux doigts de son museau pour se rengouffrer tout de suite jusqu’au poil avec majesté. Sacrebleu ! le foutre moussait de chaque côté comme une savonnade[47] !… Voyons ce que cela deviendra. Bast ! c’est tout comme si l’on ne faisait que de commencer. Il m’en flanque encore une dose, et moi, qui suis en fonds, je ne lui fais pas attendre la monnaie de sa pièce.

Célestine. — En voilà quatre, de bon compte !

Madame Durut. — Tout autant. Nous respirons. Je n’avais pas soupé. Il n’en fallait pas tant pour me donner de l’appétit. Je sonne, je fais mettre un gigot, un fricandeau, avec cette grosse moitié de pâté que tu sais et un panier de six bouteilles assorties. Nous nous campons bravement tout cela sur l’estomac.

Célestine. — Tout ?

Madame Durut. — Il n’en est, parbleu ! resté miette ni goutte.

Célestine. — Il y avait de quoi crever.

Madame Durut. — Je ne m’en suis pas sentie. Voilà comme je suis ; c’est de la même bagatelle, je n’en fais pas débauche, je sais même m’en passer, mais si je me débride une fois… ah ! dame, ce n’est pas pour peu ! Et puis, jamais le petit mot pour rire ; je crois, par exemple, que Trottignac n’a pas inventé la poudre ; du moins, s’il a de l’esprit, ce n’est pas à table qu’il peut en faire preuve : toute son âme est alors dans ses dents et son gosier. Je l’agaçais, il ne me répondait que par monosyllabes, mais il gobait les tranches de gigot comme des pilules. Et le vin !… Buvant dans un verre à sirop, il entonnait à chaque coup sa demi-bouteille.

Célestine. — Ce sera un dispendieux pensionnaire que ce monsieur-là.

Madame Durut. — Bon ! cela ne peut durer ; le pauvre diable n’avait peut-être pas mangé depuis Bayonne. Son air affairé, distrait, me faisait mourir de rire. Tout d’un coup, il s’oublie et, se croyant apparemment au cabaret, il se lève, et frappant de son enragé de vit un grand coup sur la table, il me fait tressaillir sur ma chaise comme si on m’avait tiré un coup de pistolet.

Célestine. — Quel démon que cet homme ! et que voulait-il dire donc ?

Madame Durut. — Un cure-dent.

Célestine. — Que le diable l’emporte !

Madame Durut. — J’en avais à son service. Mais du reste j’aurais moi-même appelé, pour avoir de quoi nous purifier de nos saloperies. M’entendant demander de l’eau : “ Tout au moins un baquet, dit-il, car nous en aurons besoin. „ À peine nous avons réparé notre désordre, que mon Mars, de nouveau sous les armes, ou plutôt qui ne s’est point désarmé, vous reprend Vénus au toupet, et pan ! là, comme un houzard, au moment où je lève le cul de dessus le bidet…

Célestine. — Ce n’est pas un niaiseur, à ce que je vois.

Madame Durut. — Me voilà donc prise en levrette à la volée ! et bourrée, Dieu sait ! Rien pour m’appuyer, je marche vers le lit ; lui, sans déconner, suit ; j’y tombe à plat ventre… Miséricorde, comme il fout, ce chien d’homme !… quel cogneur ! Mon embonpoint, l’attitude, le souper, tout cela fait qu’au moment définitif il m’échappa une petite incongruité. “ Je t’entends, l’ami, dit-il, mais point de jalousie, il y en a pour tout le monde ! „ En même temps, découvrant saint Pierre pour habiller saint Paul, il vous plante à l’indiscret un bâillon.

Célestine. — Comment ! et ces provinciaux aussi se donnent les airs d’être bougres ! Je croyais qu’on ne connaissait cette rocambole qu’à Paris.

Madame Durut. — Voilà bien le raisonnement d’un enfant de la capitale du Badaudais.

Célestine. — À la bonne heure, mais point de digression ; ton histoire est assez intéressante pour qu’elle puisse se passer d’ornements étrangers… Achève…

Madame Durut. — Le reste n’en vaut plus la peine. Je ne sais comment j’avais fait, moi qui puis boire comme un Suisse, je me trouvai grise : le fichu clystère achevait de me barbouiller. Je n’ai pas la force de quitter cette chambre ; Pétronille vient me déshabiller. Je me couche tout bonnement avec l’ami Trottignac. Je ne sais ce qu’il a pu me faire tandis que je dormais, mais j’ai du moins connaissance de trois bons petits coups fourbis dans les draps, et, foi d’honnête femme ! vers six heures, j’ai fait sortir de table ce galant homme encore avec la faim[48].

Célestine. — Que Dieu le maintienne en santé ! Je vois bien maintenant que ce n’est pas à propos de rien qu’il peut soutenir au bout de son maître vit un poids de cent soixante livres pendant trois minutes. Le vicomte avait raison : un mérite de cette force est rare. Nous devons au protecteur de grands remerciements de ce qu’il a bien voulu nous adresser ce phénomène ; mais c’est à Paris qu’il faudra tirer parti de ce monsieur-là.

Madame Durut. — Pourquoi donc à Paris ?

Célestine. — Le monde qui vient ici ne donne pas trop dans ce genre brut, car, n’en déplaise à la faveur où ce quidam s’est mis auprès de toi, c’est une espèce de rustre.

Madame Durut. — Oui. J’ai surpris chez lui, par ci, par là, quelques feuillettes de bonnes dispositions : on a sitôt dressé un homme, un Gascon surtout ! Je gage qu’il n’aura pas servi deux mois quelques-unes de nos tireuses du grand genre, qu’on ne le reconnaîtra plus. Il a déjà le fonds d’impertinence, de morgue et de haute opinion de lui-même qu’il faut pour que bientôt il puisse singer avec succès l’homme du bon ton, et tenir son coin dans certain monde. Et puis n’auras-tu pas pour lui quelque complaisance ? ne te mêleras-tu pas un peu ce son éducation ?

Célestine. — Je t’avouerai franchement qu’il m’a déplu.

Madame Durut (avec espièglerie). — Quoi ! tu n’en voudrais pas même pour apothicaire ?

Célestine. — Voici de la méchanceté ! c’est pour me remercier d’avoir laissé libre d’amuser ma chère sœur un homme que, première en date, sans parler des prérogatives de ma charge[49], je pouvais fort bien confisquer à mon profit ; mais le cœur ne m’en a pas dit.

Madame Durut. — Tu vois que je suis moins difficile. Mais parlons d’autre chose. Comment tout s’est-il passé pendant mon éclipse ?

Célestine. — Ma régence n’a pas été sans orage. Tu sais que la marquise prévoyante, et qui d’abord n’avait pas auguré grand’chose de son Limecœur, avait ordonné qu’à tout hasard on montât le baron[50] !

Madame Durut. — Eh bien ?

Célestine. — Quand il a été à son point, ne se voyant pas employé, ce braillard s’est mis à faire un train de diable.

Madame Durut. — Il y avait justice.

Célestine. — Je n’avais pas prévu ce caprice de la marquise de s’accrocher à son céladon. Au lieu de lui donner du frais, je n’avais que du courant à fournir au maudit baron. Il s’était lâché dans le jardin, galopait en rut après tout ce qui pouvait avoir figure humaine. J’allai pour savoir quelle composition il serait possible de faire avec lui ; mais point du tout : du plus loin qu’il me voit, il fait volte-face et, le vit en arrêt, il me court sus, de l’air d’un homme qui n’écoutera pas la raison. J’ai peur, je l’évite, mettant entre nous deux la grande pièce d’eau circulaire ; me voilà lancée comme un lièvre, mais je ne cours pas si bien. Cependant, désespérant de m’atteindre assez tôt au gré de sa luxure, l’enragé saute, et se met à traverser la pièce. C’était fait de moi s’il n’allait pas étourdiment trébucher contre le canal rampant du jet d’eau, qui, s’écartant de la perpendiculaire, le couche à plat ventre dans l’élément détesté. Le pauvre diable en a par-dessus la tête, et comme il est tombé rudement, il ne peut être assez tôt debout pour éviter d’avoir bu. Gervais[51] est là, par bonheur ; il vient au secours du baigné, qui se désespère d’avoir avalé de l’eau pour la première fois, dit-il, depuis qu’il a quitté les pages. On le porte chez lui, on le sèche, on lui panse un genou écorché. Il se remet à boire, du vin, pour le coup. On lui avait confié pour ses menus besoins le doux et complaisant Lavigne. Bientôt il s’enferme avec cet enfant à double tour ; nulle force humaine ne peut ensuite obtenir l’ouverture de cette porte. Le maudit Berlinois a la cruauté de le mettre quatre fois à la plus délicate créature : le pauvre petit n’en a été quitte qu’à cinq heures ; il est maintenant au lit, moulu, et même avec un peu de fièvre.

Madame Durut. — Monsieur le baron, monsieur le baron ! je suis bien votre très-humble servante. Quatre louis de pension par jour sont bons à prendre, mais je ne veux point de violence dans cet asile de l’ordre et de la tranquillité ; à la porte, dès aujourd’hui !

Célestine. — Je t’en aurais priée.

Madame Durut. — Moi, garder cette bête féroce ! Il faudra le montrer ce soir pour la dernière fois. Nous lui laisserons le Pot-de-Chambre[52], qui lui en donnera sa suffisance. Un bon narcotique à la suite, et le perturbateur reporté dans son hôtel garni[53] !

Célestine. — Cela est d’une sagesse qui me charme ; mais pour le payement ?

Madame Durut. — J’ai touché d’avance, et il y aura même quelques louis à remettre à ses hôtes, contre un reçu. Mais la marquise et Limecœur, que sont-ils devenus ?

Célestine. — Elle a passé la nuit ici. Quant à lui, vers minuit, il est parti, jubilant, pour Paris. Je ne sais point encore comment ils se sont arrangés ensemble ; mais elle a expressément ordonné qu’on fît jour chez elle avant dix heures. L’une de nous peut y passer sous prétexte de prendre ses ordres, on saura comment son stratagème aura réussi.

Madame Durut. — Je me lève et veux lui rendre moi-même les devoirs. J’aime cette femme, et regrette sincèrement qu’elle prenne le parti d’émigrer.

Célestine. — Que veux-tu ? Paris devient si détestable.

Madame Durut. — Cela ne peut durer.

Célestine. — Et moi, je meurs de peur que cela n’aille de mal en pis… Mais dépêche-toi de voir la marquise. Tu sais que nous avons tantôt un combat en champ clos : il faut que j’aille faire préparer la lice… J’ai déjeuné ; que veux-tu, toi ?

Madame Durut. — La croûte au pot, suivie d’un verre de bourgogne,… bonjour. (Célestine sort.)

EH BIEN ! JE RESTE.




SECOND FRAGMENT.




Madame Durut s’est levée, a quitté son bonnet de nuit et déroulé ses boucles ; son gros chignon est soutenu d’un peigne. En lui apportant son déjeuner, on lui annonce que la marquise est éveillée et demande à la voir. Madame Durut fait dire à cette dame que dans un moment elle viendra recevoir ses ordres. Elle déjeune sans beaucoup se presser et monte ensuite chez la marquise.


LA MARQUISE, MADAME DURUT.

La Marquise (avec amitié). — Bonjour, ma chère Durut. Je mourais d’impatience de vous voir.

Madame Durut. — Je suis au désespoir de m’être fait attendre. Comment madame la marquise a-t-elle reposé ?

La Marquise. — Tout au mieux. Mais où étiez-vous donc hier au soir ? Je vous ai fait demander à cor et à cri.

Madame Durut. — Je m’étais dérobée pour vaquer sans contre-temps à des occupations dont je ne voulais me rapporter qu’à moi seule. Je ne prévoyais pas le bonheur de vous être de quelque utilité. Du moins je me flatte qu’on m’aura suppléée ?

La Marquise. — Sans doute : on n’est pas plus attentif, plus exact que tout le monde de votre maison ; cet ordre admirable vous fait infiniment honneur, ma chère Durut. J’aurais été cependant bien aise de vous dire un mot quand Limecœur s’est retiré ; je craignais de ne pas m’endormir tout de suite ; je m’effrayais de n’avoir personne avec qui causer.

Madame Durut. — Causer !… Il y avait d’autres moyens d’attendre le sommeil, et même de l’inviter…

La Marquise (minaudant). — Quelle folie !… après ce qui s’était passé tout le jour… J’ai failli pourtant m’informer du baron… N’est-ce pas monsieur de Vit… Vit ?… Il y a du vit dans ce nom-là, c’est tout ce que j’en ai retenu.

Madame Durut. — C’est monsieur de Widebrock qu’on le nomme ; mais il est fini, ce baron.

La Marquise (avec intérêt). — Comment donc ?

Madame Durut. — Il s’est conduit hier abominablement. (Elle raconte succinctement à la marquise l’aventure de la pièce d’eau et comment ce diable de baron a fourbi quatre fois sans pitié le délicat Lavigne.)

La Marquise. — Je suis enchantée de ce que vous m’apprenez là. Croiriez-vous bien qu’à minuit j’avais une velléité de faire venir cet homme ?… pour causer, bien entendu.

Madame Durut. — Vous auriez sauvé de ses griffes mon pauvre petit Lavigne…

La Marquise. — Bien obligée ! Vous voudriez donc que j’eusse eu la préférence pour essuyer l’orage ! Cet homme (qu’en sait-on ?) aurait peut-être eu l’insolence de me proposer la même infamie qu’à cet enfant,… moi qui n’ai jamais pu m’accoutumer à ce genre.

Madame Durut. — Le cas eût été différent : vous aviez de quoi le payer en monnaie courante…

La Marquise. — Et Limecœur donc ! j’aurais sitôt trompé cet honnête garçon ?

Madame Durut. — À propos, parlons-en, puisqu’il vous revient à l’esprit. Eh bien, madame, où en êtes-vous ensemble ? en avez-vous fait un infidèle ?

La Marquise. — Pas tout à fait ; j’ai supplanté la camarde, mais il est plus amoureux que jamais de l’Invisible du boudoir.

Madame Durut. — Cela n’est pas fort clair : ayez la bonté de me parler sans énigme.

La Marquise. — La suite de notre aventure est un vrai roman… Mais j’y ai trouvé des longueurs… qui ont failli ne pas me permettre d’aller jusqu’à la queue.

Madame Durut. — Il y a eu queue ? C’est déjà en partie ce que j’étais bien aise de savoir.

La Marquise. — Tu vas être étonnée des difficultés que j’ai trouvées à conduire mon homme jusque-là. Tu t’étais aperçue, et même scandalisée, du peu d’attention que ton protégé avait fait à moi, lorsque, se promenant avec toi dans les bosquets anglais, je vous avais croisés plusieurs fois sans qu’il me fût accordé plus qu’une distraite révérence ?

Madame Durut. — Cette indifférence (sacrifice fort inutile et fort sot à ce vilain portrait) m’avait chassée. Je conviens d’avoir planté là notre homme avec humeur.

La Marquise. — Eh bien ! quand il s’est trouvé seul, son admiration pour la camarde n’a plus eu de bornes. Je l’ai croisé encore deux fois presque en le touchant. Il avait l’air gêné de me sentir si près de lui. Cependant, à moins de faire volte-face, il ne pouvait m’éviter. Lasse de voir qu’il me comptait pour si peu de chose, et voulant qu’il m’abordât, je le passe tout de suite, je fais un faux pas ; un petit cri vif m’échappe en même temps. “ Ah ! madame (dit-il, se retournant avec intérêt), vous venez de vous faire grand mal ! — Ce ne sera rien, monsieur. — Pardonnez-moi ; vous me paraissez saisie… voici de l’eau de Cologne. (J’en prends un peu pour ne pas déroger à ma feinte.) — Si madame pouvait gagner le banc de gazon que nous voyons à six pas ? ou si elle me permettait… (Il se met en devoir de m’enlever.) — Ne prenez pas cette peine, monsieur ; je me crois en état de marcher jusque-là. — Daignez du moins vous appuyer bien fort sur mon bras. „ Ce n’est qu’alors qu’il remet dans sa poche la fatale camarde… Je l’empoigne, lui boitant tout bas ; j’ai l’air de me traîner ; nous arrivons au banc propice… Assise et mon pied touchant la terre, je marque l’effet d’un étonnement douloureux. “ Mon Dieu, madame, je crains que cette entorse ne soit sérieuse ! vous souffrez considérablement ? — Un peu de repos me soulagera sans doute,… je vous prie seulement, monsieur… Auriez-vous bien la complaisance de me dire naturellement si ma cheville n’enfle point ?… „ Il se précipite, je n’étais point fâchée de lui faire admirer un pied qui, sans vanité, jouit de quelque réputation de finesse et de tournure. “ Je vous jure, madame, que l’œil ne peut voir entre vos deux pieds aucune différence… „ Le prétendu malade était horizontalement arrangé, de manière qu’un moins préoccupé se serait sans doute avisé de chercher d’heureux points de vue… “ Si j’osais toucher le tendon, je vous dirais mieux ?… — Eh ! touchez, touchez, monsieur, vous êtes bien bon, bien serviable… „ C’était le cas de donner quelques facilités de plus. En mésuser un peu, c’eût sans doute été caresser mon amour-propre. Point du tout, un chirurgien ne m’aurait pas plus froidement visitée… “ Vous fais-je quelque mal, madame ? — Aucun. — Eh bien ! soyez sans alarmes, ce ne sera rien du tout. — Vous croyez ? — Je n’en doute nullement. — Je ne voudrais cependant pas risquer de marcher tout de suite. Vous seriez bien aimable,… pourvu que vous n’ayez pas d’affaires ailleurs, de rester quelques moments auprès de moi. Je prendrais la liberté de me servir ensuite de votre bras pour me rendre jusqu’à ce petit pavillon où je demeure. — Je suis absolument à vos ordres, madame. — Je me fais cependant un scrupule de vous enlever à la profonde rêverie dans laquelle vous m’avez paru plongé. Vous preniez tant de soin à ne pas être distrait, que c’est à cause de vous surtout que je me reproche ma maladresse. „

Madame Durut. — Vous lui serriez le bouton un peu fort ; voyons comme cela prendra.

La Marquise. — “ Avouez, continuai-je, que vous avez du guignon. Vous venez exprès vous égarer dans une solitude. Un portrait vous occupe… Oui, monsieur, j’ai très-bien vu, tout en lisant, qu’un portrait, charmant sans doute, était l’objet de votre amoureuse attention, que vous auriez voulu vous trouver seul au monde avec lui. Point du tout, il faut qu’une étourdie vienne se donner une entorse à côté de vous… — Ne vous occupez pas de moi, madame : comment vous trouvez-vous maintenant ? — Je ne sens presque plus de mal ; au surplus, vous faites bien de prendre quelque intérêt à mon accident, car vous en êtes cause… — Moi, madame, je serais assez malheureux ! — Il n’y a pas de votre faute, mais… vous savez que les femmes ont le défaut d’être curieuses. Intriguée de ce portrait tant admiré, l’objet de tant de soupirs et de regards vers le ciel, j’ai voulu m’élever sur la pointe du pied pour voir par-dessus votre épaule cette jolie mine. Par malheur, je prenais mon point d’appui sur un caillou rond, et il a tourné sous mon pied. — Que n’ai-je pu deviner votre envie, madame ! Comme la figure qui m’occupait n’a rien dont un homme puisse tirer vanité, j’aurais pu… — Me le montrer, et vous allez avoir cette complaisance ? — À condition que si, par hasard, vous connaissiez l’original, quoique ma liaison avec cette dame soit fort innocente, vous auriez la bonté de garder le secret ? — Cela se doit. — Maintenant, trouvez bon que je vous prévienne que ce portrait ne peut flatter au monde que moi ; que le reste de l’univers doit en juger d’une manière défavorable… „

Madame Durut. — Il avait, parbleu ! raison ; je ne sais où le peintre avait été chercher ce fichu modèle, car, par malheur, le portrait n’est pas de fantaisie.

La Marquise. — Laisse-moi achever mon récit. “ Vous cherchez une défaite, lui dis-je, et je commence à comprendre que je n’ai pas le sens commun ; pouvant me comparer à la dame qui vous touche, et sentant qu’à sa vue j’aurais du dépit de me trouver si bien effacée… — Peu de beautés, je pense, sont dans le cas d’avoir sur vous cet avantage ! — Vous êtes galant. — Et le pied, madame ? — (En me levant :) Je vous comprends, monsieur… Ce que vous vouliez me consacrer d’instants est expiré… Je me sens fort en état de marcher,… et je vous rends à vos méditations amoureuses… — Je ne vous quitte pas, madame ; vous avez bien voulu prendre avec moi l’engagement d’aller ensemble jusqu’à votre pavillon. — Mais si j’étais aussi avare de ma présence (quoique fort indifférente) que vous d’un portrait… qu’après tout je vais maintenant supposer horrible… Oui, c’est à cause de cela que, vous retranchant dans les respectables remparts de la discrétion, vous sauvez finement l’intérêt de votre amour-propre. — J’ignore, madame, s’il est des modèles qui doivent exclusivement obtenir ou manquer les suffrages ;… mais le ciel m’est témoin… „

Madame Durut. — Oh ! le voilà ! vous l’imitez à merveille. Il me semble l’entendre et le voir…

La Marquise. — “ Bon Dieu ! m’écriai-je, vous venez de faire des yeux ! (Je riais.) — Charmante femme ! répliqua-t-il en me serrant une main, vous avez apparemment le cœur libre ; vous vous égayez, et je sens en effet que je prête infiniment à la plaisanterie ;… mais je n’aurais pas à dire deux mots,… vous me plaindriez… „ Je me suis rassise et l’ai fait asseoir à côté de moi : “ Savez-vous, monsieur, que vous m’intéressez ? Il est rare de voir par ici des êtres à élégie ; il y a de l’Young ou, tout au moins, du d’Arnaud dans votre ton et vos manières. C’est de cela d’abord que je vous plains… Eh bien ! si vous me connaissiez, vous me feriez confidence entière : je suis parfois de bon conseil… „ Alors le bon humain me conte naïvement son histoire : la négociation, ses répugnances, l’audience au boudoir, mais pas un mot des faveurs. “ À force d’amabilité, dit-il, cette femme m’ensorcèle… Et quand je croyais enfin être assez heureux pour la voir,… elle m’a fui par le plus inconcevable caprice ! Un portrait qui devait me guérir ne fait qu’accroître mon malheur ;… car ce que j’ai senti tête à tête avec cette femme obtiendrait à mes yeux la grâce d’un monstre,… et vous avouerez (en me montrant la boîte) qu’on peut fort aisément s’accoutumer à ces traits-là ?… „ J’avais la malice de faire attendre mon jugement ; je regardais avec fixité la ridicule boîte, de l’air de dire : Je voudrais trouver un sens à la passion que peut inspirer cette horreur, mais nul effort n’y suffit… Pendant ce temps-là, mon homme continue comme un fou. “ C’était bien la peine de m’embraser ! au même moment voler en Allemagne ! me laisser ignorer son nom, son état ! le lieu où son dessein est de se fixer !… Elle est affreusement laide ! et cette laide est pour jamais là (dans sa tête !) là ! (dans son cœur) ! „ J’attendais, ma foi ! ma chère Durut, qu’il marquât d’un troisième cette partie de sa personne que j’ai certainement un peu plus sérieusement occupée que tout le reste ; mais il est si circonspect ! “ Cette femme (en lui rendant la boîte) ne peut être qu’une magicienne qui vous aura jeté quelque sort. Je défie que sans diablerie un humain puisse accorder le moindre sentiment à ce monstre-là… Mais voulez-vous bien me reconduire ? „ Je prends son bras. On ne peut pas mettre plus d’intérêt et de complaisance au service qu’il croit me rendre… Nous marchons en silence… Tout était dit, jamais entretien n’était tombé plus à plat ; au moment d’entrer dans le pavillon : “ Adieu, monsieur, lui ai-je dit, affectant de la tristesse ; vous êtes bien complaisant, mais nous n’avons guère à nous louer ni l’un ni l’autre de nous être rencontrés… (Il paraît frappé.) Allez, cruel homme, vous venez de me faire bien du mal !… „ Ce propos l’étonne à l’excès, il me prie de lui éclaircir… “ Eh bien, monsieur, lui dis-je après avoir feint de combattre avec moi-même, sachez que je suis ici à cause de vous ; que je vous y savais, que j’étais instruite des vues d’une dame sur vous pour vous faire émigrer avec elle… Je la connais… Je m’étais trop orgueilleusement persuadée qu’une autre qui voudrait lui disputer la préférence de votre part pour le même objet aurait sur elle de grands avantages ; j’espérais, en un mot, que vous, effrayé de cette figure et ne pouvant consentir à vous engager, seriez moins rétif pour… moi, puisqu’il faut vous le dire, pour moi qui me présenterais dans le moment où vous auriez déjà accepté des propositions et où l’individu proposant aurait seul fait naître un obstacle ; j’espérais, en un mot, que moi, qui sais aussi peut-être apprécier les hommes, je vous déterminerais à me suivre… Mais, étrange, et sans doute unique, vous êtes allé donner dans le piége d’une femme… qui, malgré le succès de son art insidieux, n’a pas osé croire elle-même à l’existence du prestige ! „

Madame Durut. — J’aurais voulu voir la sotte figure qu’il devait faire en ce moment.

La Marquise. — C’est la mienne, au contraire, qu’il a rendue fort ridicule. “ Qu’elle me connaît mal ! s’est-il écrié. — Soyez franc, vous l’avez eue ! et par un excès de délicatesse vous vous croyez obligé… — Le secret de notre entrevue n’étant pas tout entier le mien, je suis forcé de me taire… „ J’étais sur ma prétendue porte ; il me baise respectueusement la main et va me quitter ; je le retiens. “ Vous ne m’avez donc pas entendue ? — C’est vous sans doute, madame, qui ne m’avez pas compris ? — Je n’ai que trop compris, monsieur, votre extravagance d’aimer une femme qui ne le mérite à aucun égard, qui d’ailleurs, de votre aveu, s’est donné les plus grands torts avec vous. — Ajoutez encore : mais que je n’oublierai jamais !… — C’en est trop ! et vous ne voulez pas qu’il me reste un regret de n’avoir pu vous déterminer à faire avec moi, sur le pied de simple amie, la course que vous consentiez cependant à faire comme amant avec cette odieuse femme… „ Il s’en allait à grands pas. J’étais si piquée, que j’ai failli le livrer à son entêtement, à son absurde caprice ;… mais je n’y ai pas tenu : “ Limecœur ! „ ai-je crié, courant après lui du pas d’une femme bien éloignée d’avoir une entorse. Il m’attend, immobile de surprise ; je me jette à son cou. “ C’est trop abuser, tu triomphes et je me mets toute à ta discrétion ; c’est moi !… „ Il a failli se trouver mal de surprise et de bonheur, car à peine avait-il passé ses bras autour de moi, qu’il avait reconnu ma taille, dissimulée jusque-là par l’ampleur d’une chemise sans ceinture, et dès le premier de mes baisers :… “ Ah ! oui ! c’est bien elle ! „ Je l’entraîne au cabinet des bains ; il tremblait, il était suffoqué ; je le rassure par mille caresses, chacune lui fait retrouver quelque renseignement : bientôt il a tous ceux qui peuvent rendre sa conviction complète. Il reconnaît ces tétons orgueilleux, malgré leur petitesse ; cette motte ingrate qui dans les moments où les plus doux baisers l’électrisaient frappait brutalement et à coups redoublés le nez de son bienfaiteur ; il reconnaît le sentier brûlant et serré qui ramène son âme à la mienne ; à la douceur extatique de leur transfusion il reconnaît que c’est bien moi, et : “ C’est elle ! c’est elle ! „ répété sans cesse dans le délire de la félicité vaut pour mon amour-propre tout l’encens de mille académies. Ce n’est pas assez de lui prouver une seule fois qu’il a bien réellement retrouvé son invisible : je recommence toutes mes preuves, et ne sors de ses bras que lorsqu’il ne lui est plus possible d’éclaircir le moindre doute, s’il lui en restait.

Madame Durut. — J’avoue que j’ai eu peur un moment que tout le projet de société ne s’en allât au diable.

La Marquise. — Nous sommes convenus de nos faits. Il me reste… Nous partirons dans deux jours… Eh bien, Durut, croirais-tu que malgré le roman de cette aventure et son plein succès je ne suis pas parfaitement contente ?

Madame Durut. — De votre homme ? ah ! je trouve qu’il a fait les choses à merveille.

La Marquise. — C’est à moi que j’en veux. Tu ne pouvais choisir mieux pour moi ; j’ai besoin que l’homme qui m’accompagnera soit absolument tel qu’est Limecœur. Eh bien, malgré cela,… certain je ne sais quoi semble m’assurer que je fais une sottise.

Madame Durut. — Oui bien, de vous expatrier ! Mais si vous devez exécuter le maussade projet de quitter Paris, vous ne pouvez le faire avec plus d’agrément et de sûreté qu’accompagnée de notre homme.

La Marquise. — Oh ! pour cela je n’en fais aucun doute.

Madame Durut. — Qu’est-ce donc qui vous chicane ?

La Marquise. — Son caractère trop ardent et trop délicat : ce fou va m’aimer.

Madame Durut. — Et vous ?

La Marquise. — Mais moi ?… Chacun a sa manière d’aimer, ma chère Durut. Je veux bien accorder à ton protégé toute ma confiance ; je lui serai vraiment obligée s’il daigne partager avec moi, comme le ferait mon frère, une aisance dont je ne puis faire un meilleur usage qu’en le comblant de bienfaits… Mais s’il allait souhaiter quelque préférence exclusive, se croire offensé de mes inévitables infidélités, perdre de vue que je suis Aphrodite, vouloir m’assujettir à son sentimentage, me reprocher des principes qui ne seraient pas les siens, une conduite qu’il a bien l’air de n’être pas homme à prendre pour modèle, s’il allait, en un mot, prétendre à l’ascendant, en usurper, peut-être ?

Madame Durut. — Voilà bien des craintes à la fois. À votre place, je prendrais le temps comme il viendra. Dans ce moment, n’est-ce pas, Limecœur vous plaît ?

La Marquise. — Beaucoup ; mais je ne prétends pas en perdre la tête.

Madame Durut. — Eh bien, profitez de sa passion. Usez votre caprice ; dès qu’il vous intéressera moins, témoignez-le-lui doucement ; définissez-lui net sur quel pied vous entendez qu’on vive avec vous, comment il vous conviendra qu’il se conduise, à quelles conditions pourrait subsister votre société… S’il ne s’accommode pas de vos plans : “ Bonjour, allez vous promener, monsieur ; je veux être heureuse à ma guise. „ Ah ! pardi ! vous ne manquerez pas d’adorateurs prêts à passer par tout ce que vous aurez la fantaisie d’exiger.

La Marquise. — Sais-tu, ma chère Durut, que tu as une excellente judiciaire ? On ne raisonne pas mieux, on n’a pas plus de sens, et personne n’est d’aussi bon conseil.

Madame Durut. — Auriez-vous tout de bon quelque confiance en mes almanachs ?

La Marquise. — Infiniment.

Madame Durut. — Eh bien, ne vous absentez pas !

La Marquise. — Mais Paris devient détestable.

Madame Durut. — Tout détestable qu’il est, et dût-il être pire un jour, je le crois de beaucoup préférable à Worms[54], à Bruxelles, à Fribourg.

La Marquise. — Il est vrai que je n’ai guère été contente lors de ma tournée, mais toute la France se jette aujourd’hui de ces côtés-là ; j’y trouverai des amies, tous mes amis…

Madame Durut. — Les nôtres, tous mes correspondants se récrient déjà contre l’ennui… Puisse-t-il n’être pas suivi de la misère !

La Marquise. — Mais c’est que ces démocrates sont exécrables ; on n’entend parler que de crimes, de meurtres, d’incendies… N’ont-ils pas voulu piller un de mes châteaux !

Madame Durut. — S’il avaient cette fatale envie, serait-ce votre absence qui la leur ferait passer ?

La Marquise. — Ils ne m’égorgeront pas, du moins…

Madame Durut. — Ah ! leur fureur n’a point encore été jusqu’à tuer les jolies femmes ;… violer, peut-être,… tout au plus.

La Marquise. — À la bonne heure ; on n’en meurt pas. Il est vrai que mes sœurs ne m’encouragent guère à venir les joindre. Elles me mandent que dans cette Allemagne on n’est ni logé ni nourri, et qu’elles s’ennuient comme des marmottes. On n’est pas jour et nuit dans son boudoir… Mais c’est l’affaire de quelques mois.

Madame Durut. — Tout le monde n’est pas de cet avis.

La Marquise. — Le chevalier de Belespoir m’écrivit la semaine dernière qu’avant la fin de l’été tout le monde serait rentré chez soi, vainqueur, triomphant et paisible…

Madame Durut. — Va-t’en voir s’ils viennent !…

La Marquise. — Durut, Durut, tu te gâtes ; tu n’es plus une bonne aristocrate comme cet hiver !

Madame Durut. — Voilà précisément le mot de tous ceux à qui la tête tourne. Dès qu’on ne croit pas à leurs nouvelles, qui ressemblent fort aux Mille et une Nuits, on n’est pas bon à jeter aux chiens. Et qui me fait donc vivre, moi, si ce n’est la chère aristocratie ? La fichue nation nous apporte-t-elle un écu ? Est-ce ici que les infâmes jacobins dépensent l’argent qu’ils puisent à pleins sacs dans les coffres publics ? Non, tout cela s’éparpille en petits écus parmi les culs crottés et les sans-culottes. Je suis, et m’en pique, aristocrate à pendre ; mais je n’ai pas mis mes bésicles à l’envers, et je vois que de longtemps… nous ne verrons rien. La politique n’est pas de ma partie ; je consens pourtant qu’il n’y ait plus de vits[55] pour moi sur la terre ; si la contre-révolution se fait avant un an, et Dieu sait encore !…

La Marquise. — Sais-tu que ton éloquence ébranle furieusement ma résolution ?…

Madame Durut. — Plût à Dieu qu’elle vous fît renoncer tout à fait !

La Marquise. — Il est vrai que je pourrais me repentir d’avoir abandonné mon charmant hôtel,… mes loges,… mes amis…

Madame Durut. — Tout serait sacrifices, et quelles compensations, s’il vous plaît ?

La Marquise. — Mais j’étais donc folle ? Eh bien, je ne pars plus.

Madame Durut. — Touchez là, brave dame, et souvenez-vous qu’un jour vous croirez devoir à cette bonne diablesse de Durut quelques remerciements de vous avoir désabusée…

La Marquise. — Je ne veux pas que ce retour change la moindre chose à la position de Limecœur. Je le garde ; mais tu m’aideras à lui faire prendre patience jusqu’à ce qu’on puisse enfin lui déclarer que nous ne partons pas.

Madame Durut. — Je fais mon affaire de le persuader.

La Marquise. — Tu viens de m’ôter un poids de cent livres de dessus le cœur.

Madame Durut. — Votre fichu projet m’accablait, car tout l’ordre vous adore. Quatre ou cinq femmes de moins, dont vous êtes certainement la plus aimable, je ne prêterais bientôt plus une pipe de tabac sur la solidité de cet établissement.

La Marquise. — Je ne trouverais pas là-bas un foyer d’Aphrodites, un paradis terrestre comme ceci. J’avais la tête perdue. Envoie-moi, ma chère Durut, le petit Belamour. Je veux me lever, et j’ai la fantaisie d’être habillée par cette aimable créature.

Madame Durut (souriant). — Il fera tout ce que vous voudrez.

La Marquise. — Ne me défie de rien, j’ai des moments de folie.

Madame Durut. — Allons, allons, si vous avez quelque petite gaieté dans la tête, contentez votre envie… Voulez-vous quelque chose de plus conséquent que ce morveux ? Nous n’en dirons rien à Limecœur.

La Marquise. — Je compte faire à Limecœur si peu de tort que, quand il le saurait, il ne pourrait presque y trouver à redire. Et puis, après tout, quelques passades par ci par là, ce sont des coups d’épée dans l’eau.

Madame Durut. — Je voudrais bien voir qu’Aphrodite-professe, vous eussiez l’ombre d’un scrupule… Franchement, ne vous faut-il que Belamour ?

La Marquise. — C’est tout assez pour ce que je veux.

Madame Durut. — Je vais vous l’envoyer à la minute. (Elle sort.)

La Marquise (un peu haut). — Et du chocolat à trois vanilles.

Madame Durut (dehors). — Belamour aura l’honneur de vous l’apporter lui-même.

La Marquise. — À propos, Durut, reprends donc ta vilaine boîte. (Celle où est le portrait de la camarde.)

Madame Durut. — Vous aurez la bonté de la remettre à Belamour.

Madame Durut est à peine hors de portée, que la marquise, dans une de ces dispositions de santé qui n’ont rien d’étonnant à son âge, se repent de ne tromper son nouvel associé qu’en faveur d’un enfant, car elle a tout de bon in petto le dessein de se le faire mettre par Belamour. Tout de suite il vient à cette dame l’heureuse idée qu’elle n’est engagée à rien avec Limecœur, jusqu’au moment où, réunis, ils commenceront à n’avoir plus qu’un intérêt. Sur ce pied, elle est près de sonner pour donner d’autres ordres ; mais le hasard vient au-devant de son caprice, comme on va le voir.


AH ! LE BON BILLET[56]




TROISIÈME FRAGMENT.




De retour chez elle, madame Durut a trouvé beaucoup de besogne faite ou à faire. D’abord, un pari (pour l’après-midi) qui ne devait occuper que deux ou trois couples en occupera sept. On sera mis au fait de cette importante affaire en temps et lieu. Et puis, tandis que la bonne Durut s’amusait à babiller chez la marquise, monsieur le commandeur de Palaigu, avec un de ses anciens amis, monsieur de Cuforé, ci-devant procureur d’une maison de chartreux en province, sont venus incognito pour déjeuner à l’Ermitage[57]. Ils se sont emparés de Criquet et de Belamour : celui-ci ne se trouve donc plus à la disposition de madame Durut. Mais un heureux hasard a fait arriver, presque en même temps que les Villettes, l’aimable Alfonse, le chevalier du premier numéro. Ce bon enfant venait avec la franche intention de rendre quelques petits devoirs à sa chère Agathe, ou peut-être à l’amie Célestine. Mais celle-ci a des occupations par-dessus les yeux ; l’autre a si bien passé la nuit, que les sens ne la dominent pas absolument pour l’instant. D’ailleurs, avant tout, elle est jalouse que le service se fasse coulamment dans l’hospice. Il faut donc que la marquise soit servie. Pour cela madame Durut, se sacrifiant, exige de la complaisance de son pupille (peu récalcitrant en pareil cas) qu’il veuille bien suppléer Belamour auprès de la belle dame. En conséquence, Alfonse se laisse transformer en servant-aspirant : on lui chausse un pantalon de fil gris et des escarpins à rosettes ; il endosse un gilet de basin et une veste à la marinière de casimir de la couleur du pantalon ; on lui roule les cheveux, et il est encore charmant dans ce modeste équipage. Madame Durut lui fait le bec : on convient qu’il aura l’air docile et timide d’un débutant auquel il importe de faire avec succès les premiers pas. Quand tout est prêt, on lui met à la main le déjeuner de la marquise avec ce petit mot cacheté d’une oublie : “ Les jeudis donnent ce matin : ils occupaient déjà Criquet et Belamour quand je suis rentrée. Lavigne est pourfendu. Zoé n’aurait pas fait votre affaire. Croyez-moi, belle dame, servez-vous de ce grand innocent, dont je serais d’ailleurs bien aise que vous puissiez me rendre assez bon compte pour qu’il méritât d’être attaché, comme il le désire, à cet établissement. Bon appétit, et bien du plaisir, respectable autant qu’aimable et belle marquise. — Agathe Durut. „


LA MARQUISE (au lit), ALFONSE
(avec le déjeuner et le billet).

La Marquise (étonnée). — Eh bien, vous vous trompez, mon ami ; ce n’est pas pour ici.

Alfonse (feignant de l’embarras). — Pardonnez-moi, madame la marquise, j’apporte, avec votre chocolat, un mot de la part de la maîtresse.

La marquise, en recevant ce billet, ne peut s’empêcher d’examiner le porteur, de la tête aux pieds, avec une excessive attention. Il fait semblant de n’y pas prendre garde ; il approche du lit une chiffonnière à dessus de marbre ; il y établit son plateau, et tandis que la marquise lit, il fait mousser le chocolat. Le billet parcouru, la marquise se garde bien de laisser rien remarquer qui puisse trahir son émotion intérieure. Cependant elle n’est pas tout à fait maîtresse de ses regards captivés, qui ne peuvent se détourner d’une figure où, plus on la regarde, plus on découvre quelque chose d’attrayant. Elle a mille choses sur le bord des lèvres, mais elle n’ose en laisser échapper une seule, de peur de dire trop ;… elle éprouve un embarras aussi réel que celui d’Alfonse est bien imité. Cette femme sent que, réaliser avec le serviteur imprévu ce qu’elle projetait de ne faire qu’avec un marmot, ce serait aggraver considérablement une trahison qu’après tout l’honnête Limecœur n’a pas méritée. À travers ce rude combat avec elle-même, elle prend son chocolat. Alfonse debout, les yeux fixés à son tour sur des traits divins auxquels il était bien éloigné de s’attendre (car Durut a l’excellente qualité d’aimer à ménager des surprises, elle sait combien elles ajoutent au bonheur), Alfonse s’enflamme à loisir. Une sédition subite qui s’élève dans le pantalon l’oblige enfin à y prendre quelque arrangement qui puisse sauver les apparences. Cette déclaration a été, dès le premier moment, saisie par la marquise, qui en a pris une teinte animée dont l’effet est de la rendre d’une beauté céleste.

La Marquise. — Je souffre de vous voir debout, mon ami, prenez un siége.

Alfonse. — Ah, madame !

La Marquise. — Asseyez-vous…

Alfonse. — Je ne puis ; mon devoir…

La Marquise. — Le premier devoir est d’obéir.

Alfonse. — Madame veut m’éprouver, mais je sais qu’un être de ma sorte…

La Marquise (avec dignité). — Si j’ai mes raisons pour excuser…

Alfonse. — Je n’ai plus rien à répliquer. (Hésitant.) Mais si je fais une sottise, madame voudra bien ne me donner aucun tort.

La Marquise. — Ce chocolat est brûlant… Vous êtes nouveau ici, mon ami ?

Alfonse. — Depuis quelques heures, madame, et j’étais bien éloigné… (Il feint de se troubler.)

La Marquise. — Que voulez-vous dire ?

Alfonse. — Rien, madame ; j’allais oublier que je dois répondre sans aucune amplification aux questions qu’on daigne me faire.

La Marquise. — Eh bien, je demande, j’ordonne que vous acheviez ce que vous avez interrompu… Vous étiez bien éloigné ?…

Alfonse (avec peine). — De prévoir que dès le premier moment… un état… auquel je ne me consacrais pas… sans quelque répugnance… (Il a l’air de s’être perdu dans son idée.)… m’offrirait… (Il se tait.)

La Marquise. — Vous offrirait ?…

Alfonse (avec plus d’embarras). — Des encouragements qui présagent…

La Marquise. — Qui présagent quoi ? Faut-il vous arracher les paroles de la bouche ? À moins d’écrire ce que vous dites, j’en pourrais perdre le fil…

Alfonse (fort agité). — Je l’ai perdu moi-même, madame… Du moins ayez pitié de moi ; daignez ne pas me dénoncer à madame Durut comme un téméraire, un insolent !

La Marquise. — Vous déraisonnez, mon ami. De quoi pourrais-je me plaindre ?

Alfonse (se levant). — Pardonnez-moi, madame, je sens que j’ai dit autant de bêtises que de mots ; mais n’allez pas croire au moins que j’aie pu penser… (La marquise se disposant à remettre elle-même sa tasse sur le plateau, il se hâte et veut la lui reprendre.)

La Marquise (s’opposant). — Laissez-moi faire ; je vous vois si troublé, je ne sais à propos de quoi, que vous seriez homme à tout casser.

Elle le dévore des yeux, et pose en même temps sa tasse avec précaution. Alfonse escamote sur le lit, avec une feinte maladresse, une lèche de pain grillé dans laquelle la marquise a mordu.

La Marquise (qui a vu). — Eh ! quel enfant ! que voulez-vous faire de cela ?

Alfonse (feignant d’être déconcerté.) — Moi, madame ?

La Marquise. — A-t-on oublié de vous faire déjeuner ? Ne voilà-t-il pas des morceaux entiers ?

Alfonse. — Celui-là seul me tentait, madame ; mais, pour Dieu ! ne me compromettez pas auprès de madame Durut.

La Marquise (avec bonté). — Il n’y a pas à tout cela de quoi fouetter un chat ; cependant, si vous vous fixez à servir, il faut vous abstenir de tout ce qui peut avoir l’air singulier ou ridicule… Par exemple (rougissant), on ne regarde pas une femme entre deux yeux comme vous faites ;… je dis toute espèce de femme.

Alfonse. — Je le sais bien, madame… Mais c’est qu’il y en a…

La Marquise (se méprenant). Qu’on doit respecter plus que d’autres, et je suis de ce nombre,… entendez-vous ?

Alfonse. — Non, madame…

La Marquise (stupéfaite). — Il est fort, celui-ci !

Alfonse (tendrement). — Je n’ai, je vous jure, aucun dessein de vous offenser…

La Marquise (émue). — Comment ! encore ! vous continuez à me regarder comme un fou !

Alfonse. — C’est que je le suis, madame.

La Marquise (à elle-même, ne pouvant s’empêcher de rire). — Eh bien ! on voulait faire faire à Durut une belle acquisition !

Alfonse. — Ma folie n’est pas d’une espèce dangereuse ; d’ailleurs, elle ne me prend que par moments. (Il fait un mouvement comme pour jeter les bras autour du corps de la marquise. Elle a marqué quelque effroi ; cependant elle ne sonne point.)

La Marquise. — Écartez cette chiffonnière… (Il obéit.) Mettez-une chaise là,… plus près… Bon,… placez-vous. (Il hésite.) Soyez assis, vous dis-je. (Alfonse assis, mais décontenancé, paraissant mal à son aise, regarde avec distraction du côté de la porte.) Qu’examinez-vous avec cet air distrait, égaré, quand vous devriez comprendre que j’ai quelque chose à vous dire ?

Alfonse. — Cette porte, madame…

La Marquise. — Eh bien ! quoi, cette porte ? Que ne l’avez-vous fermée en entrant ?… (Il y court, la ferme et met le verrou.) À quoi bon cela ?… quelle témérité !…

Alfonse. — Comment donc, madame ? C’est que si madame Durut survenait… avant qu’elle sût que vous m’avez ordonné d’être assis près de vous,… et pour n’avoir fait que vous obéir,… peut-être…

La Marquise. — À la bonne heure. Remettez-vous là…

Alfonse. — J’ai tant à cœur de n’être point exclu de cette maison, que je tremblais d’être surpris dans un état…

La Marquise. — Est-ce que votre accès de folie dure encore ?

Alfonse. — Si c’est ce que j’entends, madame, il durera tout le temps que j’aurai le bonheur de vous voir.

La Marquise (sans humeur). — Plaît-il ?

Alfonse. — Pardon, madame. (De ses deux mains il lui en prend une.)

La Marquise (à elle-même). — Mais c’est que, tout de bon, je crois qu’il est fou.

Alfonse. — Hélas ! je n’ai que cette excuse, madame ; quand…

La Marquise (à elle-même). — Voilà pourtant un drôle de corps ! (À Alfonse.) Qui vous a produit dans cette maison ?

Alfonse. — Une bonne dame qui m’a vu naître et qui m’a élevé[58].

La Marquise. — Et qu’avez-vous fait depuis que vous êtes au monde ?

Alfonse. — J’ai été fou de bonne heure, et puis je me suis engagé dans les dragons.

La Marquise. — Dans quel régiment ?

Alfonse. — De la Reine.

La Marquise. — Vous ne pouviez choisir un plus aimable colonel. Avez-vous connu dans ce régiment un certain monsieur de Limecœur, qui doit y avoir servi quelque temps ?

Alfonse. — J’ai eu cet honneur-là.

La Marquise. — C’est un de mes alliés.

Alfonse (avec feu). — Il est bien heureux, madame !… (Elle sourit. Il prend une main ; on a l’air de n’y pas faire attention.)

La Marquise. — Limecœur n’est pas riche…

Alfonse. — Mais c’est un excellent sujet, bien bon officier… Nous l’avons tous regretté.

La Marquise. — Vous connaît-il ?

Alfonse. — Peut-être, madame.

La Marquise. — Il vous remettrait donc, s’il vous voyait ?

Alfonse. — Peut-être que non ; nous sommes tant de dragons ! Ces messieurs ne connaissent pas tout le monde.

La Marquise. — Enfin, voilà que vous parlez comme un homme raisonnable.

Alfonse. — À la bonne heure, madame ; mais aussi ne suis-je pas dans mon état naturel.

La Marquise (avec un peu d’art). — Eh bien, je suis donc folle de laisser ainsi dans vos mains la mienne, que vous brûlez ? Laissez-moi !

Alfonse. — Je ne puis, madame.

La Marquise. — Vous ne pouvez me rendre ma main ?

Alfonse. — C’est ma folie. Quand, par accident, il m’arrive de m’accrocher à une jolie femme, mes nerfs se roidissent, mes muscles se contractent, il faut des choses infinies pour qu’elle puisse se délivrer de moi… Je suis bien heureux de ne m’être pris qu’à la main, autrement vous auriez été réduite à me faire jeter par les fenêtres.

La Marquise (à elle-même). — Il est fou à mettre aux petites-maisons ! (À Alfonse.) Êtes-vous encore dragon ?

Alfonse. — Oui, madame, mais je suis en semestre.

La Marquise. — Et vous cherchez à vous attacher ici ?

Alfonse. — Je profite de la confusion générale, et déserte… On m’a assuré qu’ici je serais aussi caché qu’aux antipodes.

La Marquise. — Joliment ! un de vos officiers, monsieur de Limecœur, y était hier.

Alfonse. — Madame oublie qu’il ne sert plus.

La Marquise. — Il est vrai. Qu’avez-vous fait l’hiver, car le temps du semestre est expiré ? (Bas, à elle-même.) Je ne sais plus ce que je dis.

Alfonse. — J’apprenais le commerce, madame.

La Marquise. — Cet état vaudrait beaucoup mieux que la domesticité.

Alfonse (lui baisant la main avec passion.) — Je n’en conviendrai pas, surtout en ce moment.

La Marquise (s’animant). — Savez-vous que si vous n’étiez pas fou, je me croirais obligée…

Alfonse (redoublant de baisers sur cette belle main). — Que vous reviendrait-il de me perdre ? (Il jette rapidement un baiser sur la bouche de la marquise, et tout de suite, par-dessus le lit, un autre baiser à l’endroit sous lequel est le plus sacré de ses charmes.)

La Marquise (assez doucement). — Eh bien, eh bien ! quelles manières sont-ce là ?

Alfonse (hors de lui). — Voilà ma folie, madame !

La Marquise. — Comment, votre folie ? d’insulter les femmes, d’oublier ce que vous êtes, ce qu’on est ?

Alfonse (avec délire). — C’est un démon que je porte en moi !… (Ne tenant plus la main de la marquise que d’une des siennes, il glisse brusquement l’autre sous la couverture et trouve sans aucun obstacle le divin bijou, par bonheur accessible entre deux cuisses modérément écartées…)

La Marquise (comme abasourdie). — Savez-vous bien ce que vous faites ? et ne craignez-vous pas…

Alfonse. — Je sais, madame, que si vous n’êtes pas infiniment bonne, je suis un garçon perdu.

Tout en parlant, il agace avec adresse, une précieuse adresse, ce boutonnet infiniment sensible… que madame Durut nommerait ; mais on sait que nous ne cassons jamais les vitres sans nécessité. À peine cet important succès est-il arraché, que (comme chacun a sa folie ou son démon qui lui fait faire, à tort et à travers, tout ce qu’il lui plaît) la marquise ne peut plus lui parler ni s’opposer à rien. Elle s’écarte involontairement et donne, comme si elle y consentait, toute la facilité qui peut ajouter à l’effronterie du coupable Alfonse. Celui-ci, gardant bien l’apparence d’une convenable timidité, s’est si fort rapproché, que sa bouche est enfin attirée sur celle de la belle marquise. Elles s’unissent pour un fixe baiser, qui devient plus ardent à mesure du désir plus irrité par une cessation momentanée du mouvement du doigt incendiaire. Finir ainsi n’aurait pas fait le compte de l’expert autant qu’amoureux jouvenceau. Cette ruse galante à tout l’effet possible : la marquise, après avoir frappé plusieurs coups très-vifs sur le lit, comme d’impatience ou de regret de sa faiblesse, porte avec pétulance une main à la ceinture du pantalon déjà déboutonné par un invisible soin du fripon d’Alfonse. Cet intéressant boute-joie, qu’on connaît, s’élance au-devant de la plus jolie main du monde, l’étonne et la brûle. De l’autre main, la marquise, hors d’elle-même, écarte avec une lascive fureur tout ce qui la couvrait… et…

La Marquise. — Foutre ! s’écrie-t-elle, mets-le donc[59], adorable fou, puisqu’on ne peut pas se soustraire à son étoile !

Cette permission, ou cet ordre, était à peu près inutile, car Alfonse avait déjà une jambe sur le lit. Il s’élance… Deux verres d’eau ne sont pas plutôt mêlés, confondus, unifiés, que ces lascives et brûlantes créatures. “ Fou… tre ! „ souffle la marquise, avec un baiser volcanique, jusqu’au fond de la poitrine de son fortuné vainqueur.

La Marquise (ressuscitant). — Ah ! des fous comme toi sont bien faits pour dégoûter à jamais des gens raisonnables !

Il est superflu, sans doute, d’observer ici qu’après le degré de liaison qui venait de se former entre la marquise et le bel Alfonse il peut se croire dispensé de soutenir le double rôle de domestique et de fou. De courts éclaircissements, qui nous sont tout à fait inutiles, eurent bientôt mis l’heureux couple mutuellement au fait de ce qu’il lui importait de savoir. Le résultat fut qu’Alfonse (préalablement prié d’ouvrir la porte, afin que madame Durut pût entrer quand on la voudrait) se déshabilla, se mit au lit et fit oublier deux fois encore à la marquise l’engagement pris avec l’allié Limecœur.

Après avoir exercé pendant deux heures les solides assauts de la passion et les futiles escarmouches du caprice, on sonna pour madame Durut. Celle-ci fut plus réjouie qu’étonnée de trouver les angéliques athlètes amoureusement enlacés entre deux draps. Voulant se donner le plaisir de les voir in naturalibus, elle prit la liberté de les découvrir. La marquise, pour la frime, faisait de petites façons ; Alfonse ne trouva pas, pour escamoter aux regards indiscrets de madame Durut les deux nudités, de meilleur expédient que de les confondre. Il init la marquise et dit gaiement à la curieuse matrone : “ À ton aise maintenant ; tu te lasseras plutôt de m’y voir que moi d’y rester ! „ En effet, madame Durut, fort occupée, ne pouvait leur donner que quelques instants. Il s’agissait pour elle de recevoir les ordres et non de garder ainsi les manteaux.

On la chargea de faire monter à trois heures un dîner fin et restaurant. Elle offrit et fit accepter à ces bons enfants la récréation de voir, incognito, une débridée qui devait être exécutée le soir par gens de talents distingués. Le dîner survint à la minute. Belamour et Criquet servirent à table. Comme leur active ou plutôt passive matinée leur avait valu quelques profits et qu’on les avait grisés, il ne fut pas difficile de tirer d’eux les détails de la séance. Mais ces aveux n’auraient du piquant que pour l’infiniment plus petit nombre de nos lecteurs. Qu’importe aux autres de savoir comment deux fieffés rétroactifs se sont donné deux morveux ; comment on a troqué, puis remonté tristement dans la voiture ? Sexe enchanteur, houris célestes, où vous n’avez pas de rôle tout languit, tout m’offre un sombre aspect. Les fleurs que n’a point caressées votre haleine magique sont ternes, inodores, et ne sont bonnes à cueillir que pour les mêler, comme des oppositions, aux bouquets éclatants et parfumés que nous nous permettons de moissonner dans l’inépuisablement fertile parterre des voluptés !


À QUOI BON ? ON LE SAURA.




QUATRIÈME FRAGMENT.




Un prince étranger et un comte (qui va se décliner dans l’entretien suivant) sont ensemble dans une voiture fermée, telle qu’on l’a décrite[60], et vont grand train du côté de l’hospice des Aphrodites. Il n’est que cinq heures après-midi ; mais comme il n’entre du jour de nulle part, ces messieurs pour se voir ont une petite bougie[61].


LE PRINCE, LE COMTE.

Le Prince (étonné de ce que pendant près d’un quart d’heure le comte a gardé le silence). — Vous êtes rêveur, monsieur le comte, vous paraissez même affligé ; auriez-vous quelque regret de vous être engagé dans un pari que vous commenceriez à craindre de perdre ? Quoique bien sûr de vous gagner trois cents louis, je ne tiens pas assez à pareille bagatelle pour ne pas vous rendre, si vous voulez, votre parole.

Le Comte. — Mon prince, vous m’offenseriez si vous me soupçonniez capable de m’attrister pour quelque argent mis au hasard. Au surplus, c’est de mille livres qu’il s’agit.

Le Prince. — Je le sais, mais je n’en parie que trois cents contre vous ; le reste est couvert par les acteurs eux-mêmes : jugez s’ils ont peur de perdre !

Le Comte. — À la bonne heure ! Et moi, je me crois très-assuré de gagner. Quant à ma rêverie, dont je vous dois des excuses, c’est un état malheureux où je passe la moitié de ma vie. C’est l’effet d’une maladie de mon esprit et la suite funeste d’un malheur dont le sentiment m’est aussi vif au bout de six ans que le premier jour, malheur dont rien ne peut me consoler ni me distraire. En vain ai-je fui le lieu de la catastrophe, voyagé par toute l’Europe, essayé toutes les distractions, jusqu’alors rien n’a pu guérir mon cœur déchiré.

Le Prince. — Certes, on ne vous soupçonnerait guère d’être mélancolique à ce point, quand on vous rencontre partout, quand aux jolis soupers, dans nos cercles, chez nos femmes à la mode, vous êtes l’un des plus stimulants boute-en-train de la folie.

Le Comte. — J’ai quelque empire sur moi-même ; d’ailleurs, le tourbillon du monde aimable et joyeux étant mon unique remède, ne sais-je pas qu’il serait absurde d’y verser l’ennui et d’y rendre contagieuse ma sombre mélancolie ? J’étais né gai jusqu’à la pétulance, j’avais tous les goûts qui peuvent contribuer au bonheur, j’ai de grands moyens pour les satisfaire : j’aime le faste, les voyages, les arts, les femmes… Les femmes ! (Il s’attriste.) une seule…

Le Prince. — Vous m’intéressez à l’excès. Oubliez un moment que nous avons ensemble un procès de mille louis, et parlez-moi comme à un ami : vous me paraissez digne d’en avoir.

Le Comte. — Je m’estimerais fort honoré d’en acquérir un aussi aimable que Votre Altesse.

Le Prince (avec intérêt). — Que vous est-il donc arrivé de si fatal ?

Le Comte. — D’avoir commis des fautes impardonnables, d’en être puni, depuis six ans, par des remords qui ne finiront sans doute qu’avec ma vie.

Le Prince. — Je meurs d’impatience d’être au fait.

Le Comte. — Ayant été tour à tour page et gentilhomme de la chambre de l’Électeur de *** jusqu’à l’âge de vingt ans, j’eus le bonheur d’intéresser la plus jeune des dames de l’Électrice. Eulalie, jolie comme un ange, atteignait à peine quinze ans ; elle me valait tout au moins par la naissance : il y avait d’ailleurs entre nous, quant aux biens, une grande disproportion. Le père d’Eulalie n’avait qu’un beau nom, des emplois à l’armée, des dignités et infiniment de mérite. Le mien possédait de grands héritages, et, loin de la cour, travaillait infatigablement à augmenter encore sa fortune. N’importe ; à peu près sûr d’obtenir l’agrément de ma famille lorsque je lui déclarerais mon désir d’épouser Eulalie. je me livrai vivement à l’intérêt que sa préférence avait su m’inspirer. Notre cour vit avec plaisir croître notre mutuelle inclination, qui promettait le bonheur de deux familles considérées, dont l’une allait rendre en faveurs ce que l’autre offrait en richesses. J’étais alors de bonne foi, notre mariage était consenti, l’on n’attendait plus pour le terminer que l’arrivée de plusieurs parents de ma fiancée, et notre état nous faisant jouir de quelque liberté, j’avais avec ma jolie future de fréquents tête à tête. Il y en eut un plus particulier, infiniment propice à l’amour ; je fus pressant et même téméraire ; la sage, mais faible, mais aimante et candide Eulalie ne put me résister : je fus heureux.

Elle était plus raisonnable que moi sans doute quand, les jours suivants, elle me refusa net les faveurs que je lui avais surprises, m’assurant que, si elle n’avait aucun regret d’avoir comblé mes vœux, du moins voulait-elle me prouver qu’elle l’avait fait sans égarement et qu’elle méritait mon estime. Cette conduite dont, avec plus de bon sens, j’aurais dû être charmé, me déplut ; au contraire, je n’y vis que de la froideur. J’étais ardent ; j’accusai dans mon cœur Eulalie d’aimer faiblement, et j’eus en particulier mauvaise opinion de son organisation physique, lui voyant prendre si peu de goût à une chose dont il me semblait qu’on ne devait plus pouvoir se rassasier dès qu’on avait le bonheur de la connaître.

Sur ces entrefaites il m’arriva, dans un même jour, deux événements imprévus qui changèrent soudain la face de mes intérêts et préparèrent le piége où mon mauvais génie avait le dessein de me précipiter.

Le matin, une lettre m’apprit que par la mort d’un de mes cousins, seul mâle de sa branche, et qui n’était pas marié, des fiefs considérables retournaient à mon père. Sur le soir, parut à la cour la jeune comtesse douairière de ****, qui après deux ans d’un triste mariage avait enfin enterré son vieil époux. Belle, visiblement disposée à jouir des prérogatives de son nouvel état, connue d’ailleurs pour assez peu scrupuleuse, il ne lui fallait que me regarder avec l’apparence de quelques dispositions favorables pour m’enflammer, et me glacer d’autant au préjudice d’Eulalie. Je fus assez fat pour imaginer que la subite augmentation de ma fortune devait changer la face des précédents intérêts, et rendait possible qu’une princesse m’accordât sa main. La comtesse était née d’une maison souveraine. Elle s’aperçut à l’instant de l’effet de ses charmes sur mon cœur ; on ne lui laissa point ignorer mon prochain mariage ; peut-être sa coquetterie vit-elle quelque chose de piquant à me détourner d’Eulalie, qu’elle traitait de morveuse en m’en parlant… Quels reproches ne m’eût-on pas faits si l’on eût su que ce que l’on prenait pour de l’inconséquence était l’excès de la trahison et de l’ingratitude !

Eulalie ne put soutenir son malheur ; elle tomba malade, et faisant appeler son frère, officier des gardes, jusque-là mon meilleur ami, la pauvre fille lui conta de point en point tout ce dont je m’étais rendu coupable. Il courut chez moi, m’accabla d’injures ; nous nous battîmes ; un coup fourré nous jeta tous deux sur le carreau ; nos témoins nous secoururent. Traités habilement, nous fûmes sauvés, mais ma disgrâce était prononcée. Dès que je fus en état de marcher, on signifia que j’avais perdu ma place et que l’Électeur me bannissait de sa cour. Le même jour de notre combat, Eulalie, se retirant, avait prié qu’on la transportât au couvent des chanoinesses, où elle était inscrite depuis l’enfance. Mon père était furieux. Si je n’avais pas été fils unique, il m’aurait infailliblement déshérité. Mais il était bon, il m’aimait jusqu’à la faiblesse. N’ayant pu fléchir en ma faveur une respectable famille à laquelle il offrait, ainsi que moi, de réparer de tout notre pouvoir mon détestable outrage, il m’enjoignit de voyager et de ne reparaître à ses yeux que lorsqu’il daignerait me rappeler. J’obéis.

Six mois après mon départ, on m’écrit qu’Eulalie, qui avait essuyé quelques mortifications dans son chapitre, venait de disparaître sans laisser aucun indice du parti qu’elle avait pu prendre. J’eus horreur de penser que peut-être elle s’était ôté la vie dans quelque moment de désespoir. Comme mon père avait la bonté de me faire un sort très-considérable, il me fut facile de mettre à grands frais des émissaires en campagne dans tout l’Empire. De mon côté, je me mis à chercher, à tout hasard, chez l’étranger. Je parcourus la Hollande, l’Angleterre, la France et l’Italie.

Mon père mourut avant de m’avoir fait grâce : le bien immense qu’il me laissait ne me consola point de n’avoir pu lui fermer les yeux. Je n’avais point d’état ; j’essayai de m’en procurer un ; je cherchai à faire le sacrifice de ma funeste liberté, mais aucune cour ne daigna me recevoir, et quelle eût été la personne convenable qui eût osé confondre ses destinées avec celles d’un homme célèbre par sa perfidie, dans un pays où les mœurs ont encore une grande partie de leur ancienne pureté ? Les mépris de la comtesse ne m’avaient déjà que trop appris ce qu’on y pense d’un gentilhomme parjure au plus sacré des engagements !

Cependant il n’était pas prouvé qu’Eulalie eût cessé de vivre. Je me remis à parcourir le monde, me flattant qu’un jour peut-être un de ces événements extraordinaires qu’on voit de temps en temps arriver pourrait me la rendre. Je fis serment de lui conserver ma main et ma fortune. J’erre depuis lors, entretenant une ivresse factice, abusant de tout sans jouir de rien, cherchant à savoir si c’est tout de bon qu’on ne peut être heureux ici-bas, ou s’il est réservé aux seuls infortunés, dont le cœur est ouvert au mépris d’eux-mêmes et au remords, de ne trouver au sein des jouissances que l’ennui, le vide et la mélancolie. C’est par une suite de ces tristes idées, mon prince, que je doute de tout ce qui paraît faire le bonheur d’autrui, que je n’ai pu croire, par conséquent, à cette félicité rassasiante dont vous m’offriez l’image quand vous prétendiez que vos Aphrodites ou Morosophes opèrent entre eux des prodiges de jouissance et de volupté.

Le Prince. — Je voudrais, comte, qu’il fût aussi possible de remettre en vos bras votre Eulalie qu’il le sera de vous prouver que nous buvons à longs traits dans la coupe du bonheur. Quelques agitations que puissent endurer ailleurs les membres fortunés de notre confrérie, du moins où je vous conduis ne sont-ils jamais suivis de leurs peines. Je veux que vous-même vous n’ayez pas touché le seuil de notre temple sans vous sentir délivré du poids de vos chagrins.

Le Comte. — Je n’ose l’espérer.

Le Prince. — Quant aux folies dont l’agréable spectacle va, par votre faute, vous coûter un peu cher, croyez qu’il n’y a rien là de prodigieux. Où voyez-vous donc du miracle à ce que chacun de sept hommes bien constitués ait sept jolies femmes en deux heures ?

Le Comte. — Je n’y crois pas encore. À peine y croirai-je lorsque je l’aurai vu.

Le Prince. — C’est autre chose. Quand vous parûtes incrédule sur ce point, je ne voulus pas vous démentir. Je pariai, vous acceptâtes : vous perdrez à coup sûr.

Le Comte. — Peu m’importe ; mais du moins nous verrons distinctement cette mêlée ?

Le Prince. — Tout aussi bien que du parquet ou du balcon vous verriez une pantomime.

Le Comte. — Et vous avez dans votre ordre des femmes assez effrontées pour se donner sept hommes tour à tour ?

Le Prince. — Sans doute.

Le Comte. — Réunis dans un même local ?

Le Prince. — C’est ce qui fait le piquant de ces ébats. Mais au bruit de la voiture, je reconnais que nous entrons dans l’enceinte de nos foyers. En changeant brusquement de matière, vous m’avez empêché de vous remercier de votre histoire, que j’ai trouvée fort intéressante…

Le Comte. — Prince, n’en parlons plus. Je veux tout oublier, pour bien jouir du spectacle charmant que je vais vous devoir : il me sera si doux d’assister à semblable échauffourée, et par-dessus le marché de vous gagner votre argent !

Le Prince. — À la bonne heure ; cependant, si vous voulez doubler la somme ?…

Le Comte (souriant). — Non ; mais je suis beau parieur, et ne vous refuserai point une revanche.

La voiture s’arrête ; ils mettent pied à terre ; on les conduit à ce pavillon, au fond de la cour, où madame Durut amena le chevalier[62], le jour de sa première visite.


LE PRINCE, LE COMTE, MADAME DURUT.

Madame Durut (recevant des mains d’un de ses gens un sac de mille louis en or que le comte a apporté dans la voiture). — Soyez les bienvenus, messieurs.

Le Prince. — Bonsoir, ma chère Durut. Comte, vous avez devant vos yeux la surintendante de nos menus, la cheville ouvrière de notre bonheur, la femme à la fois la meilleure, la plus utile et, par ma foi ! tout au moins la plus aimable.

Madame Durut (occupée de serrer l’or dans un bureau). — Ah ! cher prince, dites-en beaucoup moins, afin qu’on puisse en croire quelque chose.

Le Prince. — Non, d’honneur ! c’est qu’en vérité, Durut, ce que je viens de dire est senti ; je suis si persuadé de ton mérite, que je veux te prouver un jour, tête à tête, à quel point je te rends justice.

Madame Durut. — Gare que je ne prenne Votre Altesse au mot !


LES MÊMES, CÉLESTINE.

Le Prince (accourant au devant). — Eh ! voici la belle Célestine. (Il l’embrasse avec transport.) Comte, vîtes-vous jamais rien d’aussi complétement joli ? n’y a-t-il pas là de quoi démonter toutes les cervelles ? Allons, comte, je demande pour vous un baiser sur ces lèvres de rose !

Le Comte (approchant). — Tout à fait inconnu, je n’aurais osé solliciter une faveur si douce. (Il se présente pour la recevoir, on la lui accorde de bonne grâce.)

Célestine. — Excusez, messieurs, mais nous avons à nous occuper un peu plus sérieusement pour votre intérêt. (À madame Durut.) Tout sera prêt dans la minute. Les deux bandes complètes sont à se préparer : je n’ai rien vu de charmant comme tous et chacun de ces champions, et l’on ne peut afficher un plus bouillant courage…

Le prince et le comte, tandis que Célestine parlait, se sont fait des signes à sa louange.

Le Prince. — Comte, entendez-vous ? Voilà qui est de mauvais présage pour votre pari.

Le Comte. — Je prévois tant de plaisir, que, si je dois perdre, j’en suis d’avance consolé.

Célestine. — Ces messieurs ne seront pas fâchés de connaître les combattants. (Elle tire un papier de son sein.) Voici la liste.

Le Prince. — Il y aurait bien du plaisir à s’occuper du portefeuille ! (Il y met agréablement la main ; Célestine, en riant, lui donne un petit coup sur les doigts et court à d’autres affaires.)

Pendant que tout cela se passait, madame Durut s’occupait de compter une autre somme de mille louis en or, qui est la mise du prince et des sept parieurs. Madame Durut continue de compter.

Le Prince (lisant la liste). — “ Dames : N° 1, madame de Troubouillant. „ Je connais cela, c’est de l’excellent. “ N° 2, madame de Cognefort. „ Admirable ! “ N° 3, madame de Bandamoi. „ Cela lui plaît à dire ! Cette fois elle permettra que ce soit pour ces dames. “ N° 4, madame de Confriand. „ Ah ! la petite coquine ! elle en est ; elle prétend, cependant, qu’il lui en faut peu, mais du bon…

Madame Durut (interrompant et comptant). — Elle aura aujourd’hui du bon et beaucoup : ce n’est pas déroger à son système.

Le Prince (à madame Durut). — Raisonné comme un ange ! (Il lit.) “ N° 5, madame de Pillengins. „ Peste ! ce n’est pas du menu, ceci ! “ N° 6, madame de Beaudéduit. „ Nous verrons cela.

Madame Durut. — Vous ne connaissez pas autre chose : c’est la Clorinde que ce vieux lord que vous savez trouva chez la Delaunay. Frappé de la supériorité des talents de cette belle créature, il en perdit la tête ; bientôt il l’épousa. Milady sut si bien entretenir l’admiration du vieil amateur, qu’il est mort depuis dix-huit mois, lui laissant quarante bonnes mille livres de rente sur la banque de Londres. Elle prétend avoir quelque part une terre du nom qu’elle porte. En tout cas elle n’en impose pas, et tout au moins son fief est sous ses cotillons… Mais voilà que je me suis trompée en vous faisant ma note. (Elle se remet à compter ; ces messieurs rient.)

Le Prince (lisant). — “ N° 7, madame de… de… (Il prononce :) de Ouakifuth ! „ Voila un nom du diable ! Voyez cela, comte… Vous autres étrangers…

Le Comte (souriant et prenant le papier). — Je ne vous croyais pas Français, mon prince.

Le Prince. — Je n’ai pas non plus cet honneur, mais quand on est sorti de son pays si jeune et qu’on n’a pas cessé de vivre à Paris… Comment ce nom se lit-il ?

Le Comte (prononce) — “ Vaquifout. „ C’est un nom qui ne m’est pas inconnu. Je me rappelle d’avoir vu à notre cour un voyageur qui se nommait Wakifuth. C’était un bon gentilhomme du fond de la Courlande. Votre Altesse prononçait à l’anglaise, mais à l’allemande c’est : Vaquifout.

Le Prince. — À la bonne heure ! C’est un nom fort respectable sans doute dans tous les pays du monde, et qui, s’il n’était pas aussi dur, ferait infailliblement fortune dans celui-ci : c’est le cri de guerre de la société ! Voyons les hommes. (Il reprend le papier et lit :) “ N° 1, monsieur de Limefort. „ On le trouve partout. Je ne sais comment il fait pour soutenir sa vieille réputation…

Madame Durut (interrompant). — Vieille ! ce n’est pas le mot : il n’a que trente ans, et je le cautionne encore pour dix.

Le Prince. — Gaudeant bene nati

Madame Durut. — Et nanti d’un vit de dix pouces trois lignes ! (Comptant.) Dix-sept, dix-huit, dix-neuf, quatre-vingts.

Le Prince (lisant). — “ N° 2 monsieur de Boutavant. „ Quel est celui-ci, Durut ?

Madame Durut (comptant). — Sept, huit, neuf, dix… C’est un nouveau reçu, de la plus jolie figure du monde, et qui en porte un de neuf pouces et demi…

Le Prince (au comte). — Vous voyez que nous avons des sujets. (Il lit.) “ N° 3, monsieur de Bellemontre. „ Ah çà ! Durut, je m’en suis entièrement rapporté à toi du choix de ces messieurs : ce n’est pas tout que la montre, il faut le reste…

Madame Durut (comptant). — Dix-neuf, cent, huit cents… Soyez tranquille.

Le Prince (lisant). — “ N° 4, monsieur de Foutencour. „ Je le connais, c’est du bon, mais il ne durera pas. Quand on est lâché parmi les duchesses et les attachées, cela va grand train. (Il lit.) “ N° 5, monsieur de Mâlejeu. „ Tout à fait inconnu pour moi.

Madame Durut. — C’est un officier de dragons, reçu sans noviciat et avec acclamation à la dernière assemblée.

Le Prince. — À la bonne heure ! (Lisant.) “ N° 6, monsieur de Durengin. „ Cela promet. “ N° 7, monsieur de Pinefière. „ Celui-ci est bien jeune, ma chère Durut…

Madame Durut. — Il est vrai, mais aux couilles bien nées le foutre n’attend pas le nombre des années[63] !

Le Prince. — Vous vous apercevez, comte, que notre surintendante a de l’érudition.

Le Comte. — Je vois aussi que j’ai affaire à de redoutables antagonistes.


LES MÊMES, CÉLESTINE.

Célestine (accourant). — Allons, allons, en place ! Il est quarante-cinq minutes à la grande pendule. Je ne crois pas nécessaire de vous rappeler, messieurs, que si, au coup de huit heures, chacun de nos tenants n’a pas fait subir, rubis sur l’ongle, à chacune de ces dames, ils perdront chacun cent louis, et le prince trois cents contre monsieur le comte. Mais que si, au contraire, le tout fait, parfait et vérifié, huit heures n’ont pas sonné, les mille louis de monsieur le comte sont…

Le Prince (interrompant). — Ce que tu serais à l’instant, si tu voulais bien me le permettre…

Célestine (avec folie). — Ah bien oui ! le moment serait bien choisi !… Au surplus, la proposition est fort aimable et vaut,… tiens !… (Elle lui donne un bon baiser.) Et à vous aussi, pauvre comte. (Elle l’embrasse de bon cœur.)

Le Comte (à mi-voix, la retenant un instant). — J’ai quelque pressentiment de perdre… Dans ce cas, il me faudrait bien un quart d’heure de votre compassion pour me consoler…

Célestine (lui touchant dans la main). — Cela va, foi de coquine !… Voilà toujours un à-compte. (Elle le baise avec la plus flatteuse expression.)

Le Prince (gaiement). — Pas mal. (On sort.)

On aura dans un nouveau cahier la suite de cette aventure.


FIN DU NUMÉRO TROIS.



NUMÉRO QUATRE.




SEMER POUR RECUEILLIR.

LA PIÈCE CURIEUSE.

JEAN S’EN ALLA COMME IL ÉTAIT VENU.

OÙ PEUT-ON ÊTRE MIEUX ?



SEMER POUR RECUEILLIR.




PREMIER FRAGMENT.




Relevé du journal particulier de monsieur Visard, historiographe des Aphrodites, du mercredi[64]juin 1791.

“ Je n’ai pas l’honneur d’être Aphrodite intime[65], mais j’ai le grade d’auxiliaire qui me donne mes entrées ; elles sont limitées, toutefois, et ne s’étendent guère au delà de certaines circonstances, de quelques solennités. Assez souvent, je ne suis pas seulement assistant libre, mais bien commandé, parce qu’il convient que je sois instruit par mes yeux, devant consigner dans les registres de l’ordre chaque fait avec tous ses détails d’une parfaite vérité. Or, j’étais ainsi de service, à l’occasion de cette gageure (entre le prince et le comte) dont il est fait mention dans le précédent numéro.

“ Afin que je puisse mieux remplir mon objet, on me confina dans une petite loge, tête à tête avec monsieur du Bossage, architecte, intendant des bâtiments et des machines de l’hospice. Il avait à la main le plan du local, et nous étions postés une heure avant le moment de la scène. Maître du Bossage, amoureux de ses conceptions, comme de raison (mais par malheur déraisonnablement babillard), me fit essuyer un récit fatigant des proportions de ceci, de cela ; en un mot, mille détails techniques qui me faisaient bâiller jusqu’aux oreilles et qui ne manqueraient pas d’en faire autant au lecteur. Il peut suffire à celui-ci de savoir que[66] du point où j’étais je découvrais (à la faveur de mille petites ouvertures irrégulières dont étaient criblés des cartons qui tenaient lieu de grille à notre loge), je découvrais, dis-je, une enceinte circulaire d’ifs mêlés de jasmins d’Espagne, percée de huit hautes arcades entre chacune desquelles, au point milieu des trumeaux, était élevée sur son piédestal une jolie statue de génie enfant, alternativement de l’un et de l’autre sexe. Monsieur du Bossage m’étonna beaucoup lorsqu’il m’apprit que je ne voyais que de la peinture et des enfants de bois, tant l’effet de l’if, du jasmin, de l’albâtre, était frappant et naturel[67]. Un baldaquin en verre de montre, tendu de taffetas du rose le plus tendre, à pentes retroussées de gaze d’argent, couvrait cette riante enceinte. D’amples rideaux roses partaient de la calotte, et venaient se perdre en fuyant derrière cette haie circulaire que monsieur du Bossage nommait les parois intérieures du salon d’ifs. Ce maudit homme me mit au désespoir en m’apprenant encore que le baldaquin et les rideaux cachaient à nos yeux une vilaine charpente, qu’il me fit voir dans ses coupes, et à laquelle le tout était suspendu ; que ces mêmes rideaux nous cachaient de plus seize ouvertures par lesquelles entrait de tous côtés, par les bords d’un toit obtus à l’angle du fronton[68], une lumière plongeante qui, criblée à travers le taffetas, procurait dans l’enceinte ce jour si égal, si animé, si harmonique dont j’étais ravi. Sans ces observations, malheureusement nécessaires pour que je fusse instruit, j’aurais pu croire à un lieu enchanté, tel que les fées ont le talent d’en créer avec leur baguette. Il m’obligea de noter : 1o que le diamètre de l’enceinte d’ifs était de trente pieds ; la hauteur des parois (il n’en démordait pas !) de quinze pieds, et la hauteur, à partir du point central du sol jusqu’à celui de la calotte, de vingt-cinq ; 2o que dans notre loge nous n’étions élevés que de huit pieds ; les arcades étaient, à la vérité, percées à la hauteur de neuf, mais des draperies du même taffetas que le baldaquin, et qui décoraient pittoresquement les cintres, dissimulaient le surbaissement du second plan[69]. On saura plus tard quelle était la destination des espaces inférieurs, profonds de six pieds, où l’on communiquait par sept des arcades, la huitième étant réservée pour former l’entrée principale. Au-dessus de ces espaces inférieurs tournait un cercle de loges pareilles à celle où nous étions, et desservies par un corridor de deux pieds et demi.

“ Tout le long de la haie d’ifs régnait un trottoir de cinq pieds, recouvert d’un drap jaunâtre, tirant sur le gris, qui faisait merveilleusement l’effet du sable. Au milieu de l’enceinte s’élevait, à la hauteur de dix-huit pouces, une plate-forme de dix pieds de diamètre, des bords de laquelle s’inclinait, jusqu’au trottoir, un talus rampant de verdure, aussi bien imitée que tout le reste. Au centre de la plate-forme était un petit autel antique, rond, d’excellent style, et qui, d’où nous étions, paraissait être de marbre violacé, décoré de têtes de bélier dorées qui servaient d’agrafes à des guirlandes de fleurs. Mais il me fallut bien supposer que tout cela n’était aussi qu’apparent, puisque monsieur du Bossage me prévint que le soir tout aurait changé de forme pour offrir un ordre d’architecture, un sol uni et des loges visibles. Cependant, n’anticipons point.

“ J’en ai dit assez pour que le lecteur qui aurait bien voulu y réfléchir un peu se soit fait une idée juste du lieu de la scène, et pour qu’aucune invraisemblance ne l’inquiétant, il puisse donner toute son attention à l’événement qu’ont pour objet tant de préparations[70]. Vingt minutes avant la représentation, plusieurs garçons de salle apportèrent et couchèrent sur le talus de verdure, en face des sept arcades qui n’étaient point celles de l’entrée, des meubles tels que je n’en avais jamais vu, et qui n’étaient ni des lits ni des siéges. Monsieur du Bossage, l’inventeur, me dit qu’il les avait nommés des avantageuses.

“ Une avantageuse est une espèce d’affût destiné à recevoir un groupe de deux fouteurs. La dame, s’y présentant comme à tout autre siége, doit se laisser aller en arrière, après avoir saisi, de droite et de gauche, deux tores bien garnis, représentant, par fantaisie, deux vigoureux braquemarts. Un coussin ou demi-matelas assez épais et plus ferme que mollet, revêtu de satin, la supporte alors depuis le haut de la tête jusqu’à trois doigts seulement de la naissance du sillon des fesses ; le reste vaguant en l’air jusqu’aux pieds, qui s’engagent, à peu de distance, dans deux espèces d’étriers, fixes, mais mollement rembourrés, et déterminent ainsi les jambes et les cuisses à se ployer en forme d’équerre. On conçoit quelle aisance cette position ne peut manquer de donner à la dame, pour l’écart et pour le jeu des hanches, qui dès lors n’est contrarié par aucun frottement. L’avantageuse ne place pas moins adroitement le cavalier. Tandis qu’une traverse assez large et douillette est sous ses genoux, ses pieds se trouvent appuyés par un troussequin. S’inclinant dans cette posture, il se trouve parfaitement à portée du but de son exercice : il passe alors ses bras sous ceux de la dame et trouve à la boiserie du meuble, en dehors, deux appuis cylindriques pour ses mains. Sur ce pied, la dame et le cavalier sont maîtres de ne se toucher, s’ils le veulent, que par les points qui doivent les unir, et de s’engager plus ou moins, soit que le cavalier, s’amenant des mains, monte, ou que la dame, ployant un peu les genoux, descende contre lui. Je compris parfaitement que ces dispositions obviaient à tous les inconvénients des enlacements des bras, qui échauffent, qui gênent la respiration ; à l’embarras des jambes et des cuisses, qui, lorsque la dame se croise sur les reins du cavalier, rendent plus lent et moins facile le procédé frictif[71]. Il en est sans doute de ce qui allait se passer dans un moment sur ces avantageuses, comme de ce qui a lieu aux courses de chevaux, où l’art s’épuise à calculer les moindres avantages. On sait bien que lorsque rien ne commande, il est infiniment doux de tenir dans un lit sa belle amie étendue sous soi (ou sur soi), d’avoir les bras passés autour d’un joli buste, d’être pressé contre deux divins tétons, où l’on peut aussi, à gogo, fourrer son nez ; de se sentir amené par une croix de deux jambes satinées, etc. ; mais ce n’est pas avec tout ce badinage paresseux qu’on tape, en deux heures, sept vigoureux coups sujets à la preuve. Voici enfin le moment de savoir si nos sept couples les fourniront[72]. „

On entend d’un peu loin des instruments à vent exécutant la marche des Mariages samnites, de Grétry. Cette musique s’approche ; Zoé paraît à la tête de huit nègres qui sont les musiciens. Zoé, agitant un gros tambour de basque, marque le pas et la mesure avec autant de grâce que de précision. Elle est nue, sauf une draperie de taffetas ponceau, pittoresquement jetée autour des hanches et qui finit à trois doigts du genou. Cette écharpe forme à gauche un nœud bouffant dont les deux bouts sont garnis d’une haute dentelle d’argent. Zoé n’a de plus que des brodequins d’entrelacs de ruban blanc et argent, des bracelets, à la hauteur du téton, et un collier du même ruban, avec une toque bouillonnée de gaze d’argent et une touffe élevée de plumes couleur de feu. Les musiciens sont costumés à peu près de même, excepté qu’au lieu d’écharpes ils ont aux hanches un tour fort ample et infiniment plissé d’écarlate bordé de franges d’argent ; cette cotille descend jusqu’aux genoux. Les brodequins sont d’entrelacs d’écarlate ; les bracelets, le collier, sont d’argent ; la toque est de batiste à calotte rouge ; les plumes sont mêlées de blanc, de noir et de couleur de feu. La musique est suivie de Belamour, aussi nu[73] ; son écharpe, absolument semblable à celle de Zoé, est lilas ; ses brodequins, ses bracelets et son collier, vert pomme et argent, ainsi que le ruban, qui, tournant autour de son front comme un bandeau d’Amour, fait derrière la tête un nœud auquel a l’air de se soutenir la grosse natte de ses longs cheveux. Belamour porte au bras un panier rempli de feuilles de vigne ; derrière lui marchent sept couples de jeunes garçons et de jeunes filles, ajustés de même, mais avec plus de simplicité et sans variété dans les couleurs. Le premier couple d’enfants est blanc : ce sont Fanfan et Chonchon[74] ; le second, bleu de ciel : Bijou et Raton ; le troisième, vert-pré : Fauvette et Minet ; le quatrième, ponceau : Lolotte et Lutin ; le cinquième, rose : Mouche et Mouton ; le sixième, violet : Mimi et Toutou ; le septième, orange : Follette et L’Étoile.

À trois pas de distance de cette jeunesse marchent les acteurs du pari ; ceux-ci sont vêtus : les dames ont par-dessus un simple jupon de taffetas blanc une casaque de fantaisie imitant la forme grecque, mais parfaitement bien à la taille et descendant jusqu’au genou. Cette casaque, rayée de blanc et de la couleur du numéro, a les manches tranchées à la hauteur du téton, et, ne croisant tout à fait qu’au-dessous de la gorge, elle en laisse voir parfaitement la séparation, avec plus de moitié de chacun de ses hémisphères. L’écharpe et le ruban (seul ornement de la tête, dont les cheveux n’ont point de poudre) sont en plein de la couleur qu’exige le numéro. Les cavaliers, en pantoufles de maroquin fort découvertes, en pantalons blancs, en gilets rayés d’étoffe pareille aux casaques des dames, le col nu, les cheveux sans poudre et relevés, ont aussi des écharpes de la couleur pleine de leur numéro. Chaque cavalier est à gauche, et marche son bras passé derrière les reins de sa dame. Celle-ci a la main gauche sur l’épaule droite de son cavalier, comme lorsqu’on se dispose à valser. Voici l’ordre et les couleurs de ce quadrille[75]. Premier couple, blanc : la comtesse de Troubouillant[76], le chevalier de Limefort[77] ; second couple, bleu de ciel : la vidame de Cognefort[78], le chevalier de Boutavant[79] ; troisième couple, vert-pré : la marquise de Bandamoi[80], le marquis de Bellemontre[81] ; quatrième couple, ponceau : la duchesse de Confriand[82], le marquis de Foutencour[83] ; cinquième couple, rose : la vicomtesse de Pillengins[84], le baron de Mâlejeu[85] ; sixième couple, violet : milady Beaudéduit[86] ; le vicomte de Durengin[87] ; septième couple, orange : la baronne de Vaquifout[88], le chevalier de Pinefière[89]. À leur suite marchaient, dans un déshabillé fort propre et sans prétention, Célestine et Fringante[90], son adjointe, et enfin madame Durut.

Ce cortége fait d’abord un tour entier. Lorsque les musiciens se retrouvent à portée de l’entrée principale, ils tournent à droite, comme pour sortir, mais ils restent dans le passage et continuent de jouer. Les pages et demoiselles[91] poursuivent leur marche jusqu’à ce que chaque couple (de même pour les champions) ait atteint l’avantageuse qu’indique son numéro, ce qui ramène Fanfan et Chonchon, madame de Troubouillant et Limefort jusqu’à la première avantageuse outre-passée au premier tour ; laissant à la suivante Bijou et Raton, madame de Cognefort et Boutavant ; à la troisième, Fauvette et Minet, madame de Bandamoi et le marquis de Bellemontre ; à la quatrième, Lolotte et Lutin, madame de Confriand et Foutencour ; à la cinquième, Mouche et Mouton, madame de Pillengins et Mâlejeu ; à la sixième, Mimi et Toutou, milady Beaudéduit et Durengin ; à la septième enfin, Follette et L’Étoile, madame de Vaquifout et Pinefière.

Tout le monde ainsi distribué, madame Durut, Célestine, Fringante, montent vers l’autel par trois marches dont est gradué le talus en face de l’entrée principale. Belamour leur apporte des tabourets, ensuite il se retire et vient dans le trottoir, son service dans cette occasion étant de veiller à ce que toute la petite jeunesse ne manque à rien de ce qui lui est prescrit.


LA PIÈCE CURIEUSE.




SECOND FRAGMENT.




C’est dommage, sans doute, de distraire un moment le lecteur, à qui l’on n’a déjà que trop fait attendre le spectacle du tournoi dont on vient de lui faire connaître la lice et les tenants ; mais il est indispensable de mettre à sa vraie place une scène épisodique trop intimement liée à l’action principale et à la circonstance du moment pour qu’on puisse franchir ou différer.

Ce local, cet appareil, la beauté des champions, le prestige du tout, produisaient sur le comte parieur, placé avec son adversaire dans une des loges masquées, l’effet le plus délicieux, et déjà cet ambulant, si difficile à distraire de sa profonde mélancolie, bénissait son bon génie de l’avoir conduit dans le sanctuaire des Aphrodites… Soudain, quel contraste ! quel revers ! La loge des parieurs était la première à droite au-dessus de l’entrée principale, celle par conséquent où se déployait le plus avantageusement aux yeux du comte la rare beauté du cortége ; à chaque couple son admiration croissait mais quand le dernier met enfin le pied dans l’enceinte…

Le Comte (dit avec trouble). — Oh ciel ! que vois-je ?

Le Prince. — Qu’avez-vous donc ?

Le Comte. — Rien, mon prince,… ce n’est rien,… ce ne sera rien…

Le Prince. — Impossible,… vous pâlissez ! Vous trouvez-vous mal ?…

Cependant la marche continue, l’objet dont on est frappé s’éloigne en tournant le dos ; le comte, qui s’efforce, paraît un peu plus calme. Mais lorsque, le tour s’achevant, on revient de son côté et qu’une figure dont le profil et l’ensemble lui ont causé tant d’agitation s’avance et présente la face, le saisissement du malheureux étranger redouble…

Le Comte (à lui-même). — Funeste imagination !… Si cette femme (la baronne de Vaquifout) n’était pas aussi grande,… je jurerais… Mais ce ne peut être elle… Pourtant… (Elle est plus près.) Oh ! c’est elle !… c’est bien elle !… Si mes yeux pouvaient la méconnaître, mon cœur,… ce cœur déchiré, ne me confirmerait que trop ce dont ils voudraient douter…

Le Prince. — Il n’est pas très-poli, cher comte, de vous faire observer que vous extravaguez… À qui en avez-vous donc ?

Le Comte. — Eulalie ! prince… (Il paraît absorbé.)

Le Prince. — Mais paix donc ! Savez-vous que, sans la musique, on vous aurait entendu ! Si nous sommes ici, nous devons du moins y être dans le plus grand incognito.

Le Comte (du même ton). — Eulalie !… où et dans quelle circonstance le sort la rend-il à mes vœux ?

Le Prince. — Sortons plutôt…

Le Comte (éperdu). — Non, je demeure… et j’en mourrai.

C’est dans ce moment que les couples de champions s’étant arrêtés devant leurs avantageuses respectives, chaque page se hâte de mettre une dame absolument à nu, et que chaque demoiselle en fait autant à un cavalier. On observera que, comme exprès, l’avantageuse de la baronne de Vaquifout était précisément la plus proche des yeux du comte délirant. Une pendule placée sur l’autel sonne. Au premier coup, les sept Vénus sont abattues sous les sept Mars : à l’instant chaque boute-joie s’est enfoncé. La foudre du plaisir gronde, c’est-à-dire les soupirs, les baisers, les accents ! mais à peine l’œil faisant la ronde pourra-t-il donner un instant à chaque groupe, tant est prompt ce fougueux début… Le timbre de la pendule retentit encore que déjà la première couronne est enlevée. Les vainqueurs s’enfoncent aussitôt dans les retraites au-dessous des loges. Là chaque demoiselle va purifier un de ces messieurs, après avoir préalablement remis soit à Fringante soit à Célestine deux feuilles de vigne entre lesquelles doit se trouver la preuve recueillie de l’outrance de chaque prouesse. Les pages s’approchent pour aider les dames à se lever, et les conduisent de même, pour l’objet de la toilette, chacune dans la retraite qui lui est destinée… Tout cela s’est fait avant qu’un premier morceau de musique, vivace et court, soit achevé. Cependant, tandis que le bonheur pleuvait dans le temple du plaisir, un malheureux, c’était le comte, s’était évanoui, n’ayant pu soutenir le supplice de voir son Eulalie se résignant, avec la sérénité d’une déesse qui s’endort, aux transports de l’adorable Pinefière. Le prince, à qui l’accident de son adversaire ne cause guère moins de frayeur que d’embarras, a pourtant la présence d’esprit d’écrire avec son crayon : “ À nous, Durut ! „ sur une carte de visite qu’il lance dans l’arène à travers l’une des visières de la loge. Cette carte est ramassée, Durut sort, mais tous les acteurs sont dans ce moment occupés de se préparer pour leur seconde accolade, et l’éclipse de Durut ne changera rien à l’exécution des sept sacrifices projetés [92]. Laissons madame Durut prendre connaissance du triste fait pour lequel on vient l’appeler, et demeurons avec la bande heureuse.

À peine les combattants ont-ils disparu pendant trois minutes, qu’on voit les dames s’élancer sur leurs avantageuses avec une gaieté du plus heureux présage pour les nouveaux champions qui doivent les assaillir. C’est l’angélique Pinefière qui va s’unir à l’impétueuse Troubouillant. “ Enfin donc on t’aura ! „ lui dit-elle se relevant un instant pour lui donner un baiser, et l’entraînant ensuite. Cependant Limefort, traité précédemment par la dame avec moins de distinction, n’a pas l’air de se formaliser de cette affectation de faveur ; il passe fort tranquillement dans les bras de madame de Cognefort qui, n’étant pas non plus une complimenteuse, s’est déjà très-essentiellement transfigée quand sa voisine est encore à polissonner avec l’enjoué Pinefière. Le redoutable Boutavant se présentant à madame de Bandamoi lui en impose d’abord un peu : “ Voyons, dit-elle en lui souriant, comment je m’en tirerai ! „ Elle n’a cependant pas la petite pruderie de lui ordonner de se raccourcir au moyen des croquignoles. “ Je ne l’aurais jamais cru ! „ ajoute-t-elle, venant de vérifier que ce boute-joie effrayant, même chez les Aphrodites, a pu se loger tout entier. Le marquis de Bellemontre est aux pieds de la petite duchesse : “ C’est du plus loin qu’on se souvienne, marquis ! lui dit-elle avec une mine charmante ; fais-le-moi baiser… (Il obéit.) On doit bien cette petite amitié aux gens qui reviennent de voyage. „ Le reconnaissant marquis prend pour lui la leçon, et jette gaiement à son tour un baiser sur le bijou rosé de sa championne. À l’instant même il la traite encore mieux. Foutencour est en présence avec madame de Pillengins ; elle s’est saisie du braquemart, du plus loin qu’avec ses grands bras elle a pu l’atteindre ; en se soulevant en arcade, elle se l’est planté avec un emportement bien aussi flatteur que de jolies phrases.

En même temps Mâlejeu tombe avec admiration dans les bras de milady Beaudéduit. “ Ne vous pressez pas, lui dit-elle, après lui avoir laissé le soin de l’enfilade, je mourais d’envie de vous avoir… Laissez-moi le temps de vous goûter un peu. Nous n’arriverons pas pour cela plus tard que les autres au but ! „ Le tout en remuant si moelleusement des hanches, que c’était un grand plaisir de les voir. Quant à Durengin, qui échéait à la belle Vaquifout, déjà complétement maître de ses charmes et s’agitant à mesure qu’on paraissait moins s’occuper de lui, son inquiétude était que peut-être la dame, dont les superbes yeux étaient fermés, ne sût pas de qui elle faisait le bonheur ; mais il fut bientôt rassuré quand, avec un sourire et un son de voix également obligeants, on lui dit : “ Il ne m’en faut pas tant, mon cher Durengin ! moins fort, tu me feras encore plus de plaisir. „ Alors il ralentit, et telle est cette superlativement électrique baronne que ce couple eut des premiers fourni la seconde carrière. Il était au surplus impossible d’observer que personne y fût en retard. On procédait à la seconde purification générale quand la pendule frappa le quart de la première heure.

Le lecteur voit déjà que chacune de ces dames continuera de se conduire avec chaque nouveau jouteur selon son propre naturel et le degré de goût que l’individu pourra lui faire prendre à la chose. À la troisième accolade, Durengin fut parfaitement accueilli par madame de Troubouillant Pinefière étonna madame de Cognefort qui, n’ayant pas l’honneur de le connaître et ne voyant qu’un blanc-bec, avait mis à son début certain air de demi-intérêt qu’un moins bon enfant aurait pu prendre en mauvaise part. Mais comme bientôt il parut digne qu’on déployât avec lui tous ses talents, la chère dame se mit à le travailler en maîtresse. Quant à l’arrangement dont il s’agissait entre la petite duchesse et Boutavant, il y eut bien d’abord quelque difficulté. La duchesse prétendait que le pari, comme affaire d’argent, ne l’intéressait pas assez pour qu’elle se laissât estropier ; qu’ainsi elle ne pouvait affronter l’énorme outil de ce monsieur. La contestation fut assez vive pour que les maréchales, Célestine et Fringante, fussent obligées de connaître du cas. Célestine emporta d’emblée les trois quarts de la peur de la duchesse en lui rappelant que, huit jours auparavant, elle avait subi dom Ribaudin[93], qui n’en a que deux lignes de moins que monsieur. Celui-ci achève d’aplanir l’obstacle, car il propose de ne se représenter qu’avec telle quantité de ses croquignoles qu’il peut plaire à madame d’ordonner. Pouvait-on rien de plus raisonnable ? Les mesures étant ainsi prises contre les dangers de la longueur, la grosseur, on n’en parla point. La duchesse n’avait pas envie qu’on se moquât d’elle. Sur ce pied, Boutavant, garni de six croquignoles, et bien prié d’avoir des égards, eut enfin la permission d’enfiler l’anneau ducal. Mais les croquignoles se trouvaient mal cuites. Du premier coup il s’en brisa trois, dont les servants de ce couple viennent diligemment enlever les bribes. “ Cassez, cassez le reste ! leur dit vivement la duchesse ; tout cela n’est bon qu’à estropier. — D’ailleurs, madame, dit Boutavant avec un grand air de bonne foi, je vous jure de ne point abuser… — Puis-je m’y fier ? — Ma parole d’honneur ! — Eh bien donc !… „ Et la petite diablesse de se trémousser alors comme une folle… Ils consomment ; mais quel est l’étonnement de la confiante dame quand, voulant savoir de combien on lui avait fait grâce, elle se trouve engagée avec son champion poil à poil ! “ À la bonne heure, dit-elle gaiement, je me serais voulu du mal d’être moins heureuse que ces dames, pour qui, grâce à Dieu, rien n’est trop fort ! — Quand je vous le disais ! „ lui jette de son estrade l’épigrammatique Célestine.

Il n’était pas encore tout à fait la demie lorsque Limefort finit avec madame de Bandamoi. La devise de cet homme étant : “ Che va piano va sano „, c’est lui que désormais on verra toujours le dernier à lâcher prise. Rien de remarquable ailleurs.

Quoiqu’il n’y ait pas de plus infaillible moyen pour ennuyer un lecteur que de ne rien lui laisser à deviner, on ne peut cependant se dispenser de dire ici que, pendant tout le temps où les avantageuses sont occupées, la musique ne cesse point de jouer. Pendant le premier acte elle a exécuté, comme on sait, un air analogue à l’impétuosité d’une première charge ; pour le second acte, on a joué plus voluptueusement, et dans le même genre ; mais avec variété, pour le troisième. Il faut aussi se tenir pour dit qu’à la fin de chaque accolade la vérification est exactement pratiquée. Ce soin sera pris plus scrupuleusement à mesure que la tâche approchera de sa fin. Les feuilles de vigne qui doivent, après la cérémonie, témoigner aux yeux des parieurs, sont rangées, par Célestine et Fringante, sur des cartes au numéro de chacun des champions. Une remarque encore, c’est que les cavaliers n’ayant pas, dans leur état de nudité, le ruban[94] distinctif qui signale les dames, il y est suppléé par un bracelet que chacun de ces messieurs porte au bras gauche, selon la couleur de son numéro.

Entre la troisième et la quatrième accolade, on est sorti des retraites (garde-robes en cette occasion), les dames en chemise ou lévite et ceintes de leur écharpe, les cavaliers en longue lévite de basin, avec une grosse cravate, négligemment mise, dont les bordures sont de la couleur du numéro. Dans cet équipage, on se promène, on s’agace, on folâtre pendant un petit quart d’heure. Mais madame de Troubouillant, cédant la première aux instances de Mâlejeu, dont c’est le tour et qui a pour elle un goût particulier, dès qu’on voit ce couple quitter ses vêtements, tous les autres se hâtent d’imiter, et soudain toutes les avantageuses sont de nouveau foulées. C’est cette fois que (les cavaliers étant moins incommodés d’une surabondance de désirs) ces dames sont plus savoureusement servies. On présume comment, puisque le goût s’en mêle. Madame de Troubouillant doit s’y trouver bien de Mâlejeu ; Durengin y jette madame de Cognefort dans un véritable délire ; madame de Bandamoi y jure à Pinefière qu’il gagne infiniment à être connu ; Limefort y mitonne à la petite duchesse une vraie jouissance de nonne ; il faut à Boutavant toute la solidité de son moyen d’agencement pour n’être pas désarçonné par les haut-le-corps variés de madame de Pillengins ; l’assaut régulier de Bellemontre avec Milady ressemble à celui de deux habiles maîtres d’armes qui s’amusent à la parade du contre ; Foutencour, qui connaît le genre et les moyens de la magnétique baronne, se laisse couver à travers un presque imperceptible limage.

En quatre minutes, pendant lesquelles la musique exécutait une pastorale dont le motif n’a rien de fade, toute cette besogne s’est achevée ; il n’est pourtant encore que deux minutes au delà des trois quarts.

Cependant madame Durut était absente sans l’être. Montée à la loge des parieurs et ayant fait, aidée du prince, ce qu’il fallait pour ressusciter le malheureux adorateur de madame Vaquifout, elle était restée avec ces messieurs dans leur loge, d’où, par une étrange folie, l’offensé comte n’avait pu se résoudre à sortir.

En vain, chaque fois que la baronne changeait de jouteur, le jaloux faisait-il la grimace d’un homme à qui l’on tourne un poignard dans le sein : il restait se lamentant, s’exclamant, à faire enfin mourir de rire deux témoins qui ne pouvaient plus estimer sa passion, ni plaindre son infortune. Il avait écrit au crayon un mot qu’il espérait de faire remettre, même avant la fin de cette crucifiante séance ; mais, avait dit :

Madame Durut. — Vous voyez bien, monsieur le comte, qu’il y aurait de l’extravagance à troubler une fête qui va le mieux du monde.

Le Comte. — Mais j’abandonne mon pari, j’ai perdu !

Madame Durut. — Vous avez affaire à des gens trop délicats pour qu’ils consentissent à s’approprier une somme cédée. D’ailleurs, que sait-on ? Peut-être (Elle souriait au prince à part.) ne rempliront-ils pas les conditions de la gageure, et vous gagneriez ; ce serait toujours une petite consolation…

Le Comte. — Eh ! que mes mille louis aillent à tous les diables !… Tenez !… (C’était dans ce moment que Foutencour obombrait la baronne.) voyez avec quel calme ces monstres me distillent l’outrage…

Le Prince. — Mais quelle fureur aussi de demeurer cloué sur l’objet qui vous assassine…

Le Comte. — Je n’y tiens plus ! (Il avait envie de rouler son billet et de le jeter dans la salle, comme avait fait le prince pour avertir madame Durut.)

Madame Durut (l’arrêtant). — N’en faites rien ; l’avis que vous donneriez ainsi de votre présence serait absolument inutile. Je connais madame la baronne : elle saurait très-mauvais gré à qui que ce fût de l’avoir dérangée, et d’un ; ensuite, que savez-vous si, ne devant être que peu prévenue en votre faveur, l’humeur que vous lui donneriez en ce moment ne gâterait pas absolument vos affaires ; au lieu qu’en vous y prenant bien, il y aura peut-être encore du remède.

Le Prince. — Ma foi, comte, vous avouerez que Durut parle comme un oracle… Voyez tout, et si à la fin vous n’êtes pas désenchanté, libre à vous alors de risquer une reconnaissance…

Le comte ne répondit rien à ce persiflage. Comme il ne paraissait plus menacé de faire la carpe sur nouveaux frais, la présidente Durut descendit et reparut dans l’enceinte pendant l’entr’acte de la quatrième à la cinquième accolade.

Le cinquième accouplement mit Foutencour aux prises avec madame de Troubouillant, qui ne le couva pas comme avait fait la baronne. Mâlejeu passait à madame de Cognefort : il résulta de l’analogie de leurs manières une sorte de tempête qui détourna sur eux l’attention d’une partie des spectateurs. (On saura en temps et lieu qu’il y en avait plus qu’on ne s’en doute.) Durengin réveilla madame de Bandamoi, qui s’était un peu trop attendrie avec Pinefière. Celui-ci fit un joli petit coup raffiné avec la duchesse, folle de ces figures que l’on nomme des miroirs à… Elle se voyait dans les beaux yeux de l’Adonis. Madame de Pillengins poussa Limefort au delà des bornes de sa trop régulière méthode. Milady fit briller tout son savoir-faire à l’occasion du recommandable Boutavant, qui se piquait d’émulation à son tour, cette belle lui ayant dit, fort obligeamment, qu’il lui touchait le cœur. La baronne de Vaquifout remercia Bellemontre, après l’affaire, par un baiser qu’elle n’avait accordé si tard à personne. Après avoir été fort attentive à la vérification, elle voulut bien encore poser, avec beaucoup de tendresse, ses lèvres de rose sur le museau du boute-joie fortuné !

Dans ce moment il n’était que sept heures six minutes.

Pendant qu’on se purifiait, madame Durut donna ses ordres à la musique pour que le sixième morceau fût émoustillant, et le septième tout ce qu’il y avait de plus vif.

Enfin, dès que les servants des deux sexes furent libres, elle leur fit porter à la ronde des tasses d’un bouillon confortatif pour les cavaliers ; des glaces et d’autres rafraîchissements pour les dames ; des pâtes et confitures, des fruits échauffants, des diabolini, des bonbons et pastilles à l’ambre. L’heureux quadrille était bien éloigné d’avoir l’air de remplir une tâche. La gaieté la plus folle prouvait à quel point chacun était sûr de soi. Loin que les entr’actes fussent prolongés, on avait peine à leur donner une durée raisonnable : chaque chevalier, attaché de bonne heure à sa nouvelle dame, pressait, lutinait et la forçait enfin à combler un importun désir.

C’est ainsi que le quart frappant, toutes ces dames, comme si on avait donné le signal, furent couchées : madame de Troubouillant sous Bellemontre ; madame de Cognefort sous Foutencour ; madame de Bandamoi sous Mâlejeu ; madame de Confriand sous Durengin ; madame de Pillengins sous Pinefière ; madame de Beaudéduit sous Limefort, et madame de Vaquifout sous l’illustre Boutavant, qui, pour le coup (on en prit note pour le consigner ensuite dans les registres), qui, disons-nous, fit ouvrir deux fois les yeux à cette belle et lâcher au dernier moment un[95] foutre ! dont l’espace retentit[96]. Le pauvre comte en faillit tomber de sa chaise et fut plus de six minutes en convulsions. Il était alors sept heures vingt-deux minutes.

Sans doute, chers lecteurs, vous entrevoyez d’ici que nos sept aimables couples ont ville gagnée, se trouvant trente-huit minutes devant eux et n’ayant plus qu’une poste à courir. Madame Durut était au comble de la joie, voyant que pas une preuve n’était équivoque, et que tous les champions faisaient, Dieu merci, la plus belle contenance imaginable. Prudente cependant, elle voulut s’assurer encore mieux de son monde et, sans affectation, demander à ces messieurs s’ils n’auraient pas besoin de quelque propice auxiliaire. Le premier qu’elle aborda était l’inamollissable Durengin qui, pour toute réponse, entr’ouvrit sa lévite. Elle passa, conservant d’autant moins de crainte à propos de celui-ci, qu’il avait sous le bras sa future, madame de Pillengins, femme à tirer de l’huile d’un caillou. Pinefière, à qui, mais avec beaucoup de ménagement, madame Durut laissa voir quelque doute, lui dit avec humilité : “ Je ne serais pas sans inquiétude, si je n’étais rassuré par le charme irrésistible de milady. — Je réponds de lui ! „ interrompit celle-ci, beaucoup moins modeste. “ Vous êtes en bonnes mains, „ va dire ensuite à Limefort la bonne Durut, tandis qu’il flegmatisait avec la baronne… — Je le connais, dit celle-ci, n’ayez pas peur pour nous, dussions-nous être accrochés encore à la cinquante-neuvième minute. — Durut, je suis sur les dents, lui dit en passant la petite duchesse. — Bon ! bon ! lui répondit-on : monsieur (c’était Mâlejeu) vous relèvera du péché de paresse. „ Foutencour avait l’air trop fanfaron pour qu’on osât seulement lui parler ; d’ailleurs, la prétentieuse madame de Bandamoi aurait pris en très-mauvaise part qu’on eût l’air de douter du pouvoir de ses charmes. Bellemontre était le moins confiant de tous ces messieurs. Durut s’en aperçut, mais, de peur de le déconfire encore davantage, au lieu de lui parler, elle vint par derrière près de sa partenaire, madame de Cognefort, et lui dit : “ Je vous recommande cet homme-là. — Je m’en charge, „ répondit d’un ton avantageux la luronne Cognefort “ Il ne faut pas demander à monsieur de Boutavant, dit enfin à celui-ci madame Durut, en lui faisant une profonde révérence, s’il est sûr de son fait, puisqu’il aura l’honneur de finir avec madame de Troubouillant. — Finir ! riposta très-piqué le pétulant flandrin, oui, peut-être, quand avant de sortir d’ici je l’aurai mis à mesdames Durut, Fringante et Célestine ! — Holà ! holà ! — Qu’on ne se fâche pas ou, ventrebleu ! j’y fais passer aussi Zoé, Belamour et toute la mitraille du service ! „ À cette folle menace, madame Durut fit un saut en arrière et se signa.

C’est après s’être ainsi tour à tour occupé d’affaires sérieuses et de gaietés que le quadrille, qui avait fixé le septième exploit au moment de la quarantième minute, fut averti de cet instant par madame Durut, à haute et intelligible voix. Aussitôt toutes ces dames furent abattues, la musique faisant le diable, et tous et chacun des acteurs ne voulant pas avoir l’air de jouer du reste. Dieux ! quelle ardeur ! quels coups de culs ! quels cliquetis de baisers, de sanglots, de cris et d’éloges ! quel abandon ! quel avant-goût de triomphe, même avant d’avoir consommé ! Il n’y avait que la baronne, avec son Limefort, qui s’ébattissent paisiblement ; tous les autres avaient fini ; tout était vérifié ; seul, le cruel couple (comme s’il n’eût été question que de faire avaler au pauvre comte la lie du calice d’amertume), seuls ces gens-là ne désemparaient point. Limefort avait attaché une très-petite montre au ruban des cheveux de la baronne. “ Quelle heure est-il ? demanda-t-elle. — Cinquante-cinq minutes. (Elle fut alors quelque temps sans parler…) Finis, maintenant. „ Lorsqu’ils se relevèrent, il était cinquante-neuf minutes, la montre avançant de quelques secondes sur la pendule.

Alors toutes les loges (elles étaient remplies) s’ouvrirent brusquement, et des applaudissements continus firent retentir la salle.

Cependant le fameux Boutavant, qui le premier avait mis le nez hors de la garde-robe, n’oubliait point une fanfaronnade par laquelle il se croyait engagé. Le voilà donc venu saisir à l’improviste et porter sur la plus proche avantageuse la bonne Durut, tandis qu’elle ne pensait qu’à l’objet du bien public… Mâlejeu, Durengin, ne voyant pas sans une égale émulation ce trait de bravoure galante, ils accourent ; le premier s’empare de Fringante, le second de Célestine… et la fraîche présidente, ses délectables acolytes, toutes trois sont impitoyablement violées, sans respect pour la gravité de leur ministère public. Quarante paires de mains célèbrent si vivement ce piquant impromptu qu’on croirait entendre le bruit de toute une chambrée à quelque grand spectacle, lorsque paraît sur la scène l’auteur demandé d’une pièce qui vient d’obtenir la couronne[97].


JEAN S’EN ALLA COMME IL ÉTAIT VENU.




TROISIÈME FRAGMENT (même lieu).




Cependant la boutade de messieurs de Boutavant, Durengin et Mâlejeu, dérangeait étonnamment l’ordre que madame Durut avait imaginé pour la retraite, comme pour l’entrée elle s’était fait admirer. Les tenantes, les tenants rajustés, tous les petits servants des deux sexes s’étaient amassés dans le trottoir, par pelotons partagés entre les trois groupes, et se livraient à la plus folle joie. Les spectateurs des loges, à découvert, riaient, encourageaient, applaudissant à tout rompre. La musique avait cru devoir répéter, avec la plus extrême vivacité, le morceau de clôture ; mais il n’était guère possible de l’entendre. On s’enivrait de folie, on délirait, tandis que madame Durut, Fringante et Célestine, la tête perdue, ne voyaient, n’entendaient plus, et en détachaient de tout leur cœur.

L’exemple est contagieux. À travers cette confusion, Belamour, doux, mais espiègle et plus chaud que ne l’annonce son air enfantin, convoite, cherche et retrouve Zoé, qui, depuis le départ de Loulou, lui trottait en cervelle. Dans un moment où tout lui semble rendre excusable un trait d’insubordination, il attaque la négrillonne, qui d’abord le reçoit en badinant, et joue ; mais c’est tout de bon : il s’y prend de manière à ne pas lui laisser d’incertitude sur l’outrance de son objet. Cette gaieté ravive la galerie ; les bravos, le claquement des mains, ajoutent à l’ardeur des jeunes combattants. Bien attaqué, bien défendu : Belamour a le courage d’un lionceau, Zoé, l’adresse d’une jeune biche. Mais le beau sexe est toujours le plus faible, surtout quand on le prend par où le fripon de Belamour était enfin maître de Zoé. Il la pressait contre une avantageuse : elle y tombe, et comme il est impossible d’être supportablement sur ce meuble sans engager ses pieds, elle le fait à l’instant par absolue nécessité. Dès lors il serait ridicule qu’elle fît plus de résistance ; puisqu’elle en est là, pourquoi ne pas faire tout de suite les choses de bonne amitié ? Elle se soumet à la circonstance, et, rassurée par un applaudissement général, elle n’a plus que l’ambition de mériter le suffrage de tant de connaisseurs qui sont prêts à la juger. Belamour gagne beaucoup à ce noble élan de l’amour-propre : qu’on s’imagine voir une Psyché d’ébène berçant, baisant et mordillant l’Amour.

À travers ces ébats, madame Durut, quitte enfin de son enragé Boutavant, survient et prend connaissance du cas. Son premier mouvement est de la colère : sans doute, elle troublerait des enfants charmants qui, dans cet instant, hélas ! ne savent guère si l’on conspire contre leur bonheur ; mais ces dames du tournoi, ces messieurs font obstacle, et le petit coup est complétement fourbi sans esclandre. C’est ainsi qu’au théâtre, après quelque chef-d’œuvre de nos fameux auteurs dramatiques, on pourrait voir le spectacle terminé par une scène de marionnettes. Durut, qu’on a calmée et qui finit par rire de la passade, laisse Belamour jouir des félicitations de toutes ces dames, qui, l’embrassant tour à tour, lui souhaitent, comme autant de fées, tous les biens qu’il mérite, autant de jolies femmes qu’il en pourra servir, en un mot, tout ce qui peut contribuer au bonheur.

Le moindre retard pouvait nuire beaucoup à la marche des choses ordonnées par madame Durut. Elle supprime donc le reste de la cérémonie, et prie les assistants de vouloir bien se retirer de l’enceinte, qui doit, comme on sait, être métamorphosée pour le soir. Tout le monde de la salle et des loges s’en va dans les jardins, où la promenade, une barque, une escarpolette, un trou-madame, un billard, un jeu de bague, etc., occupent ceux qui ne préfèrent pas les mystérieux et propices détours des bosquets anglais parsemés de temples et d’autels érigés au dieu du plaisir. Pendant que, d’un autre côté, le machiniste, le décorateur et leurs ouvriers s’évertuent, madame Durut réunit les parieurs. On démontre au malheureux comte que ses mille louis sont bien perdus. Ce n’est pas ce qui l’afflige le plus. Chacun des sept gagnants reçoit cinquante louis. Ces dames, qui, bien entendu, ont été mises secrètement de moitié, seraient incapables de toucher les cinquante qu’on laisse pour chacune d’elles. Mais madame Durut les porte ostensiblement en recette sur le grand-livre, à la marge de leur compte. Le prince, qui a ordonné une fête (à l’occasion de laquelle le monde des loges était invité), veut laisser cent cinquante louis, mais les parieurs-gagnants, qui sont dans le secret, ne permettent pas que le prince supporte seul les frais de cette galanterie. Après bien des débats de délicatesse, on s’en rapporte enfin à madame Durut, qui décide que chacun des sept tenants donnera cent écus et que le prince doublera la somme totale : “ Laissez-moi faire, dit-elle, et ne songez plus qu’à vous divertir. Défendez-moi d’aller jamais me faire foutre, si je ne vous fais pas joliment passer votre temps. Bonsoir. „ Alors elle les met gaiement à la porte et s’enferme dans son intérieur.

La scène est dans une pièce de l’appartement de madame Durut.

Certains penseurs prétendent que l’amour est peut-être moins encore dans le cœur que dans la tête : il faut qu’ils aient à peu près raison, puisque le comte de Schimpfreich[98], cocu par sept rivaux, en sa présence, avait encore, malgré tant d’affronts, la fureur de vouloir se mettre incontinent aux pieds de madame de Wakifuth.

— Quoi ! disait le prince à cet étonnant mortel, vous n’êtes pas encore guéri ?

Le Comte. — Je suis plus malade qu’avant de l’avoir revue. Elle est devenue si belle !…

Le Prince. — Mais si Communicative !

Le Comte. Je ne lui avais supposé qu’un défaut.

Le Prince. — Ah ! oui, je m’en souviens : d’être froide. Il est très-vrai, mon cher comte, que tous savez maintenant à quoi vous en tenir… Que voulez-vous enfin à cette femme ?

Le Comte (avec feu). — Lui vouer mes soupirs, mes désirs, tout mon être ; réparer mes anciens torts, la prier d’agréer ma main et le partage de ma fortune…

Le Prince (d’un ton sec et froid, après un moment de silence). — Vous avez raison, monsieur ; chacun sait mieux que qui que ce soit au monde ce qu’il lui faut pour être heureux ; vous ferez très-bien de vous satisfaire…

Le Comte. — L’honneur le veut…

Le Prince (interrompant). — Sans doute. (Il salue et s’en va.)

On se représente aisément l’embarras du comte, si brusquement délaissé par la seule personne qu’il connaisse dans un séjour où il est arrivé sans même en avoir vu la route. Cependant il tient outrément à son idée : il lui faut un intermédiaire… Célestine paraît ; elle a une de ces physionomies sensibles qui promettent tout aux malheureux.

Le Comte (accourant près d’elle, avec un air d’agitation). — Ah ! mademoiselle, quel bonheur !…

Célestine. — Chut !… chut !… ce n’est pas encore le moment.

Le Comte. — Il ne s’agit point de ce que vous imaginez, belle Célestine…

Il lui conte ses doléances, l’instruit de tout, la prie, la supplie de se charger d’une première ouverture auprès de la baronne… Célestine a le cœur plus sensible encore que la physionomie. Elle a pris au malheur du comte un vif intérêt ; elle veut bien aller, de ce pas, pérorer madame de Wakifuth.

Célestine. — Si je réussis à l’engager dans un entretien particulier, c’est ici que je l’amènerai. Retirez-vous là dedans. (Elle ouvre un petit cabinet.) Vous entendrez tout, et selon que la chance tournera, vous serez libre de vous montrer ou de rester invisible… (Fort gaiement :) Et de l’aventure me voilà cassée aux gages ?…

Le Comte (lui baisant la main). — Adorable Célestine, vous méritez mieux que je ne vaux ! (Il se précipite une seconde fois sur sa main et la baise.)

Célestine. — Ce pauvre comte ! il me fait pitié. Tenez (lui donnant un baiser sur le bec), patientez toujours avec cela, jusqu’à ce que je vous amène votre archi-fouteuse Eulalie. (Elle ferme sur le comte la porte du cabinet.)

Célestine, qui croyait facilement trouver madame de Wakifuth, y eut beaucoup de peine. Cinq des dames du tournoi, auxquelles elle s’était adressée, n’avaient pu lui donner des nouvelles de la baronne ; mais enfin madame de Troubouillant (qui revenait de faire un tour au jardin anglais, avec le comte de Beauguindal) lui dit qu’il lui semblait avoir entendu madame de Wakifuth, tout au fond du bosquet, rire de bon cœur avec un homme. Célestine courut à l’endroit indiqué, mais, après avoir cherché longtemps et écouté à plusieurs portes, elle désespérait enfin de joindre cette introuvable femme. Par bonheur, apparut soudain, sortant d’une niche à laquelle Célestine n’avait pas fait attention, la baronne accompagnée du chevalier de Tireneuf[99],


l’un des plus impitoyables causeurs de l’ordre. C’était quelque éclaircissement qu’ils venaient d’avoir ensemble, ou quelque confidence très-gaie qu’ils s’étaient faite, car on les voyait fort émoustillés.

Célestine (d’un peu loin. — Madame ! madame !

La Baronne. — Que me veux-tu ? (Elle venait à Célestine.)

Tireneuf. — Quoi ! vous me quittez, madame ?

La Baronne (indécise). — Eh ! mon Dieu ! ne faut-il pas répondre aux gens ?

Tireneuf. — Mais je ne vous ai pas dit la moitié de mon affaire !

La Baronne. — Nous la reprendrons.

Tireneuf. — Faites donc vite.

La Baronne (à Tireneuf). — Tu sais que j’expédie assez lestement les conversations. Attends-moi-là. (À Célestine.) Eh bien ! que me voulez-vous, mademoiselle ?

Célestine. — Vous parler en particulier de quelque chose… que vous n’entendrez peut-être pas sans intérêt.

La Baronne. — Je suis peu curieuse de mon naturel : n’importe…

Célestine. — Il faudrait avoir la bonté de me suivre quelque part.

La Baronne. — Voilà bien du mystère !

Célestine. — Un peu de complaisance.

La Baronne. — Assurément, je ne l’aurais pas pour tout autre que toi, mais je t’aime de tout mon cœur… J’aurais pourtant souhaité que tu prisses mieux ton temps…

Célestine. — Pouvais-je, en conscience, vous supposer des affaires, quand vous veniez à peine de finir un travail ?

La Baronne (se retournant, voit Tireneuf qui n’est éloigné que de quelques pas). — Du moins, cher chevalier, ne t’éloigne pas !

Tireneuf. — Faut-il attendre ici de pied ferme ?

La Baronne. — Sans doute ; si tu rentrais dans la foule, nous ne saurions peut-être où nous retrouver : retourne, crois-moi, t’emparer du cabinet.

La baronne a pris Célestine sous le bras. Elles marchent assez vite et sans parler. La curiosité, dans ce moment, balance chez la baronne l’attrait du plaisir qu’elle sait que fait goûter la mâle éloquence de Tireneuf.


Maintenant dans le cabinet où Célestine et le comte se sont parlé. On est assis.

Célestine (d’un ton préparé). — Quelle impression feraient sur vous, céleste Eulalie, des nouvelles sûres de l’existence du repentir et des généreuses intentions d’un homme qui fut autrefois bien coupable envers vous ?

La Baronne (froidement). — Tu veux parler, je le vois, du comte de Schimpfreich ?…

Célestine. — De lui-même.

La Baronne. — Eh bien, puisqu’il existe encore, tant mieux pour lui ! S’il se repent, cela lui fait honneur, je l’en félicite, et cela le punit, j’en suis enchantée. Quant à ses intentions, je ne me soucie nullement de les connaître, parce que cet homme est, depuis bien longtemps, tout ce qu’il y a de plus étranger pour moi sur la terre.

Célestine. — Savez-vous qu’il est devenu puissamment riche ?

La Baronne. — Je sais de plus qu’il est devenu puissamment fou.

Célestine. — Mais s’il perd l’esprit, c’est d’amour pour vous, c’est de regret de…

La Baronne. — Je n’ignore aucun des détails de son extravagance. Il m’a réduite à le faire épier avec autant de soin qu’il en met lui-même à me poursuivre. Je le sais à Paris, et c’est pour qu’il ne puisse me déterrer enfin que je vais, dès demain, me mettre en pension ici pour tout le temps qu’il doit passer dans cette capitale avant d’aller en Angleterre, où je compte bien qu’il volera dès qu’un faux avis, tel que vingt fois je lui en ai fait donner, l’assurera que je vis à Londres.

Célestine. — Quelle rigueur ! Pourquoi fuir un homme contrit qui vous idolâtre, qui veut vous combler de biens ?

La Baronne. — Je jouis des seuls que je désire : l’aisance et la liberté. Schimpfreich me doit un unique bienfait, il n’a qu’une manière d’être généreux à mon égard : c’est de renoncer à toutes vues sur moi.

Célestine. — Vous le haïssez mortellement ?

La Baronne. — Dès longtemps je ne lui fais plus cet honneur.

Célestine. — Mais si vous veniez à le voir ?

La Baronne. — Le ciel m’en préserve !

Célestine. — S’il vous avait déjà vue ?

La Baronne. — J’en serais bien fâchée.

Célestine (s’animant). — Si, par un de ces hasards singuliers qui tiennent du roman, le malheureux comte avait été témoin de ce qui vient de se passer dans l’enceinte ; si, malgré tant de disgrâces, plus brûlant, plus éperdu que jamais, il était prêt à mettre à vos pieds sa passion, sa fortune et sa vie ?

La Baronne (se levant). — Il mettrait le comble à mon mépris, à moins que je n’apprisse en même temps qu’il aurait fait retenir un logement à Bedlam[100], et que c’est l’objet réel de son prochain voyage d’Angleterre… Adieu… (Elle veut s’en aller).


LES MÊMES, LE COMTE.

Le Comte (ouvrant avec précipitation la porte du cabinet qui le cachait). — Ah ! c’en est trop, cruelle !…

Le sang-froid de la baronne est désespérant pour un homme passionné qui s’était promis que sa brusque apparition allait produire un grand coup de théâtre.

La Baronne. — Ah ! vous voilà, monsieur ! (Le comte, ne sachant plus ce qu’il doit faire, va s’appuyer la tête contre le mur et souffle comme un bœuf effaré.) Je suis charmée que vous m’ayez entendue, et que Célestine, d’ailleurs excellent avocat, se trouve exempte du pénible détail des invariables sentiments que j’ai pour vous.


LES MÊMES, LE PRINCE[101].

Celui-ci, qui ne prend, à la vérité, aucun intérêt à la passion d’un homme dont il ne peut plus estimer le caractère, a pourtant fait la guerre à l’œil. Il voit dans ce moment la baronne et le comte réunis ; il est curieux de savoir ce qui peut se passer entre eux, et, comme sans dessein, il entre en courant dans leur chambre.

Le Prince (feignant un grand étonnement). — Ah ! que de pardons ne dois-je pas vous demander ! (Il fait semblant de vouloir se retirer.)

La Baronne (quoiqu’elle ne connaisse le prince que de vue). — Non, non, monsieur, restez.

Le Comte (s’écriant). — Prince, je suis perdu ! Plus cruelle qu’une hyène, cette femme achevait de me déchirer le cœur !

La Baronne (avec tranquillité). — Point de ces grands mots, monsieur. Je serai, moi, fort unie dans mes expressions. (Le comte paraît hors de lui.)

Le Prince. — Comte, assurez-vous, et voyons ce que dira madame.

Célestine. — Mon prince, faites-moi le plaisir de me remplacer. Ma mission est finie. Mille soins m’appellent ailleurs. (Elle court.)

Le Prince (vivement). — Célestine, Célestine ! vous oubliez quelque chose.

Célestine. — Quoi donc ?

Le Prince. — De me donner deux baisers…

Célestine. — Je suis si pressée… Encore ne vient-il pas les chercher ! (Elle rentre lestement. Ils s’embrassent de tout leur cœur. Célestine sort.)

La Baronne. — Savez-vous, mon prince, quel procès ancien il y a entre monsieur et moi ?

Le Prince. — Oui, très-belle dame : le comte a bien voulu me mettre au fait.

La Baronne. — Eh bien, daignez nous juger ! Je fus trahie par monsieur, que j’aimais ; mon respectable père mourut de chagrin, et mon frère unique, le plus cher de mes amis, périt, trois ans plus tard, des suites de la blessure qu’il reçut en voulant me venger. Pourrais-je, sans opprobre, conserver le moindre bon sentiment en faveur d’un homme aussi fatal à ma famille qu’à moi-même ?

Le Prince. — Mais un profond repentir…

La Baronne (interrompant.) — Ne peut ressusciter sans doute un père, un frère vertueux et chéri ; ne peut me rendre la considération, l’état que je perdis ; ne peut me dédommager de l’estime publique, de la mienne propre, ni de la paix dont je cessai de jouir dès le moment de ma funeste aventure. Un honnête gentilhomme osa bien m’épouser avec toutes mes taches : peu riche, du moins il pensait noblement. (Un coup d’œil accusatif fait baisser la vue au comte.) Malheureux de m’aimer trop, monsieur de Wakifuth[102], à qui sa santé débile prescrivait de grands ménagements, trouva, malgré moi, dans mes bras, une mort prématurée qui devait m’enlever le seul appui que j’eusse sur la terre. Veuve au bout de moins d’une année, je me trouvai, comme la feuille détachée de l’arbre, jouet de tous les vents. Ils me transportèrent en France, où, contente de peu, mais parfaitement libre, je vois s’effacer insensiblement, sous la lime du temps, les profondes impressions de mes anciens malheurs. Dès longtemps je n’ai plus qu’un souci : celui d’éviter un homme qui semble ne vivre que pour remplir le rôle de mon opiniâtre persécuteur. Prince, je supplie monsieur de Schimpfreich de s’expliquer enfin en votre présence. Veut-il s’obstiner à me poursuivre ? c’est moi dès lors qui, sans asile, rompant tous les liens de mes habitudes, vais courir l’univers avec l’anxiété de la perdrix sans cesse menacée des serres d’un impitoyable vautour… Ou le cœur de monsieur le comte est-il enfin susceptible de quelque sentiment généreux ? qu’il jure devant vous de renoncer à sa tyrannique poursuite : alors je pourrai quelque jour le plaindre, et peut-être enfin l’estimer.

Le Comte (avec dédain). — M’estimer !… (Son regard, frappant de colère et de mépris, trahit un reproche humiliant qu’il fait à la baronne, et la comparaison qu’il croit pouvoir faire, à son propre avantage, d’elle à lui.)

La Baronne (au comte). — Je te devine à ce nouveau trait ! je viens de te reconnaître, et tu viens de fermer encore mieux mon cœur à la pitié !…

Le Prince. — Calmez-vous, madame. Comte, je tremble, sur le point de vous donner un conseil.

Le Comte. — Parlez, prince ; quel qu’il soit, il sera moins cruel que l’arrêt qu’il me semble de mon devoir de prononcer contre moi-même après ce funeste éclaircissement… Mon prince, daignez parler.

Le Prince. — À votre place, je promettrais à madame de ne plus troubler son repos, je ferais avec elle une trêve et donnerais ma parole de ne plus reparaître… (Il consulte des yeux la baronne.)

La Baronne (durement). — Jamais !

Le Comte (au prince). — Vous l’entendez… est-elle assez inhumaine !

Le Prince (à la baronne). — L’arrêt est trop cruel : j’allais proposer un an ?… (Le comte attend en silence.)

La Baronne (ayant réfléchi). — Un an, je veux bien[103].

Le Prince. — Vous permettrez que dans un an, pas plus tôt, le comte revienne tomber à vos pieds, et s’il pense toujours de même, s’il a religieusement gardé sa parole de ne vous donner aucune inquiétude, il aura sans doute quelque droit à vos bons sentiments ?

Le Comte (tombant aux genoux de la baronne). — Prononcez, Eulalie !

La Baronne (hésitant). — Eh bien !… je ne dédirai point le prince. Un an, soit… Mais à condition que monsieur retournera sur-le-champ à Paris, et qu’il en sera parti dans les vingt-quatre heures.

Le Comte. — L’ordre est despotique, mais encore vaut-il mieux obéir que de mourir. Oui, prince, j’allais également me retirer, mais c’était pour me brûler la cervelle !

La Baronne (avec un sourire de dédain). — Vous y songez un peu tard. Mais gardez votre cervelle, monsieur, et faites, s’il se peut, un heureux voyage.

Le Comte. — Et vous me permettez d’espérer que dans un an…

La Baronne. — Je promets de vous revoir alors. Mais gardez-vous bien de me donner le moindre sujet de plainte. Sonnez. (Il obéit. À un domestique qui paraît.) Madame Durut ou Célestine.


LES MÊMES, CÉLESTINE.

Célestine (qui était à portée). — Me voici. La paix est-elle faite ?

La Baronne. — Monsieur part à l’instant. Faites-moi le plaisir, Célestine, de donner vos ordres pour cela.

Célestine. — Vous ne pouviez m’appeler plus à propos : une autre personne va partir à la minute, et c’est une jolie femme encore. On pourra se parler en chemin.

Le Comte (interrompant). — Tout un an, cruelle !

La Baronne (sèchement). — Ou jamais !

Célestine. — Allons, allons, ne laissons pas partir cette voiture, dont le cocher n’est pas prévenu. Marchons, mon pauvre comte. (Elle l’entraîne. Il a bien de la peine à sortir ; il cède enfin, et disparaît.)


LA BARONNE, LE PRINCE.

Le Prince (ployant les épaules). — Pauvre sot !

La Baronne. — Pensez-vous, prince, qu’il aura la bonne foi de s’éloigner, et me croyez-vous quitte de lui ?

Le Prince. — Vous devriez vous en croire assurée, il y a tant de motifs ! D’ailleurs, votre ascendant sur ce pauvre malheureux ne peut assez se concevoir.

La Baronne. — Mais l’ascendant n’a de vraie prise que sur les caractères prononcés : cet homme n’a pas même celui de la faiblesse, il n’a que de l’opiniâtreté. Cependant, mon prince, je dois vous demander bien des pardons de vous avoir fait passer un ennuyeux quart d’heure.

Le Prince (galamment). — Il serait charmant, belle Eulalie, que vous voulussiez bien à l’instant m’en dédommager.

La Baronne (gaiement). — Cela serait d’une folie qui n’aurait pas le sens commun. Vous savez…

Le Prince. — Oui, qu’il resterait bien encore, si vous vouliez, un peu de marge pour moi dans la destination d’un jour heureux.

La Baronne (avec bonté). — J’y consens, avec la condition que vous me permettrez de ne me mêler de rien : on m’a si fatiguée !

Le Prince (gaiement). — Ne vous mêler de rien ! je sais que c’est votre manière, mais personne ne s’en plaint. (Ils se baisent.)

La Baronne. — Fermez donc. (Tandis que le prince obéit, elle s’est pittoresquement établie sur l’ottomane. Le prince ne peut s’empêcher de sourire de cet excès de résignation.) Que voulez-vous, lui dit-elle, souriant à son tour, voilà comme je suis ! Viens, viens, mon joli prince ! (Il l’init.)

Bientôt le prince est étonné de trouver tant de justes proportions et tant de douceur à jouir d’une femme qui vient pourtant d’endurer des colosses. Il conçoit alors que la nature a de grandes ressources et fait des miracles en faveur de ses bien-aimés. Il se tient pour dit que, comme le feu brûle et l’eau mouille, la baronne aimante, électrise et confit ses amants ; il savoure à longs traits les délices d’une jouissance d’un genre absolument neuf pour lui. Après quoi, de l’impression qu’a faite le caractère que la baronne a déployé dans son dernier entretien, et de celle qui naît de son inexplicable charme, il résulte chez le prince une indulgence et même une sorte d’intérêt pour cette femme singulière à laquelle il croyait d’abord n’être dû que du mépris. Comme ce n’est jamais la baronne qui rompt la première des nœuds aussi doux que ceux qui l’attachent en ce moment, le prince, qui, sans se piquer d’être un Boutavant, un Mâlejeu, ne laisse cependant pas d’être fort amateur, profite de la fixité de la baronne et la travaille une seconde fois. C’est surtout alors qu’il se confirme dans tous les bons sentiments qu’elle vient, à si peu de frais, de lui inspirer. Vers le moment de la clôture, il lui fait les plus tendres caresses, et lui jure de demeurer écrit, pour jamais, sur la liste de ses plus fervents sacrificateurs. “ Accepté, „ répond l’expirante baronne, lui donnant un profond et brûlant baiser… (Ils se lèvent et s’en vont.)

Mais c’est Tireneuf dont il faut bien un peu rire : qu’il avait bonne grâce à garder là-bas un cabinet !


OÙ PEUT-ON ÊTRE MIEUX ?




QUATRIÈME FRAGMENT.




La scène est d’abord dans le bosquet anglais.

Heureusement pour Tireneuf, la vieille[104] comtesse de La Bistoquière (qui l’avait aperçu dans les loges, et depuis le cherchait partout) vint à passer seule, et fort en souci, près de l’endroit où le pauvre diable croquait le marmot, en attendant la baronne. Tireneuf, homme d’affût[105], et qui sait que la comtesse a pris enfin le parti de plaire de la poche, se laisse voir : on lui saute au cou. Le cabinet se referme : la comtesse propose alors vingt louis à gagner, en quatre parties liées. Tireneuf se met aussitôt à les jouer de la meilleure grâce du monde.

Cet arrangement sauve la baronne, qui, fidèle à sa parole, mais en retard, ne revenait pas à ce cabinet sans un certain serrement de cœur, car mons Tireneuf n’a pas encore tout à fait émoussé parmi le beau monde les aspérités de sa robuste constitution et de ses premières habitudes. Heureusement, disons-nous, la baronne trouve la place prise. C’est le sournois commandeur de Concraignant[106] qui, par derrière, la surprenant à écouter ce qui se passe dans le cabinet, ose, à la faveur des ténèbres croissantes et… Mais la baronne s’apercevant d’un genre d’hommage qui n’est pas celui qui l’intéresse le plus, pense se fâcher. “ Monsieur, dit-elle (ne sachant pas encore à qui elle parle), sans m’en prier, c’est un peu fort ! — Comment, c’est vous, délicieuse baronne, répond Concraignant qui redouble d’ardeur, je ne vous avais prise, ma foi, que pour madame de Curival qui m’avait promis de venir par ici s’égarer à mon profit. Je suis un grand maladroit de ne m’être pas d’abord aperçu de tout ce que je gagne à la méprise. „

Cependant l’arrière-besogne allait son train. Outre que la baronne était sensible au compliment, elle n’était pas fâchée que Concraignant négligeât d’adoucir sa voix ; ainsi, tout à la fois, elle faisait preuve de charmes, acte de présence, changement de chère, et se vengeait aussi, car il n’était pas doux pour le spéculateur Tireneuf de n’avoir dans ses bras qu’une quadragénaire matrone, tandis que son rendez-vous prêtait le… collet à un rival qui, son travers à part, était infiniment aimable.

“ Foutre ! disait avec humeur la grosse comtesse, voyant à Tireneuf quelques distractions dont le reste souffrait, ces gens-là choisissent bien mal leur champ de bataille ! Ne pouvaient-ils pas aller mignonner ailleurs ? „

Ils entendaient à leur tour ; leur passade finissait ; ils s’en allèrent, riant aux éclats et poussant de la sorte à bout l’humoriste antiquaille.

Il en coûta au pauvre Tireneuf, en sus des quatre fiches de la partie, une cinquième de consolation.

On ne finirait jamais, cher lecteur, si l’on voulait vous rendre compte avec la même exactitude de la conduite de trente-six paires, soit profès, soit affiliés, réunies ce jour-là dans l’hospice. Figurez-vous seulement partout, mais principalement dans le bosquet d’où sort la baronne, un ramage confus de baisers, d’accents, de soupirs, d’éclats échappés au délire des voluptés, comparable à celui que font au lever de l’aurore mille oiseaux habitants d’une forêt parée de ses feuilles nouvelles.

Une première bombe avertit enfin l’essaim dispersé que c’est le moment du feu d’artifice. On accourt de toutes parts, et l’on borde les deux tiers de la circonférence du grand bassin, lieu ordinaire de ce divertissement. Le ciel s’est voilé comme exprès. Peu, mais de l’excellent, c’est la règle établie chez les Aphrodites, et la sévère Durut a grand soin que, dans aucune partie de son administration, il n’y soit dérogé…

Du jardin on passe deux à deux dans la rotonde, qui n’est plus un salon d’ifs, mais un lieu de fête, décoré d’un ordre de seize colonnes ioniques gris de lin, à bases et chapiteaux blancs, avec l’entablement paré de festons de fleurs imitant le naturel. Une coupole analogue, élégamment enrichie d’arabesques, supporte, à son centre, un lustre simple, mais d’un goût exquis, figurant un cercle chargé de trente-deux grosses bougies. Il est suffisamment abaissé dans le moment pour que, seul, il éclaire de la plus agréable lumière tout l’espace, et particulièrement la table en fer à cheval circulaire, interrompue en face de l’entrée et garnie de trente-six couverts. Les dames seules y prennent place.

Les goûts sont si différents que chacun se passionne pour quelque spectacle favori. Quant à moi, je ne sais s’il y a rien de plus enchanteur au monde que ce cercle de femmes, toutes plus ou moins belles, jeunes ou jolies, toutes galantes surtout, qui ont épuisé dans leur voluptueuse parure la quintessence de la mode et du goût ? Que j’aime à voir, derrière elles, cette élite des vrais aimables de la première[107] capitale de l’Europe, leur formant une cour, empressée sans esclavage, familière sans impertinence, spirituelle sans tours de force, gaie sans pétulance, ardente sans brutalité !

Un ambigu délicieux, se mêlant à mille fleurs, offre tout ce qui peut flatter la sensibilité du sens subalterne dont ce moment est le règne. Au centre, une large table et quatre officieuses de plusieurs étages montent et descendent sans cesse, apportant tout ce que peut exiger le service, et remportant tout ce qui n’est plus utile… Aucun regard profane[108] ne souille ce banquet, image de ceux de l’Olympe… Eh ! les Aphrodites ne sont-ils pas des demi-dieux sur la terre ? Avoir la jeunesse, la beauté et les grâces, tous les dons que peut répandre la nature, et jouir de toutes les voluptés imaginables, n’est-ce pas exister surhumainement ?

À minuit on quitta la table. Alors, par huit issues on put se répandre de tous côtés dans de petites pièces très-éclairées, dont pour lors les dessous des loges étaient devenus les antichambres. Là, huit à huit, quatre à quatre, plus ou moins, on pouvait causer, batifoler ou jouer des jeux de société. Dans une pièce plus grande était une table de pharaon, les dames aimant assez généralement tous les jeux où l’on fait des cornes. En moins d’une demi-heure, l’attirail du banquet avait entièrement disparu. Une vive lumière éclatait pour lors dans toute la rotonde. Le bruit des instruments de bal appelait les amateurs de danse ; ils y accoururent, il y en eut constamment assez pour que, pendant quatre heures, le bal ne languît pas une minute. On dansait, on allait, on venait. Tous les boudoirs étaient ouverts. On souriait de voir telle danseuse plus agitée lorsqu’elle venait de se rafraîchir qu’elle ne l’était en quittant la danse. Certaines fringantes, telles que mesdames de Troumutin, de Malepine, de Confort, de Pompamour, de Vadouze, de Chaudpertuis[109], etc., faisaient perpétuellement la navette, dansant avec ménagement, cependant paraissant à la fin accablées de fatigue. Quoiqu’en général le défaut des Aphrodites ne soit pas d’être caustiques, quelques espiègles ne laissaient cependant pas d’observer que mesdames d’Aisevaux, de Curival, de Bigaîne, de Confessu, de Branval et de Beaurevers, soupçonnées d’être ambidextres, ne sortaient en effet jamais sans emmener à la fois deux cavaliers dont quelques-uns, tels que messieurs de Trichecon, de Cognebran, de Fauxconnier, d’Obergu, montraient la corde. C’est à travers de cette confusion que, par une maladroite éclipse, le comte de Vitbléreau, malgré ses quarante ans, compromit le jeune marquis de Fessange de manière à lui laisser une note indélébile.

La jolie madame de Condoux, par une précaution contraire, et quoiqu’on ne la vît ni danser ni disparaître, donna beaucoup à penser à ceux qui remarquaient que dans une loge du haut, en dehors de laquelle on la voyait se pencher beaucoup, elle recevait coup sur coup des visites de gens appelés auxquels elle ne disait pourtant qu’un mot lorsqu’ils entraient, et presque rien quand ils faisaient retraite. Ce manége, qui n’avait peut-être au plus d’incivil que les apparences, avait duré toute la nuit.

Vers le jour, on dansa des rondes et des branles assez branlants, dont quelques-uns, fort ingénieux, seront rapportés dans un recueil de cette espèce d’académie coïro-pygo-glotto-phalurgique[110]. Une farandole enfin, où se firent des chaînes, des passes, des haut-le-corps qui ne peuvent se décrire, couronna follement le bal le plus actif qui se fût peut-être jamais donné dans l’hospice.

Il s’agissait enfin de décerner un prix auquel bien des concurrents semblaient prétendre. Il y était pourtant attaché une condition assez difficile à remplir pour gagner. Il fallait être le seul qui eût atteint un nombre quelconque de prouesses prouvées. Deux rivaux qui se seraient trouvés égaux s’excluaient mutuellement. Monsieur de Boutavant, qui avait achevé sa douzaine, ne comptait sur rien, parce que Tireneuf s’était mis à l’extraordinaire et se vantait de treize exploits. Mais celui-ci eut lui-même un pied de nez, quand le timide Plantamour, âgé de vingt ans, murmura qu’il était en état de faire preuve de quatorze. On se récriait, mais quatorze dames, non moins étonnées que les cavaliers eux-mêmes, furent obligées de lui rendre publiquement justice. C’étaient les quatorze plus âgées, parmi lesquelles madame de La Bistoquière avait pour anciennes mesdames de La Conassière, de Vaginasse, et la doyenne, madame la présidente de Conbanal. Il avait dansé une fois avec chacune de ces dames, et les avait conduites, tour à tour, aux rafraîchissements. Les bras en tombèrent d’abord à tout le monde, mais il fallut les relever pour applaudir à ce prodige de puissance et de zèle phalurgique. Le prix était une répétition enrichie pour laquelle madame Durut avait reçu un louis de chaque individu masculin. Plantamour fut moins sensible au gain de la montre qu’aux éloges dont on le comblait, et au soin que prenaient toutes les jeunes dames d’inscrire son beau nom sur leurs tablettes. C’est ainsi qu’un pur hasard fit sortir tout à coup de dessous le boisseau le plus surprenant mérite. On prit note de cette singularité, pour qu’il en fût fait rapport à la plus prochaine assemblée[111].


FIN DU NUMÉRO QUATRE.




NUMÉRO CINQ.




EST-IL POSSIBLE ! POURQUOI NON ?

DU TRAGIQUE ! POURQUOI NON ?

EH BIEN ! DE L’HÉROÏQUE !

PASSE POUR CEUX-CI !



EST-IL POSSIBLE ! POURQUOI NON ?




PREMIER FRAGMENT.




Douze jours après l’aventure des sept parieurs.

Le lieu de la scène est une maison de campagne peu distante de Paris et plus près encore de l’hospice des Aphrodites.

Il est dix heures du matin. Le jour est superbe. Deux dames, sortant de leur lit et dans leur costume de nuit, sont venues de leur appartement se promener dans une longue allée de quatre rangs d’arbres faisant quinconce, et qui forme en même temps une terrasse d’où l’on jouit du plus charmant paysage terminé par la perspective lointaine de Paris.

Madame de Montchaud[112]. — Oui, ma cousine, le mérite de cet homme fait grand bruit…

Madame de Valcreux[113]. — Cesse donc, mon cœur, de me traiter de cousine : cela sent la province à pleine gorge. Dis-moi mon amie, ou Rosette, comme l’on me nommait étant fille ; en un mot, tout ce que tu voudras : mais cousine, c’est d’un mauvais ton dont, au bout de six semaines de séjour à Paris, il est bien étonnant que tu ne te sois pas encore corrigée.

Madame de Montchaud. — Je m’observerai, mais je voulais te parler de ce monsieur de Trottignac. Il ne me sort pas de l’esprit depuis le récit qu’on m’en a fait. Ne serais-tu pas aussi bien aise de savoir ce que c’est que ce phénomène ?

Madame de Valcreux. — Dès le premier jour j’en aurais eu le cœur net, si l’avis ne m’était pas venu de la part de Bombardac. Ce serait donc la première fois qu’il aurait écrit quelque chose de vrai, car tu sais, mon cœur, qu’il n’y a pas de plus fameux menteur que notre cher cousin le vicomte.

Madame de Montchaud. — Je n’aurais eu, comme toi, nul égard à sa lettre, mais quand hier madame de La Conassière, qui est si difficile, et n’est pas louangeuse surtout, m’a très-sérieusement assurée qu’elle n’avait jamais rien eu d’aussi marquant, je suis demeurée convaincue que ce Trottignac est d’un grand prix. Il l’a fait quatorze fois à cette femme !

Madame de Valcreux. — Quatorze !

Madame de Montchaud. — Bien rondement, en huit heures !

Madame de Valcreux. — C’est donc à dire vingt-huit fois, car avec elle tout coup est double, attendu qu’on y fête à la fois et saint Noc et saint Luc.

Madame de Montchaud. — Voilà de la méchanceté ; pourquoi cela ?

Madame de Valcreux. — D’abord parce que je ne me pique pas, comme toi, d’être mielleuse et charitable envers le prochain, que d’ailleurs tu ne ménages pas toujours aussi bien en réalité qu’en apparence ; ensuite parce que cette Conassière me déplaît souverainement. Je ne lui ai pas encore pardonné de m’avoir soufflé certain Russe que la nature avait fait exprès pour moi, un de ces êtres dont la perte est irréparable. Rien ne remplira peut-être de ma vie le vide que m’a laissé son enlèvement !

Madame de Montchaud. — Mon Dieu, ma chère, il faut se faire une raison. Il est bien difficile de garder des hommes tels que je me figure ton Russe. Avait-il été de la cour ?

Madame de Valcreux. — Sans doute, et y était parvenu de rien par ses surprenantes qualités.

Madame de Montchaud. — Eh bien ! sois juste, ces privilégiés-là conviennent à tant de femmes !

Madame de Valcreux. — Après avoir servi la Conassière il ne convenait plus à aucune : en trois mois elle l’a ruiné. J’ai revu ce galant homme une fois, mais méconnaissable. C’est lui qui m’a juré qu’avec mon odieuse rivale on ne sait jamais où l’on est, ou que plutôt on est à la fois partout.

Madame de Montchaud. — Cela, sans doute, a bien son inconvénient. Cependant il y a des hommes à qui cette incertitude monte l’imagination. C’est pour cela qu’un jour le révérend père Baudard, qui frottait la pointe de son chose sur l’orifice de mon postiche, et à qui je dis : Fi donc ! mon révérend, que faites-vous-là ? me répondit : J’affûte mon outil.

Madame de Valcreux. — Oh ! puisque tu viens de prononcer le nom de ce Baudard, dont je n’aurais pas osé te parler la première, dis-moi sans feinte si, tout de bon, ce religieux eut, comme on l’a publié dans la famille, une permission de l’évêque pour t’exploiter ?

Madame de Montchaud. — Lui et bien d’autres ! rien n’était plus vrai. Voici comment la chose arriva. Dévote consommée, et enfin carmélite à dix-neuf ans, je ne pus, comme tu dois le savoir, demeurer au couvent, à cause de certaine affection mystique qui me donnait une célébrité dangereuse. Toutes nos sœurs n’attribuaient pas, aussi pieusement que moi, au ciel, des crises, des extases absolument naturelles, qu’on m’enviait plutôt qu’on ne les admirait. Bref, on me renvoya. La Providence fit alors trouver sous la main de mon père l’honnête homme qui devint mon mari. (Elle s’attriste.) Le pauvre ami !… nos deux choses étaient bien faits pour vivre ensemble. Le sien faisait régulièrement ses quatre repas, et quand il prenait encore fantaisie au mien de l’inviter, il ne se refusait pas de faire, à l’extraordinaire, quelque petite collation. C’était une vraie bénédiction du ciel.

Madame de Valcreux. — Tu n’avais pas envie, à ce que je vois, de laisser à ton époux assez d’appétit pour qu’il pût manger en ville.

Madame de Montchaud. — Aussi n’en faisait-il rien, mais si fait bien moi. L’ordinaire de la maison ne pouvait me suffire : je consultai là-dessus le révérend père Baudard, notre confesseur. Quand ce saint homme se fut assuré que mon mari ne pouvait me nourrir mieux, et que cependant je ne l’étais pas assez, il prit sur lui de se sacrifier pour nous, et s’arrangea pour ajouter à ma pitance une demi-portion, toutefois me recommandant bien le secret, de peur d’humilier mon cher petit homme, et m’assurant d’ailleurs qu’il n’y avait plus de péché, puisque la nécessité forçait à pareille chose : de même, disait-il, qu’à la guerre il n’y a plus de meurtres, parce que les lois autorisent alors le guerrier à répandre le sang. J’avais donc la même dispense pour faire ce qui pour une autre qui aurait pu s’en passer aurait été un grand péché mortel…

Madame de Valcreux. — Fort bien ! c’est-à-dire qu’entre le mari et le confesseur tu te trouvais, en douceur, baisée près de six fois par jour…

Madame de Montchaud. — Hélas ! oui ; sur ce pied, je tuais le temps ; mais par malheur (Elle sanglote.), le pauvre cher mari (Des larmes.)… je ne l’oublierai jamais…

Madame de Valcreux. — Fi, fi donc ! quel enfantillage ! Veuve depuis cinq mois, tu pleurailles encore ! Si quelqu’un te voyait, tu serais notée pour la vie… Allons, ce n’est pas de ton mari que je te parlais, c’est de ton confesseur et de la permission épiscopale…

Madame de Montchaud. — Le cher défunt enterré, je ne sus bientôt plus où donner de la tête : je sentis un diable s’agiter en moi. Les soins ineffables du R. P. Baudard faisaient à peine l’effet d’une goutte d’eau répandue sur un brasier ardent ; j’avais des convulsions ; j’étais, tout de bon, menacée de devenir folle, tellement qu’à la vue de quelque homme que ce fût on me voyait toute prête à lui faire violence. Le sensible directeur crut devoir en parler à notre prélat. Celui-ci, plein de religion, ne douta pas qu’il n’y eût du maléfice à mon incroyable état. Il voulut me voir ; mes convulsions m’ayant attaquée devant lui, sur l’heure il exorcisa, m’inonda d’eau bénite, lut tout un volume de je ne sais quel rituel ;… mais rien n’y faisait. Il crut donc indispensable d’attaquer l’esprit malin jusque dans son plus secret retranchement, et d’y verser à grands flots son chrème naturel épiscopal. Il y eut un moment d’espoir, mais le diable eut bientôt repris le dessus. Sa Grandeur se flatta que la fréquence de la confirmation qu’il venait de m’administrer suffirait pour ma délivrance ; mais le saint homme n’y put fournir que quatre jours : le cinquième il assembla le chapitre. La question amplement débattue, mes dépositions contre Satan entendues, mon état d’embrasement et d’obsession vérifié, on arrêta que tous et chacun allaient tour à tour prier et opérer contre le malin. Ainsi, tandis que, prosternée devant le Seigneur, je recevais de chacun des chanoines la plus vigoureuse conjuration qui pouvait dépendre de lui, les autres faisaient retentir la voûte de la salle capitulaire des oraisons ordinaires en pareil cas. Mais ce second secours spirituel n’eut un plein effet que pour ce jour-là ; c’eût été tous les jours à recommencer ; or, le soin de me délivrer n’était pas l’unique affaire du chapitre.

Madame de Valcreux. — Je le crois.

Madame de Montchaud. — Infatigable à me servir, l’affectueux Baudard proposa d’écrire à mon sujet au Saint-Père, et sollicita la permission provisoire de suppléer, avec tous les révérends pères carmes de son couvent, à ce qu’exigeait mon urgente détresse, jusqu’à ce que le sacré collège fît parvenir sa décision. Cette sage ouverture fut universellement approuvée. Sa Grandeur, non-seulement donna les mains pour que tout pût se passer à ma plus grande satisfaction, mais recommanda même, sous peine de péché, que chacun fît le possible dans une occasion où il importait que l’esprit malin ne prévalût pas sur l’Église. Le prélat se réservait de prendre connaissance lui-même, une ou deux fois par semaine, du progrès de ma rédemption.

Madame de Valcreux. — J’avoue que si je ne connaissais pas à quel point tu es franche et détestes le mensonge, je ne pourrais croire un mot de cette étonnante extravagance. Il fallait donc que ton évêque et tout le chapitre eussent perdu l’esprit ?

Madame de Montchaud. — Pourquoi cela ? Les décrets d’en haut sont de nature à confondre toutes nos idées. Un seul homme peut se tromper, mais crois que lorsqu’un chapitre, ayant un digne chef à sa tête, est unanimement d’accord sur un point canonique, il faut bien que l’Esprit saint se soit expliqué !

Madame de Valcreux. — Si bien que te voilà confiée aux disciples d’Élie. Combien y en avait-il ?

Madame de Montchaud. — Trente-sept seulement en état de coopérer à l’œuvre pieuse. Ils me procurèrent d’abord de bien solides consolations ! Pendant les huit premiers jours, Satan avait trouvé à qui parler. Il avait eu parfois jusqu’à trente assauts à soutenir dans sa forteresse, et malgré son feu d’enfer c’était à qui le braverait avec le plus d’intrépidité. Cependant un malheureux contre-temps le servit à merveille. La lettre qu’on avait écrite au Saint-Père à mon sujet n’arriva qu’au moment où Sa Béatitude venait d’être atteinte d’une maladie qui a failli la conduire au tombeau. Mon affaire fut donc négligée à Rome, et le zèle avec lequel, au contraire, on s’en occupait sur les lieux, n’avait pas pris mesure sur ces délais. Bientôt la moitié des cultivateurs de la vigne du Seigneur ne put plus y travailler. Quelques élus, surabondamment pourvus des ressources de la grâce, avaient beau se piquer de soutenir seuls tout le poids de la corvée, je ne tardai pas à m’apercevoir que la guerre offensive se refroidissant, Satan respirait et reprenait enfin le dessus. Moi, pour lors, comme je comptais sur l’indulgence du Saint-Père qui n’aurait probablement pas manqué de m’être favorable, je me crus permis de chercher dans le monde des secours que la charité me défendait de m’obstiner à ne vouloir recevoir que de l’Église. Je ne me dissimulais point que mon âme se souillait de cette manière ; mais le Saint-Père pouvait et devait sans doute tout réparer. Au surplus, je reconnus bientôt que quatre mondains ne peuvent pas contre le diable ce que pouvait un seul de mes religieux. J’aurais été bientôt réduite aux derniers expédients, si je ne m’étais avisée enfin que Paris, si fécond en ressources de tout genre, devait en avoir aussi d’infinies pour mon objet. Je t’écrivis, tu m’encourageas, à l’instant je fus décidée…

Madame de Valcreux. — Et sans doute tu ne te repens pas d’avoir suivi mon conseil ?

Madame de Montchaud. — Grâce à ton amitié, grâce à l’activité de cette excellente Durut, je suis parfaitement contente de mon voyage. J’ai enfin composé avec Satan, et j’ose même dire que maintenant je triomphe de lui, puisque, sans en être bien vivement tourmentée, je puis impunément ne me permettre plus que dix ou, tout au plus, douze soulagements par jour. C’est un degré de réforme dont je suis moi-même étonnée et dont je ne me serais jamais crue capable.

Madame de Valcreux. — Tout admirable que peut être cette réforme, la société n’aurait pourtant pas à se louer de voir se multiplier des femmes auxquelles il en faudrait autant par jour. Je ne sais comment font les autres pour pousser à certain point leurs excès. Je sais bien que s’il me fallait faire cette tant douce chose plus de six ou sept fois en vingt-quatre heures, je finirais par n’y plus trouver de plaisir.

Madame de Montchaud. — Et moi, bornée à ce régime, je serais une femme enterrée dans six semaines. Mais avec ma petite douzaine, et ce précieux outil que madame Durut m’a vendu (un godemiché), je vivote.

Madame de Valcreux. — Voilà, par exemple, ce que je ne conçois pas. Comment ! après une douzaine de réalités par jour, avoir encore besoin d’un simulacre ?

Madame de Montchaud. — Oh ! comment ? Comment un Danois, un Hollandais, peuvent-ils ne pas laisser refroidir un seul moment leur pipe ? Tout est habitude. Aussitôt que je suis seule, ce divin godemiché va son petit train… (Elle le sort de sa poche et le baise avec tendresse.) Oui, précieux joujou, mon cher nécessaire, je quitterais plutôt mes yeux que de me séparer de toi ! (Elle le rempoche. À sa cousine.) La nuit, quand je suis seule, je le fourre… là… je m’endors à ses doux mouvements, et je suis sûre que ma main routinée les entretient machinalement pendant mon sommeil, car je ne rêve jamais que d’être vigoureusement fêtée, et toujours par des figures angéliques.

Madame de Valcreux. — En revanche, le jour tu t’en donnes parfois d’assez baroques.

Madame de Montchaud. — Que veux-tu ? c’est pour la faim alors ; mais dans mes illusions nocturnes c’est par sensualité.

Madame de Valcreux. — Que j’envie ton sort, trop heureuse Messaline ! Tandis que tu abuses ainsi, moi qui n’ai pas fait le quart de tes petites infamies, souvent, hélas ! je manque l’effet des plus agréables expériences. Ce n’est presque plus que dans la tête que j’ai du plaisir. Que ne sais-je où l’on peut s’adresser à ces diables bienfaisants dont l’un s’est glissé chez toi ! Ce ne serait pas une légion d’ennemis que j’appellerais pour le combattre, ce serait une cour que j’assemblerais pour lui rendre hommage. Un organe à moitié paralysé recouvrerait son exquise et précieuse sensibilité ; je n’aurais pas besoin d’appeler à mon secours les prestiges du caprice et de fixer, par l’affectation des moins naturelles complaisances, quelques adorateurs qui de moi désirent tout, excepté ce que de toute autre femme on désire le plus… Heureusement, du moins, je n’en suis pas encore au point de madame de La Conassière, et l’on n’est pas quelque part sans savoir précisément où l’on est… Chez moi l’un est une halle[114], l’autre est une guérite. Pourrait-on s’y tromper ?…

Madame de Montchaud. — Fi ! fi ! cousine, Rosette, veux-je dire, je ne voudrais pas avoir entendu la fin de ta confidence. Serait-il possible que…

Madame de Valcreux. — Tout étonne une ex-dévote, une provinciale ! Il est bien plus étonnant qu’avec toi-même, tour à tour le plastron d’un chapitre de chanoines et d’un couvent de carmes, on n’ait jamais voisiné

Madame de Montchaud. — Cette horreur à moi ! non, non, ma chère. Si parfois j’ai bien voulu souffrir qu’on aiguisât son outil à mes meules, sache que je n’ai jamais permis qu’on fût plus criminel. Mais que vois-je ? c’est, sur mon Dieu ! le phaéton découvert de la Durut…

Madame de Valcreux. — Qu’elle conduit elle-même,… et c’est ici qu’elle vient… tout droit… Oui, la voilà déjà dans le petit chemin. C’est pour moi, il n’y a plus de doute…

Madame de Montchaud. — Je ne me sens pas d’aise, j’allais lui envoyer un messager pour lui faire savoir que j’ai la fantaisie de tâter du Trottignac.

Dans ce moment ces dames ne sont qu’à dix pas du corps de logis. Elles rentrent et vont attendre madame Durut, qui vient en effet avec le dessein de leur parler.

On est dans l’appartement.


MESDAMES DE VALCREUX, DE MONTCHAUD, DURUT.

Madame de Montchaud (sautant affectueusement au cou de madame Durut). — Eh ! bonjour, ma chère et mille fois chère amie !

Madame de Valcreux (moins vivement). — Bonjour, notre bonne voisine.

La Durut. — Je suis bien votre servante, mesdames ; je viens…

Madame de Valcreux. — Que prendrez-vous à déjeuner, ma chère Durut ?

La Durut. — Mille grâces ! c’est fait, je ne puis d’ailleurs m’arrêter. Je voulais…

Madame de Montchaud (interrompant). — J’allais vous écrire, chère amie, pour vous prier…

La Durut. — Eh bien ! me voici ; mais j’ai d’abord un mot à dire à madame.

Madame de Valcreux. — À moi ?

La Durut (se disposant à mettre en évidence quelque chose qui est dans un rouleau de papier). — Vous allez voir que je n’oublie pas mes bonnes pratiques. Tenez !

Elle a produit un énorme godemiché imitant parfaitement le naturel, à cela près que le fût est semé de petites aspérités occasionnées par les nœuds d’une étoffe ratinée, qui fait la première enveloppe sous une seconde, d’un boyau fort transparent, à travers lequel un rouge tendre donne parfaitement le ton de la chair. La couleur du bout, mollet comme la nature, est un peu plus vive. Le boyau, très-mince et sortant d’un petit orifice à l’extrémité, recouvre le tout et se profile sur un trait fort exact qui rend le gland, le filet, et figure ce bourrelet délié que fait le prépuce rabattu. Bref, c’est l’imitation la plus parfaite. Un anneau termine le joujou dans l’état où madame Durut le présente. Cet anneau est l’agent extérieur d’une mécanique tellement organisée que, toute fois qu’on le recule et qu’on le laisse ensuite aller, un jet de ce dont on aura voulu remplir le réservoir s’échappe. C’est encore la nature, autant que l’art peut en approcher. J’ai déjà dit que ces aspérités dont le fût est semé ne sont point une imitation de la nature, mais elles ont pour objet de causer une forte irritation, malheureux pis aller de la sensibilité perdue. Ces dames sont un instant stupéfaites.

Madame de Montchaud. — Cela est fort bien fait, mais monstrueusement.

En même temps le chasseur passe par l’antichambre ; c’est un élégant, fort joli garçon, et qui a l’air insolent qu’ont tous ses pareils, quand on les emploie à certains services. Madame de Montchaud passe sur-le-champ dans la pièce où l’égrillard a paru.

La Durut (à madame de Valcreux). — Çà ! ma voisine, sans compliments, voilà ce qu’il vous faut. C’est le chef-d’œuvre d’un ouvrier italien qui s’est fait recommander à l’hospice. Tout cela est bien conditionné, garni en argent partout… et solide. Vous en aurez pour la vie…

Madame de Valcreux (après avoir bien attentivement examiné). — Je tombe d’accord de tout cela, mais à qui veux-tu que pareil outil puisse aller ?

La Durut. — À vous ; n’allez-vous pas faire l’étroite ? Que diable !… apprenez qu’on me dit tout… Ne sais-je pas pourquoi, tout aimable que vous êtes, vous n’avez pu être reçue ? Mon Dieu ! n’allez pas vous fâcher. D’abord je vous aime, mais c’est pour cela que je ne vous flatte point. Allons, un peu de honte est bientôt passée. Prenez cela, vous dis-je, ou de ce pas je le porte à Paris. Ah ! pardi ! j’ai là mesdames de La Brèche, de Vaginasse, de Béantcul, de la Poterne… et madame de La Conassière donc ! la pauvre femme, que je sais réduite à se servir d’une seringue à clystère, au bout de laquelle on plante une orange, le tout recouvert d’une peau glacée. C’est à faire pitié !

Du moment que Durut a nommé madame de La Conassière, madame de Valcreux est devenue rouge de colère, et sur-le-champ elle s’est décidée à garder le beau godemiché.

Madame de Valcreux. — Combien cette pièce ?

La Durut. — Pour une étrangère, trois louis et demi, mais pour une voisine…

Madame de Valcreux. — Je ne veux point de grâce, et cela vaut quatre louis pour moi. (Elle tire sa bourse et donne les quatre louis.)

La Durut. — Il ne m’appartient pas de résister à ce que vous voulez. Grand merci… Voici maintenant quelque chose encore qui dépend de votre emplette.

C’est un attirail au moyen duquel le tronçon du godemiché, vissé dans un écrou, se trouve appliqué au corps d’un homme ou d’une femme. On l’y attache autour des hanches et entre les cuisses par des ligatures artistement disposées et qui n’ont aucune incommodité[115].

Madame de Valcreux. — Cela se conçoit assez aisément. Cependant…

La Durut. — Je voudrais bien avoir le temps de m’arrêter, je ferais vite essayer ce harnais à quelqu’un de vos gens,… ou plutôt à la cousine…

Madame de Montchaud (dans l’antichambre). — J’entends qu’on parle de moi… Je suis à vous,… j’ai fini dans l’instant.

Madame de Valcreux. — Je crois, Dieu me pardonne ! qu’elle est après s’en faire donner par Fanfare.

La Durut. — Elle fait bien… Ne nous occupons pas des affaires d’autrui.

Madame de Montchaud (sur le pas de la porte, dit au chasseur). — Ne vous éloignez pas, ou retrouvez-vous là-haut dans une heure au plus tard. — Me voici.

La Durut. — Approchez, la belle.

Madame de Montchaud (effrayée). — Comment ! vous prétendriez…

La Durut. — Eh ! bon Dieu, laissez-nous faire.

Madame de Valcreux. — Quelle folie ! D’ailleurs, c’est inutile ; Dorothée[116] ne voudrait peut-être pas…

Madame de Montchaud. — Quoi donc ?

La Durut. — On va vous l’apprendre.

Madame Durut ceint la machine aux hanches de madame de Montchaud ; mais quand il s’agit de passer les attaches par-dessous, elle s’englue les doigts et se trouve obligée de les essuyer avec son mouchoir. Voyant la mine comiquement sévère que fait la Durut,

Madame de Montchaud (dit en riant). — Ne va-t-on pas me gronder ? Je me suis tant pressée ! Si j’avais été moins obligeante pour vous autres, il n’y aurait eu rien de perdu. (Elle est entièrement préparée.) J’ai bon air avec cela !

La Durut. — Il s’agit maintenant d’en jouer avec la cousine : on vous l’a tant fait, Dieu merci ! que vous ne devez pas être embarrassée de pratiquer à votre tour.

Madame de Montchaud (se récriant). — Bonté du ciel ! moi, faire l’homme ! et avec une proche parente encore !

Madame de Valcreux (à Durut). — N’avais-je pas deviné ?

La Durut (avec sévérité). — Oh ! si nous avons de ces travers de pensionnaires de couvent, nous ne valons rien pour Paris. (D’un ton menaçant.) Voulez-vous bien tout de suite…

Madame de Montchaud. — Eh ! bon Dieu, la paix ; quand on y est une fois, il n’en coûte pas plus d’aller son train. Voyons, Rosette.

Comme, par la faute de madame de Montchaud, loin encore d’être formée, il n’y a pas entre les deux cousines cette sympathie à la mode qui fait maintenant trouver au beau sexe, chez lui-même, des jouissances mutuelles que souvent le nôtre ne lui offre qu’avec mille dangers, madame de Valcreux choisit une posture qui ne communiquera de sa personne que la partie seule nécessaire à l’expérience. On comprend sans doute que c’est en jument du compère Pierre qu’elle se présente. Alors Dorothée vient boucher l’énorme solution de continuité qu’on sait et dont l’espiègle Durut n’a pu s’empêcher de rire à la sourdine. Quoique le factice boute-joie ait onze pouces de long et sept de circonférence, il s’ajuste à merveille, et Rosette le reçoit tout entier. On ne conçoit pas d’abord où ces dames à grandes balafres peuvent loger des corps étrangers desquels le spectateur craint d’abord que l’effet ne soit mortel. Il faut laisser aux naturalistes le soin de résoudre ces profondes énigmes. Les ignorants n’ont qu’à se rappeler que tous les jours on voit sortir de chez une femme délicate, svelte, un gros enfant plus volumineux encore que le joujou qu’on vient de décrire. Bref, si madame de Valcreux ne se plaint point, ce n’est pas à nous à trembler pour elle. Bien au contraire, prenons part à la vive sensation que lui cause un cylindre, quoique inanimé, qui touche enfin partout : c’est ce que depuis longtemps les vivants n’ont pas fait chez elle. Observons avec intérêt les frétillements que lui causent ces émoustillantes nodosités dont nous avons parlé plus haut. Le plaisir naît pour cette femme blasée tout juste au degré qui précède la douleur. Pour une autre ce serait une torture que l’opération où celle-ci trouve enfin de vraies délices.

Madame Durut, dirigeant l’expérience, fait remarquer à Dorothée ce qu’il faut toucher pour faire partir une détente qui, lorsque la machine est chargée, procure une vive éjaculation ; mais pour cette première fois l’opération se fait à sec.

Madame de Valcreux, dont l’attente vient d’être surpassée, reconnaît l’excellence du godemiché. La cousine ne manque pas d’en commander un pour elle-même, mais à sa mesure, qui est d’un quart en longueur et d’un tiers en circonférence plus faible que celle du modèle. Il faut que madame Durut ait la complaisance de coter ces dimensions, car madame de Montchaud n’est pas femme à se dessaisir de son cher pis aller, dont elle veut pouvoir faire usage à toute heure.

Madame de Montchaud. — Ce n’est pas tout, ma chère Durut J’ai la plus forte envie de goûter de notre Trottignac. Quand cela se pourra-t-il ?

La Durut. — Attendez. (Elle cherche ses tablettes.) D’abord, il est aujourd’hui chez la comtesse de Mottenfeu[117].

Madame de Valcreux. — Quoi ! la voilà revenue d’Angleterre ? Elle avait juré de ne plus reparaître à Paris.

La Durut. — Elle prétend que grâce au séjour de quatre ans qu’elle a fait à Londres, tous les engins y cherchent maintenant des épingles à terre. Comme depuis son éloignement la démarcation a ravivé dans Paris une fourmilière sur laquelle on crachait autrefois, et qu’il s’y trouve des milliers de gens qu’on peut avoir, elle est accourue comme l’oiseau de proie à la pâture. La première figure de connaissance qu’elle a rencontrée près de la barrière était son ancien coiffeur ayant des épaulettes de colonel !

Madame de Valcreux. — Cette petite rousse-là va mettre la famine parmi nous, si elle recommence son train d’autrefois.

La Durut. — C’est pis que jamais. On la crut un moment convertie, certaine marquise, son amie[118], redevenue honnête femme tout de bon, la contenait un peu ; mais la comtesse reprit un beau jour le mors aux dents : elle est depuis lors quatre fois plus libertine. Qu’en est-il arrivé ? que la sage est morte ; on la croyait cependant constituée de manière à faire l’épitaphe du genre humain. Tandis que la petite dissolue, âgée de trente-six ans, ribaudant depuis vingt, crève de santé, et fait dans le monde autant de dégâts que le pourrait une épidémie secondée de quatre médecins. La petite sorcière, malgré cela, conserve une mine d’enfant qui lui ôte les deux tiers de ses années : c’est la Guimard du bordel !

Madame de Montchaud. — Cette comtesse va nous tuer le Trottignac !

La Durut. — Elle ne l’aura plus. Demain lundi…

Madame de Montchaud (s’écriant). — Quoi ! c’est aujourd’hui dimanche, et me voici… (Elle regarde à la pendule.) Onze heures ! Ne voilà-t-il pas que je perds la messe ! (Madame Durut regarde avec étonnement madame de Valcreux.)

Madame de Valcreux (ployant les épaules). — Voilà comme elle est.

Madame de Montchaud (avec sourire). — Il faut, ma chère madame Durut, que vous me preniez dans votre phaéton. Il n’y a plus de messes ici, mais j’arriverai assez tôt à Paris pour en avoir une.

La Durut (avec malice). — Vous ne pouvez pas vous absenter ; et ce chasseur donc, que vous avez remis à une heure ! Croyez-moi, ses Kyrie eleison valent mieux que ceux d’un petit père. Où vous croyez-vous donc ?

Madame de Valcreux. — C’est la chatte métamorphosée en femme, qui saute à bas du lit pour courir encore après les rats.

Madame de Montchaud (agitée). — Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’on devient donc avec vous autres ? Plus de jeûnes, plus de jours maigres ! Bientôt il faudra n’avoir plus de religion… Mais, voyons, Trottignac enfin ?

La Durut (consultant ses tablettes). — Demain il sert madame de Chaudevoie.

Madame de Valcreux. — Il aura de la besogne.

La Durut. — Mardi,… madame de Fortconnin.

Madame de Valcreux. — Ce n’est pas ce qui le délassera.

La Durut. — Mercredi… mercredi il serait bien retenu par cette petite sainte Nitouche de Condoux[119] ; mais je la crains, et… (À madame de Montchaud) et vous aurez la préférence.

Madame de Montchaud. — Grand merci !

La Durut. — Au reste, je vous préviens que mon Gascon n’en donne plus que sept ou huit airs tout au plus ;… mais c’est du bon.

Madame de Valcreux. — Il doit pourtant l’avoir fait quatorze fois à cette gueuse de La Conassière ?

La Durut. — Aussi m’est-il revenu moulu, comme s’il eût subi la question extraordinaire. On lui avait fait manger l’enfer… Il a sué l’ambre pendant trois jours, et puis ne s’était-il pas empiffré de diabolini sans savoir ce que c’était ! Il y avait de quoi en crever.

Madame de Montchaud. — Si je le laissais reposer un ou deux jours ?

La Durut. — Je puis l’envoyer mercredi chez la baronne de Confourbu, qui n’est plus en état de fatiguer un homme et s’en tient aux caprices ; il aurait congé le jeudi… Pour lors, vendredi…

Madame de Montchaud. — Non, non, point de vendredi. Ce jour-là je ne m’amuse jamais, cela porte malheur. Je n’en prends que pour le nécessaire ; mais le samedi…

La Durut. — Samedi soir. (Elle n’a pu se retenir de ployer les épaules et de dire, d’un regard, à madame de Valcreux : Que votre cousine est ridicule !) Adieu, mesdames.

Madame de Montchaud. — C’est sans plaisanterie, ma chère Durut : je ne demande que le temps de passer un déshabillé, et je vais avec vous chercher à Paris une messe.

La Durut. — Impossible. D’abord, je ne reviens que le soir ; et puis je mène tant qu’elles veulent les jolies femmes au bordel, mais à l’église, jamais ! Les dévotes sont de la contrebande pour moi ; si je savais que d’ici à samedi vous vous avisassiez d’entendre une messe, il n’y aurait pas plus pour vous de Trottignac que dessus ma main.

Madame de Montchaud (soupirant). — Je me damne donc.

Madame de Valcreux (à Durut qui se retire). — Elle est folle ! Au revoir, ma chère Durut.

Madame de Montchaud (courant après madame Durut). — Mon godemiché lisse, entendez-vous ?

La Durut. — Cela va sans dire. (Elle disparaît.)


LES COUSINES SEULES.

Madame de Montchaud. — Une bien brave femme, en vérité.

Madame de Valcreux. — Et toi une grande nigaude, avec tes messes, tes jeûnes, tes jours maigres, et tes vendredis qui portent malheur…

Madame de Montchaud. — Eh bien ! que veux-tu ? c’est un reste de vieilles habitudes. Je ne demande pas mieux que d’être à la fin comme une autre. Prie Dieu qu’il ne me laisse pas devenir pire encore. Dans tous les genres, ma devise est assez volontiers : Tout ou rien !

Madame de Valcreux (avec un mouvement de blâme amical). — Va t’ajuster, extravagante ; j’en vais faire autant. Bonjour…

Madame de Montchaud rencontre heureusement Fanfare et se fait rendre encore un service. Après quoi, son propre domestique, qui l’attend, reprend la balle, comme c’est l’étiquette chez cette dame avant de lui toucher les cheveux.


DU TRAGIQUE ! POURQUOI NON ??




DEUXIÈME FRAGMENT.




L’un des objets du voyage de madame Durut à Paris était de savoir si le comte de Scheimpfreich[120] y était encore, ou si, comme il l’avait promis, il en était sorti au bout de vingt-quatre heures. Le malheureux, que n’avait-il tenu parole ! La belle Wakifuth n’avait bougé de l’hospice. Durut avait eu soin que cette insatiable y passât le temps fort agréablement ; mais il fallait pourtant revenir en ville ; on voulait être assurée que le funeste comte n’y fût plus. C’était pour vérifier le fait que Durut, comme la colombe de l’arche, avait pris l’essor.

Voici ce qui s’était passé : le baron de Widebrock[121], qui n’avait plus trouvé de logement à son ancien hôtel, s’était rabattu dans celui que madame Durut fait tenir, pour son compte, par une de ses sœurs. La première chose qu’on lui apprit, quand elle mit le pied chez elle, fut que le baron était au lit, malade d’une blessure récente, mais peu dangereuse ; qu’en revanche il avait pitoyablement traité son adversaire, et celui-ci c’était… le comte de Scheimpfreich. Ces messieurs avaient fait connaissance dans une de ces agréables maisons dont Paris abonde, qui sont ouvertes aux étrangers riches, et où sont les amorces de l’amour et du jeu, et sont finement cachés tous les hameçons de l’escroquerie. Allemands et chapitrables[122], Scheimpfreich et Widebrock s’étaient aussitôt liés ; avides de gros plaisirs, dès le troisième jour ils furent inséparables.

Certain soir que le baron était à peu près monté, et le comte gris (il fallait très-peu à celui-ci pour le déranger), on en vint aux confidences. Parmi ses bonnes fortunes, le fougueux baron cita la belle Wakifuth et fit d’elle un pompeux éloge ; mais tombant, par digression, à bras raccourci sur l’auteur des anciennes disgrâces de cette compatriote, dont il se trouvait être parent au cinquième degré, il s’anima, parla de l’infidèle fiancé dans les termes les plus insultants, et dit enfin que si jamais il le rencontrait, il lui donnerait cent coups de bâton, ses procédés ne le rendant pas digne qu’on le traitât avec plus d’égards. Le défaut du comte n’était pas, comme on sait, de manquer de courage : ces propos le mirent hors de lui. Furieux, il déclara que lui-même avait été le suborneur d’Eulalie, qu’il s’en repentait, mais qu’il craignait peu les ivrognes et les brutaux qui pourraient s’offrir pour la venger. Ils n’avaient pas d’armes[123] ; au premier mouvement violent que les épithètes d’ivrogne et de brutal firent faire à Widebrock, le comte le menaça d’une assiette au visage : une assiette lancée fut la riposte, mais par bonheur elle n’atteignit point[124]. On vint bien à bout de séparer ces scandaleux combattants ; mais leur rixe n’était pas de nature à comporter une réconciliation. Rendez-vous pour le lendemain, au pistolet, derrière le parc de Montrouge. Le prince veut y servir de témoin à Scheimpfreich ; un ami de Widebrock rend à celui-ci le même service. Le comte, premier offensé, tire, effleure la cuisse (en dehors) de son ennemi, qui, tirant à son tour, lui plante sa balle au milieu de la poitrine. À la levée de l’appareil, le coup est décidé mortel. Cependant l’infortuné Scheimpfreich, dès qu’il a pu recouvrer un peu de connaissance, a cru voir dans son malheur une juste punition de son ancien parjure. Voulant réparer sa faute autant que possible, il a fait des dispositions tout à l’avantage d’Eulalie, et d’avance il a prié le prince de recevoir pour elle, avec une cassette de bijoux de grand prix, une forte somme en or et en plusieurs billets au porteur ou lettres de change revêtues des formes nécessaires pour que la belle baronne puisse en toucher le montant.

Cette aventure met madame Durut dans le cas de courir chez le prince ; heureusement elle le rencontre comme il rentrait pour faire sa toilette.


CHEZ LE PRINCE.

Le Prince. — Déjà ! Tu as donc des ailes, ou tout au moins un ballon, ma chère Durut : il n’y a pas une heure qu’on est parti pour te porter ma lettre. (Ils pénètrent en parlant jusqu’au fond d’un appartement dont la dernière pièce est un joli boudoir.)

La Durut. — On ne m’a point rencontrée, je suis venue par la traverse ; mais je m’estime heureuse d’avoir pu deviner que Votre Altesse avait besoin de moi…

Le Prince (gaiement). — C’était pour autrui quand je t’écrivais, mais quand je te vois, c’est infiniment pour moi-même. Tu te souviens de mon cartel[125] ? (Il la chiffonne, et s’étonne de la beauté de sa gorge.) Elle est inconcevable !…

La Durut (gaiement). — Vous l’êtes bien plus de vous mettre dans tous ces frais de galanterie avec une femme de trente-six ans.

Le Prince (qui a passé de la gorge ailleurs). — Tout ceci n’en a pas dix-huit… Mais quelles chairs ! quel satin ! Ovide avait bien raison…

La Durut (fort émue). — Dit-il quelque part aux gens qui font ce dont vous vous amusez : Gare les manchettes ! Si tu ne finis, cher prince,… les tiennes vont avoir de l’empois, je t’en préviens.

Le Prince (s’animant). — Adorable ! il ne manquerait plus que cela pour m’ensorceler… Une femme qui prouve est pour moi…

La Durut (se pâmant). — Finis donc… Tu Tas voulu… Mille excuses… (Elle a mis le prince dans le cas de s’essuyer bien vite.)

Cette scène très-rapide s’est passée debout, et il y a eu beaucoup plus de pantomime encore que de discours. Le prince s’assied, fait avancer la docile Durut près de lui, se proposant de lui faire courir une poste à franc étrier ; mais elle, brûlante et très-voluptueuse quand elle se livre, n’a pas plutôt aperçu le pommeau de la selle, qu’elle se précipite pour le baiser. Le prince (du goût de bien des gens) ne se déplaît point à cet hommage ; il a le temps d’assaisonner sa jouissance, et, troussant par derrière la lascive Durut accroupie, il se fait répéter par une glace qui descend jusqu’à terre ce beau cul si rond, si frais, dont l’éloge se lit ailleurs[126]. Dès ce moment l’ambidextre prince a fait tous ses plans… Cependant il ne souffre pas que la lesbienne[127] se consomme ; Durut, forcée de démordre, monte enfin à cheval et part au galop… La carrière est bientôt achevée… Notre amie croit rêver tant de bonheur. Est-ce bien elle qui possède si complétement l’un des plus aimables petits-maîtres de l’Europe ? Le ravissement des sens, le triomphe de l’amour-propre, tout cela s’exprime par un seul fougueux baiser dont est couronné cet ardent impromptu… Mais tout n’est pas dit encore.

Le Prince. — Tu crois en être quitte ? Non, belle maman ; cette glace m’a dit trop de bien de toi pour que mes hommages puissent avoir des bornes…

À ces mots, aux mouvements du prince, à l’attitude qu’il indique, Durut devine à l’instant ce qu’on espère encore de sa complaisance.

La Durut (s’arrangeant). — J’en aurais cent de l’un et de l’autre qu’ils seraient tous à tes ordres !

Il se trouve alors qu’il présente le flanc à la glace dont ils se sont fort approchés, et de la sorte le prince a le plaisir d’y voir de profil les monts rosés dans la vallée desquels il se perd, administrant un adroit et raffiné service. Il y a des entêtés à qui l’on ne peut persuader que toutes les femmes ne sont pas sourdes de cette oreille-ci. Qu’ils pensent ce qu’ils voudront de ce que pouvait éprouver alors la bonne dame Durut ; les autres, pour qui je répète qu’elle entendait très-clair des deux oreilles, m’en croiront quand je leur dirai qu’à cette manière d’obliger le prince elle prit elle-même bien du plaisir. Comme tout cela n’a pas laissé d’être long…

La Durut (trouve bon de dire après l’affaire). — Pardon, cher prince, si j’ai dormi si longtemps ;… mais c’est que je faisais un bien beau rêve…

Le Prince. — Je ne veux pas que tu prennes ainsi la chose, et pour que tu n’oublies point que notre nouvelle liaison est une réalité, fais-moi le plaisir de garder cette montre ; à chaque fois que les aiguilles y marqueront cette même heure, tu m’obligeras de te dire : “ À pareil moment, un homme qui se croit connaisseur, me jurait que jamais il n’avait eu plus de plaisir qu’avec moi. „

La Durut (prenant la montre). — J’ajouterai : Et jamais Durut n’avait été plus heureuse…

On frappe à la porte : le prince ouvre. Il s’agit du retour de son émissaire, porteur du billet que voici : “ Phénix des princes, en l’absence de ma sœur, j’ai décacheté ce que vous lui adressiez. La belle baronne est aussitôt partie ventre à terre avec votre postillon ; s’il en est temps encore, le mourant aura la triste consolation de la voir. Que n’ai-je pu m’échapper moi-même ! Au lieu de lire ce chiffon, Votre Altesse aurait embrassé l’amoureuse Célestine. „

Le Prince. — Ta sœur est toujours angélique. Mais il n’y a pas un moment à perdre. Volons…


CHEZ MADAME DURUT.

Quelque diligence qu’ait faite le phaéton de madame Durut, elle et le prince ne sont pas survenus assez tôt pour être témoins des derniers instants du malheureux Scheimpfreich. À peine Eulalie était-elle arrivée qu’une crise, causée sans doute par le choc de plusieurs sentiments contraires et violents, avait annoncé la fin prochaine du malade. Il n’avait pu baiser que bien passionnément la main de la baronne et lui dire : “ Je vous vois, vous êtes vengée, je meurs heureux !… „ À ces mots, il avait rendu le dernier soupir. Quelques larmes qui faisaient bien de l’honneur au cœur de la baronne s’étaient échappées de ses beaux yeux, mais elle n’avait pas donné des marques d’un attendrissement plus faible. Quand le prince et madame Durut arrivèrent, elle était calme ; après les premiers propos que comportait la circonstance, elle leur dit : “ Cet homme m’était odieux ; victime de sa faute, il m’a touchée, et je pourrai désormais me souvenir de lui sans aigreur. „ Quant aux dispositions du défunt, la baronne rejeta bien loin ce que le prince avait cru devoir déclarer. “ Qu’il me connaissait mal ! dit-elle avec dédain. Que sa famille profite de toute cette riche dépouille : y prendre part, ce serait achever de me déshonorer. „ Le prince sentit bien qu’une belle terre que le comte léguait étant refusée, ce n’était pas le cas de parler sitôt du fidéicommis, d’argent, de papiers et de bijoux. On saura plus tard par quel biais le prince et madame Durut vinrent à bout de vaincre, pour ces derniers objets, la résistance de la délicate baronne.

Lecteurs, pardonnez-moi ces lugubres détails. Si parmi vous il y avait beaucoup de ces âmes à la glace que rebute tout ce qui peut avoir pour objet d’émouvoir le cœur ; beaucoup de ces malins qui ne liraient nos feuilles que pour avoir le cruel plaisir de rire de la démence qu’elles peignent et de mépriser un sexe adorable dont nous célébrons la sublime lubricité, nous nous repentirions d’avoir écrit, puisque le tableau de ces écarts ferait oublier tant d’admirables attributs qui l’emportent si éminemment sur ses jolis vices.


EH BIEN ! DE L’HÉROÏQUE.?




TROISIÈME FRAGMENT.




La scène est dans l’appartement de madame Durut.

La comtesse de Mottenfeu[128] et madame Durut viennent de parcourir ensemble les bâtiments et les jardins de l’hospice.

La comtesse de Mottenfeu (se reposant). — C’est de la plus grande vérité, ma chère Durut. Je suis émerveillée de tout ce que tu m’as fait voir, et ton administration mérite les plus grands éloges.

La Durut. — Le vôtre est sans prix pour moi, madame la comtesse. J’espère, puisque vous paraissez contente, que nous aurons le plaisir et l’honneur de vous voir souvent dans cette solitude ?

La Comtesse. — Comment ! j’espère bien y vivre et mourir. Il faut faire une fin, ma chère Durut. Un beau jour j’arrive ici dans ce charmant pavillon des pensionnaires, et c’est pour y finir mes jours. Ma fortune est assez honnête pour pouvoir faire un arrangement raisonnable avec toi.

La Durut. — Nous n’aurons pas de peine à nous arranger, madame la comtesse.

La Comtesse (interrompant). — Je vois que l’ordre a pris, pendant ma longue absence, une forme infiniment plus agréable que de mon temps…

La Durut. — Croyez-vous ?

La Comtesse. — Au reste, je ne pourrais raisonner pertinemment de tout : je n’étais qu’affiliée. Mais d’après ce que j’ai pu connaître du dessous des cartes, j’ai toujours jugé qu’on n’avait pas atteint le vrai but. On faisait alors une espèce de culte religieux de ce qui devait n’être qu’un badinage, une folie…

La Durut. — N’est-ce pas ? voilà tout à fait mon idée. C’est précisément à quoi j’ai tâché, moi, de ramener les choses, autant que la besogne d’une simple servante pouvait influencer le très-digne ordre… Mais ayez la bonté de m’achever ce que vous avez commencé.

La Comtesse. — Les gros bonnets d’alors étaient des espèces d’adeptes qui faisaient semblant d’avoir trouvé la pierre philosophale du plaisir et de vouloir en demeurer seuls dépositaires.

La Durut. — La pierre philosophale ! Voilà ce que je cherchais, et n’ai jamais eu l’esprit de trouver ; quand j’avais sur la langue… ce n’était pas cela… Mais je vous écoute, ayez la complaisance de continuer.

La Comtesse. — Il se tenait de belles et longues assemblées où l’on s’emmystiquait[129], et puis il y avait des harangues de réception, des remerciements. Tout cela devait être aussi plat, aussi pédantesque qu’à l’Académie. Il y avait des hymnes à prétention, où sans doute les prétendus inspirés s’étaient battu les flancs pour être, comme au Parnasse, bien exaltés, bien sublimes, bien ridicules. Tout cela, ma Durut, n’était point la volupté, et ce qui prouve bien que ces illustres n’étaient pas infiniment heureux par toutes ces simagrées, c’est que lorsqu’il s’agissait de s’amuser tout de bon, on convoquait un essaim de fous et de folles devant qui, certainement, on n’aurait osé ni haranguer, ni célébrer, car nous aurions infailliblement éclaté de rire au nez des orateurs et des grands prêtres.

La Durut (affectueusement). — Vous êtes toujours la même, madame la comtesse ; vous n’avez rien perdu… de vos attraits d’abord… ni de votre précieuse originalité.

La Comtesse. — J’ai fait comme toi, ma chère Durut, excepté que je n’avais pas une aussi belle figure à conserver…

La Durut. — Oh ! vous plaisantez !

La Comtesse. — Non ; je me suis toujours rendu justice. Je n’ai ni traits, ni formes, mais je n’en ai pas moins valu de plus avantagées… Pour toi… pas plus haute que cela, tu étais déjà bien… Car nous sommes du même temps, et nous étions si voisines ! Je me souviens toujours (il y a toujours de cela) comment ta grave mère, bien aussi catin qu’une autre…

La Durut. — On le dit.

La Comtesse. — Te chassait devant elle, à l’heure de la grand’messe… “ Tenez-vous droite, mademoiselle ; les pieds en dehors… Regarde-t-on ainsi les garçons ? Songez où vous allez, et ne levez pas tant le nez en l’air. „ Ah ! ah ! c’était une rude femme !

La Durut. — Faisant tout, buvant comme un soldat, fausse comme un jésuite… Ah ! dame ! c’est comme cela qu’il fallait être pour mettre le grappin sur un sot tel que le maître qu’elle servait, et puis protéger les galanteries de madame. Aussi madame ma chère mère m’a-t-elle laissé quelques écus ; ensuite je les ai fait profiter.

La Comtesse. — Dis donc, Durut, quand nous nous rencontrions, souvent nez à nez, dans cette rue Jacob, car on me faisait faire mon salut aussi, qui aurait deviné, nous voyant si candides, si béates, qu’un jour nous aurions cet entretien-ci ? Que tu sois devenue galante, rien d’étonnant ; tout le monde disait de toi : “ Cette Agathe sera un jour une maîtresse-fille. Voyez, à quinze ans, comme elle a déjà de la taille et de la gorge ! C’est déjà bon à marier. „

La Durut. — Et ils avaient raison.

La Comtesse. — J’étais une chafouine, moi ; ma vilaine bonne me reprochait mon museau de sapajou, ma dorure, ma petitesse ; il semblait à la sotte femme que, pour faire honneur à son éducation, j’aurais dû grandir comme la chenevière, et me déroussir ! Telle que j’étais, j’ai fini par ne pas mal tourner pourtant. Si l’on voulait me le disputer… (Elle tire un livre de sa poche.), voilà de quoi leur répondre.

La Durut. — Qu’est-ce que cela, s’il vous plaît ?

La Comtesse (le baisant). — Les titres de ma gloire, le bienheureux dépôt des noms des quatre m… Mais non, je veux que tu devines, Durut. Là dedans sont inscrits, sans en avoir omis un seul, tous ceux qui ont eu l’honneur de m’avoir…

La Durut. — Vous avez fait l’enfance de noter cela ?

La Comtesse. — Et de quoi de plus essentiel donc voudrais-tu que j’eusse fixé le souvenir ?

La Durut. — Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire, mais on n’a pas toujours l’occasion, le moment.

La Comtesse. — Oh ! dès la première fois (il y a vingt ans de Dieu grâce !) qu’il m’est arrivé de me frotter à ce monsieur que tu sais, je prévis que familiariser avec lui serait la plus essentielle affaire de ma vie ; or, comme j’ai de l’ordre… Mais devine : combien y a-t-il, à vue de pays, de noms là dedans ?

La Durut. — Que sais-je ? quatre cents…

La Comtesse. — Prr ! Passe au mille et va…

La Durut. — Eh bien ! mille et quelques ?

La Comtesse. — Oui, quelques mille, mais combien ?

La Durut. — Quelques mille ! deux ? trois ?

La Comtesse. — Tu es encore loin de compte.

La Durut. — Loin ! si je viens à vous offenser, songez que vous m’avez provoquée… Quatre mille ?

La Comtesse (appuyant sur les mots). — Quatre mille neuf cent cinquante-neuf, ma fille, depuis le jour de mon début jusqu’à celui-ci, tout autant.

La Durut (très-étonnée). — Quatre mille neuf cent cinquante-neuf !

La Comtesse. — Mais songe donc… en vingt ans !… Songe qu’une année est composée de trois cent soixante-cinq jours ! Je te parle donc à peine de deux cent soixante à quatre-vingts animaux porte-pine par an : ce n’est pas un par jour. Le total en impose d’abord : au détail, on voit que ce n’est rien.

La Durut (lui baisant la robe avec un respect badin). Quel rien, juste ciel !

La Comtesse. — Tu vas voir ; chaque classe est à part, écoute… (Elle ouvre son livre, qui ressemble à un Almanach de Gotha, doré sur tranches et qui a son étui). Princes, grands seigneurs, gens à cordons, prélats : deux cent soixante et douze, en vingt ans ! Cela, je crois, est assez modeste.

La Durut. — Il n’y a pas de quoi faire crier.

La Comtesse. — Mais voici qui est un peu plus fort. Militaires (elle tourne rapidement beaucoup de pages) : neuf cent vingt-neuf. Tous officiers, bien entendu. Les soldats sont compris ailleurs.

La Durut. — Vous avez eu des soldats aussi ?

La Comtesse. — Ne sont-ce pas des hommes ?

La Durut. — Neuf cent vingt-neuf officiers ! cela doit donner bien du plaisir !

La Comtesse. — Robins,… tu vois que leur liste est courte,… quatre-vingt-treize…

La Durut. — C’est encore beaucoup, pour ce qu’ils valent au boudoir.

La Comtesse. — Fi donc ! on ne les a jamais que chez eux, quand on a quelque procès, ou qu’on veut bien solliciter pour des amis. Financiers : trois cent quarante-deux. Tu conçois qu’il y a de bonnes raisons pour qu’il se trouve quantité de ces messieurs sur une liste telle que celle-ci ?

La Durut. — Je comprends fort bien… les sacs… Après ?

La Comtesse. — La calotte. Je ne parle pas des simples tonsurés, de ce que l’on nomme les abbés : je les ai réunis aux gens sans aveu.

La Durut. — C’est leur vraie place. De cette calotte, combien ?

La Comtesse. — Deux cent trente-neuf.

La Durut. — Cela est modeste.

La Comtesse. — Moines.

La Durut. — Ah ! vous en faites un article à part ?

La Comtesse. — Sans doute ; c’est le capuchon : quatre cent trente-quatre, la plupart cordeliers, carmes ou bernardins : quelques ex-jésuites à virgules, mais ils sont englobés dans la calotte.

La Durut. — À propos de ces virgules et des guillemets dont j’ai aperçu grand nombre tandis que vous feuilletiez, qu’est-ce que cela veut dire ?

La Comtesse. — Je viens de prévenir à moitié ta question. Les noms sans virgules ni guillemets sont ceux des gens favorisés à l’ordinaire ; les autres,… cela parle de soi-même.

La Durut. — Ah ! j’y suis ; mais il m’a semblé voir beaucoup de noms décorés de guillemets et de virgules.

La Comtesse. — Eh ! mais tous ceux qui l’ont voulu. Tu vois une bonne diablesse qui ne chicane point sur la façon et tâche de contenter tout le monde.

La Durut. — Le charmant caractère ! Revenons à la liste.

La Comtesse. — Gens de société : quatre cent vingt. Cette classe comprend tout ce qui n’a pas un état dans le monde, mais qu’on rencontre pourtant au spectacle, dans les maisons de jeu, aux promenades, en voyage, etc… Cette colonne que tu vois à part, où il n’y a que le mot Inconnus, rend compte d’une quantité d’individus qui n’ont pas voulu se nommer, ou dont la promptitude des circonstances n’a pas permis de demander le nom.

La Durut. — J’y vois beaucoup de virgules.

La Comtesse. — Ce sont précisément ceux-là qui n’aiment pas à se décliner. Bourgeois ; vois si cet article n’est pas bien raisonnable : en tout cent dix-sept.

La Durut. — C’est exemplaire.

La Comtesse. — Il s’agit ici de marchands, faiseurs d’avances, propriétaires ou sous-loueurs d’appartements, gens d’affaires, etc.

La Durut. — J’appelle cela des faveurs bien placées : rien de mieux que d’unir l’agréable à l’utile[130].

La Comtesse. — Voici l’article des étrangers : mille six cent quatorze… Mais il faut penser, ma chère, que j’ai fait quatre ans de séjour à Londres.

La Durut. — Aussi ne me suis-je pas récriée.

La Comtesse. — Gens du commun… Ce sont des soldats, des ouvriers, des faiseurs de commissions, des gens que je me suis amusée à raccrocher parfois la nuit, déguisée, au Palais-Royal ou sur les boulevards. Mais ces caprices ne se montent en tout qu’à deux cent quatre-vingt-huit.

La Durut. — Allons, je ne vous passe pas cet article-là, car cela date de loin, et pour lors il n’y avait point encore d’égalité. C’était de la démocratie anticipée. Vous voyez que je ne flatte point. Tout net, madame la comtesse, c’était déroger.

La Comtesse. — Et c’était justement ce qu’il y avait de piquant. Quant à ces passades, il est si plaisant à une femme de qualité de s’étendre sous un vigoureux crocheteur qui a longtemps marchandé pour donner six sous, et qu’elle étonne ensuite en lui glissant douze francs dans la main ! à occuper un soldat du guet, tandis que le reste de la patrouille fait la guerre à l’œil, et dit brusquement aux gens : “ Détournez-vous ! il y a là un trou qu’on travaille à boucher ; prenez à droite ! „

La Durut. — Je conçois que ces petites débauches peuvent amuser.

La Comtesse. — Ah ! j’avais franchi l’article parents : deux oncles, une douzaine de cousins, des alliés ; cela ne va qu’à vingt-cinq.

La Durut. — Cela n’est pas la peine d’en parler.

La Comtesse. — Valets…

La Durut. — Vous oubliez quelque chose, car je viens de lire, à la volée, Volange et Placide.

La Comtesse. — Tu as, ma foi ! raison. Il y a l’article musiciens, histrions, sauteurs, etc. Peste ! c’était une importante omission. Il ne s’agit pourtant que de cent dix-neuf personnes : c’est à peine six par an.

La Durut. — Pure misère ! Et puis voici les valets !

La Comtesse. — Tant les miens que ceux d’autrui. Il y en a de si beaux, si bien tournés ! et puis quelquefois ils ont rendu des services si essentiels, qu’on ne sait comment les récompenser. Ou bien un secret à payer, ou bien il s’agit d’exécuter une rouerie, le projet exige qu’on monte la tête à l’auxiliaire ; les faveurs marchent d’abord, c’est l’encouragement ; le salaire suit après l’exécution…

La Durut. — Cela est plein de sens.

La Comtesse. — Tu vas voir que je n’ai pas eu l’ignoble goût de la livrée, comme la plupart de nos privées de l’ancien régime. Je n’ai eu, dans toute ma vie, que cent dix-sept de ces porte-couleurs.

La Durut. — Bagatelle, vraiment. D’après votre idée proportionnelle de tout à l’heure, ce n’est pas tout à fait six par an, un seul laquais en deux mois !… Est-ce tout ?

La Comtesse. — Il reste un article encore : Nègres, mulâtres et quarterons, ensemble quarante-sept. (Soupirant). Ah ! de ce nombre, ma chère Durut, il y eut un Zamor[131] ! celui-là, mon cœur, je le regretterai jusqu’à mon dernier soupir.

La Durut. — Vous me donnez une bien haute idée du mérite d’un homme qui laisse d’ineffaçables impressions dans un cœur qu’ont pu toucher quatre mille neuf cent cinquante-neuf amants…

La Comtesse. — Voilà de la mauvaise plaisanterie, par exemple. Dois-je me fâcher ? (Elle sourit.)

La Durut. — À Dieu ne plaise ! Touchez là, si vous ne m’en voulez point. (La comtesse, par malice, touche si fort, qu’elle-même se fait un certain mal.)

La Durut. — Maintenant que j’ai eu sur les doigts, que pourrai-je faire pour vous amuser, car vous ne me quittez pas encore ?

La Comtesse. — Ce n’est pas mon dessein, je compte dîner ici en famille.

La Durut. — Vous m’enchantez. Mais il n’est que midi. Quelle est votre heure ?

La Comtesse. — La tienne, celle de la maison.

La Durut. — Trois heures.

La Comtesse. Soit.

La Durut. — En attendant, si vous voulez, je ferai descendre le Trottignac ?

La Comtesse. — Pour moi ?

La Durut. — Pour qui donc ? Je n’ai pas le temps de vous donner moi-même avec lui la petite récréation. Mais attendez, voulez-vous lui voir exploiter Fringante ?

La Comtesse. — Célestine plutôt.

La Durut. — Oh ! non, celle-ci ne peut le souffrir. C’est une antipathie !… Et lui, pourtant, il en est fou. L’autre jour il la surprit et faillit la violer. Elle poussa des cris horribles, et se trouva mal quand on l’eut délivrée… de trois ou quatre pouces qu’il lui avait déjà mis tout de travers,… car il avait aussi perdu la tête, lui !…

La Comtesse. — Pas mal ! Eh bien ?

La Durut. — Ma pauvre sœur, dis-je, fut évanouie pendant vingt minutes ; ensuite elle eut des convulsions et un tremblement !… Nous crûmes qu’elle était frappée d’épilepsie. Depuis ce temps-là, c’est à lui de l’éviter, car à sa vue la plus douce créature de la terre devient comme une lionne et lui court sus ; elle le poignarderait !

La Comtesse. — Ces aversions sont inconcevables ; on en a vu pourtant des exemples fréquents. Fringante n’est pas si difficile ?

La Durut. — Oh ! pour elle, ce serait Lucifer avec ses cornes et ses pieds de griffon, qu’elle l’endurerait. (Madame Durut sonne. On frappe en dehors le petit coup d’avertissement.) Fringante et Trottignac ! (On répond selon l’usage.)

La Comtesse. — Voilà ce qui sera fort bien, mais je veux aussi qu’on m’occupe…

La Durut (après un moment de réflexion). — J’ai votre affaire.

Elle conduit madame de Mottenfeu dans un cabinet de toilette, dont un mur est commun à l’alcôve du lit de la chambre à coucher. Pour lors elle ouvre un intervalle carré, et fait remarquer à la comtesse qu’en y passant le buste elle y verra parfaitement les ébats qui vont avoir lieu pour l’amuser, et que pendant cette fête elle sera servie substantiellement.

La Comtesse. — Par qui ?

La Durut. — Ne vous embarrassez pas. Êtes-vous difficile sur le choix des gens que vous n’êtes pas dans le cas de voir en face ?

La Comtesse. — Pas du tout, mais encore ?

La Durut. — Songez que qui que ce soit en âge de maturité n’est admis à servir ici, s’il n’en porte un de huit pouces au moins.

La Comtesse. — Voilà d’abord une contenance.

La Durut. — Et puis on répond de la parfaite santé.

La Comtesse. — Tout cela convient.

La Durut. — De plus, je n’ai chez moi que des gens d’une certaine tournure. Laissez-vous faire, en un mot, à moins qu’il ne vous faille des comtes, des marquis !…

La Comtesse. — Tu te moques, je pense ! Ne viens-tu pas de voir ma liste ?

La Durut. — Eh bien donc ! pourvu que vous ne soyez pas un moment désœuvrée, foutez à la fortune du pot !

La Comtesse. — Me voilà prête.

La Durut. — Demeurez là. Voulez-vous un masque ? Fringante n’a jamais eu l’honneur de vous voir ; mais si vous craignez que Trottignac ne vous reconnaisse…

La Comtesse. — Que m’importe ? pourvu que je ne les gêne pas quand ils me verront le nez sur eux…

La Durut. — Fringante et Trottignac ? Ils le feraient imperturbablement à la barbe des onze mille vierges.

La Comtesse. — Voilà comme j’aime qu’on soit.


Madame Durut a disparu. Fringante entre nue comme le visage. On peut se montrer, et même avec orgueil, quand on a tant de beautés et de fraîcheur. Son œil est en feu, son sein palpite ; elle s’élance avec grâce sur le lit, en jetant, du bout du doigt, un baiser familier à la comtesse qui a son petit nez en l’air passé dans l’embrasure. Trottignac, aussi nu, survient, ardent comme un taureau qu’on lâche dans l’arène à quelque combat d’animaux : il n’a fait qu’un saut de la porte au lit, et d’un seul coup de reins il s’est planté… En même temps, dans le cabinet, quelqu’un, avec la même énergie, se niche en levrette chez l’heureuse spectatrice.

La Comtesse (avec feu). — Ah foutre ! C’est trop de plaisir, mes yeux déchargent… Que mon cyclope[132] ne peut-il voir !

On ne cite pas les dits de Fringante et Trottignac, parce que ce n’est point par l’esprit que brillent ces athlètes ; mais ils travaillent ! c’est à s’extasier. Trois fois, sans bouger, l’onctueux Trottignac a fourni la carrière. — On n’a fait courir encore que deux postes à la petite comtesse, parce qu’après chacune on l’a purifiée avec une éponge imbibée d’eau. Cette cérémonie a coûté quelque instants ; et puis, chaque fois, c’est un éclair !… On va de nouveau grand train avec elle. Quand elle est au moment d’une troisième crise, Fringante et Trottignac, qui se sont reposés et rafraîchis, se raccrochent avec la première ardeur. Pendant cette accolade on a fini la comtesse, et l’éponge a joué son rôle. On la renfile, mais c’est avec une variation qui fait que…

La Comtesse (s’écrie en riant). — Sacrebleu ! tout est ici pour le mieux, autrement le cyclope aurait l’œil crevé ! Soit fait ainsi qu’il est requis…

Et puis elle joue des hanches de si bonne grâce, que l’auteur de la trahison ne peut douter qu’il lui soit pardonné. La petite folle allonge un bras et postillonne l’hercule Trottignac. Il n’a nullement besoin de cet accessoire, mais il le tolère, parce qu’il suppose que la galerie y trouve du plaisir. C’est ainsi que jusqu’à l’heure du dîner Trottignac tient sa Fringante en haleine. Quant à la comtesse, traitée comme un canon, on ne fait avec elle que charger, tirer, écouvillonner, recharger, décharger, etc. L’un n’est pas plutôt ôté que l’autre est mis[133]. Quatre vigoureux bostangis font, à tour de rôle, les frais de cette tenue. C’est dans un moment de quiproquo entre ces messieurs que mons Belamour, purificateur, a placé, comme je l’ai dit, son petit mot, mais à l’autre oreille, ne se sentant pas digne de parler à la même dont se sont emparés de respectables orateurs qu’il se flatte bien de surpasser un jour en éloquence ? lorsqu’il jouira de toute l’étendue de ses moyens. — Fringante, appelée par quelque devoir, se retire ;… mais mons Trottignac, qui n’a rien à faire et sent que Martin vit encore, saute au cou de la comtesse, l’attire par la lucarne, la dispute à quelqu’un de robuste qui se cramponne à son tour. C’est à qui l’aura. La frêle créature a peur d’être écartelée par ces brutaux. Elle crie à faire pitié. Cependant Trottignac est le plus fort : il l’a passée, couchée, et tout de suite enclouée, de manière à ne pas lui laisser l’ombre d’humeur. — C’est cette fois madame Durut qui (venue toujours courant aux cris de la patiente) occupe l’embrasure, et voit, non sans surprise, des gens bien éloignés, pour lors, de vouloir s’arracher les yeux. Ils s’obligent, au contraire, du plus parfait accord.

La Comtesse (à Durut, en riant). — Il a failli me disloquer, mais voilà qu’il me raccommode.

L’expédition achevée, Trottignac fait sa retraite encore avec les honneurs de la guerre.

Belamour vient (un peu décontenancé) pour le petit détail de son service. La comtesse le regarde d’un certain air… Il rougit…

La Comtesse. — Ne serait-ce pas vous, monsieur le fripon, qui tout à l’heure,… hein ?

Belamour (avec timidité). — C’est moi, madame, qui avais cet honneur-là.

Elle lui saute au cou avec transport, le baise au front, aux yeux, à la bouche. Il l’habille, elle lui glisse un louis dans la main.

La Durut (avec sévérité.) — Belamour, je ne sais rien, je ne vois rien. Mais gardez-vous une autre fois d’outre-passer si témérairement les ordres de votre service.

La Comtesse. — Ne le gronde pas, ma chère Durut. Je t’assure qu’il m’a fait tout le plaisir imaginable. (Elle sort de la poche son livre.) Les autres n’étaient-ils pas quatre ?

La Durut. — Tout autant.

La Comtesse (écrivant au crayon). — Quatre inconnus et monsieur Belamour…

La Durut. — Avec une virgule.


On passe dans la salle à manger.


PASSE POUR CEUX-CI !




QUATRIÈME FRAGMENT.




La scène est à l’extrémité la plus reculée de l’ample territoire de l’hospice. Il y a une colline fortuite au haut de laquelle on arrive d’un côté par une montée peu rapide ; l’autre offre des escarpements naturels, que l’on a rendus plus pittoresques. On a eu l’idée de bâtir sur la cime un ermitage, c’est-à-dire un bâtiment qui a toute l’apparence d’une petite chapelle fort ancienne, avec son péristyle soutenu de deux colonnes de bois, sa porte et ses fenêtres gothiques, et ses vitrages diaprés. Un petit clocher surmonte le comble. Une cabane est adossée à cette espèce de sanctuaire. Tout le terrain de cette retraite est en bosquets, coupés de petits sentiers et d’un ruisseau qu’occasionne une cascade artificielle qui s’échappe du point le plus élevé. De ce point l’œil découvre au loin un fort beau paysage, mais l’ermitage, à cause de ses bosquets, est vu de peu d’endroits de l’intérieur de l’hospice, et plus on approche, moins cette solitude est visible.

Elle est d’ailleurs palissadée et close.

Messieurs les jeudis font grand cas de l’ermitage : c’est ordinairement là qu’ils prennent leur champ de bataille pour les petits coups fourrés,… et c’est là que sont pour le moment


CÉLESTINE ET BELAMOUR.

Célestine (se promenant avec Belamour dans les bosquets). — Il tarde bien, ce vicomte de Culigny.

Belamour. — Peut-être ne viendra-t-il pas.

Célestine. — Lui ! pour la récréation qu’il s’est ménagée, il arriverait des antipodes. Il avait essayé d’émigrer, mais il ne pouvait s’accommoder, a-t-il dit hier à ma sœur, ni des femmes du pays, bégueules, sur son article, à faire pitié, ni des réfugiées françaises, dont les taudis sont engorgés du matin au soir, si bien l’aristocratie elle-même s’accommode, à petit bruit, de ce système d’égalité, de liberté, contre lequel elle proteste. N’étant pas non plus affriandé par des jeunes gens qui, pour se rendre aussi laids que possible, se sont mis à porter des moustaches et des barbes, à l’instar de nos sapeurs de la garde nationale, il n’y a pas tenu, et, au risque de se faire prendre, il est rentré. Durut, avertie par ses mouchards, est accourue chez lui ; son premier mot a été : “ Que fait Célestine ? Pourrai-je l’avoir demain ? „

Il est bon de te dire que je suis ce qu’il aime le mieux à Paris, et pour cause… En même temps ma sœur lui a fait voir ton portrait en miniature, qu’elle venait de retirer de chez le peintre, pour la petite duchesse de Confriand. Il s’est extasié. “ Le divin enfant ! s’est-il écrié ; je déjeune avec lui demain à l’ermitage. — Et Célestine ? a dit ma sœur, la voilà cassée aux gages ! — Point du tout ; tous deux, ma chère Durut : je les veux l’un et l’autre. „ Juge, mon petit ami, si cet affamé, qui peut-être n’a pas vu un seul cul depuis six semaines, et qui d’avance a doublé le prix ordinaire de sa fantaisie, peut manquer une partie pour laquelle s’est si vivement montée son imagination !

Belamour. — En vérité, je ne les conçois pas, ces messieurs ! Qu’ils aient tant de plaisir avec vous autres, cela se comprend ; mais avec nous !

Célestine. — Tiens, Belamour, ne te mets pas à raisonner comme un con, je n’aurais pas la complaisance de te répondre. Suis-moi, petit imbécile.

Elle le prend par la main et le mène grand train, à dix pas, dans la cabane qui est en dedans un délicieux boudoir garni de glaces.

Célestine (après avoir mis à nu la mappemonde de Belamour, se trousse et montre aussi la sienne : elles sont toutes deux à portée d’une glace et réfléchies dans une autre). — Regarde, mon polisson, ces deux messieurs que nous voyons là ne sont-ils pas également ronds, également frais, appétissants ? à ton âge heureux, n’est-on pas une jolie fille, quand toutefois on a le bonheur d’être joli ? Et puis que répliquer au caprice, quand il dit : Cela me plaît ? Quant à moi, je sens que si j’étais homme tu y passerais tout de suite.

Belamour. — Eh bien ! j’ai l’honneur de l’être, moi… Je vais donc… (Il se dispose à la coucher sur un meuble.)

Célestine (s’opposant). — Allons, soyez sage : vous savez ce qui vous est prescrit. Il faut de la bonne foi dans les traités…

Belamour (tendrement). — Mais voyez donc !

Célestine. — Oui, je vois là quelque chose de très-persuasif, assurément, mais je sais me posséder, moi,… finissons ! (Avec sévérité.) Allons, monsieur, rengainez votre compliment. (On conçoit ce qu’il en coûte à Belamour de voir refuser quelque chose de fier et d’imposant.) Tenez… (Elle donne à cet audacieux quêteur un baiser humide.) Voilà tout ce que je puis faire pour son service.

Belamour. — Grand merci ! C’est toujours ça !

En même temps l’espiègle se laisse aller à terre, assis. Aussitôt il a fourré sa tête sous les jupes de Célestine et entre ses jambes. Tandis qu’il gravit pour atteindre au magique sillon, de sa main il attaque l’équilibre de la nymphe et lui fait ployer le jarret. Elle tombe en plusieurs temps, et sans rudesse, d’abord à genoux, puis sur les mains ; cette attitude est ce que l’ardent Belamour désirait d’obtenir. Dès lors il a sur le nez la céleste mappemonde, et sa langue amoureuse aiguillonne le brûlant bijou. En même temps, le petit boute-joie fait fièrement l’obélisque, à trois doigts des yeux de Célestine, à qui l’on en fait trop pour ne pas l’entraîner. Elle se jette donc avec un transport glouton sur l’intéressant joujou et lui rend hommage pour hommage. Sa bouche lubrifie le bigarreau vermeil, tandis qu’une main folâtre joue avec les truffes d’Adonis[134] qui décorent le pied de cet arbuste. Mais elle a grand soin, à ce jeu, de ne pas pousser avec Belamour les choses aussi loin qu’il s’en pique avec elle. Il convient que le jouvenceau, destiné et de service, ne perde rien de ses moyens. Célestine, au contraire, verse libéralement cette rosée de vie que les gens qu’elle dégoûte ne sont pas dignes qu’on répande pour eux, mais que savourent comme un nectar ces élus fervents à qui la reconnaissante Vénus fait trouver de tant de façons les cieux sur la terre. C’est lorsqu’il finit cette pieuse manière de lui sacrifier que survient le vicomte.


LE VICOMTE DE CULIGNY[135], CÉLESTINE, BELAMOUR.

Le Vicomte (chante.)

J’aime à voir cet hommage flatteur
Qu’ici l’on s’exerce à vous rendre[136].

Célestine (debout et se rajustant). — D’autant plus, monsieur le vicomte, que c’était sans vous faire aucun tort…

Le passe-temps auquel Culigny vient de surprendre le joli couple n’empêche pas qu’il ne baise fort amoureusement Célestine et qu’avec la même passion il n’en fasse autant au petit languayeur[137].

Célestine. — N’est-ce pas qu’il est charmant ?

Le Vicomte (avec transport). — Incroyable ! Il surpasse encore ce fripon de portrait qui, toute la nuit, ne m’a pas permis de fermer l’œil.

Culigny se jette sur la duchesse, et attire sur l’un de ses genoux Célestine, sur l’autre le charmant camillon[138]. Il leur partage avec autant de grâce que de vivacité mille tendresses, mille baisers, mille éloges. Bientôt, à travers de menus propos qui n’ont rien d’assez intéressant pour qu’on les cite, un groupe se compose. Célestine, étendue enfin sur la duchesse, reçoit dans ses bras le fortuné Belamour, tandis que le vicomte, avec toute l’ardeur de son goût socratique, devient le Jupiter du plus désirable Ganymède. Ce n’est pas dans le raccourci des objets réels, mais dans la glace, qui les répète et les déploie, que le voluptueux Culigny cherche cette quintessence du plaisir dont son procédé matériel ne lui fournit que la sensation grossière. Malheur au prêtre vulgaire qui ne sait qu’immoler bêtement sa victime et qui, sous quelque forme qu’il te sacrifie, ô Vénus ! n’a pas toute son âme embrasée de ta divinité[139] !

On passe dans la chapelle, où est préparé un déjeuner auprès duquel est de garde la plus jeune des camillonnes de l’hospice. Cette enfant, très-novice, à qui le temps avait duré, et qui se croyait tout de bon dans une chapelle[140], s’était mise à genoux en prière devant le modeste canapé d’une niche décorée d’un tableau dont voici le sujet. Une jeune et jolie brunette quitte sa chemise par le bas ; elle n’y a plus qu’une jambe, l’autre est élevée et ployée dans le mouvement qui vient de la dégager ; le reste du corps est absolument nu ; elle montre en plein ce petit orifice rosé que sa décoration fait, nommer quelquefois, par de mauvais plaisants, l’as de pique. La jeune vierge paraît fort troublée de l’entrée pétulante que fait par la fenêtre un jeune homme d’une beauté céleste, et qui porte perché au bout de… ce qui plaît tant aux dames un pigeon blanc ; la lumière est sur la table, mais placée de façon que le pigeon en éclipse le lumignon, d’où résulte l’effet que l’oiseau paraît entouré de toutes parts d’une sphère de rayons. Au bas de la peinture on lit : Je vous salue, Marie. C’est ce qui a fait que l’innocente camillonne a pris cette image pour une Annonciation. Il ne faut pas demander si Culigny et Célestine rient comme des fous d’une dévotion si candide. Il n’y a pas jusqu’au demi-dessalé Belamour qui n’y entende aussi malice.

Vis-à-vis dans une pareille niche, est un tableau de même grandeur, mais d’une touche plus ferme, représentant le seigneur Loth, d’insensible et luxurieuse mémoire. On l’y voit levrettant vigoureusement dans une caverne sa brune fille aînée, tandis que la blonde cadette, debout sur le grabat où l’on travaille si bien sa sœur, et jambe de çà, jambe de là, vidant une coupe de vin, est troussée sous les yeux de son vertueux père, à qui, la ceinture en avant, elle fait un surcroît de moustaches du duvet naissant de ses jeunes appas. On lit au bas : Notre Père, qui êtes aux cieux !

Enfin, dans le fond, en face de l’entrée, on voit, au-dessus d’une espèce de buffet que l’ingénuité pourrait prendre aussi pour un autel, la tentation de saint Antoine, exécutée en bas-relief, d’un habile ciseau. La composition de ce morceau, quoique assez simple, fait honneur à l’imagination de l’artiste.

Belzébuth et sa femme (lui velu, cornu, affreux ; elle fort jolie, mais ayant l’air d’être diablement coquine) sont venus surprendre le saint ermite pendant son sommeil, et lui ont attaché la barbe après la queue de son cochon. Pour lors, ils ont éveillé les deux amis. Le saint aussitôt se prosterne et se met en prière, mais l’infâme Belzébuth, se bouchant le nez à tout événement, abuse de l’attitude, et l’imprudent Antoine est impitoyablement traité comme le jeune secrétaire d’un cardinal. En même temps, madame Belzébuth, faisant face, vient d’enjamber le cochon qui prenait son élan. De l’aventure, le défloré solitaire se trouve horriblement tiraillé par sa sainte barbe. Il a toutefois pour consolation la faveur de baiser, s’il peut y prendre goût, l’énorme, noir et brûlant anneau de mariage du roi des damnés. Il faut endurer cette permanente accolade, sous peine de perdre, le saint son poil, le cochon sa queue. Le moment de la double infamie des époux infernaux et du vain effort du cochon est celui qu’a choisi le sculpteur. Ce bas-relief est un chef-d’œuvre d’exécution et de caractère[141].

Le vicomte n’avait pas encore vu ces embellissements, très-récemment mis en place ; en connaisseur, il en est enchanté. Célestine soupçonne, mais à tort, que Belzébuth surtout le frappe et lui fait envie, car monsieur H… n’a pas fait de l’anachorète un vieux magot, mais bien un dodu cénobite dont le postérieur, moelleusement arrondi, suppose de la jeunesse et permet d’imaginer qu’on verrait un agréable visage, s’il n’était pas aux trois quarts incrusté dans la bifurcation un peu mollasse de madame Belzébuth.

On a déjeuné ; la petite dévote est renvoyée. On essaye une nouvelle combinaison. C’est pour lors Belamour qui gît ; il est aussitôt surmonté par l’ardente Célestine. Dès que le vicomte, qui avait presque le nez sur les objets, la voit dûment pénétrée, il l’init à son tour. On sait que la capricieuse Célestine, à moins qu’elle ne regrettât de n’enfourcher qu’un enfant, ne pouvait selon ses goûts être plus agréablement occupée.

Ensuite on se met à causer.

Célestine. — Çà ! vicomte, pour ma propre satisfaction, et pour l’instruction de ce morveux, tu vas, s’il te plaît, me résoudre un problème ; mais sans compliment… la vérité, mon cher.

Le Vicomte[142]. — De quoi s’agit-il ?

Célestine. — Avec qui, de Belamour ou de moi, cela t’a-t-il fait le plus de plaisir ?

Le Vicomte. — Avec tous deux.

Célestine. — C’est une réponse normande.

Le Vicomte. — Point du tout. En lui faisant, je l’aimais mieux que toi ; avec toi, tu me plaisais davantage.

Célestine. — Mais le sexe…

Le Vicomte. — Il n’y a point de sexe : il n’y a que des formes et de l’électricité[143]. Que m’importe qu’au revers de cet enfant charmant il y ait une prolongation, et qu’au tien il y ait une lacune[144] ? J’oublie tout cela quand je suis avec l’un, avec l’autre, également étreint dans un élastique anneau, également appuyé sur deux magnétiques hémisphères, d’un satin un peu plus un peu moins blanc, mais qui procurent à la vue des sensations également voluptueuses. Tous deux vous m’offrez plaisir et sûreté. Je n’ai pas, hors de l’acte même, un scrupule de motif qui puisse faire pencher ma balance, soit du côté de Belamour, soit de celui de Célestine.

Célestine (à Belamour). — Eh bien ! petit, voilà tes doutes réfutés.

Belamour. — Je vois bien que je n’étais qu’une bête, mais à mon âge on est fait pour cela.

Le Vicomte (l’embrassant). — On n’est pas bête longtemps (si toutefois tu l’étais) quand on a le bon sens de s’apercevoir de quelque degré de sottise. Revenons à notre sujet. Ce que je disais, ma chère Célestine, est l’arrêt de condamnation de ces brutaux et sordides culomanes qui se dégradent en se livrant à d’horribles jouissances. Dès que le rasoir a fauché, sur le visage d’un être masculin, certaine fleur enfantine, seul prétexte à l’équivoque, il est rare que sans dépravation on puisse désirer d’avoir un tel personnage[145]. Fi ! du grossier pédéraste qui ne recherche pas la féminine illusion. Fi ! de celui qu’on voit, comme à Berlin, affronter pour ses six gros la mappemonde poilue d’un grenadier qui ne sut jamais si le papier est bon à autre chose qu’à faire des rapports de la garde et des cartouches. Fi ! du penaillon qui, dans sa communauté, se plante aussi complaisamment chez le bouquin de prieur, que chez l’imberbe novice. En un mot, fi ! de ces canules banales du genre humain, tels que nos messieurs Stercoran, Trichecon, Piquemignon, Merdin, et tant d’autres, desquels je ne cesse de dire aux assemblées que ce n’est que par un abus criant qu’ils conservent le droit de figurer dans l’ordre. À Dieu ne plaise, Célestine, que tu m’avilisses dans ton esprit au point de me comparer avec de tels frères ! Je ne suis pas plus dépravé, moi, que tant de dieux et de héros pour lesquels on a, comme de raison, assez d’indulgence. Alcibiade, Sporus, Narcisse, Antinoüs, le jeune César, pour ne pas parler des modernes, n’ont point déshonoré comme jouissance leurs capricieux adorateurs. Mais ce qu’il y a d’odieux, même parmi nous, c’est quand un président Fauxconnin vient céans en partie fine avec un abbé Cudard, et reçoit le mouchoir après l’avoir jeté ; c’est quand on vient à savoir que messieurs Déviant, Gitonard, Cognebran et Foirigny se sont permis une petite orgie à laquelle pas même les camillons ne furent admis !

Célestine. — Oh ! parbleu ! il me semble entendre parler ma sœur. Quand ces vilains nous tombent sur les bras, elle est furieuse.

Le Vicomte (s’animant). — Ou je perdrai tout à fait le peu de crédit que je me flatte d’avoir dans l’ordre, ou l’on y sera délivré de cette peste. Oui, Célestine, je solliciterai fortement une loi sur cet objet ; mais l’adonisement (selon moi très-raisonnable) doit être que, jusqu’à l’époque de la nécessité du rasoir, tout jouvenceau fasse corps avec le beau sexe.

Célestine. — Ainsi, plus d’andrins[146] !

Le Vicomte. — Il n’y aurait plus d’avoués que les janicoles[147].

Célestine. — Mais, entre nous, vicomte, vous-même, vous ne l’êtes pas… Vous avez, dit-on, pour ceci (elle montre on se doute quoi) la plus invincible aversion…

Le Vicomte (la renverse brusquement et baise le bijou). — Voilà bien, je crois, la preuve du contraire.

Célestine. — On m’avait pourtant assuré…

Le Vicomte. — Tu doutes encore ! (Pour lors il s’arrange tout de bon pour la gamahucher en forme.)

Célestine (sans beaucoup résister). — Holà !… holà !… nous dissertions, mon cher ; mais… je vois bien qu’il… n’y aura pas moyen de lui faire… reprendre le fil de son discours.

Alors elle tend les bras à Belamour, l’attire, le baise, le mord, et lui prend une main qu’elle fourre dans sa gorge, le tout en remuant moelleusement le croupion pendant cette lesbienne que le vicomte a le galant caprice de lui administrer. Culigny, sans interrompre son langayage[148], a mis en campagne, dans le pantalon de Belamour, une de ses mains inutiles à la besogne ; le petit Adonis, méthodiquement excité, n’en répond qu’avec plus d’ardeur aux caresses de la voluptueuse Célestine.

Après l’affaire.

Célestine. — Voilà bien la plus burlesque digression !

Le Vicomte. — Elle n’est pas achevée. (Il monte sur le meuble, et se met en devoir de finir congrument.)

Célestine. — Tout de bon, mon cher, c’est bien cela qu’il vous faut ?

Culigny ne lui répond qu’en ne lui laissant aucun doute : il y est. Célestine, touchée de cet excellent procédé, croit obliger le vicomte en faisant signe à Belamour de faire… une fort vilaine chose qu’on sait que le bel enfant a soufferte.

Le Vicomte (refusant). — Non, non, mon cœur, à moi tant d’honneur n’appartient : il y a plus de vingt ans qu’on me rase.

Célestine. — Eh bien donc !… (Elle débusque le vicomte, d’abord assez étonné.) je ne veux pas que mon petit Belamour soit redevenu si beau pour rien : à moi l’aubaine ! (Elle a forcé le vicomte à se mettre sur le dos ; elle monte sur lui, se penche, et reçoit ailleurs le docile Belamour.)

Le Vicomte (travaille). — Que tu es bonne ! que de grâce tu mets à ta complaisance ! Ce visage disgracié n’effarouche point ce désir ?

Célestine (allant toujours son train). Tu te fous de moi, je pense ! L’homme aimable fut-il jamais laid ? Que je ferme cette bouche qui se met à raisonner si mal.

Ce nouvel arrangement a bien plus d’effet que le précédent pour la voluptueuse Célestine. Mais c’est assez excéder le lecteur de ces détails à peu près monotones pour lui, s’ils sont variés pour mes acteurs. On a fini : Belamour s’est écarté, Célestine demeure encore en place.

Célestine. — Comme il faut croire aux réputations ! J’aurais juré que tu étais homme à fuir à la seule vue d’un con… Pardonne !

Le Vicomte. — Oui bien, de celui qui a la prétention de se faire attacher par des soins, des soupirs et des détails aussi ennuyeux que ridicules ; oui bien, de celui qui porte des certificats effrayants de ses nombreuses fatigues ou de ses malheurs, ou bien de celui qui vous attend avec du poison ; de celui qui, s’arrogeant l’honneur de vous fatiguer, est incapable de prendre part à la chose ; oui, Célestine, il y en a de cent espèces que j’abhorre et que je fuis. Mais il en est un bien aimable, ainsi que ses pareils ; s’il n’y en avait que de cette espèce, je crois que notre secte s’éteindrait… Celui que je veux dire, c’est le frais, le pur, le sensible et reconnaissant, en un mot (Avec un bon baiser.) le tien !…

Après les vives caresses que peut causer cet éloge flatteur, on se lève. Culigny promet de renouveler bientôt ce délicieux déjeuner. Il fait présent à Belamour d’une montre, et à Célestine d’une paire de boucles d’oreilles. On se sépare enfin, après mille baisers circulaires, enfants bien légitimes de la reconnaissance de l’amour.


FIN DU NUMÉRO CINQ.



NUMÉRO SIX.




L’AMITIÉ À L’ÉPREUVE.

COMME ILS SE CONSOLENT.

IL N’Y A PLUS D’ENFANTS !

QUEL POT-POURRI !



L’AMITIÉ À L’ÉPREUVE.




PREMIER FRAGMENT.




La scène est au bosquet anglais, dans un joli pavillon fort enrichi de glaces, et qui en tire son nom.


CÉLESTINE, FRINGANTE.

Célestine (à moitié pâmée à la suite d’un petit doigt de cour très-vif que Fringante vient de lui faire). — Ah ! d’où revient-on !… (Elle veut l’embrasser.) Il faut avouer que tu fais cela comme une divinité… Voyons si j’aurai le même succès…

Fringante (refusant). — Grand merci ! Quand je suis assurée à quelque chose de plus solide, je ménage volontiers ma poudre.

Célestine (d’un ton badin). — Vous êtes charmante ! Crois-tu donc, mademoiselle, qu’à t’amuser avec moi ce soit la tirer aux moineaux ? Je suis ta dupe, Fringante, tu ne m’aimes pas autant que je t’aime.

Fringante. — Vous êtes une ingrate, Célestine ; tu dois être bien intimement convaincue de ma tendresse pour toi… Cependant, si pour t’en assurer mieux il faut te laisser prendre la petite peine que je voulais l’épargner…

Célestine. — Comme ce compliment est tourné ! C’est donc une petite peine que mademoiselle vient d’avoir à l’instant ? (En parlant, elle a troussé Fringante.)

Fringante. — Il est plus aisé de céder que de te faire entendre raison[149].

Elle se résigne. Célestine, au lieu de se borner à rendre le doigt de cour, renverse pétulamment Fringante et la glottine avec une tendre fureur.

Fringante. — Tiens, tiens,… délicieuse coquine !… pour le coup… tu ne douteras pas… (Elle n’a pas la force d’achever.)

À mesure que Fringante s’empassionne, Célestine redouble d’ardeur. On entend celle-ci murmurer, dans son attitude si propre à étouffer la voix, de ces mots fous qui décèlent qu’en donnant du plaisir elle en goûte infiniment.

Fringante (ressuscitant). — Quelle folie !

Célestine (se rinçant la bouche). — On sait du moins à quoi s’en tenir.

Fringante. — Si j’avais été méchante, j’aurais eu bientôt fait de rabattre ce beau transport.

Célestine. — Comment cela ?

Fringante. — Je t’aurais dit qu’un moment avant de venir ici Trottignac, par un coup bien tapé, m’avait fait à la volée ses adieux dans le corridor. Mais rassure-toi : la plus ample toilette a passé l’éponge sur cet impromptu.

Célestine. — N’importe ! si je m’en étais doutée… Mais tu badines ? Tout de bon, il te l’a mis ?

Fringante. — Tout à l’heure ; dur comme fer, chaud comme braise.

Célestine. — Tu me désoles !

Fringante. — C’est pourtant quelque chose d’étrange que ton aversion pour cet homme-là ! Par quel motif ?…

Célestine. — Je serais bien embarrassée de le dire.

Fringante. — Il est bien fait.

Célestine. — Pour un porteur de sacs.

Fringante. — Il est gai…

Célestine. — Comme un manant.

Fringante. — Il a du talent.

Célestine. — Oui, sans doute, j’ai failli même en faire une rude épreuve[150] ; cependant tout bien fait, tout gai, tout homme à talents qu’il est, et quoique j’aie le démon de la fouterie[151] délayé dans mon sang, je renoncerais à la chose, s’il n’y avait dans le monde que des Trottignac.

Fringante. — Ta sœur le voyait avec des yeux bien différents.

Célestine. — Oh ! ma sœur, elle foutrait avec le diable.

Fringante. — Et moi de même.

Célestine. — Mais laissons là ce vilain homme. Le voilà, grâce à Dieu ! déniché de l’hospice pour n’y rentrer jamais. Avoue pourtant qu’il y a des gens bien heureux.

Fringante. — Est-ce de toi, ou de lui, que tu parles ?

Célestine. — C’est de lui. Trouver ainsi quatre folles encore jolies, riches, libérales, d’humeur à se cotiser pour lui faire un sort fixe de cent louis, l’entretenant de tout, voilà de ces aubaines qui ne tomberaient pas à un galant homme…

Fringante. — Ou plutôt qu’un galant homme n’accepterait pas. Comment nomme-t-on ces peu délicates bienfaitrices ?

Célestine. — Mesdames de Lamotte-Pertuis, de la Rigolière, de Vitami et de Confort. Le contrat est en bonne forme. Elles émigrent.

Fringante. — Le quidam les suit, m’a-t-on dit, en qualité d’écuyer ?

Célestine. — C’est-à-dire de premier domestique, car tout cela n’est que robe et haute finance, quoiqu’en fait d’hommes elles faufilent avec la cour.

Fringante. — Aïe ! aïe ! Pour peu qu’elles soient accoutumées aux gens du bon ton, le Trottignac jouera bientôt près d’elles un sot rôle…

Célestine. — Il va les ennuyer à périr, le jour tout au moins. Pas l’ombre de savoir-vivre ! point de culture ! Il s’énonce comme un valet, et crie !

Fringante. — C’est assez le ton de la province, de la sienne surtout.

Célestine. — Si la métempsycose n’était pas une rêverie, je gagerais qu’il fut un jour un baudet.

Fringante. — Il en conserve d’assez beaux échantillons. Mais cessons, si tu veux, de parler de lui, puisqu’il n’a pas le don de te plaire…

Célestine. — Je n’étais pas la seule : le Pot-de-Chambre[152], c’est tout dire, n’a jamais pu le souffrir autrement qu’en levrette. Elle prétend que ce masque à beaux traits, mais qui n’exprime que la bassesse des sentiments et la bête ironie, la glaçait toutes les fois qu’elle s’oubliait à le considérer.

Fringante. — Le Pot-de-Chambre raffiner ! c’est à quoi l’on ne s’attendait guère. Je crois bien la valoir, moi ; cependant je te jure qu’un homme quelconque, pourvu qu’il soit sain de corps et qu’il n’ait point de mauvaises odeurs, pourra m’apporter tel visage que la nature aura trouvé bon de lui départir, et me trouvera toujours inaccessible aux petites répugnances. Disons la vérité, ma chère Célestine : tout homme qui passe vingt-cinq ans n’est-il pas, comme visage, assez communément laid ? Ces traits marqués, cette barbe, ces muscles, ces détails prononcés qu’on nomme belles proportions, qui donnent l’air mâle, avoue que tout cela n’est beau que par convention d’abord, et puis surtout par comparaison. Que m’importe, à moi ? je ne vois dans un homme que la mécanique nécessaire à faire végéter et se mouvoir ce dont toi et moi faisons tant de cas[153]. Ce bon morceau, qui fait l’homme, n’est, pour moi du moins, que comme la chair de ces pâtés renommés dont la croûte n’est nullement prisée.

Célestine. — Je ne suis pas de ton indifférence pour la croûte, moi qui certes fais bien la même estime du pâté. Mais sais-tu bien qu’on remarque ici des effets fréquents de ta bizarre morale ? On s’est plus d’une fois plaint que dans tes rapports en qualité d’essayeuse[154] tu ne rendes qu’un compte sec de la chose et ne dises jamais un mot du plus ou moins de mérite de la manière.

Fringante. — Je m’en garderais bien !… D’abord, outre que le prix de ces petites formes dont je comprends que tu veux parler hausse ou baisse au gré du caprice, c’est au solide qu’on doit s’attacher pour le véritable intérêt de l’établissement. Il est question d’y savoir combien monsieur un tel porte, comment il bande, combien il fout. Impartiale, je manége l’individu tant bien que je puis, et je dis ensuite, de bonne foi, quel est son produit net. C’est d’après cela, ma chère consœur, que pas un de mes essayés n’a dupé l’ordre, tandis que plus d’un des tiens t’a mérité de vertes réprimandes.

Célestine. — Mais sais-tu bien que c’est m’en faire une ? Voudrais-tu m’accuser de remplir moins bien que toi les devoirs de notre commun emploi ?…

Fringante. — Tu caves au plus fort. Certes, mon dessein n’est pas de te désobliger ; mais je crois pouvoir avancer que tu es trop bonne, et que tu tiens trop de compte aux capricieux des détails qui peuvent t’amuser. C’est toi, nommément, qui nous as infestés d’une légion de revireurs… Celles de nos belles dames qui n’ont pas ton fichu goût tremblent d’avance pour leur derrière, quand elles voient ballotter[155] quelqu’un des essayés de l’ambidextre Célestine.

Célestine. — En revanche, celles de mon bord, c’est-à-dire qui aiment tout, ne s’attendent qu’à de la grosse et de la simple besogne de la part des recommandés de mademoiselle Fringante. Cela ne revient-il pas au même ?

Fringante. — D’accord.

Célestine. — Sais tu que c’est à moi qu’on a l’obligation d’avoir repêché ce joli grand vicaire que tu avais jeté hors du réservoir, parce que, le jour de ses preuves, il avait débuté par deux préludes dans lesquels on fait pourtant aussi parade de talents, et parce que, croyant bien faire en te démontrant qu’il s’entend également bien à tout, il avait, sitôt après la première accolade, essayé de te le mettre de l’autre façon ? Tu te fâchas, tu lui dis net que ce n’était pas ce qu’il fallait dans l’ordre, tu rompis la séance, et le pauvre diable fut rejeté. Par bonheur, il avait parmi les affiliés des amies qui revinrent à la charge et répondirent de lui. Son bon droit, mieux appuyé, fut pris en considération sur nouveaux frais. Ce monsieur-là se trouve capable d’aller à six et sept. La forme exigeait qu’il subît derechef un essai. Tu comprends bien qu’il tâcha pour lors de tomber dans ma semaine. En deux heures, il me le mit six fois à la française, avec variété de posture ; jolis entr’actes ; en un mot, toute la science des ruelles petites-maîtresses… Mais il se gardait bien de tomber dans la faute qui lui avait attiré ton improbation… Cependant, à travers mille caresses, il ne pouvait s’empêcher de dire à mes collines les plus jolies choses du monde, et même de les baiser en soupirant. “ Est-ce là tout le bien que vous leur voulez ? „ lui dis-je en riant sous cape. Le dernier mot venait à peine d’échapper, déjà le comble était mis à la louange. Il reçut de ma part une belle attestation. À la plus prochaine assemblée, il fut remis au scrutin. Il y eut bien encore quelques boules noires, tant les préventions portent malheur, mais madame de l’Enginière[156], madame de Fièremotte, madame de Fraissillon et la petite de Condoux furent nommées commissaires. Chacune lui donna un jour, toutes furent enchantées et visèrent mon attestation avec éloge. Pour lors il fut reçu tout d’une voix ; mais on te déroba la connaissance de cette révision, pour ne pas te faire de la peine. Il se trouve aujourd’hui que ce grand vicaire est à la mode et que nos friandes meurent d’impatience qu’il ait achevé les matrones[157] pour avoir le plaisir de s’en donner avec lui.

Fringante. — Grand bien lui fasse ! Je t’avoue que dans le temps je fus un peu piquée de voir reparaître mon abbé me faisant un peu la nique, mais pourtant plutôt galamment qu’avec humeur. Et c’était toi, mademoiselle, qui m’avais valu cette petite mortification !

Célestine. — Comme tu le dis ; mais en tout bien tout honneur. J’espère cependant que nous n’en serons pas moins bonnes amies.

Fringante. — Il faudrait bien d’autres griefs pour me brouiller avec toi.

Célestine. — Avoue donc que chacune de nous a ses petites préventions, et que la mienne, qui ne rabaisse qu’un Trottignac, est beaucoup moins au désavantage de l’ordre que la tienne, qui faillit le priver du charmant abbé Dardamour…


Ici la conversation est interrompue par trois personnes attendues et qu’amène la négrillonne Zoé.


COMME ILS SE CONSOLENT.




DEUXIÈME FRAGMENT.




La scène est au pavillon des glaces.


UN PRÉLAT[158], L’ABBÉ DARDAMOUR[159],

LE MARQUIS DE FESSANGE, CÉLESTINE,

FRINGANTE, ZOÉ.

Célestine (allant au-devant du prélat). — Arrive donc ! (Elle l’embrasse.) Nous nous morfondions en attendant ici Ta Grandeur !

Dardamour et Fessange s’empressent de mettre à la portée du prélat un fauteuil dans lequel il s’établit mollement. Célestine se place sans façon sur ses genoux.

Le Prélat. — Bon Dieu ! c’est que ze ne pouvais me résoudre à me mettre en voyaze pour me rendre ici. Z’étais frappé de l’idée que les yeux de tout Paris pénétraient à travers les panneaux de la voiture, et qu’on devinait que ze me rendais à ce lieu.

Pendant cette tirade, Dardamour, par les plus jolies manières, a tâché de se mettre bien avec Fringante : il réussit. De son côté, Fessange[160] fait le galant auprès de Zoé.

Célestine (au prélat). — Quelle folie !

Le Prélat. — C’est aceter cer le plaisir, que d’avoir tant de peine à venir le cercer.

Célestine. — Oublie tout cela chez nous, mon bel ami. (Elle le baise.)

Le Prélat. — Ze ne vois pas ici la cère Durut.

Célestine. — Mon cœur, elle est à Paris depuis hier soir. Je l’attends à toute minute, car elle est bien nécessaire quand je suis moi-même occupée au dehors.

Le Prélat. — Plains-moi, bien çarmante Célestine, z’ai passé la plus mauvaise nuit de ma vie. Il faut que z’aie eu le malheur d’emporter quelque puce de cez madame de Vadouze, qui m’a fait tenir son cien pendant une heure sur mes zenoux ; ze me suis senti tourmenté comme un damné pendant toute la nuit entière. Mon valet de çambre n’a zamais pu trouver dans les draps le méçant animal ; z’en ai presque eu la fièvre… Heureusement, vers le zour, ze me suis endormi ; mais ze suis stigmatisé de la tête aux pieds : c’est à faire compassion !

Célestine (le baisant). — Petit roi, voilà ce que c’est que d’être sensible…

Le Prélat (soupirant). — Ah ! que dis-tu ?

Célestine (qui depuis quelques instants s’est négligemment amusée du boute-joie de Sa Grandeur). — Mais en effet je pourrais m’être trompée. Comment, monsieur ! il y a un siècle que je caresse cette breloque, et voilà comme elle y répond !… Libertin ! je gage que tu n’as pas eu toujours sur tes genoux le chien de madame de Vadouze ? Voilà bien le plus triste lendemain de noces que j’aie vu de ma vie !… (L’embrassant) Monsieur le saint, voulez-vous bien bander ?

Le Prélat (s’animant un peu). — Tu vois bien que cela vient, petit çou (pour chou). En attendant, il faut que ze me zustifie. Ze te zure que z’ai ramené la Vadouze d’une maison, soupé et veillé avec elle, sans que z’aie à me reprocer le plus petit pécé. Elle est tout en train d’un nouveau zokuey, presque hors d’âze, qu’elle vient de se donner… Pour moi, ze lui ai conseillé de faire tout de suite de cet égrillard un çasseur… Elle en raffole ! N’a-t-elle pas voulu que ze visse comment il la sert ! Z’ai eu la complaisance de contempler tout l’ezercice. Le drôle est fort au fait et n’a pourtant zamais servi que des femmes de robe ; mais elles commencent à en savoir aussi long que celles de cour. Eh bien ! ma cère Célestine, z’ai vu tout cela sans me sentir, et z’avais la bonté de garder le cien, qui voulait à tout moment se zeter sur l’étranzer.

Célestine. — Jalousie de métier ; rien n’est plus naturel.

Le Prélat. — C’est cela ! le cien était furieux ! Z’ai failli être mordu dix fois : heureusement, z’en ai été quitte pour mes mancettes.

Célestine. — Mais, mon toutou, cela n’avance pas. Regarde à droite, à gauche : tes acolytes se conduisent beaucoup mieux que toi…

En effet Fringante est fort en gaieté, folâtrant avec le brillant boute-joie du grand vicaire. Fessange n’est pas tout à fait en aussi grande faveur auprès de la timide Zoé, mais l’espiègle négrillonne ne laisse pas de bien rire, voyant en si beaux frais d’érection l’entreprenant marquis duquel son goût serait bien de contenter la lubrique espérance ; mais elle a garde de se laisser deviner, et même elle se propose de lui refuser les plus douces faveurs, à moins qu’on ne lui prescrive de l’en gratifier. D’où vient ce caprice, car Fessange est joli comme l’Amour ? C’est que depuis sa malheureuse aventure avec le comte de Vitbléreau[161] l’Adonis est déchu. L’on en a fait des gorges chaudes dans l’hospice, et Zoé se trouve du nombre de celles qui ne font point de grâce, dans leur opinion, aux bardaches amateurs.

Le Prélat. — Approcez, mes enfants… Plus resserrés, nous ferons un meilleur effet dans les glaces.

Il avait raison : les trois groupes n’étant plus qu’à deux pieds à peu près l’un de l’autre, le coup d’œil est déjà bien plus piquant. Sa Grandeur, pour lors étudiant en silence différentes manières de poser les cinq mannequins qui ne sont pas le sien, parvient, au bout de quelques minutes, à saisir un effet qui paraît l’enchanter.

Dans ce nouvel état de choses, les trois femmes sont nues : aux pieds du prélat est la négrillonne, assise sur un coussin ponceau, la bouche à portée du nonchalant engin de Sa Grandeur, et destinée à le glottiner. À droite, Dardamour, demeurant assis et faisant face un peu de biais au prélat, a visiblement son joujou d’amour sur le bord de celui de Fringante, légèrement écartée. Le mouvement de baiser en arrière donne à cette créature beaucoup de grâce et met les trésors de sa gorge dans la plus avantageuse exposition. À gauche, Fessange, étendu sur des carreaux verts et lilas, en regardant au plafond, voit par-dessus lui Célestine, à quatre pattes, venant à l’inverse emboucher le bijou masculin, tandis que le sien se présente ainsi tout naturellement à la bouche de l’Adonis. Ces attitudes, répétées à l’infini (dans des glaces de toute la hauteur d’une pièce éclairée d’en haut, et assez petite pour que les premiers objets ne soient pas trop fuyants), fournissent l’aspect d’une multitude variée pittoresquement.

Après avoir joui de ce coup d’œil pendant quelques instants, le prélat a le caprice de l’enrichir d’une piquante singularité. Zoé n’est plus à ses pieds, mais, non moins adroite que docile, elle a maintenant la tête en bas, toujours à portée du même objet ; elle est appuyée de ses deux mains sur les bras du fauteuil, son corps éclipsant en sens contraire celui de Sa Grandeur, qui pour lors a sur chaque épaule une cuisse de la négrillonne. On conçoit que, de cette façon, les deux routes où la nature a trouvé bon qu’on allât chercher le plaisir sont sous les yeux du voluptueux prélat, s’il abaisse ses regards, et à la merci de ses baisers, s’il a cette fantaisie. À travers l’Y que forme ainsi l’attrayante Zoé, Sa Grandeur peut aussi promener ses regards de glace en glace, et dans chacune jouir d’un tableau diversement composé.

Tout cela n’est que prélude : Fringante a la complaisance de se borner à frotter légèrement son brûlant sillon avec le bout du triomphant boute-joie de Dardamour. Célestine et Fessange se possèdent de même assez pour ne pas user complétement du bénéfice de leur attitude. Il est ordonné à Zoé d’entretenir doucement Sa Grandeur, sans l’électriser tout de bon.

Cette heureuse combinaison dure pendant quelques minutes. Pour lors l’ordonnateur se trouve au plus beau degré de roideur que lui permette l’altération un peu prématurée de ses ressorts érecteurs.

Un certain coup de sifflet, que les femelles savent être uniquement l’annonce de madame Durut, ne dérange rien. Celle-ci, avec son passe-partout, s’introduit dans la pièce…


LES MÊMES, MADAME DURUT.

Le Prélat (voyant celle-ci devant la glace). — Eh ! bonzour, ma cère Durut.

Dardamour. — Soyez la bienvenue, notre maman.

Fessange (d’une voix étouffée). — Honneur à l’incomparable !

La Durut (à Fessange). — Il a bien fait de parler celui-ci, car du diable si je l’avais deviné sous sa coiffure !… Eh bien ! mes enfants, il paraît que ça ne va pas mal ?

Le Prélat. — Tu nous surprends aux petits pâtés.

Pour lors, il affranchit Zoé de la position gênante où pourtant elle trouvait bien quelque petite douceur, mais il la garde assise, lui donnant à couver son engin le long de sa sentine brûlante. Fessange et Célestine changent aussi d’attitude et prennent un siége ; Fringante et Dardamour restent comme ils étaient. L’entretien n’a point été suspendu.

Célestine. — Eh bien ! Agathe, quelles nouvelles ?

La Durut. — Il y en a de toutes les couleurs. D’abord l’honnête Limecœur, ayant pris querelle au spectacle de Monsieur avec un révolutionnaire, a couché sur le carreau son homme et s’est sauvé la nuit avec cent louis, notre cher Alfonse étant accouru les lui offrir comme de sa poche ; mais ils sortaient tout de bon de celle de la généreuse madame de Fièremotte, qui, bien entendu, ne souffrira jamais qu’ils lui soient rendus. Entre nous, le plaisir de conserver paisiblement le bel Alfonse, moins orageux que Limecœur, a bien été de quelque poids dans les motifs de son bienfait…

Le Prélat. — Limecœur ! Alfonse ! c’est de l’inconnu pour moi[162].

La Durut. — Nous vous dirons en temps et lieu ce que c’est ; sachez, en attendant, qu’ils sont tous deux bien aimables, sans pourtant se ressembler… Et puis une grosse finesse cousue de fil blanc[163], qui a parfaitement réussi au bel Edmond… Votre Grandeur connaît celui-ci ?

Le Prélat. — Le prince Edmond ? infiniment.

La Durut. — Et la baronne de Wakifuth, que le trait regarde ?

Le Prélat. — Wakifuth ! N’avons-nous pas eu cela, Dardamour ?

Dardamour. — Oui, Monseigneur, c’est l’abbé de…

Le Prélat. — Sut ! ne nommons pas les masques… Eh bien ! ma cère Durut ?

La Durut. — Edmond, que j’ai vu se bien moquer d’un sot adorateur de la baronne, en perd la tête à son tour. Il lui a donné le 15 une fête à sa petite maison du faubourg Saint-Honoré : concert, souper délicieux, un pharaon pendant le bal. Les fonds de la banque étaient le montant en espèces du riche legs destiné à la baronne par l’infortuné comte dont innocemment elle a causé la mort[164]. Un quidam, ci-devant valet de chambre du prince, et très-adroit manipulateur, taillait ; cet homme avait le mot : à chaque taille, deux cartes connues devaient gagner chacune quatre fois. Le prince, de moitié avec la baronne, pontait sur ces cartes avec vingt louis. On conçoit que ces associés ont eu bientôt fait sauter la banque. L’or évanoui, les bijoux de prix ont paru : “ Dernière taille. Cette montre contre trente louis… „ Perdue. “ Cette bague contre les soixante… „ Perdue. “ Cent vingt louis contre ce brillant… „ Le brillant à tous les diables. Et le banquier de jouer, tout au mieux, le déchirement, le désespoir !… Bref, maison nette. Il sort furieux et de l’air d’un homme qui va se tirer un coup de pistolet. Le jeu fini, les associés partagent… “ Madame la baronne, va mon gain contre le vôtre, à rouge ou noire ?… „ Le coup est fou… La baronne hésite,… ose pourtant : “ Rouge ! „ Elle a gagné. La coupe était sûre : dans un talon qui se trouve là, comme par hasard, toutes les cartes rouges étaient au-dessous, les noires au-dessus. Quant à la galerie, tel avait gagné, tel avait perdu, sans toutefois que la supercherie du prince eût pu faire du tort à personne. Il ne faut cependant pas qu’Edmond, en apparence si magnifique sans qu’il lui en coûte un sou du sien, se flatte de captiver par ce trait la luxurieuse baronne. L’heureuse fortune qui vient d’arriver à celle-ci ne ferme point son cœur à l’humanité qui lui est si naturelle. Son premier soin est de chercher l’infortuné tailleur ; elle le trouve, le console, et lui offre, à titre de prêt, tout son comptant pour qu’il revienne tenter le sort ; mais il jure, lui, que de ses jours il ne taillera. Cependant il ne refuse pas d’écouter les douces raisons que la beauté daigne opposer à son prétendu désespoir : il se laisse persuader qu’il faut vivre, et pour qu’il y reprenne un peu de goût, on le comble des plus intimes faveurs auxquelles est encore ajouté le bienfait de l’une des plus belles pièces de ses dépouilles supposées. Comme le bien est doublement beau quand il est fait secrètement, la baronne a si bien pris ses mesures qu’Edmond la cherche vainement partout : elle est introuvable ;… mais au bout d’une heure elle reparaît…

Dardamour. — Oh ! parbleu ! le trait est unique ; je veux en divertir ce soir chez…

La Durut. — Tout doux, monsieur l’abbé. Ceci reste entre nous. Quoique la société fût composée de personnes toutes fort estimables, la partie doit demeurer d’autant plus secrète qu’Edmond ne voudrait pas qu’on sût dans Paris qu’on a joué chez lui.

Dardamour. — C’est autre chose.

Fessange. — Tu me permettras cependant, ma chère Durut, de t’observer qu’à travers cette collection de personnes fort estimables il y avait l’héroïne elle-même, madame de Wakifuth.

La Durut. — Qu’à cela ne tienne ! il y avait bien aussi votre cher ami, le comte de Vitbléreau.

Ce nom, cité par malice, rappelle cruellement au trop caustique Fessange son humiliante aventure du bal des parieurs. Célestine et même Zoé ne peuvent s’empêcher de rire malignement et aux éclats. Voilà ce qu’on gagne à manquer d’indulgence quand on est soi-même dans le cas de la réclamer.

Fessange (interdit). — Prenez que je n’ai rien dit, madame Durut, et continuez votre intéressante gazette.

La Durut (au prélat). — Voici, pour le coup, une bonne nouvelle. Je vous annonce, pour la première assemblée, un travail rédigé par Culigny, et sur l’objet duquel il a déjà pressenti la plupart des membres des deux sexes dont l’avis est de quelque poids dans l’ordre. Il s’agit de démontrer la convenance et la nécessité d’exclure de la fraternité quelques individus qui la dégradent, c’est-à-dire les andrins. Ils ne résisteront pas à un décret funeste pour eux qui ordonnera la radiation : 1° de quiconque n’aura pas requis une femme, comme telle, pendant l’espace de trois mois ; 2° de quiconque sera convaincu d’avoir pris ses ébats avec un être masculin âgé de plus de dix-huit ans. J’espère que, pour le coup, tous nos fieffés gadouards vont être mis une bonne fois à la porte.

Le Prélat. — Z’aime à la fureur cet arranzement. Il faut de la décence partout. Ze n’ai cessé de soutenir dans nos assemblées qu’il serait possible de rendre l’ordre de si bonne compagnie, qu’on pourrait enfin avouer publiquement d’en être. Cependant, dix-huit ans ! c’est un peu court… Voilà Fessanze, par exemple, qui en a dix-neuf.

La Durut. — Eh bien ?

Le Prélat. — Z’en appelle à Dardamour : ne serait-ce pas domaze… hein ?

Dardamour. — On pourra, monseigneur, proposer quelque amendement[165], comme deux ou trois ans de plus.

Le Prélat. — Cela me paraît fort saze. Z’irai sans faute ce soir me faire inscrire cez le vicomte pour lui marquer mon estime au suzet de l’important service qu’il rend à la fraternité.

À travers cette presque sérieuse conversation, Sa Grandeur, Fessange et le grand vicaire lui-même ont baissé pavillon. Au premier moment de silence, Fringante, d’un seul baiser, ravive Dardamour. Fessange aussi n’a pas plutôt reçu quelque marque d’intérêt de la part de Célestine, qu’il redevient lui-même fort intéressant. Il n’y a que le prélat qui demeure encore l’oreille basse, mais la caressante Zoé ne tardera pas à la lui faire redresser. Enchanté des petits soins qu’elle lui donne, il la dévore de caresses. Un bon effet, quoique lent dans ses progrès, le prévient encore davantage en faveur de la négrillonne.

Le Prélat. — Que penserais-tu de moi, ma cère Durut, si ze dérozeais auzourd’hui au prézuzé que tu me connais pour les appas africains, car tu sais que ze n’eus zamais le cœur de tâter d’une négresse ?

La Durut. — Monseigneur, je dirais que vous faisiez bien quand vous vous passiez d’une chose qui ne vous tentait pas, et que vous ferez encore mieux de vous la donner quand enfin elle vous promet du plaisir.

Le Prélat. — Ze m’étais figuré que c’était abominable, une noire, et maintenant ze trouve que c’est çarmant… Oui, ze vais t’avoir, petite Zoé.

Zoé. — C’est bien de l’honneur à moi, monseigneur.

Le Prélat (la baisant). — Et ze crois pour moi bien du bonheur. Allons, Fessanze ! Dardamour ! (Il chante.) “ Tôt, tôt, tôt, battons çaud, bon couraze[166] ! „

La Durut (achevant). — “ Il faut avoir cœur à l’ouvrage. „

Tous (répétant en chœur). — “ Il faut avoir cœur à l’ouvrage. „

En même temps Durut s’est hâtée de former sur le tapis, avec des coussins, trois espèces de lits. Sa Grandeur va occuper celui du milieu. Couchée sur le dos, elle a la fantaisie de se faire travailler par Zoé, d’avoir du plaisir sans fatigue. Des deux côtés sont jetées, Fringante sous Dardamour, Célestine sous Fessange. C’est à qui s’en donnera le mieux. Le groupe de Fringante avec le grand vicaire est pétulant ; celui de Célestine avec le petit marquis est plus voluptueux. Quant au prélat et Zoé, l’indolence, l’art et le caprice président à leurs ébats. Zoé, brûlante, est aussi remplie d’amour-propre. La préférence de Sa Grandeur flatte au dernier point une petite subalterne que d’importants succès peuvent seuls dégager enfin des liens de la domesticité. Madame Durut, après avoir joui pendant quelque temps d’un spectacle toujours charmant, toujours nouveau pour elle, s’éclipse à la sourdine, vers le dénoûment de cette besogne où personne ne pense plus qu’à soi.


LES MÊMES, moins MADAME DURUT.

Le Prélat. — Eh bien ! mes amis, comment vous trouvez-vous de vos sampionnes ?

Dardamour. — C’est de ce moment, monseigneur, que j’apprends à connaître tout ce que vaut la mienne : Fringante est un trésor !

Fessange. — Célestine est le paradis !

Le Prélat. — Peste soit du polisson ! il me vole ce que z’allais dire de ma petite Zoé. Ze ne sais plus à présent à quoi la comparer ;… si fait pourtant,… à l’enfer !…

Zoé (étonnée). — À l’enfer ! moi ?

Le Prélat (la caressant). — Ne te fâce pas, mon enfant, tu en as la çaleur. Du reste, il n’y a pas de comparaison qui ne cloce. (Il la baise assez amoureusement pour la rassurer, si elle pouvait avoir quelque humeur d’un propos qu’a rendu à peu près bête l’envie de s’exprimer avec singularité).

Célestine (à Fessange qui lime encore). — Nous recommençons donc ?

Fessange. — Aurais-tu la désobligeante envie de me laisser là ?

Célestine. — Non, mais…

Le Prélat. — Célestine a raison : il faut croiser les zouissances. Viens, Fessanze ; ze veux que tu le mettes à cette petite. Pendant la cérémonie, que ze verrai bien à mon aise (à Célestine),… nous nous amuserons. Le veux-tu bien, céleste enfant ?

Célestine. — De toute mon âme, dès que cela peut te faire plaisir.

Déjà Fessange est en devoir d’obéir avec Zoé, qui, dès qu’elle ne raisonne plus sur la bardacherie de Fessange, est vivement émoustillée par ce qu’il a d’agréments. Tout près d’eux est le voluptueux prélat, dans un large fauteuil, d’où il ne perd pas non plus de vue Fringante et Dardamour. Célestine, sur les genoux de Sa Grandeur, s’occupe sur-le-champ à faire redevenir digne du même titre un engin qui a considérablement perdu de sa contenance, quoique déjà deux fois une bonbonnière, dûment fournie de diabolini, ait été appelée à son secours. Cependant Fringante attire sur elle tous les regards par un cri vif qui lui échappe ;… c’est l’effet d’une supercherie du grand vicaire. Tandis qu’il fait semblant de doubler, bon jeu, bon argent, avec sa belle dont il a follement élevé les jambes en l’air, lui tenant les cuisses embrassées contre la poitrine (attitude très-favorable, pour lui-même et pour les autres, au plaisir de voir ce qu’il fait), il s’est subtilement dérobé, pour heurter, sans dire gare, à la porte au-dessous. Du train dont Fringante allait, elle s’est elle-même à moitié joué le tour. Son mécompte, son étonnement, un petit mal, c’est tout cela qui l’a fait crier. Cependant, avec de l’adresse et dans une posture si avantageuse à la chose, d’ailleurs à moitié faite, le stratagème réussirait peut-être, mais il échappe trop tôt à l’arrogant

Dardamour. — Cela me revenait ; on ne m’essaye plus, ma belle enfant, c’est moi qui me fais essayer. Je fus une fois victime de ton caprice ; il s’agit maintenant d’endurer le mien.

Il ne connaissait pas Fringante. En premier lieu, bien éloignée d’avoir pour Dardamour l’infatigable complaisance de Célestine, mais surtout fière, ne supportant pas d’être contrariée, et très-aisée à fâcher, elle se débat, se dégage, frustre tout net le grand vicaire au plus beau moment, et lui donne le chagrin de tirer son coup en l’air.

Le Prélat (voyant leur mésintelligence). — Eh bien ! eh bien ! il y a du bruit dans le ménaze ! C’est zoli, vraiment !…

Fringante accourt occuper l’autre genou du prélat, et se met tout de suite à partager gaiement l’exercice de sa collègue. Deux doigts de chacune émeuvent artistement le boute-joie béni, qui bientôt recouvre tout son contingent de roideur. C’est à cela que se passe le temps de la séance de Fessange dans les bras de la voluptueuse Zoé. Dardamour, imparfaitement heureux, marque une grande envie de se mettre en tiers et de prendre sur l’attrayant marquis une revanche de l’outrage qu’il vient d’essuyer ; mais Monseigneur, qui se délecte à voir le couple bricoler, faire assaut le plus joliment du monde, ordonne d’un regard imposant qu’on les laisse consommer sans trouble.

Après l’affaire,

Le Prélat (gaiement). — Eh bien, Fessanze, qu’en dis-tu ?

Fessange, pour toute réponse, vient baiser avec reconnaissance la main presque féminine de son protecteur. Alors commence entre les masseuses une badine altercation. Tour à tour chacune d’elles veut chasser l’autre, en lui donnant un petit coup sur les doigts, et semble prétendre à l’honneur de finir seule la commotion électrique qu’elles administraient solidairement à Monseigneur. Quoique ce débat flatteur ajoute infiniment à la joie du prélat, il ne souffrira pas qu’on lui fasse répandre à vide son précieux élixir. — Un moment, continue

Le Prélat. — Si z’en avais deux, mes poulettes, ze ne serais nullement embarrassé ; mais ze le suis maintenant du çoix. Arranzez-vous : laquelle me veut ?

Célestine et Fringante (ensemble). — Moi ! — Moi !

Le Prélat (transporté). — Çarmantes ! (Il leur distribue des baisers.) Eh bien ! mes petites reines, le sort en décidera.

Le mot n’est pas plutôt lâché que Fringante, qui peut, en étendant le bras, atteindre Dardamour (en arrêt, et tout fier de sa tenue), lui saute au penil et en arrache une pincée de poils.

Fringante (à Célestine). — Pair ou non ? Si tu devines, Monseigneur est à toi.

Célestine (sans hésiter). — Pair ! (On compte : c’est impair.)

Fringante (riant et faisant à Célestine un pied de nez). — J’ai gagné, j’ai gagné ! déniche !

Au surplus, le grand vicaire n’a trouvé nullement plaisant de faire ainsi les frais de la chance. Il grimace de ce dont les autres rient aux larmes.

Laissons cette bande, et faisons un tour ailleurs.


IL N’Y A PLUS D’ENFANTS.




TROISIÈME FRAGMENT.




Chez madame Durut.


LE MARQUIS DE LIMEFORT[167], MADAME DURUT.

La Durut (avec transport). — Eh ! te voilà, mon beau fils. (Elle lui saute au cou et le dévore de caresses.)

Le Marquis. — Tu vois, ma chère Agathe, un humain qui n’est pas encore entré dans Paris (il est en effet en voyageur), car il croyait te devoir son premier hommage. Certes, je ne sortirai pas d’ici sans avoir donné la mort à l’ennui qui courait à franc étrier derrière moi depuis Coblentz.

La Durut. — Tu nous reviens donc, tout de bon ?

Le Marquis. — Oh ! puissé-je n’avoir jamais bougé de Paris ! Quelques frères m’imiteront, mais, en revanche, nombre d’autres ont tout à fait perdu la tête, et, comme les compagnons d’Ulysse, se sont laissé métamorphoser.

La Durut. — En bêtes ?

Le Marquis. — Pis encore, s’il était possible, et d’autant plus bêtement que je n’ai point vu là-bas de Circés. Les jolies femmes à qui le titre d’enchanteresse pourrait convenir sont précisément celles qui ne se mêlent de rien que de se divertir. La grande faiseuse d’intrigues et de pots-pourris dégoûterait bien plutôt que de charmer. N’importe ! du grand au petit, les gobe-mouches en font leur idole… Grand bien leur fasse !… (Il bâille.) Pardon…

La Durut. — Pauvre marquis, si je ne craignais de renouveler tes douleur, je te prierais…

Le Marquis. — De te le mettre ? Tu me préviens,… car depuis deux grands mois…

La Durut. — Tout doux, mon cher : c’est aujourd’hui chez moi vigile et jeûne.

Le Marquis. — Ah ! je conçois ! Cependant, ma chère Agathe, il faut absolument… Tiens,… vois-tu ? (Il produit un boute-joie brûlant et qui donne des signes du plus urgent besoin.)

La Durut. — C’est que, d’honneur ! je ne sais comment t’arranger.

Le Marquis. — La belle Célestine ?

La Durut. — On la tient.

Le Marquis. — Fringante ?

La Durut. — Elle est occupée.

Le Marquis. — Eh bien ! la poupée d’ébène, Zoé ?

La Durut. — C’est un sort : elle est en affaire aussi.

Le Marquis. — Que diable !… Juge donc. (Il lui prend une main et la porte sur ce qu’on a dit qu’il a montré.)

La Durut. — Sapristi !… c’est du fer !… mais en attendant, ceci pourrait-il ?… (Elle administre légèrement un secours fictif.)

Le Marquis. — Non, non, parbleu !… Quoi donc ! pas une pensionnaire ?

La Durut. — Si fait. La petite Mottenfeu, si le cœur t’en dit ?

Le Marquis. — Comment ! elle est de retour ?

La Durut. — Il y a déjà six semaines.

Le Marquis (après un peu de réflexion). — Je l’ai tant eue… depuis le collége, et même encore à Londres…

La Durut. — Pourtant elle est toujours une excellente jouissance.

Le Marquis. — D’accord ! Mais je veux du plus frais.

La Durut. — As-tu cinquante louis à sacrifier, je te livre un de mes pucelages ?

Le Marquis. — Pourquoi pas ? Justement j’ai gagné, de colère, sept cents louis en passant par Ems[168] : je puis donc me passer une fantaisie agréable.

La Durut. — Que te faut-il ?

Le Marquis. — Mais un pucelage, ne l’offrais-tu pas ?

La Durut. — Je voulais dire : brun ou blond ? mûr ou vert ? J’ai du onze, du douze, du treize et du quatorze. Faisons mieux, viens là dedans. (Elle le conduit dans un cabinet.) Voici tous les portraits[169], renouvelés il y a quinze jours.

Le Marquis. — Délicieux !… Je ne sais, ma foi ! que choisir… Tiens, cette blondinet

La Durut. — C’est une fureur ! on en veut toujours à ce petit mouton qui rêve. On la nomme Dolente, elle a quatorze ans, la plus jolie taille du monde. Tu vois ses grands yeux d’azur et sa bouche moins fendue qu’eux ? Eh bien ! malgré cela, je ne te la conseille pas.

Le Marquis. — Pourquoi ?

La Durut. — C’est du réparé : j’ai déjà placé quatre fois son imberbe pucelage…

Le Marquis. — Ah, Durut, tu te mêles aussi de tricher ! N’as-tu pas de honte ?

La Durut. — Les temps sont durs, il faut de l’entregent pour se tirer d’affaire…

Le Marquis. — Mais la bonne foi ?

La Durut. — Je n’en dois qu’aux frères. Aussi vois-tu que je ne veux pas t’attraper. Je réserve ma Dolente pour un fin Anglais, qui se prétend connaisseur, et à qui je veux faire payer cher l’indéchiffrable vertu d’une petite gueuse qui le trompera d’autant mieux, que, sur l’étiquette du sac, il la prendra pour un de ces modèles d’après lesquels peignent les romanciers de Londres. Moitié naturel, moitié talent, mon ingénue duperait Satan lui-même, tout rusé qu’il est… (Voyant le marquis occupé d’un portrait.) Ce que tu considères là est ton fait.

Le Marquis. — J’allais te consulter.

La Durut. — Mademoiselle Violette n’a que treize ans, mais si je ne l’avais pas muselée, depuis longtemps son affaire serait faite. Il n’y a pas de camillon, de jardinier, et même de marmiton, qu’elle n’ait attaqués. Par bonheur, de crainte d’être chassés, ils m’ont avertie. D’ailleurs, on ne perd rien à maintenir ma police. Bref, c’est chez Violette une si belle fureur d’être enfilée, que l’autre jour elle me suppliait de lui donner la clef des champs, si je n’aimais mieux recevoir les six louis qu’elle a de bon à la masse, pour que je lui fournisse n’importe quelle espèce de fouteur.

Le Marquis (d’un ton railleur). — On doit s’estimer fort heureux de servir une jeune personne aussi vivement inspirée ; cependant est-elle aussi jolie que je la vois là ?

La Durut. — Dix fois mieux. Ces croquis, faits à la hâte, ne sont que du premier élève du peintre attitré. Je te les donne, sans exception, pour fort au-dessous des originaux.

Le Marquis. — Je meurs d’impatience d’endoctriner mademoiselle Violette…

La Durut. — Tu vas la voir. (Durut sonne ; on répond du dehors, à la manière indiquée.) Violette ? (On marque que l’ordre est entendu.)

Le Marquis (sa bourse à la main). — Voici de l’or, ma bonne amie.

La Durut (refusant). — Eh fi ! tu te crois donc au bordel ? On ne paye point d’avance : il faut avoir eu. Si ce que je t’offre n’allait pas valoir le prix que j’y mets, rien de fait, mon cher ; si l’objet ne te plaît pas, une autre ; c’est ton droit de frère, et mon devoir, non moins que mon plaisir, car tu sais, marquis, que de tous nos Limefort[170] c’est toi que j’ai le plus aimé…

Le Marquis. — Comme je suis celui qui se pique pour toi des meilleurs sentiments… (On frappe d’une certaine manière…)

La Durut. — Voici Violette. Entrez !…


LE MARQUIS, MADAME DURUT, VIOLETTE[171].

À la vue de celle-ci, le marquis, pénétré d’étonnement, s’écrie : “ C’est Hébé ! „

La Durut. — Approchez, Violette ; voilà monsieur qui veut bien mettre fin à vos peines.

Violette (se jetant dans les bras de madame Durut). — Ah ! maman.

La Durut. — Petite folle, c’est à lui qu’il fallait courir.

Violette (tenant encore madame Durut embrassée, promène sur le marquis un regard examinateur, mêlé de crainte et d’espoir). — Monsieur, que je n’ai jamais vu, pardonnera…

Le Marquis (à madame Durut). — La friponne veut d’abord me juger.

En même temps, Violette s’élance avec un transport fougueux et embrasse le marquis. Mais au lieu de le baiser, elle colle sa tête contre une oreille de l’amateur, se pressant au surplus violemment contre lui.

Le Marquis (continue). — Elle est charmante.

Durut fait au marquis des mines qui expriment qu’il trouvera bien du plaisir à posséder cette fillette. Elle veut ensuite s’esquiver, mais…

Violette (s’en apercevant). — Ah ! maman ! ne m’abandonnez pas ; restez ici pour m’apprendre ce qu’il faut que je fasse…

Le Marquis. — M’embrasser d’abord, petit ange, si je n’ai pas le malheur de te déplaire.

Violette (après l’avoir baisé convulsivement vingt fois). — Vous, me déplaire ! (Elle demeure longtemps la bouche collée sur celle du marquis.)

Le Marquis (ensuite). — Eh bien ! Durut, ne voilà-t-il pas un volume de belles phrases ?

Violette palpite, sanglote, et ne peut s’empêcher de plonger sa main dans les trésors dont elle est prévenue que le marquis veut bien lui faire part. En même temps Durut vient dénouer une ceinture de ruban violet et les attaches de la collerette. Peignoir, chemise, tout est enlevé. Un modèle dont Boucher aurait fait la Pièce à choisir, mais dont il n’aurait su dessiner assez correctement les beautés infinies, étonne les yeux et les mains du marquis. Celui-ci transporte pétulamment Violette sur une duchesse, où déjà Durut a pris place, assise, se proposant de servir d’oreiller à la jeune victime dont Vénus va recevoir le sacrifice délicat… L’ardeur du marquis est si grande que la bonne Durut croit devoir lui recommander des ménagements… Soit obéissance, soit galanterie, soit raffinement de volupté, Limefort prélude et veut d’abord baiser la plus fraîche de toutes les virginités ; mais Violette, rugissant au moindre contact, plante les doigts dans les cheveux du langayeur et lui donne, en l’attirant violemment, une preuve presque cruelle du plus impatient désir. Il faut y sacrifier toutes les gradations délicates… À peine le glaive du sacrificateur se fait-il sentir, que, se poussant au-devant de sa pointe brûlante,

Violette (s’écrie) : — Ah ! maman ! maman !… On me le fait !… maman !… (Un mélange de lascive frénésie et de vive douleur fait que Violette roule des yeux, siffle des lèvres, se dérobe à moitié, puis aussitôt se roidit au-devant de l’instrument de la difficile opération. Elle s’écrie :) Maman… ah !… ah !… (Plus fort et plus brusquement ?) Maman !

Pour le coup l’inition est à son comble, et des flots brûlants inaugurent le sanctuaire du plaisir… Violette est pendant quelques instants comme morte. Elle a pâli tout à coup, ses dents se sont serrées, ses yeux fermés clignotent, son sein bondit avec précipitation. D’une main elle tord les jupes de madame Durut ; des ongles de l’autre elle laboure les matelas de la duchesse… Cet état violent dure bien deux minutes, après quoi, jetant brusquement ses bras autour du cou du marquis, rouvrant les yeux et lui décochant un baiser à bouche ouverte, elle semble vouloir l’engloutir. “ Ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon sauveur ! „ lui dit-elle, en sons à peine articulés. Bientôt après le marquis recommence, ou plutôt il commence seulement alors cette gentille manœuvre à laquelle la nature attache de si délicieux effets. Violette l’endure avec courage, en jouit avec transport. Durut, alors, voyant toutes choses se passer à merveille, substitue un carreau à ses genoux et se retire… On devine que c’est sans compliments. Elle met les heureux sous clef.


LE MARQUIS, VIOLETTE.

Violette (après avoir pris et donné des soins de propreté). — Oh ! monsieur ! vous que je ne sais comment nommer, mais que je vais aimer toute ma vie !… quel bon génie vous a donc soufflé dans l’oreille de demander Violette ?

Le Marquis. — Ton portrait, petite amie ; il n’a fallu qu’y jeter les yeux pour brûler de t’avoir.

Violette. — Que ç’ait été précisément moi, comme cela est heureux ! tandis qu’elles étaient aussi toutes là !

Le Marquis. — Je n’y ai vu que Violette.

Elle lui saute au cou et le dévore de baisers…

Violette. — Si vous étiez bien aimable, vous viendriez tous les jours, entendez-vous ? de peur que… voyez-vous bien… car… il se pourrait que maman l’oublie… et je ne voudrais pas, moi, que ce fût un autre qui voulût…

Le Marquis (avec feu). — L’adorable enfant ! Eh bien ! veux-tu que je m’arrange avec Durut pour qu’elle te cède à moi ?

Violette (avec passion). — Oh ! oui !… Tiens… vois-tu, je suis riche, j’ai six louis à la caisse… Je les abandonnerai tout de suite à notre maman pour qu’elle se procure qui me remplace. Et puis tout ce que la Providence m’enverra d’argent, tout, je le lui donnerai, jusqu’à ce qu’elle se croie dédommagée de ne m’avoir plus ; car elle m’a fait tant de bien ! Je serais bien ingrate de lui faire du tort.

Le Marquis (enchanté). — La bonne petite âme ! Va, mon enfant, ce sera mon affaire.

Violette. — Ô mon roi ! comme vous parlez ! il me semble que je vois un prophète ! (Un baiser.) Un saint[172] ! (Un baiser.)

Le Marquis (gaiement). — Tu me fais infiniment d’honneur !

Violette. — Voyons donc, que je considère encore un peu cette affaire qui m’a fait un si joli mal… Bon Dieu ! lui en aurais-je fait aussi ? comme la voilà rouge !… Bonjour, beau joujou. (Elle le baise.) Ô mon cher monsieur, que vous avez donc bien fait de me demander ce matin ! Tenez, (Elle tire de sa poche une lime d’Angleterre.) voici ce que je m’étais fait apporter hier, pour mes six francs, par Gervais, dans un rouleau d’orgeat.

Le Marquis. — On te friponnait pas mal. À quoi bon cet outil ?

Violette. — Ce soir, Belamour devait travailler à une fichue ceinture… Tu le connais pourtant… Ô mon Dieu ! pardon, je suis une malapprise.

Le Marquis. — Non, non, mon petit ange, tu me fais plaisir. Tu demandais si je connais Belamour ? Sans doute ; j’ai tant soit peu cet honneur-là.

Violette. — Eh bien ! c’est un joli garçon, n’est-ce pas ?

Le Marquis. — Assurément.

Violette. — Je ne dis pas cela parce que nous nous ressemblons, mais il m’aime tout plein… (Elle rougit.) Oh ! mais je n’avais pas l’honneur de vous connaître, quand nous sommes convenus de cela. Il devait, ce soir, arrive qui plante, briser le maudit cadenas, et puis…

Le Marquis (pour l’amuser). — Et puis ?

Violette. — Dame ! voyez qu’il est malin de vouloir que je lui dise quoi ! Il y a déjà Bellotte[173] et Mimi qui y ont passé avec lui… Ne nous vendez pas, du moins ?…

Le Marquis. — Je n’ai garde d’abuser de ta confiance !

Violette (avec la gaieté de l’espièglerie.) — Bellotte et Mimi, qui n’ont que onze ans chacune, et à qui notre maman n’a pas pensé seulement de mettre un qu’on y touche ; elle appelle cela comme ça.

Le Marquis. — Fort bien.

Violette. — Belamour, comme je dis, leur a fait cela, mais sûr ! Elles en sont fières comme des reines ! Oh ! si maman Durut savait !… elle les étranglerait tous trois !…

Le Marquis. — Il faut se garder de jaser. Les petits garçons…

Violette. — Ces imbéciles-là ? Nous daignons bien leur parler seulement ! et puis il faudrait voir qu’ils se donnassent les tons d’observer notre conduite… Monsieur Belamour, c’est différent : c’est le capitaine, celui-ci… Quant aux soldats, c’est mademoiselle Zoé qui en fait ses choux gras. Elle les prend tous où elle peut les attraper, et pan !… C’est elle déjà qui a fait chasser Loulou.

Le Marquis. — Va, c’est assez ; je n’ai pas besoin de savoir tout cela, moi.

Violette. — Est-ce qu’on ne dit pas tout à son amoureux ?

Le Marquis (riant). — C’est parler ; ainsi tu veux bien que je sois ton amoureux ?

Violette. — Belle demande !

Le Marquis. — Et Belamour ?

Violette. — Oh ! c’était de dépit d’être comme ça barricadée ! et puis on a tant d’envie de faire ce qui n’est pas permis ! Voyons, voyons encore. (Elle cherche le boute-joie du marquis.) Le voilà qui dort… Dors, mon mignon… (Le boute-joie bat à la main.)

Le Marquis. — Tu vois qu’il n’a pas le sommeil dur.

Violette. — Comme il est drôle ! (Elle se jette dessus, le reçoit dans sa bouche, le glottine à merveille, et lui rend ainsi toute sa première vigueur.)

Le Marquis (s’écriant). — C’est une houri ! Cette enfant fera le bonheur de ma vie ! (Il n’y tient plus, il la fait relever, l’attire sur lui, jambe de çà, jambe de là, et le plante avec ménagement, attitude si charmante quand on veut filer le plaisir.)

Violette (avec sentiment). — Ô bon ami !

Cette séance est longue. Tour à tour Violette folichonne et s’affecte. Elle a pour le coup du plaisir sans douleur. À mesure que l’opération s’avance, il lui échappe plus rarement de ces riens éloquents que nous n’osons jamais estropier dans le moule du récit. C’est cette fois que l’intelligente autant que voluptueuse Violette acquiert de grandes lumières et prend une haute idée du jeu dont elle reçoit sa troisième leçon. La voilà consommée. Un extatique et long silence caractérise le crépuscule de cette jouissance enfin couronnée par un sonore et mordant baiser.


QUEL POT-POURRI !




QUATRIÈME FRAGMENT.




On franchit quelques détails pour ne pas fatiguer le lecteur. Le marquis donne bien volontiers cinquante louis à madame Durut ; mais celle-ci, pour soutenir un peu plus noblement le rôle d’amie des Limefort, se détache de Violette et la cède au marquis. Il se propose de la vêtir en jockey, son dessein étant de voyager et les malheurs du temps ne lui permettant pas d’avoir une maîtresse sur un ton que, par bonheur, Violette ne connaît pas. Cette aimable enfant ne pense encore qu’au plaisir. En avoir, le devoir à un homme sympathique et qui remplit son objet, c’est le nec plus ultra de ses vœux. Sa fortune est faite.

Durut s’étant abouchée partout, il est entendu qu’on dînera chez la petite comtesse de Mottenfeu, au pavillon des pensionnaires. Les convives féminins seront : la comtesse architricline, mademoiselle Serrepine, qui lui fait société, Durut et Célestine. Fringante est obligée de demeurer au courant, tous les chefs ne pouvant s’absenter à la fois. Les dîneurs masculins sont : le marquis de Limefort, le prélat, Dardamour et Fessange.

Après les compliments d’usage entre gens qui se sont vus dans le monde et aux assemblées de l’ordre, à trois heures on se met à table. Une fois pour toutes, grande et fine chère. Chacun ayant ses raisons pour ne pas manquer d’appétit, on mange fort, on boit à l’avenant : ce n’est guère qu’à l’extrémité qu’on peut suivre une conversation. Voici quelques lambeaux de celle de cette société.

Le Prélat. — Ze croyais, moi, que tout était prêt, que nos cevaliers français allaient arriver ventre à terre, le sabre à la main, au premier zour, et qu’il n’y avait plus pour nous autres qu’à rentrer glorieusement dans nos bénéfices ; enfin, qu’il ne s’azissait plus que d’une bonne absolution in extremis pour ces pauvres zacobins, et puis, pendus, écartelés, grillés !

Le Marquis. — Holà ! holà ! notre féal, vous allez un peu vite en besogne. Le plus pressé peut-être ne serait pas de remitrer vos caboches sacrées ; mais si l’on avait pris de sages mesures, on serait sans doute au moment de sauver l’honneur de l’État et de délivrer nos maîtres.

La Durut (vivement). — Pour le coup, voilà l’essentiel, l’honneur de nos maîtres. C’est parler d’or. Ce bon roi, qui a toujours et de si bonne foi voulu le bien ! Cette charmante reine… qui a montré plus de tête à elle seule que toutes les cocardes blanches du royaume !… Jour de Dieu ! je ne suis qu’une putain, mais si…

Célestine. — Laisse donc parler le marquis, ma sœur.

Le Marquis. — Je n’ai plus rien à dire. Voilà madame de Mottenfeu qui bâille…

La Comtesse. — Ce n’est point d’ennui, mon cher Limefort, sur mon honneur !

Le Marquis (montrant mademoiselle Serrepine). — Et mademoiselle qui renchérit encore sur vous.

La Comtesse. — Elle, je ne sais pas à propos de quoi. Quant à moi, je n’ai pas cessé de m’en donner cette nuit… Serrepine a couché seule, je crois, et vers onze heures elle dormait encore.

Serrepine[174] (avec grâce). — Je bâillais par sympathie : les moindres mouvements de madame la comtesse me font une singulière impression…

Le marquis, quoique l’homme du monde qui a le plus de savoir-vivre, ne peut s’empêcher de hausser les épaules.

Dardamour. — Si bien, monsieur Limefort, que selon vous nous ne sommes pas si près qu’on le disait de la bienheureuse contre-révolution ?

Le Marquis. — Je crains fort qu’on ne fasse précisément tout ce qu’il faut pour la rendre impossible. Des gens dont la mission est tout au moins problématique sont en outre divisés entre eux, appellent chien et chat au secours, et pour leur compte, en attendant, bayent aux corneilles. À quoi voulez-vous que cela mène ? Je les crois trompés de loin, ajoutant à leurs illusions et jetant sciemment de la poussière aux yeux d’une multitude dont la plupart sont pleins d’honneur, mais qui, malheureusement, sont d’une déplorable ignorance en fait d’intérêt général, si quelques rusés d’entre eux sont d’un pernicieux raffinement en fait d’intérêt particulier.

Le Prélat. — Pas si bêtes ceux-ci, pas si bêtes !…

Le Marquis. — Voilà qui est bien raisonner comme un mitré !… Quoique enfin on n’ait pas manqué de les avertir…

Dardamour. — Eh bien ?

Le Marquis. — Mal en prend à quiconque ose toucher là-bas cette corde faible. C’est alors un brouhaha ! Mauvais principes ! gens dangereux ! Pour les écarter, pour les perdre, toutes les petites bassesses des sans-culottes : suspicions hasardées, accueillies, fomentées par les bas valets, adoptées par les gobe-mouches et par quiconque croit gagner à la jugulation du plus honnête homme un de ces pas… qui pourtant, ce me semble, ne mèneront à rien…

Le Prélat. — Permettez-moi, marquis ; c’est pourtant un homme de zénie qui conduit tout cela…

Le Marquis. — Vous avez peut-être raison ; mais le génie qui tient aux lisières celui que vous imaginez, c’est notre mauvais génie, celui de nos ennemis. Je le vois qui fait à la fois des siennes à Coblentz aussi bien qu’à Paris. À bon chat bon rat, nous dira-t-il un jour…

Fessange. — Le marquis parle comme un oracle : il en a l’obscurité.

Le Marquis. — Pour vous, mon beau monsieur, j’y consens, je n’ai pas le bonheur de vous imiter en tout, car de votre naturel vous êtes fort découvert, et n’avez, dit-on, rien de caché pour vos amis…

La Durut. — Laissons Coblentz, mon cher Limefort, et dis-moi ton sentiment de ce vin de Bourgogne. C’est de la triste dépouille de ce coq-en-pâte d’abbé de Cîteaux… (Elle lui envoie un verre, et on en porte de même à la ronde.)

Le Marquis (gaiement). — Délicieux, en vérité.

La Comtesse. — Mais la mode en est passée, j’aime bien mieux le vieux bordeaux.

Le Marquis. — Anglaise que vous êtes !

Fessange. — Je suis fou, moi, des vins d’Italie.

Le Marquis. — On y perce les futailles un peu du bas.

Serrepine. — Tous les vins étrangers du monde ne valent pas, à mon avis, notre vin de la Côte, quand il est d’une bonne année et qu’il a vieilli dans de bonnes caves…

Le Marquis (ironiquement). — Assurément, de votre bon vin de la Côte, avec une de vos excellentes tartes de prunes, voilà de quoi régaler le Grand Mogol… et puis le ranz des vaches pendant la collation, car il faut de la musique. Sans musique, point de festin. À propos, Durut, pourquoi ne nous as-tu pas donné tes musiciens ?

La Durut. — Ils sont dans ce moment à renforcer d’une lugubre harmonie la tristesse d’un de mes solitaires… Il faut, parbleu ! que je vous conte l’aventure en quatre mots… Quand je dis quatre… et plus.

La Comtesse. — Conte, conte-nous cela, Durut.

La Durut. — Un Anglais opulent, voyageant en France, s’était épris d’une fille de bourgeois, superbe mais tant soit peu coquine, de Marseille. Celle-ci, bien plus touchée des guinées que des grands sentiments dont l’ardent Crésus était également prodigue, l’écouta, le rendit heureux et consentit à lui appartenir. Mais se préparant à le suivre, elle trouva moyen de lui faire agréer, en qualité de secrétaire, un prétendu cousin qui n’était que le plus vigoureux et le plus aimé des galants de sa liste. Le trio parcourut l’Europe et s’accommoda volontiers de ce genre de vie pendant deux ans, qui s’écoulèrent sans l’ombre de trouble dans la petite caravane. Cependant, comme on se lasse de tout ce qui est monotone, bientôt cousine et cousin s’occupèrent de se soustraire au contagieux ennui du patron. Il faut convenir que, fort honnête homme, libéral à l’excès et doux jusqu’à la duperie, le baronet est, par contre, avec sa politique et sa mélancolie, on ne sait à propos de quoi, le plus maussade personnage de l’univers…

La Comtesse. — Maussade ! L’homme que tu peins là doit être infiniment aimable à Londres.

La Durut. — À la bonne heure ! Les aimables de ce genre devraient bien rester chez eux, au lieu de venir professer et nous enfiévrer chez nous. Je disais que la nymphe et l’amant-secrétaire s’ennuyaient à périr. Ils n’avaient cependant pas perdu la tête, leur main était faite ; ils pouvaient sans crainte de l’avenir se passer du vaporeux patron ; mais celui-ci était idolâtre de l’amante ; quant au rival, judicieusement, il en avait fait son ami. Mettront-ils le poignard dans le cœur de ce galant homme, en l’abandonnant tous deux à la fois ?… Ou bien plutôt courront-ils le hasard d’être méprisés, et peut-être sacrifiés, si jamais d’autres sentiments succédaient, dans une âme sombre et violente, à ceux que, de gaieté de cœur, ils en auraient arrachés ? Il y avait quelque chose de mieux à faire : Si l’Anglais y perdait également, le couple du moins allait y gagner beaucoup. Mais buvons…

Fessange. — Ton histoire sera-t-elle encore bien longue, ma chère Durut ?

La Durut (avec un peu d’humeur). — Je te cède la parole, si tu es pressé de nous raconter la tienne propre.

Célestine. — Propre ! pas trop.

Le Prélat. — Allons, Fessanze ; c’est très-mal de couper ainsi le verbe aux zens… Si vous attrapez quelque bon quolibet, ce sera pour vous apprendre… Poursuis, ma cère Durut, ze m’intéresse tout plein à ces amoureux et à cet Anglais.

La Durut. — Celui-ci se trouvait dans le cas de faire un voyage à peu près secret en Écosse, et duquel il ne pouvait mettre ni la maîtresse, ni l’ami. La première saisit cet instant pour commencer d’être libre. Elle feignit une maladie ; au bout de huit jours, on parla de sa mort. Sur ces entrefaites, le baronet, par les soins du secrétaire, apprit à la fois l’un et l’autre accident, mais avec les funestes nouvelles était parti ce lénitif : sachant, disait-il, à quel point la belle Zéphirine était adorée de son bienfaiteur, il avait pris sur lui de la faire embaumer. À l’appui de cette imposture, un rival de Curtius[175], bien payé pour le secret, avait exécuté la parfaite ressemblance de la fausse morte, en cire, mais les yeux fermés, décolorée ; en un mot, comme on est quand on n’est plus. Un mannequin galamment costumé complétait l’illusion. Le tout était renfermé dans une caisse de bois précieux et sous un premier couvercle de glace, couvercle que, sous aucun prétexte, il ne fallait ouvrir, la conservation de l’adorable momie dépendant absolument du soin de la maintenir inaccessible aux moindres atteintes de l’air. Les choses en étant là, nos mystificateurs attendirent patiemment des nouvelles du voyageur. Comme rien ne pressait plus celui-ci d’accourir, il donna tout le soin nécessaire aux premiers objets de sa tournée, ainsi qu’à sa profonde douleur, espèce de jouissance pour les Young. Mais à travers ses superlatives élégies, celui-ci ne manqua pas de remercier passionnément son essentiel ami d’un soin sentimental qui seul pourrait rendre l’avenir supportable au malheureux individu dont la plus chère moitié de lui-même venait de s’éteindre. (Madame Durut boit.)

Le Marquis. — Voilà bien l’une des plus ridicules folies dont ce siècle de sottises puisse bigarrer ses fastes.

La Durut. — Le désolé baronet revint. Bientôt après, l’essentiel ami, sous prétexte d’un héritage à recueillir, le laissa tête à tête avec l’effigie, s’en allant, lui, vivre gaiement avec l’enchanteur original et jouir ainsi d’une double succession. Depuis lors le fou, plus fou qu’auparavant, a couru le monde charriant partout, dans une voiture bizarre, l’objet de son inextinguible ardeur. Enfin, il a pris fantaisie à cet homme de passer quelque temps à Paris, mais sans rien changer à son ancien genre de vie. Mes mouches l’ont adroitement avisé de ma solitude[176] : il s’y est fait conduire ; il en a été enchanté. Depuis quinze jours à peu près, il y vit dans les délices d’un séjour mortellement beau par la tristesse qu’il est fait pour inspirer ; faisant d’ailleurs la chère française la plus délicate, se grisant volontiers à toster aux belles formes de la prétendue défunte, qui est toujours là, debout, en face de la table, et pour laquelle il s’attendrit au son des plus funèbres morceaux de musique.

La Comtesse. — Il ne faut pas disputer des goûts.

Le Marquis. — On aurait beau dire, ce fou-là finit par être heureux.

La Durut. — Attendez donc ! Moi, qui connais un peu les humains, et qui me suis d’abord aperçue (car je vois tout) de certain holocauste d’écolier que l’homme au désespoir offrait à sa momie, j’ai entrepris de modifier sa douleur. Déjà c’est l’une ou l’autre de mes petites qui, par un badinage adroit, tandis qu’il exalte son âme, lui épargne le matériel procédé du sacrifice ; je compte bien lui faire agréer incessamment un régime encore meilleur… et finalement, si certain coup que je médite réussit…

Le Prélat. — Acève donc, ma cère Durut, peux-tu comme ça nous laisser l’eau à la bouce ! (Il boit aussitôt un grand verre de vin.)

La Durut. — J’ai quelque idée que sa Zéphirine si regrettée est la même que certaine Longpré mal en point, et qu’on me dit être furieuse contre un inconstant qui l’a volée après lui avoir fait perdre les bontés d’un Anglais prodigue. On espère vérifier mes soupçons. Si par bonheur ils sont fondés, je ne manquerai pas de ressusciter Zéphirine. Il n’y a que le diable qui pût lui dire où vit maintenant un homme qu’elle mène. Je suis donc nécessaire. Si je les réunis, il faudra qu’il en coûte cher à l’Orphée, plus heureux que celui de la Fable. Je fais la fortune à madame Longpré, mais elle trouvera bon qu’il tombe, de l’aventure, un millier de guinées tout au moins dans la poche d’Agathe.

La Comtesse. — Je te les souhaite de toute mon âme, ma chère Durut. En attendant, je veux voisiner avec ce baronet. Est-il d’une figure passable ?

La Durut. — Mieux que cela.

La Comtesse. — Eh bien ! laisse-moi faire. J’entreprends ton homme. Dès ce moment je me constitue sorcière,… je suis… fille naturelle du fameux Saint-Germain[177] et,

Ayant pour mille maux des secrets merveilleux.
Je m’amuse à chercher des simples en ces lieux.

La Durut. — Je vous prends au mot.

La Comtesse (un peu grise). — Et je prétends que, dès demain, ton lugubre baronet me prenne à la motte !

La Durut. — Ce sont vos bonnes et belles affaires. Pourvu que ma spéculation arrive à bonne fin…

Cet original entretien est interrompu par le café. Dès qu’on l’a pris, on se lève. Le marquis, tout en train de sa petite Violette, la fait venir encore dans un lieu secret, prend avec elle des arrangements fixes et lui donne, sur nouveaux frais, une preuve de son lubrique engouement. En même temps, Sa Grandeur, la tête échauffée, mais le reste ne l’étant pas, a le caprice de faire représenter sous ses yeux une saturnale. Elle est aussitôt exécutée par les servantes de l’hospice, avec ces mêmes robustes valets qui avaient l’honneur de servir madame la comtesse le jour de la station de Fringante avec Trottignac. Le Pot-de-Chambre est ici la maîtresse de ballet, et s’y distingue par un savant pas de deux avec le chef de cuisine. Le détail de ces grossiers ébats ne vaut pas la peine que l’on se donnerait à les décrire. Ils font cependant sur l’engourdi prélat un effet dont il se désole de n’oser profiter, de peur d’une indigestion. Ailleurs, la comtesse, avec moins d’égards pour son estomac, chambre le joli Fessange, qui vient de lui donner un caprice. Elle lui fait agréer dix louis. Cependant, comme il les gagne assez mal, elle exige qu’il se laisse postillonner de la grande manière par un vigoureux chasseur, expédient qu’on sait capable d’ajouter beaucoup à des moyens équivoques. Mademoiselle Serrepine, qui déteste le scandale, s’est réfugiée dans la cabane du sieur Servais, chez qui elle a fait, dès les premiers jours, l’heureuse découverte d’un engin de onze pouces et demi. Ce fut la première recommandation du malotru pour être admis à l’hospice. Il eut même l’honneur d’y faire, pendant quelques jours, la partie de madame Durut ; mais celle-ci n’ayant pu obtenir du Provençal qu’il renonçât à l’ail, elle l’a, dès longtemps, réformé de la liste de ses menus. Mademoiselle Serrepine, moins délicate, s’accommode fort bien de ce rebut, en cachette des deux valets de la comtesse, avec lesquels elle convint, le plus adroitement possible, une double pastorale payée, sans l’ombre d’un regret, d’un quart de sa modeste rente.

Quant à Dardamour, dont la luxure n’a plus de bornes quand il a du vin dans la tête, il s’est abandonné à l’experte Durut, pour qu’elle tire de lui le parti qu’elle pourra, tandis qu’il prendra du plaisir à glottiner sous les lunettes que lui font les superbes fesses de Célestine. Durut, venant à bout sans beaucoup d’efforts de remettre le grand vicaire dans de belles dispositions, trouve bon de se l’incruster, et se tire également à son honneur de cette seconde expérience.

Toutes ces scènes achevées, chacun songe à la retraite. Le prélat, harassé, ramène à Paris ses courtisans rassasiés de jouissances. Le marquis, après avoir chargé Durut de tous les soins qu’exige la nouvelle destination de Violette, se rend avec empressement auprès de madame de Limefort, ayant toutefois l’attention de la faire prévenir, de peur de la surprendre peut-être dans les bras de quelque sigisbée, ce qui serait non moins embarrassant que de mauvais genre parmi des gens d’un certain ordre.


FIN DU NUMÉRO SIX.




NUMÉRO SEPT.




CROYEZ-VOUS À LA MAGIE ?

IL Y A DES REVENANTS.

QU’ON ME CHANGE CES TÊTES !

QUEL JEU DU SORT !



CROYEZ-VOUS À LA MAGIE ?




PREMIER FRAGMENT




Il a fallu quelques jours pour combiner la mystification que madame Durut méditait de faire au baronet, son pensionnaire, cet homme singulier qui vit dans l’hospice en adoration devant une momie. Durut s’est assurée que la Zéphirine qui a planté là cette dupe (pour être à son tour dupée et délaissée) est la même sur laquelle elle avait des soupçons.

Tandis que d’un côté Durut mettait adroitement les fers au feu pour savoir si l’aventurière serait bien aise de retrouver son Anglais, d’un autre côté la petite comtesse de Mottenfeu (ne fût-ce que pour finir par rire aux dépens d’un sot), a conçu le projet de se lier avec lui et de l’étonner par des choses extraordinaires, en attendant qu’il s’agisse peut-être d’opérer ce que cet homme ne pourrait manquer de prendre pour un prodige. On a insensiblement excité la curiosité de sir Henry en faveur de sa voisine ; on a fait sur celle-ci des contes à dormir debout ; il a souhaité de voir cette femme merveilleuse.

Tout s’est passé, la première fois, entre eux fort décemment ; la seconde fois, ç’a été entre ces voisins quelque chose de plus vif, mais sans l’ombre de galanterie, parce que le préoccupé baronet avait l’air d’être à mille lieues de tout cela. C’est leur troisième entrevue que va développer l’entretien suivant.

Dans le jardin du côté des pensionnaires.


LA COMTESSE DE MOTTENFEU, SIR HENRY.

Sir Henry[178] (se promenant). — Je ne cesserai de vous le répéter, madame la comtesse, votre voisinage, l’honneur d’avoir fait connaissance avec vous, étaient, dans ma position désespérée, tout ce qui pouvait m’arriver de plus heureux.

La Comtesse. — Que voulez-vous dire avec votre position désespérée ? Vous êtes encore jeune, passablement tourné, assez aimable, et vous vous croyez au désespoir ?

Sir Henry (soupirant). — Ah ! ma chère voisine ! quand on a perdu…

La Comtesse (interrompant). — Eh bien ! on retrouvera ce qu’on a perdu, ou bien l’on prend quelque chose ailleurs.

Sir Henry (avec douleur). — Retrouver ! (Il soupire.) Quand la mort…

La Comtesse (d’un ton imposant). — Paix ! Je sais toute votre aventure, j’ai consulté mes livres…

Sir Henry. — Que voulez-vous dire ?

La Comtesse (avec gravité, en l’observant). — Êtes-vous homme à garder un important secret ?

Sir Henry. — En douter, ce serait me faire injure.

La Comtesse (enchérissant encore). — Songez que si je vous le confie et qu’il vous arrive de le trahir, vous vous perdez d’abord,… mais qu’ensuite vous me faites à moi-même beaucoup de mal.

Sir Henry. — Eh bien ! n’y eût-il que cette considération sacrée pour un galant homme…

La Comtesse. — Écoutez-moi. (De l’air le plus mystérieux.) Il est impossible que vous n’ayez entendu parler du fameux comte de Saint-Germain ?

Sir Henry. — Du ministre ?

La Comtesse. — Eh non ! a-t-il été fameux ? Depuis lui, combien de ministres fameux, si pour l’être il ne fallait qu’avoir fait des sottises[179] ! Je vous parle du vraiment illustre, de l’adepte !

Sir Henry. — J’ai bien ouï parler de ce personnage, mais j’avoue ne l’avoir jamais jugé que comme un adroit charlatan…

La Comtesse (avec sévérité). — Monsieur ! songez devant qui vous parlez de cet homme célèbre.

Sir Henry. — Aurait-il l’honneur de vous intéresser ?

La Comtesse. — Il était mon arrière-petit-fils[180].

Sir Henry (stupéfait). — Votre arrière-petit-fils, madame ! un homme qui, lorsqu’il mourut, il y a déjà longtemps, était, dit-on, septuagénaire ?

La Comtesse (avec pitié). — Lorsqu’il mourut ! Qui vous a dit qu’il était mort ?

Sir Henry (déconcerté). — Ma foi, madame, qu’il soit mort ou qu’il vive, cela ne peut être entre nous un sujet de contestation ; mais croire qu’il a été, qu’il soit votre arrière-petit-fils…

La Comtesse (d’un ton tranchant). — Il l’est, monsieur. C’est le premier-né de la septième fille d’un certain Salomon Coreb, qu’avait mis au monde, à l’âge de cent dix-neuf ans, la cadette de vingt-huit enfants de mon sexe, sans compter les mâles, dont je suis accouchée en Palestine, pendant le siècle qui a précédé celui de la naissance de Jésus-Christ.

Sir Henry (l’arrêtant). — Madame, j’ai l’honneur de vous faire ma révérence ; je me rappelle dans ce moment que j’ai oublié de faire une réponse très-pressée qui pourrait encore partir par le courrier d’aujourd’hui.

La Comtesse (froidement). — Eh bien ! allez, monsieur… (Le baronet a fait quelques pas pour s’éloigner.) Songez bien à ce que vous faites : vous pourriez vous en repentir un jour.

Sir Henry (revenant). — Çà ! madame la comtesse, je pourrais très-bien rester, et je n’ai rien d’aussi pressé que de continuer de vous faire ici ma cour ; mais pourquoi vous moquez-vous si grossièrement de moi ?

La Comtesse. — Me moquer, monsieur !

Sir Henry. — Sans doute.

La Comtesse. — Je vous faisais, au contraire, infiniment d’honneur en vous supposant digne d’être instruit de choses… qu’on ne confie pas ordinairement à de profanes mortels…

Sir Henry. — Mais cet âge incroyable que vous vous donnez…

La Comtesse (avec pitié). — Incroyable ! Parce que, grâce à… ce que je sais, j’ai vécu quelques instants de plus qu’un autre.

Sir Henry (se récriant). — Quelques instants, madame ! vous aviez fait vingt-huit et je ne sais combien d’enfants plus de cent ans avant la naissance de Jésus-Christ !

La Comtesse. — Assurément. Et qui vous dit encore que ç’ait été le premier siècle de ma vie ?

Sir Henry. — À votre aise, madame ; soyez, si vous voulez, du temps du déluge !

La Comtesse (avec feu). — Eh ! monsieur, votre déluge n’est que d’hier !

Sir Henry ne sait alors s’il doit demeurer ou s’en aller. Mais il reste, voyant à dix pas Célestine qui survient.


LA COMTESSE, SIR HENRY, CÉLESTINE.

Célestine (qui a entendu le dernier mot de la comtesse). — Comment donc ! Est-ce que l’on se querelle ici ?

Sir Henry. — Madame trouve plaisant de se divertir à mes dépens : j’entreprends de lui faire entendre que…

La Comtesse (avec chaleur). — Que vous n’avez pas le sens commun ; que vous êtes matière, à faire compassion.

Sir Henry (avec aigreur). — Il ne manque plus que de vous fâcher…

Célestine. — Oh ! ma foi, les voisins, arrangez-vous ! À bon compte, je venais vous dire, madame la comtesse, qu’à la lettre que vous voulûtes bien faire partir hier au soir pour l’Amérique ma sœur vient de recevoir réponse tout à l’heure. Notre parent est au Cap, et s’y porte à merveille. Dans ce moment on y est un peu plus tranquille. Je ne sais ce qu’il a l’honneur d’être, votre émissaire, mais il va grand train : il a rapporté (je ne sais comment) une énorme balle d’oranges des plus belles de ce pays-là. Voyez-en un échantillon. (Elle présente alors une magnifique orange à la comtesse.)

La Comtesse (la recevant). — C’est fort bien. (À portée de son logement, elle y rentre, en jetant un regard terrible sur le baronet).


SIR HENRY, CÉLESTINE.

Célestine. — Vous voilà mal ensemble, et j’en suis désespérée, car je comptais infiniment pour vous sur cette femme-là.

Sir Henry. — C’est une archi-folle.

Célestine (avec mystère). — Chut !… si elle vous entendait, vous seriez un homme perdu. (Bien bas.) C’est une magicienne… et peut-être le diable en personne.

Sir Henry. — Et vous aussi, mademoiselle Célestine, vous voudriez me berner ?

Célestine (le tirant à part). — Éloignons-nous. Sachez, mon cher, qu’hier elle veillait chez ma sœur… Nous vînmes à parler des horreurs qui se sont passées dans les colonies. Durut dit en l’air : “ Je voudrais bien savoir si notre pauvre cousin de Languillière n’a pas péri dans cette bagarre. — Cela vous tient-il fort au cœur ? a reparti la comtesse ; écrivez deux mots à ce parent, je me charge du reste… Écrivez donc ! „ Nous avons d’abord cru qu’elle voulait rire. Point du tout, c’était son grand sérieux. Agathe écrit vingt lignes ; elle n’a pas plutôt cacheté que voilà… comme un vent qui pousse la croisée ; je ne sais quel tourbillon rase la table et enlève le papier ; nous le voyons en même temps s’échapper bien vite, en tournoyant, par la fenêtre. Nous avons failli mourir de peur.

Sir Henry. — C’est un tour de gibecière…

Célestine (interrompant). — Bien trouvé !… et la réponse donc, l’écriture du cousin que nous connaissons bien peut-être ? Mais il n’y a pas de jour que cette petite fée ne nous donne quelque trait de sa toute-puissance magique. On assure, en un mot, que son talent va jusqu’à ressusciter les morts ?

Sir Henry (frappé). — Ressusciter les morts ?

Célestine. — Oui, avec une certaine eau qu’elle a…

Sir Henry. — Serait-il possible !

Célestine. — Nous voyons du moins des gens qui le croient. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’avant-hier elle en fit prendre une seule goutte… une seule ! sur un morceau de sucre, au vieux Guenillard, le doyen des anciens servants de l’hospice, et qui est à la pension déjà depuis vingt-cinq ans…

Sir Henry. — Eh bien ?

Célestine. — Le pauvre diable avouait que depuis plus longtemps il ne se souvenait pas d’avoir bandé (sauf le respect que je vous dois)…

Sir Henry (vivement). — Eh bien ? eh bien ?

Célestine. — Eh bien ! monsieur, tout de suite il a fait trois fois cette affaire au Pot-de-Chambre[181]. Elle a juré que c’était des bonnes, et… comme du feu, ce que le vieux drille lui a si largement décoché… Pour moi, je ne vois de là qu’un pas à ressusciter les morts. Encore ne dit-on pas que, lorsque Lazare ressuscita, il se soit mis à bander tout de suite, ce que vous ne nierez pas être le plus beau signe de vie qu’il eût pu donner. Une seule goutte pourtant !

Sir Henry. — Je m’y perds. Si un Anglais pouvait se résoudre à croire quelque chose qu’il ne comprend pas…

Célestine. — Voyez donc le beau raisonnement ! comme si un Anglais avait plus de bon sens que nous ! Mais parlons d’autre chose. Je venais savoir si rien vous manque dans votre logement ?

Sir Henry (rêveur). — Rien du tout.

Célestine. — Êtes-vous bien servi ? la chère, le vin, tout cela est-il de votre goût ?

Sir Henry. — Je suis on ne peut mieux.

Célestine. — Laquelle des petites voulez-vous aujourd’hui ?

Sir Henry. — Cela m’est parfaitement égal.

Célestine. — Mais enfin ; une mine peut intéresser davantage, une main avoir plus de moelleux, être plus douce…

Sir Henry. — Figurez-vous bien, belle Célestine, que je n’ai pas encore fait attention un seul instant à tout cela. Les jolies poupées viendraient ici pendant un an, sans que je connusse leur visage. On entre, on fait son petit service ; moi, l’âme et les yeux sur l’idole chérie…

Célestine. — Vous êtes un étrange monsieur, vraiment ! Oh bien ! c’est moi, ne vous en déplaise, qui prétends vous arranger aujourd’hui… Nous verrons un peu si… Marchons !

Elle entraîne plutôt qu’elle ne conduit le baronet dans son appartement, qui est un joli rez-de-chaussée de plusieurs petites pièces. Ils entrent.


Dans le salon. Le premier objet qui se présente quand on y met le pied, c’est la châsse de la prétendue momie[182]. À sa vue, sir Henry exhale un gros soupir.

Célestine (avec gaieté). — Salut à l’amie ! (À sir Henry.) Il faut avouer que ce devait être une séduisante friponne.

Sir Henry (soupirant). — Oh ! c’était une divinité !

Il prend un siége en face de Célestine, qui se place du côté droit, lui passe la main gauche derrière la nuque, et de la droite met à l’air l’instrument du sacrifice, dont elle veut diriger le procédé. Tout cela se passe sans que le baronet paraisse s’en apercevoir. Son regard stupide dévore à travers le cristal l’ouvrage de Curtius.

Célestine. — Voilà donc… tout ce dont il tournait pour la belle !… (Avec un léger dédain.) Hum ! ce n’aura pas été de regret pour si peu de chose qu’elle se sera laissée mourir…

Sir Henry (soupirant). — Ah ! Zéphirine !

Célestine (vivement). — Eh ! foutre ! faites-lui donc du moins l’honneur de bander ! (Un moment de silence.) Passe encore… Au bout du compte, ce n’est pas du bran… (Elle va toujours son train.) Cela entrerait tout de go dans la plus sevrée de nos morveuses… (Elle manipule, et par degrés obtient quelque chose de plus avantageux.)

Sir Henry (éprouvant un commencement d’émotion). — Ah ! ah ! Zéphirine ! (Il ajoute en anglais des bouts de phrases que Célestine n’entend point ; elle n’est flattée ni de ce baragouin, ni d’être comptée absolument pour rien.)

Célestine (impatientée). — C’est un peu fort.

Alors elle quitte brusquement sa place, et zeste ! elle enfourche sir Henry, dont elle n’a pas lâché le presque ferme boute-joie. L’Anglais goûte peu cette liberté qui lui dérobe une partie de son cher point de vue. Il le cherche de droite, de gauche : la contrariante Célestine se donne le même soin pour le lui masquer. À travers cette chicane, elle se frotte vivement, du bout de ce qu’elle tient, les lèvres de ce qu’on devine ; de l’autre main elle se cramponne à la chaise, de peur que le baronet ne puisse échapper. Comme il est au plus haut degré d’érection à lui permis, elle s’embroche et se met tout aussitôt à trotter grand train à l’anglaise sur son homme. Puis tournant la tête vers la châsse…

Célestine (dit gaiement). — À ta santé, charmante !

Sir Henry (en crise). — Ah !… ah !… ha !… ha !… Zéphi !… (Un soufflet lui coupe la parole)

Célestine (allant son train). — Plaît-il ?… Apprenez, monsieur, en France à être galant, et pendant le service des vivants oubliez les morts… Ah ! foutre !… Il ne me baisera seulement pas… Ah !… ha !… (Se déplaçant quand elle a fait.) Oh ! le maussade !

Sir Henry demeure quelques instants dans un état mixte de volupté, de colère, de confusion et de regret. Il n’ose, au moment même, jeter les yeux sur la momie, se croyant coupable envers elle d’une insigne offense. Célestine est passée dans la pièce dont le salon est précédé, elle a ses raisons pour ne pas s’éloigner davantage d’abord. Enfin debout, courant se prosterner devant la châsse et s’en allant de la manière la plus ridicule…

Sir Henry (s’écrie). — Ô toi ! dont l’âme voltige sans doute autour de moi, comme sans cesse je t’entoure de la mienne, tu sais, céleste Zéphirine, si je pensais à t’outrager !… Pardonne ! me pardonneras-tu ?

À travers un triste soupir échappé comme de la boîte, on entend : Oui. À cette espèce de prodige, le baronet devient à peu près fou d’étonnement et de peur… — De peur ? — Eh oui ! sans doute. En vain est-on raisonneur ; amant éperdu, l’être qu’on croit inanimé ne donne pas signe de vie sans ébranler vigoureusement le plus intrépide esprit fort. L’Anglais, dans le conflit de deux émotions si vives, si diamétralement opposées, se trouverait peut-être mal, sans les sels que Célestine accourue lui fait respirer… Elle feint elle-même d’être fort alarmée, quoiqu’elle sache fort bien que c’est un tour dont tout ce qui s’est passé n’était que la préparation, et qui en amènera d’autres. Pour enchérir, elle prétend non-seulement avoir entendu le terrible oui, mais encore avoir très-bien vu, quand elle est rentrée, que la momie lui faisait une mine foudroyante.


IL Y A DES REVENANTS.




DEUXIÈME FRAGMENT.




Dans la même chambre dévolue à Trottignac lorsqu’il arriva, madame Durut introduit Zéphirine, cette Longpré[183], cette prétendue morte dont l’effigie est l’idole de l’extravagant baronet.


ZÉPHIRINE, MADAME DURUT.

La Durut. — C’est ici, ma chère, que vous pourrez vous remettre, en attendant dans un plein repos le succès de nos mystérieuses menées. Dans ce moment, on avertit la petite comtesse. Nous allons avoir avec elle un entretien bien nécessaire ; après quoi…

Zéphirine. — Après quoi, ma chère dame, il faudra penser que je garde l’heure, que mon neuvième mois expire dans deux jours, à ce que je crois, et que d’un moment à l’autre je puis être surprise par la nécessité d’accoucher. Quel contre-temps ! Que je suis malheureuse ! (Des larmes.)

La Durut. — J’avoue qu’il eût été plus à votre avantage de n’avoir pas ce paquet à mettre bas. Cependant ne vous attristez point ;… le pis aller serait que vous fissiez ici vos couches en secret et que l’exécution de nos bizarres projets fût remise à l’époque de votre rétablissement. (On entend marcher.) Mais à ces pas légers et prestes, je reconnais la petite fée… (Durut ouvre la porte et fait un pas au-devant de madame de Mottenfeu.)


LES MÊMES, LA COMTESSE.

La Comtesse (encore dans le corridor). — Eh bien ! la belle fauvette est donc enfin dans notre cage ? (Rentrant et voyant Zéphirine.) Ah ! (Étonnée.) c’est la perfection ! (Elle se jette au cou de Zéphirine et lui donne un baiser du genre le plus polisson.)

Zéphirine. — On m’a prévenue, madame la comtesse, des bontés infinies que, sans me connaître, vous vouliez bien vous proposer d’avoir pour moi. Ma reconnaissance…

La Comtesse (gaiement). — Quelle folie ! C’est à nous, au contraire, à vous remercier de nous avoir fourni l’étoffe d’une aussi plaisante récréation. Va, va, friponne ! (Elle lui prend amoureusement le menton.) pour mon compte, je prévois que tu m’auras bientôt et qu’à mon tour je t’aurai des obligations bien plus essentielles… Quel œil ! Durut, quelle peau ! (Elle veut fourrager.)

La Durut. — Allons d’abord au solide ; le temps presse furieusement. Il faut vous dire, future arbitre de nos destinées, que cette belle enfant en porte un tout à fait mûr et qui peut s’impatienter au point de ne pas nous laisser le temps de lever la toile pour notre grand spectacle. Que pensez-vous de cette conjoncture ?

La Comtesse. — Ah ! diable !…

La Durut. — J’imaginais…

La Comtesse (interrompt). — Un moment… (Elle sourit.) J’y suis. Oui, quand la charmante l’aurait fait exprès… L’épisode est unique !…

La Durut. — Quoi ! vous entrevoyez…

La Comtesse. — Tout est-il prêt ?

La Durut. — Sans doute.

La Comtesse. — L’antre ?

La Durut. — Oui.

La Comtesse. — Le bûcher ?

La Durut. — Le bûcher, les torches, les foudres.

La Comtesse. — Tout ce que j’ai prescrit, en un mot ?

La Durut. — Tout, tout, vous dis-je. Il ne s’agirait plus que de savoir si vous avez, de votre côté, suffisamment préparé notre homme…

La Comtesse. — Sois sans inquiétude à cet égard. Dès le miracle de l’orange[184], il n’y avait plus moyen qu’il doutât de la toute-puissance de mes enchantements. Depuis lors, son égarement n’a cessé de s’accroître. Sa neuvaine, comme tu sais, s’achève après-demain. Ce n’a pas été sans peine, dès aujourd’hui, qu’il a fourni l’émission de ses principes de vie, dont il est persuadé que j’ai besoin pour la composition de l’élixir (en regardant Zéphirine) qui doit vous ranimer. Le régime dont nous avons fait vivre l’heureuse dupe, l’agitation fatigante dont nous avons excédé son sommeil, l’ébranlement perpétuel où nous avons entretenu son ardente imagination, l’état de faiblesse enfin où le jetteront neuf contributions extraites par cette main habile (elle fait en même temps un geste plein de grâce, de nature à ne laisser aucun doute sur l’habileté dont elle se flatte) : tout cela nous répond du degré de crédulité fanatique où nous devons enfin amener notre vaporeux… Le grand coup de théâtre achèvera de nous le soumettre. Reste à savoir si la dernière secousse ne sera peut-être pas trop forte et ne lui fera pas perdre si bien l’esprit, que peut-être il ne soit plus possible de le remettre au courant des fous de l’espèce commune…

Zéphirine (avec émotion). — Vous m’alarmez, madame. Se pourrait-il qu’en vue de rendre moins malheureuse une créature… hélas ! trop coupable, vous jouassiez à faire à jamais le malheur d’un homme estimable et de si bonne foi ? Ah ! bien plutôt renonçons…

La Durut (interrompant). — Bien cela ; j’aime ce sentiment… (Elle tend amicalement la main à Zéphirine.) Mais ne craignez rien, notre amie, le bonheur ne tue jamais… et le cours fatal de l’existence journalière n’apporte que trop de remèdes à la précieuse folie d’un mortel insoutenablement heureux. Sans scrupule laissez-nous faire, et ne songez qu’à jouir de nos succès.

La Comtesse (à Durut). — Du moins il paraît que nous ne servons pas une vile créature et que nous n’aurons pas fait au baronet un funeste présent.

La Durut. — J’allais le dire mot à mot. Ainsi voilà nos consciences fort à l’aise, Dieu soit loué !

La Comtesse. — À propos de conscience, tu me fais penser à te dire quels arrangements vient tout à l’heure de prendre de lui-même, avec moi, ce reconnaissant Harisson[185]. “ S’il est vrai, déesse, a-t-il dit en me baisant les pieds malgré moi, s’il est vrai que les esprits et les éléments vous soient soumis, comme je commence à le croire ; s’il est vrai que vous puissiez rendre à mes vœux celle… qui avait cessé de respirer, mais qui vit toujours dans mon âme, Zéphirine, dès l’instant de sa seconde vie, disposera de six mille livres sterling, qui sont maintenant à Paris entre les mains de mon banquier. J’assurerai aussi tout de suite à la plus chère moitié de moi-même cinq cents livres sterling de rente perpétuelle, sans préjudice de vivre ensemble comme par le passé. Ah ! pourquoi ma médiocre fortune ne permet-elle que d’aussi faibles sacrifices ? Mais quel monarque serait assez riche pour payer le bien qui va m’être rendu ? Quant à vous, madame,… si vous n’étiez qu’une mortelle, il ne serait pas encore en mon pouvoir de m’acquitter. Tout l’or de l’univers suffirait-il à récompenser l’être si propice qui m’aurait sauvé la vie en m’assurant une imperturbable félicité ? „

La Durut. — Voilà de superbes paroles sans doute ; mais je ne serais pas fâchée que tout cela fût dit plus uniment, en quatre ou cinq petites lignes, dont le notaire pût faire, un bon acte…

Zéphirine. — Connaissez mieux sir Harisson, madame : un mot qu’il a dit vaut un contrat. S’il l’avait oublié, le lui rappeler simplement, c’en serait assez pour qu’il s’engageât sur nouveaux frais et fît encore plus qu’il n’avait promis.

La Comtesse. — Je crois que Zéphirine a raison ; les Anglais sont assez dans ce genre.

La Durut. — À la bonne heure ; au surplus, ce n’est pas par ces beaux côtés que nos fieffés penseurs les imitent. (À Zéphirine.) C’est à vous, la belle enfant, à vous conduire si bien, après tout ceci, qu’il ne démente jamais un langage qui vous fait tant d’honneur.

Zéphirine. — Ah ! je réponds bien de ne plus perdre par ma faute un cœur… dont j’avoue que je me rendis trop peu digne. Cependant sans l’affreuse rouerie d’un perfide, d’un ingrat…

La Durut. — J’entends. Or, ce maudit cousin, ce funeste objet de votre ruineuse escapade,… c’est lui probablement qui… (Elle jette un regard expressif sur l’exhaussement du ventre de Zéphirine.)

Zéphirine (avec douleur). — Hélas, oui ! J’en meurs de honte ; un événement qui pouvait convertir les liens légers du plaisir en chaînes solides de la reconnaissance et de l’attachement devait-il au contraire corrompre notre union et me préparer mille genres d’infortunes ?

La Comtesse. — Raconte-nous le fait, mon cœur. (À Durut.) Elle est délicieuse ; j’en raffole déjà. Tout ce qui la concerne me pénètre d’intérêt. (À Zéphirine.) Nous écoutons.

Zéphirine. — Grosse à peine de cinq mois, dès que mes formes perdirent de leurs grâces et mon peu de charmes de son éclat, le vil Bricon[186] se refroidit par degrés. Bientôt il devint désobligeant, grondeur, brutal même au point de me battre ; livré au jeu, aux liqueurs fortes ; démocrate enragé, devenu l’un des piliers des clubs les plus incendiaires, ardent bravache parmi ces nouveaux soldats soi-disant citoyens, dont la moitié n’a que le courage de la férocité ; mon persécuteur enfin, après avoir dissipé le reste de nos ressources, un beau jour me laissa sans un écu, devant à tout le quartier, sur la paille en un mot…

La Comtesse. — Cette chère enfant !

Zéphirine. — J’y serais morte sans doute au moment de mes couches, sans la faveur du ciel (À madame Durut), qui vous fit apparaître l’autre jour dans mon obscur taudis… (Elle fait un mouvement pour saisir et porter à sa bouche la main de madame Durut, qui la retire vite et donne à sa protégée un baiser.)

La Comtesse (à part). — Elle me fend le cœur. Avoue, Durut, que les femmes sont bien payées pour s’attacher à ces animaux d’hommes ! (À Zéphirine.) Car tu aimais sans doute ?…

Zéphirine. — C’est tout au plus si je suis radicalement guérie d’une passion qui me livrait à mon propre mépris…

La Comtesse (la caressant). — Va, va, mon ange, nous t’apprendrons à chasser l’amour (Elle lui met la main sur le cœur.) de là. Il n’est de saison qu’en deux endroits : ici… (Lui touchant le front.) pour le gouverner habilement, et là, pour avoir du plaisir… (Elle a glissé lestement la main sous la jupe de Zéphirine et surpris le bijou de la belle qui tient une assez sotte contenance n’osant ni faire la bégueule, ni se livrer à cette étrange agacerie. La comtesse, glissant son doigt dans le sentier de la volupté, ajoute :) Promets-tu que ton marmot ne me mordra pas ?…

Mais le chocolat qui survient met fin à ce manége, sans quoi la comtesse se serait amusée dès lors à pousser la chose à bout.

On déjeune. La conversation n’ayant plus rien de fort intéressant pour le lecteur, on lui en fait grâce. La seule circonstance un peu remarquable, c’est que la petite comtesse, à travers le détail qu’elle a fait à Zéphirine des mesures qu’on a prises pour avancer les choses au point où elles sont, tire de sa poche une petite fiole où, dans une partie d’eau de Cologne, erre le tribut qu’elle a déjà fait éjaculer de chez le superstitieux Anglais.

La Comtesse. — Si j’ai pu lui persuader que cela m’était nécessaire pour rendre les esprits vitaux à sa chère momie, qu’en coûte-t-il de plus d’assurer que d’un excès de soin pris pour la plus grande sûreté de l’opération il résulte, par un second miracle, la formation hâtée d’une nouvelle créature dans l’utérus surabondamment vivifié ?

La Durut (s’extasiant). — L’idée seule est d’une sorcière de premier ordre ! Oui, le diable m’emporte ! ou vous l’êtes tout de bon.

La Comtesse. — Nous n’en sommes pas encore au plus intéressant des diableries. (D’un ton comique.) Je veux que l’assemblée frémisse, que les cheveux dressent sur sa tête, même à travers la tempête du plaisir…

La Durut (se levant). — Çà ! tandis que vous allez apprendre à cette belle enfant le rôle que vous lui destinez, je vais, moi, désigner l’ordre général et donner pour après-demain rendez-vous aux coopérateurs. (Elle a déjà fait quelques pas.)

La Comtesse. — Un moment, notre féale. Il est bon de te rappeler que si mon estomac a déjeuné il n’en est pas de même de certain petit écureuil[187] qui n’est de rien dans mes vastes projets et n’est du tout au fait de demeurer à jeun si tard que l’heure actuelle.

La Durut. — Ah ! je comprends.

La Comtesse. — Va donc, et s’il y a par là-bas quelqu’un de convenable, envoie-le-moi tout de suite. Point de marmots ; du solide, entends-tu ?

La Durut. — J’ai votre affaire, je crois. Pourvu qu’on ne soit pas déjà loin ! Je cours.


LA COMTESSE, ZÉPHIRINE.

La Comtesse (avec un baiser). — Tu permettras bien, charmante, que dans le cabinet d’à côté…

Zéphirine. — Je suis au désespoir d’être apparemment la cause que madame…

La Comtesse (caressant). — Oui sans doute, tu l’es. Sans cette ronde bedaine, qu’il y aurait conscience à troubler le moins du monde dans ses derniers instants de repos, je n’aurais appelé pour ce matin personne à mon secours. J’étais accourue céans, la tête diablement montée. Tes traits enchanteurs, bien gravés dans ma vive imagination d’après ta pâle image, m’avaient d’avance inspiré le caprice le mieux conditionné. Je comptais bien t’écrèmer aussitôt que la marche de notre projet te mettrait en mon pouvoir.

À travers cette galante déclaration, les lèvres de la comtesse se sont si bien rapprochées de celles de Zéphirine que l’aimant des deux bouches les a soudain unies par un fougueux baiser. Cependant Zéphirine n’a pas décidément le goût des femmes ; mais on la désire, on l’a louée, et l’être séduisant qui répand ainsi sur elle le doux poison de la séduction est cette même femme qui lui prépare une infinité de bonheurs… Zéphirine est émue et s’enflamme d’un feu d’autant plus vif qu’il est nouveau pour elle. Ce feu, l’experte comtesse vient de l’allumer à la fois partout, ayant détourné d’abord, avec toute la délicatesse d’un respectueux amant, la triple gaze d’un fichu, en chatouillant d’un tact léger comme le pas d’une mouche les sommets irritables de deux montagnes dont le lait a converti en dureté la consistance ci-devant élastique. Plus loin c’est pis encore, car déjà ces amantes de nouvelle date ont quitté l’entour de la table du déjeuner ; machinalement on a gagné le lit ; Zéphirine, jalouse de complaire en tout à sa voluptueuse bienfaitrice, a compris qu’on la souhaitait sur cet autel de la folie ; elle a bien voulu s’y coucher. Pour lors une main qui n’avait pas encore d’occupation se donne à son tour une bien plus incendiaire besogne. La comtesse croit s’apercevoir que le trop grand jour fatigue l’œil clignotant de son divin caprice. Elle rabat donc sur leur groupe un rideau qui pare aussitôt à la fortuite incommodité. Zéphirine en devient plus hardie. Le triple badinage est plus paisiblement souffert, plus délicieusement savouré, mieux secondé enfin. La tête de la patiente est partie tout à fait ; elle n’est plus ; cet effet seul va peut-être suffire à jeter l’agente dans le même délire du plaisir.

Mais au même instant entre, sur la pointe du pied, quelqu’un orienté par deux jolis petons aperçus au bas du rideau. Cet homme, qui n’a fait aucun bruit, est soudain en pleine impertinence avec la comtesse. Celle-ci sent alors très-bien qu’on lui manque essentiellement par-dessous ce rideau qui ne sépare plus que les bustes. — Elle se fâche ? — Non, elle s’y prête. Cette aubaine ne peut l’étonner que par l’extraordinaire proportion de ce qui la travaille… Bientôt une averse des plus solides jouissances abat le zéphyr dont ses sens n’étaient qu’émoustillés pendant sa gentille escarmouche. On pourrait croire que la grosse faim de l’écureuil est déjà satisfaite. Non pas : il est, comme on sait, un furieux mangeur. Le premier morceau, très-fort, est déjà avalé, sans que la pâmée Zéphirine se soit doutée de rien ; mais pendant qu’on recommence, comme il est bon de savoir quel est le recommandable mortel si libéral d’une délectable ambroisie, la petite comtesse écarte le rideau, sans se dégager retourne son buste vers le vigoureux acteur, avec toute la souplesse d’une taille mignonne, et voit… un gros réjoui, montrant par son sourire un râtelier égal, d’un blanc éblouissant ; une face vermeille à barbe bleue… dardant de ses grands yeux noirs les éclairs de la luxure et de la vigueur.

Cependant Zéphirine (aussi nue qu’on peut l’être avec des habits, et ayant encore des sentinelles partout) est un peu confuse, aussi bien d’avoir un témoin que d’en servir. Au reste, le premier pas est fait. Sa position lui impose tant d’égards envers la petite fée ! il en coûte si peu de s’accoutumer à des scènes dont la contemplation vaut quelquefois la moitié de la réalité !… Peu bégueule (quoique loin de l’impudence de nos Aphrodites), Zéphirine prend la chose en bonne part, recule assez vers le fond de l’alcôve pour faire beaucoup d’espace, ce qui détermine aussitôt l’intrépide comtesse à faire face, au lieu de continuer en levrette comme on a débuté.

Pour lors commence entre l’envoyé de madame Durut et la brûlante comtesse l’un des plus vifs assauts qu’ait jamais soutenus cette couche, même après avoir supporté, comme on sait, madame Durut sous le terrible Trottignac. Le fameux déjeuner du bijou d’or s’est déjà répété, coup sur coup, quatre fois, avant qu’il y ait eu un moment où l’on ait pu demander au prodigue pourvoyeur comment il se nomme. Au nom de Ribaudin, enfin prononcé avec une ronflante basse-taille, un saint respect saisit la comtesse. Quelqu’un du même nom lui fit jadis des choses si surprenantes, que se sentant dans les bras d’un individu de la famille, elle ne peut plus savoir pour combien de temps encore elle en a avant d’être quitte de cette téméraire débridée. Mons Ribaudin semble être fourré là pour la vie. Il cogne, recogne, éjacule, baise et jure ; il pille, au delà de la comtesse, les charmes découverts que les jolis doigts de la fée ont cessé d’occuper quand elle a volté. C’est maintenant une paire de larges mains qui les couvre et les agace, toutefois avec l’attention de ne point les blesser… Qui verrait après l’affaire les traces mousseuses qui souillent le bord de ce pauvre lit croirait que dix victimes ont été, coup sur coup, immolées à la même place.

Lecteur, cet athlète gigantesque, ci-devant abbé de l’ordre de Saint-Bernard et neveu d’un digne oncle dont la petite comtesse peut et doit conserver de charmants souvenirs, cet ex-moine, ce Goliath de Lampsaque, était alors capitaine de la garde nationale de Paris. Comment cet immonde avait-il pénétré dans l’hospice sacré des Aphrodites ? C’est ce que peut-être je vous dirai plus tard ; mais portons nos regards ailleurs.


QU’ON ME CHANGE CES TÊTES !




TROISIÈME FRAGMENT.




Certain étranger, arrivant de l’île Bourbon, avait mis pied à terre à Paris, chez madame Durut, qui y fait tenir, comme on sait, un hôtel garni. Le lendemain, ce voyageur fit prier notre amie, madame Durut, de vouloir bien venir elle-même lui parler. Elle eut cette complaisance, et voici quel fut leur entretien :

L’Étranger. — Je suis bien votre serviteur, ma chère dame. Il faut que vous soyez connue dans les quatre parties du monde, car c’est à l’île Bourbon qu’un individu qui habite ce lointain séjour depuis douze ans a appris le nom et la demeure de l’illustre madame Agathe Durut.

La Durut. — Je n’aurais jamais imaginé, monsieur, que ma renommée se fût envolée si loin. Pourtant, avant que je m’en félicite, il est bon de savoir si c’est du bien ou du mal qu’on se donne la peine de dire de votre servante, au delà des mers.

L’Étranger. — On n’y a fait, devant moi, que votre éloge ; et ce qui vous le prouvera, c’est que je viens vous offrir ma confiance pour une affaire du plus grand intérêt, dont peut dépendre le bonheur ou le malheur de ma vie.

La Durut. — Comment pourrai-je…

L’Étranger. — Daignez m’écouter. Vous connaissez, dit-on, tout Paris, et surtout les gens de haut parage ?

La Durut. — Tout Paris, c’est beaucoup dire ; j’avoue pourtant d’y connaître infiniment de monde…

L’Étranger (avec intérêt). — Et de ce nombre, madame, y aurait-il par hasard quelqu’un du nom de Limefort ?

La Durut (avec feu). — Limefort ! vous ne pouviez vous adresser mieux. Tous les Limefort sont de ma connaissance, et de plus, bien particulièrement.

L’Étranger. — Il s’agit pour moi d’avoir un éclaircissement de la plus grande importance avec celui qui se nomme Roch-Balthazar-Marcel.

La Durut (à part). — C’est le marquis. (Moment de silence.)

L’Étranger. — Eh bien ! madame ?

La Durut (observant et hésitant). — Monsieur,… si vous arrivez dans Paris pour avoir une conversation avec ce galant homme,… une affaire,… quelque procès,… je ne le connais pas…

L’Étranger. — Soyez sans inquiétude. Ce dont j’ai le dessein de l’entretenir n’aura (en soupirant), je crois, pour lui rien que d’agréable.

La Durut. — Eh bien ! monsieur, je connais donc votre Roch-Balthazar-Marcel, marquis de Limefort. Le pauvre cher homme ! (L’étranger se trouble.) il a dans ce moment-ci bien de l’affliction…

L’Étranger (plus troublé). — Que dites-vous ?

La Durut (souriant). — Laissez-moi donc achever,… et bien du plaisir.

L’Étranger (à part). — Ouf ! (À madame Durut.) Parlez sans énigme, ma chère Durut.

La Durut. — C’est qu’il avait une femme… (L’étranger tressaille.) Elle vient de mourir.

L’Étranger (à part). — Je respire.

La Durut. — Vous concevez bien qu’avec un bon cœur on éprouve toujours…

L’Étranger (avec crainte). — Il l’aimait beaucoup, apparemment ?

La Durut. — Oui, par reconnaissance[188] : elle était extrêmement riche.

L’Étranger. — Eh bien ?

La Durut. — Eh bien ! monsieur hérite de tout. (Madame Durut remarque que l’étranger apprend cette nouvelle d’un air bien indifférent)

L’Étranger. — Comment existe-t-il, ce marquis ?

La Durut. — Lui ! C’est un bon vivant, plein d’honneur, fou de plaisir,… aimant les femmes et fait pour elles. Ah ! dame ! c’est sur l’article un démon. Buvant sec, toujours le petit mot pour rire, caustique en diable avec les gens qui ne lui plaisent point, généreux comme un roi, depuis qu’il est devenu riche.

L’Étranger. — Riche ! je suis fâché qu’il le soit.

La Durut. — Comment, monsieur, vous voudriez donc du mal à un homme que je viens de vous donner pour le meilleur de mes amis ?

L’Étranger (souriant). — Moi ! lui vouloir du mal ! non pas, madame…

La Durut. — Et cependant son opulence ne vous réjouit pas.

L’Étranger. — C’est mon secret. À bon compte, voudriez-vous bien me procurer un tête-à-tête avec monsieur de Limefort… chez lui,… chez moi,… comme il voudra ?

La Durut (défiante). — Vous allez un peu vite. Quoique fort amie de votre homme, j’avoue que je ne suis pas trop sûre de mettre la main dessus…

L’Étranger. — N’est-ce pas à Paris qu’il habite ?

La Durut. — Assurément ; mais c’est que tous ses pareils viennent de se mettre à la fichue mode d’aller sur le bords du Rhin[189] joindre l’armée de nos princes émigrés. Quand je dis leur armée, ils n’en ont point, nous le savons ; n’importe ! ils font semblant d’en avoir une et de vouloir faire des merveilles avec ; va-t’en voir s’il viennent ! Il s’agit donc de savoir si l’ami Limefort n’a pas donné comme un autre dans cette bosse…

L’Étranger. — Vous me percez le cœur ! Informez-vous du moins où l’on peut lui écrire, ou le joindre, cela vaudrait mieux. Oui, j’irai s’il le faut… (Avec tristesse.) J’avais une charmante espérance ; d’un mot, vous avez tout gâté !

La Durut. — La ! la ! ne vous attristez pas trop avant d’être plus au fait. J’ai quelque pressentiment de n’avoir que d’heureuses nouvelles à vous rapporter du message que je vais faire à l’heure même. (Durut se lève.)

L’Étranger (la retenant). — Un moment ; j’ai quelque chose encore à vous dire avant de nous séparer. Mais voyez si personne n’est à portée de nous entendre…

La Durut. — Nous avons le salon entre nous, et les gens…

L’Étranger. — N’importe…

La Durut (regardant). — Il n’y a personne… Mais pour plus de sûreté je vais fermer là-bas…

L’Étranger. — C’est bien fait. (Durut va tourner en dedans la clef qui ferme l’antichambre et revient.)

La Durut. — Nous voici bien seuls. (Elle ferme.)

L’Étranger (prend alors une main de la bonne Durut, et, l’apportant sur sa poitrine,… cette main y touche une paire de tétons assez agréables). — Je suis femme…

La Durut (surprise). — Je m’en aperçois.

L’Étrangère (rassise). — Et j’aime le plaisir à la fureur.

La Durut. — C’est pour cela…

L’Étrangère. — Comme on le doit à quelqu’un dont on a la meilleure opinion. Or, ne voulant pas me répandre ici beaucoup avant d’avoir mis en règle quelques objets de fortune et d’autres intérêts ; bien avertie d’ailleurs que l’excellente Agathe est une femme de ressource, discrète, infiniment adroite à servir ses amis, moi, qui veux absolument en être,… (Elle met en même temps une bourse assez lourde dans la main qu’elle vient de prendre à madame Durut)… je la prie, sans rougir et sans crainte de l’offenser, de me procurer un joli homme…

La Durut (souriant). — Cela se peut.

L’Étrangère (avec émotion). — Vous êtes une bonne amie, mais choisissez-le si jeune et si joli que je puisse l’avoir près de moi sous l’habit de femme et qu’il représente, à s’y méprendre, une fille que j’aurais la fantaisie d’entretenir ; car, aussi longtemps que je porterai des culottes, je dois garder de me faire prendre pour un de ces messieurs. (Elle montre ses manchettes.) Lorsque je reprendrai le costume de mon sexe, eh bien ! on verra ma semblable ; plus d’indécence… Qu’en dis-tu ?

La Durut. — Votre fantaisie exige tout mon intérêt, et votre générosité tous mes services. Cependant, gardez cet or : il ne peut encore m’appartenir. (Elle veut rendre la bourse.)

L’Étrangère (refusant). — Non, non, ma chère, c’est un faible à-compte pour le petit être que tu peux me destiner ; ensuite ce sera mon affaire de proposer à cet enfant un arrangement convenable. (Avec feu.) Va, cours ! mon essentielle amie ; songe que te voilà confidente de tout ce qui m’intéresse le plus au monde, et que tu es devenue l’arbitre de mes destinées. Songe que tu vois une femme brûlante, accoutumée là-bas au plus succulent régime, et qui pourtant, depuis qu’elle a mis le pied sur le vaisseau…

La Durut. — Mais, écoutez-donc, en attendant la demoiselle de compagnie, et même sans préjudice, rien n’empêcherait qu’un beau grand et râblé valet de chambre, écuyer, comme vous l’entendrez…

L’Étrangère. — Fi ! fi donc ! J’ai jusqu’ici (la gorge) de ces grossières jouissances. Je ne reviens pas à Paris pour y reprendre le train de l’île Bourbon : j’ai juré la réforme. Si je me suis courageusement privée de deux nègres qui valaient un million, ce n’est pas pour retomber dans la crapule avec les Pasquins de votre capitale. Il est temps que je devienne sage, ma chère Durut,… à trente-quatre ans…

La Durut. — Qu’est-ce que cela ? J’en ai bien trente-six, moi qui vous parle ! et dame ! Dieu sait que je n’en donne pas ma part aux chiens…

L’Étrangère (souriant). — Ce serait en effet dommage. Cependant j’en aurais tout assez avec ce dont je t’ai priée. Pense seulement que j’en ai le plus urgent besoin.

La Durut. — Avant trois heures, à compter de cet instant, vous serez servie…

L’Étrangère (enchantée). — Tout de bon ?

La Durut. — Et ce sera, je m’en flatte, au delà de votre espoir.

L’Étrangère (avec passion). — Embrasse-moi, ma chère bienfaitrice ! (Elles s’embrassent.) Ah ! je vois bien que l’on ne m’a rien dit là-bas de toi qui ne soit encore au-dessous de ce que tu mérites !

La Durut. — Vous me gâtez. Adieu, je vole pour vous.

L’Étrangère. — Adieu, mon cœur. (Elles se quittent.)


Quel dommage que le roman ne soit pas notre genre ! Comme nous pourrions nous délecter à conter, dans un bon gros volume, les aventures de cette étrangère si brûlante, si aguerrie, qu’on voit déjà n’être pas dans une situation ordinaire ! Quelle riche matière pour de ronflantes périodes bien morales, bien oratoires ; pour des tableaux d’un beau brun foncé, vivifiés par-ci par-là d’éclairs de scandale et d’indignation ! Mais quoique nous allions volontiers terre à terre, étant incapable des sublimes élans de nos modernes inspirés ; comme nous ne laissons pas d’embrasser dans nos fragments profanes un grand nombre d’individus, il nous est impossible de citer à propos de chacun, même en abrégé, tout ce que son histoire particulière peut offrir d’intéressant ou de bizarre. D’après les scènes que nous allons esquisser, quelque amplificateur (qui devinera tout ce que nous n’aurons pas dit) sera bien le maître de traiter notre sujet dans le goût à la mode, c’est-à-dire sous le point de vue des mœurs et surtout avec égard à la nécessité de multiplier les feuilles, afin de donner une certaine valeur à son ouvrage. D’ailleurs, en nous copiant, il trouvera moyen de faire encore du neuf, la catastrophe que nous avons à décrire ayant un beau côté sentimental qu’il est infiniment aisé de rendre larmoyant à mériter tous les suffrages. Ah ! nous le répétons, que n’avons-nous un certain talent avec lequel ce qui, traité par nous, ne sera que comique et ridicule, serait susceptible de devenir une belle horreur bien criminelle, tragique au besoin, et qui pourrait arracher aux lecteurs purs d’admirables déclamations contre la perversité de cette fin de siècle ! Nous, stérile dans ce genre si digne d’éloge, nous qui rions sottement et de tout, nous allons nous borner modestement à rapporter, au sujet de l’étrangère, ce qu’il est indispensable de savoir afin de comprendre quelque chose à ce qu’on verra bientôt se passer entre elle, Limefort et les accessoires de leur imbroglio principal.


Un adolescent, joli comme l’Amour, fait comme Antinoüs, ardent pour les femmes et soutenant cette passion des plus recommandables moyens de les servir, Limefort, en un mot (d’ailleurs peu riche au temps dont on parle à présent, car il dépendait alors d’un père avare, sans entrailles[190], qui ne lui donnait bien juste que de quoi se soutenir dans les mousquetaires), Limefort, dans cette étroite position, se consolait au moyen du travail, lisant, écrivant et cultivant les arts agréables. Il était très-bon musicien et dessinait avec grâce. À la faveur de ces talents, il était reçu dans plusieurs maisons plus ou moins austères dont les portes ne se fussent point ouvertes (du moins le jour) au simple plumet, et surtout au mousquetaire noir… Au nombre de ses plus intimes connaissances étaient deux dames, mère et fille : la première, étourdie par nature et par ton, poëte assez ridicule, catin surannée qui depuis dix-huit ans ne s’en croyait toujours que dix-huit ; la seconde, désirable jouvencelle pleine de sens, peignait avec un vrai talent ; elle avait de plus dans le cœur le germe de tous les jolis vices qui sont de la compétence du beau sexe. On pourra juger du degré d’esprit fort et d’impudence de ces Antées (c’était leur mot) quand on saura que la mère trouvait très-bon que mademoiselle Fleur[191], qui se consacrait au genre de l’histoire, étudiât d’après la nature vivante et le nu. Il prit soudain à l’ingénieuse Fleur l’envie de peindre la mort d’Adonis. Madame Hanneton[192] goûta d’autant mieux cette idée poétique, qu’elle-même avait eu le projet de chanter cette catastrophe dans un petit poëme, ou tout au moins dans une héroïde.

Comme en fait d’art,


...........Alterius sic
Altera poscit opem res, et conjurat amice[193],


le feu d’une imagination embrasant nécessairement l’imagination voisine, madame Hanneton ne douta plus que du concours de sa propre inspiration et de celle de sa fille il ne résultât deux chefs-d’œuvre. D’ailleurs, la muse s’était soudain frappée d’une double convenance où l’art et la décence trouvaient leurs avantages à la fois. Il était tout simple qu’elle servît de modèle comme Vénus, et l’ami Limefort comme le héros de la déplorable aventure. Il allait être charmant de pouvoir, à l’insu de l’univers, produire d’aussi belles choses entre soi.

Tandis qu’on était possédée de cette folie dans la maison de madame Hanneton, monsieur courait le monde, possédé du goût de la botanique, herborisant par monts et par vaux, ayant plus d’une fois franchi nos frontières, et même les mers, à la piste de quelque espèce qu’il était au désespoir de ne connaître que par les livres.

Sur ce pied, ces dames étaient parfaitement maîtresses de leurs actions.

Madame Hanneton, effet à peu près véreux, mais qui avait encore un peu de cours sur la place des très-jeunes gens (faciles en affaires, comme on sait, et fort économes de protêts), madame Hanneton s’enfermait souvent avec le complaisant Limefort. Il lui aidait, disait-elle, à trouver la rime ; mais, au vrai, leurs fréquents apartés n’aboutissaient qu’à perdre la raison. C’est peut-être à cause de cela qu’il n’y avait ni rime ni raison dans les poésies de la chère dame. L’obligeant Limefort eût sans contredit beaucoup mieux aimé l’emploi d’entretenir la palette et de nettoyer les pinceaux de l’aimable Fleur, à laquelle il accordait bien volontiers l’amoureux hommage qu’un grand œil noir, brûlant, et mille autres charmes semblaient exiger ; mais alors il était encore trop jeune mousquetaire pour cesser d’être timide. D’ailleurs, Fleur à dix-sept ans, et maniant les crayons depuis l’enfance, n’avait encore de passion que pour son art. À peine commençait-elle à se sentir piquée d’une espèce de préférence qu’un charmant garçon semblait donner à madame Hanneton, chez qui, sans être artiste, il devait s’aperçevoir qu’il n’existait plus ni belles formes, ni fraîcheur… Cher lecteur, j’allais, sans y faire attention, tomber dans la faute que j’ai dit plus haut vouloir éviter, et je m’embarquais insensiblement sur le courant d’une tortueuse nouvelle. N’ayez pas peur : je ressaute sur le rivage, et vous n’essuierez point la corvée d’un roman.

Le tableau d’Adonis expirant eut lieu : madame Hanneton eut la gloire de poser en façon de Vénus. Vous imaginez bien que la jeune artiste eut beaucoup de peine à se garantir de copier ce qu’offrait avec autant de confiance que d’amour-propre la postiche divinité. Quelques études secrètes, faites sur elle-même avant de se mettre au travail, orientaient bien mieux son talent et lui fournissaient les plus heureuses réminiscences ; aussi sa chère mère était-elle dans un complet enchantement. Quant à Limefort, Adonis incomparable, il remplissait l’objet à tourner les têtes de ces êtres ignés qui, huit heures par jour, s’enivraient du moins scrupuleux étalage de ses formes parfaites. Cependant, quelque intérêt qu’ait madame Hanneton à ne pas perdre un seul moment de ces délectables séances, en dépit de la décence qui commandait encore qu’une mère fût toujours là, parfois un éclair de verve faisait éclore dans le cerveau de la muse quelques vers heureux qui pouvaient prédire l’accouchement prochain d’une tirade tout entière : alors il fallait bien s’arracher malgré soi, courir au secrétaire, s’enfermer avec le génie, de peur que la moindre distraction ne l’effarouchât et ne le fît s’envoler… Ce fut à travers ces conjonctures si favorables à l’espièglerie du sieur Cupidon, que celui-ci se fit un point d’honneur d’égarer la jeune Dibutade et son trop discret modèle. Séduit le premier, comme de raison, l’ardent Limefort ne pouvait plus rester en place dès qu’il se trouvait tête à tête avec la désirable Fleur. Grandes contestations entre eux d’abord, avant qu’il obtînt qu’elle quittât dans ces heureuses occasions la contrariante palette. Insensiblement ce fut avec moins de peine, bientôt volontiers, bientôt sans qu’il fût besoin de la moindre prière ; en un mot, ce fut enfin à qui des deux, in petto, soupirerait le plus pour que la maman fût souvent agitée de son démon versificateur… Il résulta de tout ce galant tripotage… un enfant !

On ne pensait plus guère au studieux papa : peut-être était-il aux antipodes. Mais voilà que, sans avoir dit gare, il tombe comme une bombe au milieu de son Parnasse domestique… Un valet effarouché n’ayant pas eu la présence d’esprit de prévenir les muses, elles sont surprises au fort de la plus intéressante situation. Dans le moment, Vénus chatouillait, du bout de ses pendillantes mamelles, le sein d’albâtre de l’expirant Adonis, cherchant encore à lui souffler dans un divin baiser une flamme nouvelle.

Monsieur Hanneton, gentilhomme assez malappris, nullement poëte, nullement homme du monde, et qui n’a même pas la docile pusillanimité d’un savant, monsieur Hanneton s’avise de prendre la chose de travers. Pour la première fois de sa vie il vient à s’imaginer que son honneur, peut-être, est, même de plus loin, grièvement compromis. Il s’emporte, il jure, il s’égare au point de frapper, comme un autre Diomède, Vénus, qui n’hésite pas à lui jeter au visage des griffes un peu moins douces que les doigts d’une divinité.

Par malheur, Adonis, à travers sa prompte toilette, se trouve atteint de quelques éclaboussures. Mal en prend à l’imprudent Vulcain. On le rosse, et voilà notre Olympe en raccourci devenu le théâtre d’un combat très-vif, mais qui, par bonheur, ne passe pas les bornes du comique, et dont le plus grand inconvénient est que tous les gens du logis en sont témoins…

Les vitres ainsi cassées, et ces têtes, les plus mauvaises de Paris, ne faisant respectivement rien de ce qui pourrait civiliser la ridicule aventure, elle a bientôt dans le quartier tout l’éclat possible. Pour surcroît, l’état de la coupable Fleur vient enfin à être découvert, et monsieur Hanneton fait la sottise d’intenter un procès, afin que Limefort lave son injure en épousant.

Il arrive de là, d’abord que le pauvre Adonis est mis provisoirement à Saint-Lazare, de la part de monsieur son père, en hâte, le mariage n’étant nullement sortable. L’obstiné botaniste refusant, comme un sot, de raisonnables dédommagements, l’engeance chicanière, pour qu’on soit délivré de lui, s’avise d’une diversion. Il a déjà mis avec esclandre sa femme au couvent : elle s’est pourvue en séparation, pour cause de violence. On la soutiendra. De plus, comme il ne mit de sa vie de l’ordre à rien ; comme, pour courir les champs, il a laissé ses affaires très-embrouillées ; comme madame Hanneton les a depuis empirées de son mieux, on éveille les créanciers. Ils se liguent, l’attaquent, mettent le feu aux quatre coins de sa mince fortune, lui serrent le bouton, le forcent à déguerpir enfin. Il pourra désormais herboriser tout à son aise sur la vaste surface de notre boule terraquée.

Pendant que le diable faisait ainsi des siennes chez l’imbécile Hanneton, la pauvre Fleur gémissait prisonnière et cruellement traitée dans la maison paternelle. Quand il fallut en sortir, une sage-femme intrigante la reçut chez elle. Cette commère l’intéressa tout de suite auprès de quelques béates de la paroisse, et se fit à elle-même un certain bien en quêtant des secours pour sa malheureuse pensionnaire, qui à la fin accoucha.

Dans cette conjoncture, madame Secret fait pour le mieux. L’enfant est placé, la mère soignée. Lorsque enfin celle-ci touche à son entier rétablissement, il s’agit d’aviser pour elle aux ressources. Madame Secret dit bien un mot en passant de celles que procure infailliblement ce tant doux péché qui… Mais au premier mot la convalescente a froncé le sourcil… Ce n’était donc que par prétérition, et pour mettre mademoiselle en garde contre le piége des plus séduisantes épreuves, que la sage-femme avait fait mention de cette horreur ; cependant elle est bien aise d’avoir, sans dessein, acquis une preuve du vrai retour à la vertu, de la délicatesse, de la piété que garantit une répugnance ainsi marquée pour ce dont tant de femmes fragiles, une fois qu’elles sont tarées, font volontiers un pis aller. Mieux vaut en effet moins d’aisance, moins de plaisirs, et plus de repos intérieur, plus d’estime de soi-même et de certitude du salut. Sur ce pied, c’est la vie religieuse qui convient uniquement à la nouvelle Madeleine. Bientôt madame Secret a trouvé, comme par la grâce particulière de Dieu, certaine communauté où, pourvu que le passé ne puisse être découvert, on recevra sans dot une personne honnête ruinée par des malheurs, et qui peut être utile par son éducation et son talent.

À cette offre, l’infortunée Fleur s’enthousiasme. C’est le ciel qui s’explique sans détour ; elle ne saurait voler assez tôt où ses décrets l’appellent : la pieuse clôture sera pour elle le port du bonheur ! Il lui tarde d’arborer la guimpe propice. Ses seuls jours languissants, malheureux, sont ceux d’un inutile noviciat qui, loin d’éprouver, ne fera qu’enflammer davantage une vocation émanée d’en haut. Elle part ; elle est agréée, tondue, guimpée, le plus tôt qu’elle peut ; elle prononcera les vœux terribles et solennels. Jésus-Christ n’a pas une plus ardente épouse, ni le directeur une plus vétilleuse, une plus importune pénitente. Pour peu que cela dure, il faudra que mère Conception obtienne toute vive du saint-père un brevet de sainteté.

Mais, hélas ! quel besoin a donc cette créature, à peu près céleste, de la funeste intervention d’un père Anaclet ? Pourquoi ne prévoit-elle pas les dangers de sa trop fréquente communication avec une grosse figure de cordelier, aux impurs éléments, qui vient vicier l’atmosphère d’amour divin dont l’Esprit saint a fait à cette élue la grâce de l’entourer ? Quel malheur ! quel sacrilége ! À la longue, cet homme, bien terrestre, bien lubrique, joufflu, vermeil, carré, pectoré, musculeux, au lieu d’affermir la dévotion de cette fervente nonne, la corrompt et lui fait enfreindre le plus important de ses vœux ; la détournant en un mot tout à fait des voies du salut, il la ramène, grand train, sur le penchant rapide qui conduit à coup sûr aux éternels abîmes de l’enfer ! Dès lors, mère Conception déteste un état ci-devant chéri. Elle abhorre ses serments et ses chaînes. Son consolant, son infatigable père spirituel meurt, on ne sait à propos de quoi, si ce n’est peut-être des fatigues de la direction fortunée ; car plus d’une révérende mère avait part à l’extension abusive de ses onctueux devoirs.

Pour comble de malheur, un noble poupet, épaulé par des douairières de Versailles, à peine sorti du séminaire, frêle, grêle, blême, à la poitrine délicate, vivant de pâte de guimauve et de sirops, succède, contre le vœu du couvent, au personnage le plus essentiel.

On enrage ; un désespoir secret s’empare de plusieurs. La révérende mère Conception est la plus outrée ; il se prépare une révolution, où se conjure notre héroïne, à la tête : elle souffle l’exaltation dans les cœurs trop lents à s’enthousiasmer d’audace et de liberté. Bref, une belle nuit, le feu prend aux quatre coins du saint sérail… C’était en province, et même dans une garnison. Aux premiers sons de la cloche, les secours volent de toutes parts… Mais puisque c’est aux Ursulines qu’est arrivé le malheur, chaque jeune officier, sans s’être concerté sur ce point, s’apprête à diriger sa pompe vers de petits foyers particuliers où sans doute un secret incendie, quoiqu’à petit bruit, doit bien faire de plus intéressants ravages. L’ost du Seigneur est bientôt pris d’assaut par cette bouillante jeunesse… Ô prodige ! ô bonheur ! la première victime que le désordre général livre au cher Limefort, l’un des héros de l’aventure,… c’est Fleur ! c’est mère Conception, qu’il n’aurait garde de reconnaître, mais qui l’a reconnu de dix pas, qui se précipite dans ses bras, qui l’étreint, l’adore, le dévore et le conjure de l’enlever, s’il ne veut pas qu’à ses yeux elle coure se précipiter dans le plus terrible des brasiers qui consument à l’envi la sainte maison. S’il hésitait, elle serait assez folle pour exécuter ce dont elle le menace : l’humanité triomphe !

Il vient à bout, non sans peine, d’escamoter, à la faveur d’un chapeau d’uniforme et d’un manteau vert, sa conquête déguimpée qu’il emporte, criant que c’est un camarade blessé par la chute d’une poutre et dont l’état exige un prompt secours. Comme en même temps tout se consume et s’écroule autour d’eux, comme chacun pense à soi, ne s’amusant guère à contrarier les autres, mère Conception, dragon impromptu, et nombre d’autres, par différentes ruses, sont arrachées de leur odieuse prison. Un tiers du couvent perd ainsi son clocher ; tout le reste est à peu près plus ou moins pollué, ou se désespère de n’avoir aucune part aux bénéfices de cette indulgence plénière. Cette nuit fameuse, cher lecteur, fut pour notre criminelle autant qu’heureuse héroïne l’époque d’un nouveau titre à la maternité.

Cependant le lendemain les têtes sont un peu refroidies : on tâche de rassembler les nonnes dispersées ; leurs galants ravisseurs sont en quelque sorte priés de les rendre telles qu’elles se trouveraient. Plusieurs de ces ex-vierges reparaissent d’assez bonne grâce ; quelques-unes forcent à ce qu’on les ramène d’autorité… Mais une surtout, une seule, ne peut se risquer d’y rentrer ;… plutôt mourir ! C’est mère Conception, c’est celle qui, d’une main scélérate, a porté de sang-froid les flammes dans le grenier à foin ! Mille voix publient déjà son crime, mille tourments l’attendent, ou peut-être la mort. “ — Eh bien ! s’il faut périr, que je périsse libre, dit-elle ; je ne me recloître plus ! „ On sent ce que tant de courage doit donner d’embarras à l’humain, galant mais par trop imprudent recéleur. “ — Me sauver, ou m’égorger, ou me voir prendre moi-même cette peine ! je ne te laisse que deux jours pour le choix. „ — Elle n’a pas d’autre refrain… Cependant le temps s’écoule et les délais se multiplient. Au bout d’un mois, Limefort, clairement averti de l’honneur qu’il a d’être père pour la seconde fois, sent plus douloureusement les épines mêlées à sa couronne de roses, et pourtant il n’a pris encore aucun parti décisif. La nonne commence à le presser, elle craint également ou qu’il ne vienne à perdre la tête, ou qu’il ne médite peut-être quelque trahison. Il en est pourtant bien incapable. Les précautions qu’exige la prudence sont méconnues par une créature violente, qui les prend tout au moins pour une conduite molle, si elles ne sont pas un indice d’ingratitude et de manque d’attachement.

Une nuit, pendant que Limefort était de service, son amante, sa furie a disparu. Comment ? pour aller où ? sans argent ! sans hardes ! Elle s’est peut-être donné le coup de la mort ? ou jetée dans la rivière qui coule sous les fenêtres de sa chambre écartée ? Sur tout cela, pas l’ombre d’un éclaircissement pendant treize ans.

Cette cruelle incertitude a causé, sans contredit, à l’honnête ravisseur un chagrin bien vif et de longue durée. Cependant il servait, il voyageait, il était beau ; les femmes le distinguaient, s’emparaient de lui, l’occupaient, et sans de grands efforts accumulaient tant de jolis souvenirs sur celui déchirant de mère Conception, si aimable mais si folle et si dangereuse ! Avouons qu’au bout de trois ans il n’y pensait plus.

Faut-il ajouter, lecteur, que l’étrangère qui déjà, par les soins de Durut, s’est abouchée avec le marquis de Limefort, c’est notre démon déguimpé, notre Érostrate femelle ? Avouez que vous l’aviez deviné.

QUEL JEU DU SORT !




QUATRIÈME FRAGMENT.




La scène est à l’hospice, chez madame Durut.


LE MARQUIS DE LIMEFORT, MADAME DURUT.

Le Marquis (entrant avec humeur). — Bonjour, Durut. Que cinq cent mille diables puissent emporter ton habitant de l’île Bourbon et la mission indéchiffrable dont cet animal s’est chargé ! Je le vis hier pour la troisième fois, et j’en suis encore à savoir ce qu’il me veut.

La Durut. — Te voilà d’une belle colère.

Limefort. — À quoi doit enfin aboutir cet éternel rabâchage au sujet de mademoiselle Fleur, jadis peintresse, depuis religieuse, ensuite errante, et enfin établie à deux mille lieues d’ici ? Elle y a fait fortune, dit-on. Grand bien lui fasse ! Je lui ai fait à différentes époques deux enfants ? À la bonne heure ! je ne disconviens pas d’avoir fait ce qu’il faut pour cela, mais sait-on jamais au juste ?

La Durut. — Oui, certes, qu’on est l’en… en… fant de quelqu’un. (Elle a contrefait Brid’oison, dans la Folle journée.)

Limefort. — Quelle bizarrerie de prétendre que je dois m’évertuer à chercher cette marmaille ! Qui sur la terre pourrait me donner le moindre indice ? D’abord, au sujet du premier enfant, né pendant que j’étais en prison à Saint-Lazare, pour me récompenser de l’avoir fait…

La Durut. — Mais parle donc sans t’essouffler mal à propos.

Limefort. — Tu en juges bien à ton aise, mais quand tu sauras tout… Non, c’est pour mon tourment que l’enfer jeta un beau jour sur la terre un être qui devait influer en malheur sur tout le temps de ma vie !

La Durut. — Voilà monsieur veuf, jouissant de quarante bonnes mille livres de rente, à la fleur de son âge, bandant mieux que jamais, et pourtant il faudra qu’on le plaigne !

Limefort. — À tout le moins, sans doute, d’être cocu tout chaud de la part de mademoiselle Violette, avec je ne sais quel bardache que ton Indien m’a dit entretenir sous la forme d’une maîtresse…

La Durut (avec intérêt). — La bonne folie ! conte-moi cela, marquis.

Limefort. — La première fois que je vis chez lui ton original protégé, j’avais remarqué certaine jeune personne de la plus séduisante tournure… Je ne savais où diable j’avais vu cette mine-là[194] !

La Durut (finement). — Par ma foi ! j’ai cru moi-même avoir vu comme toi cette jolie coquine je ne sais où.

Limefort. — Quoi qu’il en soit, c’est un garçon, et j’en tiens de la part de ce beau fils. Voilà l’enclouure. Pour mes péchés, j’avais mené mon prétendu jockey avec moi, lors de ma première apparition chez ton homme, voulant lui rendre sa visite. Comme mon cabriolet était entré, je ne trouvai pas mauvais que Violette quittât la voiture et montât à l’appartement. Nous devions causer d’affaires secrètes, l’Indien maudit et moi ; mademoiselle Béatrix avait donc été renvoyée.

La Durut. — Aïe ! aïe ! j’entrevois ici du mic mac.

Limefort. — Croirais-tu, ma chère Durut, que dès cette première fois il y eut entre nos subordonnés quelque petite infamie d’essayée ? Le soir, Violette croyant m’amuser infiniment, me raconta qu’à la faveur de son costume masculin elle avait donné bien de l’embarras à la maîtresse de notre homme laquelle, après s’être vigoureusement défendue, aurait pourtant fini par céder, si l’on avait eu de quoi pousser à bout l’aventure. Ici, je m’avisai de crier à la fatuité. Pour me prouver qu’on ne m’en fait pas accroire, on me montre deux ou trois poils soigneusement recueillis dans un papier, et qui devaient être du cru de la donzelle.

La Durut. — Oh bien ! dès lors tu en avais sur la tête, mon cher.

Limefort. — Laisse-moi t’achever le récit de ma sottise. Il me vint alors l’imbécile pensée qu’au moyen de mon entreprenant jockey je pourrais tirer à mademoiselle Béatrix les vers du nez, et découvrir ainsi la vérité de plusieurs choses sur lesquelles il me semblait que l’étranger s’enveloppait beaucoup trop dans la conversation. Violette alors d’accepter avec transport la commission, et même d’aller furtivement à la piste, afin de nouer une intrigue en bonne forme avec les menues joies du sieur Vandhour[195].

La Durut. — Belle politique ! Après ?

Limefort. — Au bout de trois jours, et c’était hier soir, ce n’est pas sans étonnement que, des mains de Violette elle-même, je reçois un billet de Vandhour, dont la petite est sans doute bien éloignée de deviner le contenu. L’Indien m’y priait “ de ne plus envoyer mon infâme jockey, vu très-distinctement en flagrant délit avec une domestique de l’hôtel… „ sans nommer qui. Je me compose : “ Quelle est donc, Violette, cette domestique avec qui l’on vous a vue tantôt ? „ Au lieu de conserver de la présence d’esprit, elle se trouble, elle balbutie : “ Mais, mon bon ami, c’est avec mademoiselle Béatrix apparemment que je jouais… Ne m’avez-vous pas recommandé… — Assurément, mais vous êtes donc, en qualité d’amant, bien plus avancée dans vos affaires que vous ne me faisiez l’amitié de me le dire ? „ Le sérieux de mon ton, mon regard observateur, achevaient de déconcerter la fausse innocente. Elle vient à penser que je suis instruit peut-être de tout… Elle tombe à mes genoux,… pleure, sanglote, suffoque. “ C’est un malheur… mais c’est uniquement par ta faute… Il s’est trouvé que… que… que mademoiselle Béatrix est un garçon, et… comme je n’étais pas la plus forte… — Coquine ! ai-je interrompu, feignant plus de colère que je n’en avais, tu le sus dès le premier jour que c’était un garçon, aux poils, et pourtant tu fus enchantée de la commission que je te donnais ! — Bon ami, pardon !

La Durut. — Ainsi, dès cette première fois, mademoiselle Violette avait été baisée, je m’en doute ?

Limefort (n’osant nier). — Muette, écrasée, elle est tout à fait à terre, privée de l’usage de ses sens. Je la secours. Je déboutonne tout ce qui peut la gêner ; la curiosité me prend de voir le bas de son linge. Il est en effet souillé d’une ample et toute fraîche restitution, qui ne me permet aucun doute sur la nature et la fréquente récidive de ma duperie…,

La Durut (très-joyeuse). — Tu ne saurais imaginer combien ton histoire a pour moi de piquant, combien elle m’amuse !

Limefort. — Va te promener au lieu de me plaisanter !

La Durut. — Poursuis.

Limefort. — Il me restait cependant un scrupule : cette si jolie et si féminine créature… que je t’avoue n’avoir pas vue la première fois sans bander, je ne pouvais me persuader qu’elle fût mâle en réalité. Violette, dans son égarement, aurait-elle mieux aimé se confesser d’une bonne fornication que de quelque tribaderie, peut-être, à laquelle elle attacherait plus de honte ? Elle est mieux ; je la renferme et cours au même instant chez Vandhour. De fortune, il était sorti. Je demande mademoiselle Béatrix, sous prétexte que je dois faire savoir à son ami quelque chose d’important et que je ne pourrais d’ailleurs repasser de toute la soirée. Je monte, je suis reçu. Galant un moment, bientôt je suis téméraire. On veut faire des façons ; je lève alors le masque. ” Pas tant de résistance, mon petit ami, dis-je d’un ton fort sec… Il s’agit d’éclaircir… „ Hélas ! en même temps je sens tout !… La postiche Béatrix perd la tramontane et se croit à sa dernière heure…

La Durut. — Pauvre petit !

Limefort. — Mais admire, Durut, le charme du costume, ou plutôt l’aimant de cet âge équivoque qui sépare notre enfance de l’âge de la puberté. La cuisse du petit drôle est si douce…

La Durut. — Si douce ?…

Limefort. — Sa mine est si piquante, je crois même lui voir si bien un faux air de cette Violette que tout de bon j’aime encore comme un fou, quoiqu’elle m’ait attrapé…

La Durut (s’impatientant). — Eh bien ? eh bien ?

Limefort. — Ma tête en un mot se trouve sitôt montée…

La Durut (interrompant). — Et le reste sans doute en si belle disposition, que tu le mets à la fausse Béatrix ?

Limefort. — Ma foi ! tu l’as dit. Et cependant, ma chère Durut, je te jure que je ne suis pas bougre.

La Durut (ironiquement). — Fi donc ! comment le soupçonner ?

Limefort. — Tu sais l’horrible dégoût que j’eus toujours pour de semblables vilenies, presque même avec les femmes.

La Durut. — Dégoût que, pourtant, si j’ai bonne mémoire, tu surmontas avec moi-même…

Limefort. — Souviens-toi que tu m’en priais ; mais pas avec une douzaine de plus.

La Durut. — Excusez du peu !

Limefort. — Quant à cette dernière infamie, je veux dire avec un garçon, jamais cela ne m’était arrivé, je t’en donne ma parole d’honneur.

La Durut. — Et… la donnerais-tu qu’à l’avenir…

Limefort (interrompant). — Ah ! que la foudre m’écrase si…

La Durut (le faisant taire). — Chut ! ingrat, tu allais outrager le plaisir. Apprenez, s’il vous plaît, monsieur le marquis (qui n’êtes pas un bougre), qu’en fait d’extravagance il ne faut jurer de rien, et qu’il n’y a que les sots qui rompent de gaieté de cœur la moindre corde de leur arc. Çà ! de la bonne foi maintenant : comment t’es-tu trouvé de ce caprice ?

Limefort. — Tu me railles : n’importe ! J’avoue de ne pas m’en repentir, et de le compter au nombre de mes plus piquantes fredaines.

La Durut. — Et voilà que je reconnais l’homme de bon sens, l’Aphrodite, en un mot ! (On siffle.) Quelqu’un survient. (Elle ouvre le cabinet où se réfugièrent un jour Loulou et Zoé.) Passe là dedans pour attendre, ou t’en aller si le temps vient à te durer.

Limefort. — Je t’attendrai, ne t’ayant pas dit à moitié ce qui faisait l’objet de ma visite.

La Durut (l’enfermant). — Eh bien, patience !


MADAME DURUT, VANDHOUR[196].

La Durut (très-haut). — Ah ! bonjour, monsieur Vandhour.

Vandhour (d’un ton véhément). — Bonjour, ma chère Durut ; je suis dans une fureur !… (Durut lui fait des signes de silence que Vandhour, trop préoccupé, n’interprète pas. Il prend brutalement un siége et se place.) L’enfant que tu m’as procuré est un ange quant à la figure, mais un petit dépravé.

La Durut (avec les mêmes signes). — Calmez-vous, de grâce.

Vandhour (allant son train). — Tu vas être indignée toi-même, quand tu sauras que je l’ai vu… vu de mes deux yeux, qui faisait une chose horrible avec ce petit bandit de jockey introduit chez moi par Limefort.

La Durut (redoublant de signes). — Il faut être bien sûr de son fait avant de porter un jugement. Je gagerais, moi…

Vandhour (plus irrité). — Tu me ferais sauter par la fenêtre ! Je ne suis pas sûr, peut-être, que mon faux innocent agissait, que l’infâme petit bardache l’endurait de tout son cœur, et je n’ai pas vu, de plus, qu’après toute cette saloperie, digne des fagots, ils se sont dévorés des plus amoureuses caresses !…

La Durut (continuant ses signes). — Cela devait être bien intéressant, car il n’y a pas au monde un plus joli couple ; cependant, je mettrais ma main au feu qu’il y a dans tout ceci du quiproquo. (Durut affecte encore plus de signes.)

Vandhour (avec humeur). — Mais que signifient donc ces mines et gestes et ces clignotements perpétuels ?

La Durut (lui serrant la main). — Parlons,… pour cause, avec modération (baissant le ton), et plus bas.

Vandhour (moins vivement). — Je ne croyais pas, Durut, que vous fussiez de cette indulgence pour la plus exécrable corruption.

La Durut (avec impatience à son tour). — Oh ! si vous le prenez comme cela, si vous ne voulez rien entendre à demi-mot, il faut bien que je m’explique. (Presque bas.) Le jockey de Limefort est une fille… et ce que vous avez vu… était, par conséquent, la chose du monde la plus naturelle…

Vandhour (haut). — Je ne prends pas ainsi le change de l’attitude…

La Durut. — D’une fille en culottes qui ne peut mieux se poser qu’en levrette ?

Vandhour. — Ah ! Durut, que m’apprends-tu là ?… Me voilà bien plus malheureuse…

La Durut (se hâtant de lui serrer la main et bas). — Malheureux ! toujours malheureux, vous êtes un homme (Vandhour paraît stupéfait), homme ! souvenez-vous-en bien, pour un quart d’heure encore.

Vandhour (très-brusquement). — Ah ! tant d’équivoque me passe et m’excède à la fin ! Quoi qu’il en soit, j’ai le cœur trop gonflé pour pouvoir renfermer ce qui l’oppresse…, Durut ! le petit ingrat m’est infidèle, il a pu se communiquer à quelque autre qu’à moi !

La Durut (ployant les épaules). — De la jalousie.

Vandhour (versant quelques larmes). — Je sens que j’aurais pu pardonner à ce sale caprice dont je m’étais fait illusion, mais le monstre !… J’égorge la petite scélérate !…

La Durut. — Chut ! (À part.) Elle est folle.

Vandhour (s’animant). — M’associer… une drôlesse qui n’a ni beauté formée, ni maturité de vocation et de moyens[197] ! C’est exprès pour désespérer les gens que de pareils avortons se mêlent de foutre,… au lieu de faire des poupées…

Tant de sottise et de ridicule met la bonne Durut hors des gonds ; elle ne peut se retenir de marquer par des gestes presque impolis combien cet entretien l’embarrasse et l’obsède. Heureusement, un billet, venu par le tour dont chaque pièce est pourvue, tombe aux pieds de la surintendante et fait diversion.

La Durut. — Vous permettez bien ?…

Vandhour. — Un mot auparavant. Je suis, par malheur, folle du petit gueux qui m’a trahie, et pour m’assurer à jamais sa possession, dût-il m’en coûter le repos… peut-être, hélas ! toute ma vie, qu’il pourra fort bien assaisonner de malheur,… je suis décidée à l’épouser.

La Durut (croisant les bras). — À l’épouser, monsieur Vandhour ?

Vandhour. — Vandhour ! Vandhour ! Quittez, madame Durut, cette affectation qui commence enfin à m’offenser. Oui, je veux épouser, et, qui plus est, rendre maître de toute ma fortune, qui est très-considérable, ce funeste polisson dont vous m’avez fait présent pour que la tête me tournât…

La Durut (sèchement). — À votre aise, madame.

Elle rompt le cachet d’un billet et lit. Vandhour parcourt la chambre avec une pétulante inquiétude. Cependant, en passant en revue, avec distraction, quelques cadres égrillards suspendus aux panneaux de la boiserie, il chante une vieille chanson dont le premier vers est :


Oui vous en ferez la folie.


Durut, sa lecture achevée, prend un air recueilli, vient à Vandhour, le saisit d’une main, et l’amène vers son siége. (Ils sont assis.)

Vandhour. — Oh ! oh ! que signifie toute cette préparation ?

La Durut. — Que le sort prend soin de vous et veut vous épargner d’insignes extravagances. Il éclaire vos pas sur le bord d’un précipice où vous alliez vous jeter de gaieté de cœur… Lisons ensemble cette lettre.

Vandhour (ayant jeté les yeux sur la feuille). — Lisez vous-même ; cela est griffonné à faire peur.

La Durut (lisant). — “ Oui, madame, vous ne pouviez vous adresser mieux pour savoir ce que sont devenus, après leur naissance, les deux bâtards de Lucette Hanneton, de son vivant fille du sieur Gilles Hanneton, écuyer, et de dame Nicole Foutin, sa légitime épouse. Ce fut moi-même qui portai aux Enfants trouvés, bon jour bonne œuvre, la veille de Noël 177*, un marmot qu’avait pondu chez moi ladite Lucette, surnommée Fleur, déclarant qu’il était des œuvres d’un marquis désigné sous les noms de baptême de Roch-Balthazar-Marcel… Or, un marquis ! puisqu’on ne donnait pas de nom de famille, il paraît que cette brillante déclaration était une bourde… „

Vandhour (s’écriant). — Une bourde ! On saura bien prouver que c’était la vérité…

La Durut. — Patience donc, et suivons la lettre. (Elle lit.) „ Comme je suis de Lorraine, l’idée me vint de marquer l’enfant, avec de la poudre à tirer et de l’eau-de-vie, d’une croix de mon pays, à deux branches, ainsi que vous savez. C’était sous le bras gauche, près de l’aisselle. L’enfant fut nommé sur les fonts de baptême Noël-Bonaventure… „ (Cessant de lire.) Je sais déjà maintenant où celui-ci se trouve.

Vandhour (vivement). — Et vous me l’indiquerez ?

La Durut (souriant). — Rien de plus facile, assurément.

Vandhour. — Quel bonheur ! Après ?

La Durut (lisant). — “ Quatre ans plus tard, un jour que par hasard je me rencontrai aux Enfants trouvés, on y apporta une petite fille à peine assez enveloppée pour ne pas mourir de froid, et ses langes tenaient avec une épingle cette note : Mère : Lucette-Fleur Hanneton ; père : Roch-Balthazar-Marcel, marquis… „, sans autre nom encore. Mais cette fois je ne sus où prendre la mère. L’enfant avait été ramassé sur le perron de l’Oratoire, rue Saint-Honoré… „

Vandhour (la larme à l’œil). — Funeste misère d’alors ! Ô Providence, que ne te dois-je pas aujourd’hui !

La Durut (lisant). — “ Si est-il, ma brave dame, qu’au reçu de la chère vôtre j’ai pris un fiacre et me suis transportée à l’hôpital… Ah ! j’avais oublié de vous dire que, dans le temps, on nomma la petite : Madeleine-Cœur, parce qu’elle était jolie. Or, je proposai, comme elle était de même père et mère que Noël, qu’on la marquât de même ; ce qui fut aussitôt exécuté. Je disais donc qu’ayant reçu l’honneur de vos lignes, j’ai couru m’informer de ce qu’il en était devenu des deux enfants en question. Il se trouve qu’ils sont tous deux bien placés, par les soins du loyal et respectable monsieur Madré, l’un des inspecteurs, qui se fait un plaisir de tirer de temps en temps de ce purgatoire quelques innocentes créatures pour qui du pain et un métier sont le paradis… „

Vandhour (avec impatience). — Que de verbiage ! Monsieur Madré aurait bien dû laisser mes enfants où ils étaient. Où les trouver maintenant ? Est-ce tout ?

La Durut (ployant la lettre). — Quelques bavardages encore qui ne signifient rien, et que madame Secret n’a pas trouvé bon de signer. Eh bien ! madame (car vous l’avez voulu), il ne sert plus à rien de faire semblant, à cause de celui qui nous écoute d’entretenir monsieur Vandhour… (Elle va pour lors ouvrir la porte du cabinet.) Paraissez, marquis !


LES MÊMES, LE MARQUIS DE LIMEFORT.

Lucette (qui n’est plus monsieur Vandhour). — Ô ciel !

Limefort (d’un air triste). — J’ai tout entendu, Durut. Le destin nous joue donc une pièce sanglante… Violette a cette croix…

La Durut (à Lucette). — Et Béatrix a la pareille, madame. Il est votre fils, le jockey ; Violette est sa sœur.

Lucette (criant et se bouchant les yeux.) — L’horreur ! (Elle tombe sans connaissance.) Madame Durut sonne pour Célestine, qui va bientôt survenir. Tout en aidant à donner des secours,

Limefort. — La malheureuse ne sent rien comme une autre… Quelque jour un excès de sensibilité la fera mourir subitement… (Silence).

La Durut. — Ce ne sera rien,… la couleur reparaît, l’œil clignote et va se rouvrir… (Silence.)

Limefort (secourant). — Ces convulsions m’alarment…

La Durut. — Elles annoncent au contraire le retour de la circulation. (Silence.) À bon compte, monsieur le marquis (qui n’êtes probablement pas plus paillard que bougre), vous avez eu votre fille et votre fils.

C’est le moment où Lucette reprenait l’usage de ses sens. Elle est frappée des dernières paroles de madame Durut.

Lucette (repoussant Limefort). — Qu’ai-je entendu ? crime sur crime ! Ôte-toi, monstre ! ou plutôt (elle montre un poignard), viens, que je t’apprenne comment on lave tant d’infamie, et suis mon exemple !… Vois !…

Madame Durut et Limefort sont assez heureux pour prévenir le coup dont la délirante Lucette essayait de se frapper. Limefort arrache et jette au loin le poignard, qui va tomber aux pieds de Célestine comme celle-ci mettait le pied dans le salon.

Célestine, d’abord assez effrayée pour qu’elle ait jeté un cri très-vif, s’est bientôt non-seulement rassurée, mais fort divertie des bizarres et ridicules chances qui ont plongé jusqu’au cou dans l’inceste le père, la mère et les deux enfants. De l’humeur dont elle est, tout ce culetage fortuit lui semble la plus drôle de chose du monde. Les anciens amants eux-mêmes (quoiqu’il n’existe plus entre eux, surtout du côté de Limefort, l’ombre de quelque sympathie) finissent par se sourire, se familiarisent avec l’idée de leur étrange position et conviennent qu’ils doivent remercier le destin d’avoir tout fait pour le mieux à leur égard.

Maintenant Lucette n’a plus besoin de soutenir sa métamorphose. Grâce aux ressources de l’hospice, elle est au bout d’une heure dans le complet costume d’une femme. Elle y paraît avec avantage, et même un peu plus désirable encore.

Cependant on est convenu de passer réunis le reste de cette mémorable journée. D’abord on a fait entrer le jockey Violette, qui était quelque part à garder le cabriolet de Limefort. Violette, au premier moment, ne reconnaît pas sous la nouvelle forme que sa mère a prise le rébarbatif et courroucé Vandhour. La petite jouit donc sans trouble des premières caresses que lui prodigue une tendre et vive inconnue la nommant sa chère fille et lui ordonnant d’embrasser sous le nom de père celui que mille fois l’aimable enfant a baisé sous le nom d’amant. À bon compte, elle ne sait pas trop ce que signifie cette scène extraordinaire.

Tandis que les choses se passaient ainsi dans l’hospice, une voiture volait vers Paris pour amener Belamour-Béatrix. On l’enlève, et le pauvre petit avait craint, au premier moment, de se voir privé de son aimable poste et rejeté dans l’obscurité du service domestique. Pendant le trajet, il s’en était peu fallu qu’il n’essayât de s’enfuir à travers la campagne ; mais il avait pourtant préféré de se confier au destin. Était-il d’ailleurs si malheureux dans son état de premier camillon, et ne retrouverait-il pas, dans tous les cas, sa protectrice, la charmante Célestine ? Il est arrivé, son étonnement est moins grand que celui de Violette, quand il retrouve sous des habits convenables sa bienfaitrice, sa compagne de lit, monsieur Vandhour. Il n’est frappé que de l’indulgence qu’on lui témoigne, quand il se croyait assez mal dans les papiers du faux Indien et dans ceux du violateur Limefort, quoique celui-ci se fût vengé de manière à ne plus pouvoir garder rancune. Loin de là, c’est à qui le caressera davantage : les noms touchants de père, de mère, de fils, de fille, de frère, de sœur, voltigent de bouche en bouche, se confondant avec les plus tendres baisers.

À la suite de cette effusion de sentiments on confie les jeunes gens à Célestine, afin qu’elle fasse revêtir à chacun l’habit qui lui convient. La friponne profite de cette occasion pour s’amuser un moment : elle va se payer de ses soins par la satisfaction d’un libertin caprice. C’est chez elle, Violette et Belamour y sont déshabillés et mis insensiblement en état de pure nature. Chemin faisant elle leur a défini, d’une façon burlesque, quels nouveaux rapports allaient exister entre eux. D’abord les bons enfants s’en désolent ; ils trouveraient si doux de demeurer étrangers par le sang à leur petit courant ! Mais Célestine, accommodante casuiste, a bientôt fait lever les scrupules ; bien plus, elle les engage fort à s’avoir, en dépit de la fraternité, toutes les fois qu’ils pourraient se permettre cette joie, et, pour casser la glace tout de suite, elle fait de son genou une lice sur laquelle l’ardent Belamour est soudain obligé de rompre une lance avec la divine petite sœur. “ Voilà, dit-elle, la plus douce et la moins chimérique de toutes les reconnaissances. „ Quatre glaces font écho, répétant non le reproche, mais l’éloge de leur joli crime. Cependant l’ordonnatrice s’est tellement embrasée elle-même à ce spectacle qu’il lui convient de faire appeler Fringante pour la suppléer à la toilette ordonnée. Célestine alors va, toujours courant, supplier Alfonse (qui de fortune est dans l’hospice) de jouer pour elle, à grands flots, de la pompe foulante, afin d’éteindre le feu dont son sang est dévoré. Fringante, à son tour, ne viendrait point à bout de sa commission, si elle gardait ensemble les petits enragés, qui, craignant peut-être de se trouver pour la dernière fois en bonne fortune, songent bien plus à se raccrocher qu’à se vêtir. Fringante, dont on brave l’autorité, n’a que le moyen de séparer les rebelles. Violette est brusquement jetée dans un cabinet et sous clef, tandis que l’habilleuse, pour mater un boute-joie mutin qui ne veut pas se laisser emprisonner dans le caleçon, va lui faire courir sur elle-même une vigoureuse poste. Ô Belamour, que cette indocilité vous fait honneur ! Avec d’aussi brillantes dispositions, quel haut degré de gloire ne devez-vous pas atteindre dans votre carrière fortunée !

Ce n’est plus en camillons, mais en enfants de bon lieu que le joli couple reparaîtra pour dîner en famille.

Pendant qu’il était occupé comme on l’a vu, la mère avait la pénible franchise de confier à Limefort les détails du temps qui sépara l’époque du couvent incendié de celle des couches, enfin suivies d’un départ pour un autre hémisphère. — Voici son aveu :

“ L’ex-nonne, errant au sortir de la garnison d’où elle avait disparu, se joignit par circonstance à de mauvais comédiens ambulants, et s’aida pendant six mois de toutes les ressources que comporte la profession d’histrionne. Alors ce n’étaient pas les heures sacrifiées au public écoutant qui rapportaient le plus à l’inhabile actrice, mal payée, quelquefois sifflée dans la salle : c’était dans son taudis qu’elle recueillait des éloges flatteurs et faisait de passables recettes. Hélas ! avant d’avoir songé à faire quelque épargne, elle se vit à ce degré d’embonpoint avec lequel on ne peut plus représenter sur la scène une vierge, sans causer un fou rire aux spectateurs. Il fallut donc se séquestrer et renoncer aux appointements par mois qu’un pauvre diable de directeur ne pouvait conserver à sa pensionnaire inutile. Elle se traîna furtivement jusqu’à Paris, où son genre de peindre n’était pas de nature à lui procurer le pain quotidien. Elle se vit donc réduite à vivre du travail d’une main légère et douce qui, la nuit, sous l’épais feuillage de certaines allées, distribuait des plaisirs imparfaits mais sans danger, pis aller clandestin des avares, des honteux et des pusillanimes.

À travers l’infinité de connaissances qu’on ébauche à ce métier, un marin très-subalterne, bizarre dans ses goûts et familier avec les antipodes, avait pris la beauté nocturne en affection pour des bontés particulières qu’il avait su la persuader d’avoir pour lui. Par quelle route, grand Dieu ! la fortune devait-elle arriver enfin à notre actuelle héroïne ! Mais attendons, le moment heureux n’est pas encore venu. Monsieur Rodolphe était une pratique ; cependant, sans en avertir, il fit une absence si fort à contre-temps, que sa malheureuse amie, au moment des couches, manqua de tout et faillit périr de misère. Son épuisement, qui ne lui permettait pas de nourrir, la força de faire exposer sa malheureuse progéniture. On sait comme cela lui réussit. Le ciel enfin eut pitié de Lucette : l’amoureux pilotin était de retour de Brest, où l’on avait liquidé son article dans certains comptes de part au produit des prises. Il cherchait sa complaisante amie ; elle se traîne, faible encore, vers leur rendez-vous accoutumé. Les voilà réunis, tous deux plus riches, car si le marin avait en caisse de quoi commencer quelques spéculations de commerce, la raccrocheuse avait recouvré de précieux moyens de renouer le sien, qui n’exigeait ni grandes avances, ni d’aller chercher si loin bout de monde. Rodolphe, épris et remis dans le droit chemin, proposa de s’embarquer : on y consentit. Ces amants se convenaient tous deux, avaient de l’activité, de la conduite et du courage. Le sort les soutint dans les dangers et fit réussir toutes leurs entreprises. Sans songer au mariage, ils demeurèrent inséparables, et finirent par être fort riches.

Après beaucoup d’années de cette libre intimité, Rodolphe allait s’éteindre. Allemand transplanté dès l’enfance et parvenu de mousse, il ne connaissait aucun parent. Il laissa tous ses biens à sa compagne, qui se trouva, sans s’en douter, héritière de près de huit cent mille livres. „

Pour ne plus revenir à ces gens-là (de qui nous avons sans doute beaucoup trop longuement entretenu le lecteur), disons que trois mois après les reconnaissances que nous avons racontées Limefort et Lucette, à cause de leurs enfants, qui leur donnaient les plus belles espérances, se marièrent enfin[198]. Bien en prit surtout au marquis, vu la barbarie qu’on exerce maintenant contre cette pauvre noblesse française, menacée de ne pas conserver un écu ni un chou de ses biens, s’ils demeurent irrévocablement sous la dent enragée d’un peuple de brigands assassins qui se disent souverains, égaux et libres.


FIN DU NUMÉRO SEPT



NUMÉRO HUIT.




AH ! QU’ON EST FOU !

C’EST DE BONNE HEURE.

ON JOUE DE SON RESTE.

VAUT-IL MIEUX ÊTRE SAGE ?




AH ! QU’ON EST FOU !




PREMIER FRAGMENT




Sir Henry, cet Anglais si mélancolique, si sottement idolâtre d’une femme de cire, et contre le ridicule duquel on sait qu’il se prépare une si bizarre mystification, cet extravagant, disons-nous, n’est pas un personnage fort désirable. N’importe, la petite comtesse de Mottenfeu se trouvait offensée de ce que ce voisin n’avait pas eu la moindre idée de lui demander ses faveurs ; un homme qui la croit enfin magicienne sempiternelle, et l’arbitre de ce qui l’intéresse le plus au monde, c’est-à-dire du retour de sa chère Zéphirine à la vie !

La comtesse, folle à sa manière, disait un jour à Célestine : “ Si ce bande-à-l’aise, qui trouve pourtant très-doux de lasser parfois la menotte d’une camillonne à le branler[199] et que j’ai bien pris la peine de branler moi-même, ne se met pas à son devoir ; s’il ne se propose pas de mêler à nos sublimes éléments les siens, de l’espèce la plus crasse (c’est du moins ce qu’il doit imaginer), je déploie enfin toute la rigueur de mon espièglerie, et lui fais payer cher le prodige qu’il attend de mon pouvoir ! „

En réponse, Célestine, faisant violence à son amour-propre, avait raconté l’impertinence que peu de jours auparavant le baronet lui avait faite.

“ Oh ! s’il est de cette force en balourdise et en grossièreté, belle Célestine, avait riposté madame de Mottenfeu, je ne dois m’étonner de rien, moi qui n’ai ni ta jeunesse, ni tes formes, ni ta fraîcheur. Mais c’est une raison de plus pour que je persécute sans pitié le sot Anglais, puisque j’ai l’occasion sous la main. J’englobe donc ton injure dans la mienne, et le pisse-froid (plus fait pour les morts que pour les vivants) trouvera, je te le jure, à qui parler, lorsque nous jouerons notre pièce. „

Cette maligne conversation se tenait le troisième jour de la neuvaine ridicule où, si l’on s’en souvient[200], la comtesse faisait découler, de chez le baronet, cette essence de vie nécessaire, disait-elle, au plein succès du miraculeux enchantement.

Nous avons dit que la neuvaine allait finir ; que Zéphirine avait été secrètement introduite dans l’hospice, que d’ailleurs il n’y avait plus un moment à perdre, à moins qu’on ne la laissât accoucher,… et cependant, à cette époque, le baronet n’avait encore rien proposé à sa bienfaitrice. Hélas ! le pauvre diable en avait peut-être bien assez, après la contribution quotidienne qu’on exigeait de lui. À la bonne heure ! mais il semblait à la vaine petite comtesse que l’Anglais, s’il était né galant, aurait choisi de fournir cette contribution par un procédé moins étrange, moins factice, plus flatteur pour une femme, et que, sauf à réaliser dans une fiole, il devait, à bon compte, s’électriser ailleurs.

“ N’est-ce pas, Célestine, qu’un Français aurait cette galanterie ? „ Célestine, rancunière un peu contre le baronet, n’avait pas manqué de répondre : “ Assurément. „ En conséquence, tout le temps qui suivit ce menaçant entretien fut employé à combiner comment on pourrait le mieux tourmenter notre maniaque. Le dénoûment de la mystification devait avoir lieu le surlendemain du jour où Zéphirine était arrivée, où la comtesse encore avec elle avait fait un déjeuner voluptueux, suivi de si vigoureuses prouesses avec dom Ribaudin, ci-devant moine, devenu capitaine des grenadiers de la garde nationale[201].


Deux jours après, au jardin anglais, à la brune.


CÉLESTINE, SIR HENRY.

Sir Henry (en marchant). — … En un mot, belle Célestine, j’étais heureux dans mon malheur ; mais depuis que j’ai fait cette funeste connaissance, j’éprouve tous les chagrins, tous les déchirements imaginables. Aussi, j’ai pris mon parti, bien convaincu que la prétendue magicienne n’est qu’une fourbe, cruelle autant qu’audacieuse ; bien persuadé que nul miracle ne peut rendre la vie à l’être qu’il a plu au sort d’en priver. Je m’éloigne, et dès demain je sors de ces lieux, où je me flattais pourtant d’avoir trouvé le degré de consolation et de jouissance auquel il m’était encore permis d’aspirer. (Il est ému jusqu’aux larmes.)

Célestine. — Tu ferais une insigne folie, mon cher Henry ; sois bien certain que la colère de Nécrarque[202] te poursuivrait partout. Au moment même où il s’agit d’éprouver la réalité de sa toute-puissance, elle la signalerait sur toi par tous les fléaux familiers à son art, dont, moi, je ne doute pas.

Sir Henry (avec vivacité). — Désabusez-vous, mademoiselle ; cette femme nous jouait, vous et moi. Sans cela, m’éviterait-elle, comme elle fait depuis ce matin, après être venue troubler sur la fin de la nuit le plus doux sommeil, sous prétexte d’avancer cette burlesque opération à laquelle j’ai eu la sottise de me soumettre pendant neuf jours ?

Célestine. — Tout à l’heure je vous expliquerai cette conduite…

Sir Henry (s’animant davantage). — Et la prestidigitatrice n’aurait-elle de plus loin “ annoncé qu’un nœud qu’elle ne pouvait deviner encore, mais qu’elle se croyait à peu près sûr de trancher dès qu’elle l’aurait découvert, arrêtait court le succès de ses enchantements ? „ Quelle pitoyable défaite ! quelle maladroite justification de sa conduite à mon égard, qui dès lors n’est plus qu’une insultante raillerie !…

Ces derniers mots ont été dits au tournant d’un sentier tortueux du bosquet. En même temps, une lettre qui semble s’élancer d’elle-même hors d’une touffe de feuillage tombe aux pieds de sir Henry. Il ne fait pas encore assez obscur pour que l’Anglais ne puisse la lire. À la vue des caractères de la suscription, il pousse un cri d’étonnement.

Célestine (feignant elle-même une extrême surprise). — Que vous arrive-t-il donc ?

Sir Henry (tremblant, mais ne pouvant s’empêcher de baiser plusieurs fois la lettre). — C’est d’elle ! oui, Célestine, c’est une divinité !) Il lit tout bas, se trouble, paraît d’abord accablé, et bientôt au désespoir.)

Célestine. — Puis-je voir cette lettre ?

Sir Henry (la lui donnant). — Lisez.) Il sanglote, la tête appuyée contre un jeune arbre dont le tronc partage l’agitation extrême du baronet.)

Célestine (hésitant). — Je ne sais trop pourtant si l’on peut se fier à ce qui vient de chez messieurs les morts. Mais la curiosité de mon sexe… (Elle prend la feuille, en affectant toutes les précautions et la légèreté de tact imaginables.) Certes, on n’apprend pas dans l’autre monde à bien peindre, si l’on s’y sert d’aussi joli papier que chez nous. (Elle lit avec quelque difficulté.)  Ingrat ! ne t’en prends qu’à toi-même, si les bienfaisants efforts de notre souveraine ne peuvent rompre les liens qui me retiennent où je suis. Toi seul, par de matérielles et trop fréquentes communications avec des êtres étrangers à ta Zéphirine[203], as détourné la direction de notre aimant. Tandis que, depuis que je suis évoquée, je t’ai cherché sans cesse, tu semblais me repousser ; ton intermittente passion s’est trop encrassée des ordures de la brutale humanité, pour que notre amalgame ait pu demeurer facile… „ (S’interrompant). Le style des enfers est diablement mystique. (Elle poursuit.) “ Ce n’est donc plus à moi de remonter dans le séjour d’exil où tu t’es ménagé de grossiers dédommagements. Si tu veux qu’une nouvelle existence nous réunisse encore, c’est à toi de te dépouiller de tes éléments impurs. Viens alors confondre avec ce qui reste de mon être l’immatériel résidu du tien. Ose, ou renonce à m’agiter et à me faire éprouver dans le paisible Élysée les seules disgrâces auxquelles mon entéléchie soit demeurée sujette, jusqu’à ce que toi, qui fais partie de moi-même, cesses de respirer. „ Ouf ! la proposition est saugrenue… En tout cas, mon cher Henry, tu vois qu’il n’y a pas de la faute de qui tu sais. J’espère que maintenant tu ne lui refuses plus justice ;… mais fais-moi donc l’honneur de m’écouter… (Elle va le tirailler et veut l’arracher à son arbre).

Sir Henry. — Laissez-moi, mademoiselle… Vous êtes aussi l’une des causes de mon irréparable malheur.

Célestine. — Bien obligée ! Monsieur s’en prend à moi !… Il est joli, celui-là !

Sir Henry. — Pardonnez à ma franchise,… à ma douleur…

Célestine (feignant du courroux). — Tenez donc : reprenez votre beau présent de l’enfer… et gouvernez-vous désormais comme bon vous semblera. Je vous donne le bonsoir… (Elle fait quelques pas.)

Sir Henry (vivement). — Belle Célestine, un mot, de grâce !

Célestine. — Que me voulez-vous ? (Elle s’arrête.)

Sir Henry (avec expression). — Je ne sais… J’ai la tête perdue… Si j’avais pu du moins entretenir un moment de ce qui m’arrive… celle…

Célestine (revenant). — Celle que vous n’osez nommer, tant vous avez honte, sans doute, de l’avoir si follement outragée… Eh bien ?…

Sir Henry. — Si par votre entremise il y avait moyen…

Célestine (avec quelque amitié). — Pourquoi n’être qu’un fou, qui ne souffrez pas qu’on vous parle, et qui vous mettez d’avance en travers de tout ce qu’on pourrait essayer pour vous servir dans votre inimaginable position ?

Sir Henry. — Eh bien ! j’ai mille torts ; je les confesse, je m’en repens. Un remède à présent ?

Célestine. — Je vous l’aurais fourni : c’était mon objet quand nous avons commencé cette promenade.

Sir Henry. — Je vais vous écouter comme une amie, comme la protectrice de mon plus cher intérêt. (Il lui baise la main avec sentiment.)

Célestine. — Tu sauras donc, mon pauvre Henry, que Nécrarque, si mal à propos accusée, fait au contraire tout pour le mieux à ton égard. Mais elle-même, hélas ! n’existe pas impunément sur cette petite boule. Condamnée à mille sortes de malheurs malgré ses étonnants priviléges, accordés par la nature ou acquis par son art sublime, Nécrarque, un jour de chaque lune, dès que pointe le crépuscule du jour, se fond, perd la forme plus ou moins agréable qu’il lui avait plu de revêtir, et devient… ce qu’il est naturel que soit une femme qui vit depuis tant de siècles. Dans cet état, elle est privée de ses immenses pouvoirs jusqu’à la nuit. Il s’agit alors pour elle de savoir si la force des talismans dont elle a grand soin de se surcharger dans ces sortes de crises ne cessera pas de prévaloir sur l’ordre naturel qui veut qu’enfin s’éteigne notre débile flammèche… C’est ainsi que Nécrarque nomme certaine âme physique qu’elle prétend commune aux animaux quelconques qui ont ici-bas le droit de respirer…

Sir Henry. — Ce système est aussi le mien, et sans doute le seul raisonnable dont on puisse emprunter quelque idée sur la nature de notre être…

Célestine. — Laissons les commentaires. Sur le pied de douze à treize fois par an, notre fée risque de finir. C’est aujourd’hui l’un de ces jours dangereux, c’est pour cela que si matin elle est venue troubler ton sommeil, voulant remplir une dernière formalité, nécessaire au complément de ses incantations, dont la chance sera décidée cette nuit…

Sir Henry. — Quel choix ! Pourquoi mettre de la sorte au hasard d’un événement personnel et qui peut être funeste celui d’où dépend infailliblement ma félicité suprême ou la mort ?

Célestine. — Parce que le moment où elle renaît, toujours probable pour elle dans la proportion d’un sommeil ordinaire avec le réveil, parce que ce moment, dis-je, est celui où elle jouit de toute sa puissance au plus éminent degré…

Sir Henry. — Qu’entends-je ! J’étais donc complétement injuste ?

Célestine. — Et même absurde, comme le sont, sans exception, messieurs les esprits forts, les païens, les soi-disant philosophes, qui ont l’orgueil de vouloir circonscrire ce qu’ils ne peuvent comprendre dans les bornes étroites de leur crédulité.

Le lecteur intelligent ne peut se méprendre au pourquoi de cette scène. Il est évident qu’avant de frapper les grands coups il s’agit de pousser au dernier degré de crédulité l’imagination égarée de cet homme à peu près fou, dont on a résolu de rire au sein de la plus badine société. C’est pour ajouter à l’égarement du baronet que Célestine a joué le rôle d’indiscrète confidente du côté faible de notre magicienne. Pour mettre le comble à l’imagination, Célestine a conduit, comme par hasard, l’Anglais tout près du pavillon où loge la comtesse. Pour lors c’est fort naturellement que, l’appartement étant au rez-de-chaussée, une femme (un être curieux par conséquent) regarde à travers une croisée dont le rideau n’est pas exactement tiré. À peine un coup d’œil jeté, notre friponne recule avec une feinte frayeur et se jette contre sir Henry, de l’air d’être vivement frappée…

— Approchez-vous, lui dit-elle en tremblant, et contemplez ce que je viens de voir.

L’Anglais obéit et voit, couchée sur une espèce de lit de repos, l’affreuse figure d’une femme aux trois quarts nue, décharnée, ridée[204]… Le squelette vivant est coiffé d’une espèce de bonnet en pain de sucre, surchargé d’espèces d’hiéroglyphes de diverses couleurs. Une manière de scapulaire ou d’étole passée autour du cou rassemble (entre deux peaux jaunâtres, en forme de sac, restes de vieux tétons) sept plaques triangulaires de métal. Aux bras, aux jambes, sont des bracelets formés avec des plaques à peu près semblables. Devant ce hideux objet est une table sur laquelle on voit ouvert un immense in-folio : d’un côté sont quelques fioles, d’un verre noir, de l’autre, une tête de mort. Le tout est faiblement éclairé d’une lampe à l’antique.

Sir Henry, parfaitement dupe, est plus repoussé qu’étonné de cette vision dégoûtante et sinistre. Il ne peut pas cependant s’en arracher. Il a tout le temps de voir différents mouvements que fait l’épouvantable vieille, comme il arrive pendant un demi-sommeil agité de songes laborieux. À peu près au bout de cinq minutes, l’objet affreux se met sur son séant, se touche de la tête aux pieds et débouche une fiole. Aussitôt une épaisse vapeur se répand dans la pièce ; à travers ce nuage, le lumignon de la lampe n’est plus aperçu que comme un point de lugubre rougeur. La vieille est presque imperceptible. On croit pourtant lui voir avaler l’une des fioles. Peu à peu la lampe s’est éteinte. Sans aucun intervalle on entend la voix de la comtesse, qui, venant en deux sauts ouvrir la croisée, dit, avec un soupir de contentement : “ C’est encore moi ! „

Dès que la lumière avait fini, Célestine et sir Henry s’étaient éloignés de quelques pas. Il est inutile de dire que, dans ce moment aussi, le lit de repos (qui est une machine approchant de celles qu’on a vues mille fois aux grands danseurs dans leurs pantomimes) a escamoté la vieille et substitué madame de Mottenfeu. La vapeur qui se dissipe par la fenêtre ouverte répand aux environs une odeur qui n’a rien que d’agréable[205]. Quelque bruit qu’on fait aux environs (car bien du monde a le mot pour se réunir ce soir-là dans l’hospice, et déjà des couples folâtres se sont dispersés pour escarmoucher dans les boudoirs des bosquets), ce bruit, disons-nous, a chassé Célestine et sir Henry devers le logement de ce dernier.

Le premier objet qui frappe leurs yeux quand ils rentrent dans le salon, c’est une bouteille posée au pied de la châsse de Zéphirine, sur un carreau de velours à glands d’or, permanent, propice aux fréquentes génuflexions du baronet. Au col de la bouteille (qu’il a ramassée) se lit une bande de papier : La voiture, pour venir me rejoindre.

Quelque épris et persuadé que soit l’Anglais de la réalité de tout ce qui lui arrive, il ne mesure pas sans un premier mouvement d’horreur la profondeur du précipice dans lequel il lui semble ordonné qu’il s’élance, car, tout net, il s’agissait de mourir à tout événement. C’est jouer gros jeu sans doute. Célestine, affectant un air froid, lui en fait l’observation, sans toutefois rien conseiller ni pour ni contre. Ce moment cruel, où la nature doit être aux prises avec une extravagante passion, est le point de vengeance que la petite comtesse avait en vue. La neutralité perfide de Célestine aggrave encore la perplexité de l’Anglais, en ajoutant à son irrésolution. Pendant que Célestine parle à mots coupés, ne perdant pas une des variations de la physionomie du combattu baronet, il tient, lui, la bouteille, tête basse et les yeux en-dessous, stupidement fixés sur les traits charmants de la postiche Zéphirine.

Célestine s’est tue ; sir Henry, qui semble revenir enfin à lui-même après une profonde absorption, soupire et dit avec fermeté : „ Je pars ! „ Une voix faible riposte aussitôt : „ Je t’attends ! „ Alors sir Henry décoiffe courageusement la bouteille et boit à longs traits. Déjà Célestine, qui a feint d’être excessivement épouvantée du prodige, a jeté un cri perçant et s’est enfuie ; son rôle finissait à ce coup de théâtre. La bouteille contenait une raisonnable dose de certain vieux vin de Hongrie, fort agréable à sir Henry ; ce breuvage est mêlé d’un puissant narcotique qui va bientôt plonger le déterminé baronet dans un léthargique sommeil.


C’EST DE BONNE HEURE.




DEUXIÈME FRAGMENT.




Dans l’un des cabinets du jardin anglais.


ZAÏRE, LE COMMANDEUR.

Zaïre[206] (donnant au commandeur un fougueux baiser, après une seconde accolade dans laquelle ils demeurent agencés de manière qu’il ne tient qu’à eux de procéder sans interruption à une nouvelle jouissance). — L’heureuse reconnaissance, mon cher Francheville ! Qui nous aurait dit, il y a huit ans, que la morveuse avec qui tu jouais comme avec une poupée dans son couvent te devrait aujourd’hui ce délicieux quart d’heure ?

Le Commandeur[207]. — Tu veux dire : qui aurait pu deviner que ce petit ange, si contrarié, serait la bienfaitrice à qui je dois ce moment, l’un des plus heureux de ma vie ?

Zaïre (avec un ardent baiser). — Comme il est galant ! L’y voilà pourtant, ce formidable engin à la vue duquel je jetais les hauts cris lorsque tu me le montrais, par l’ordre de ma tante, comme un instrument de supplice, quand on avait à me reprocher quelque petit tort ! Voilà donc l’emploi si doux de cette respectable discipline qu’Eulalie faisait semblant d’endurer par pénitence, lorsqu’elle s’avouait coupable de quelque péché… Vous étiez de grands hypocrites et de francs vauriens !

Le Commandeur. — Que veux-tu ? C’est ainsi, ma petite amie, que l’on élève la jeunesse, au couvent surtout. Cependant ce petit conte et la peur qu’on te faisait n’étaient qu’afin que nous fussions plus à notre aise et pussions nous ébattre, toi présente, presque en t’édifiant. Tu sais maintenant comment passait son temps la brûlante Eulalie, lorsque nous disparaissions derrière le rideau de cette alcôve, et procédions à ce prétendu châtiment qui faisait en effet pousser à ta tante tant d’équivoques soupirs dont tu avais l’enfance d’être touchée jusqu’aux larmes.

Zaïre. — Ah ! mon cher ! si j’avais su ! j’aurais tout culbuté, tout brisé dans l’appartement et je t’aurais bien forcé de me châtier tout de bon, au lieu de t’en tenir à la menace.

Le Commandeur (souriant). — À neuf ans, friponne !

Zaïre (gaiement). — Il me semble, mon bon ami, que je n’en serais pas morte… Mais, parlons-en encore… Qui nous aurait dit qu’un jour… (Le baiser dont elle coupe cette phrase rend au commandeur tous ses feux… Il recommence à limer.) Ah ! oui… oui… mon toutou… (Elle seconde.) Donnons-nous-en bien, pendant que nous y sommes. Réalisons de plus en plus ce brûlant sacrifice que t’a déjà offert ma brûlante imagination depuis que j’ai appris quel encens peut être agréable à ce dieu qui me pénètre, et dont tu me faisais autrefois un épouvantail.

Ce petit bavardage n’a pas empêché Zaïre de jouer des hanches à ravir. Ces douceurs ont encore excité l’ardeur de l’amoureux agent ;… ils sont bien près de la sublime crise… Alors…

Le Commandeur (s’écrie). — Ah ! Zaïre ! quel talent à ton âge !

Zaïre (après un baiser mordant). — Dieu du plaisir ! achève de me former… Tiens… tiens… ha ! foutre ! (Des coups de reins terribles.) Me trouveras-tu digne assez d’un maître tel que toi ?…

Le Commandeur (hors de lui). — Ô ravissement ! modère-toi, ma petite reine… (Ils ralentissent.)

Zaïre. — Oui, filons-nous le suprême bonheur, foutons en dieux…

Ils ne peuvent plus proférer que des accents confus, mille fois plus éloquents que les plus beaux tours de force de l’esprit académique. Le filet de la sublime volupté les a lentement enveloppés, emportés enfin hors de la sphère des mortels pour les faire jouir d’un avant-goût des délices surhumaines.

Après quelques moments de ce calme silencieux qui n’est pas la moins exquise manière de jouir…

Le Commandeur. — Mais par quel hasard, ma chère petite, te trouves-tu dans Paris, et parmi nous, ce qui me surprend bien davantage, quand tu n’es point mariée, et n’as pas l’âge requis pour qu’une célibataire soit admise à nos mystérieuses cérémonies[208] ?

Zaïre. — Je n’aurais pas le temps, mon cœur, de te faire ici mon roman… (En parlant, Zaïre dégagée s’occupe encore du superbe boute-joie, toujours très-éveillé ; dans sa distraction, elle le traite si bien qu’il ne pourra guère s’endormir. Ce geste, pendant le discours que pourra tenir la comtesse, est fort du goût de l’archi-libertin commandeur.)

Le Commandeur. — Jette, en gros, un lopin à mon avide curiosité. J’apprendrai les détails chez toi, où sans doute tu voudras bien me permettre de te faire ma cour ?

Zaïre. — Permettre ! je te l’ordonne. Tu trouveras même bon que, dès ce moment, je t’inscrive au nombre de mes plus essentiels serviteurs… et le monsieur aussi… (À ces mots, elle abaisse un chaud baiser sur le couronnement de sa fière amusette.)

Le Commandeur (à lui-même). — Y a-t-il rien d’aimable comme cet enfant-là !…

Ils se baisent. Un bras mutuellement passé sur l’épaule et les bouches à deux doigts l’une de l’autre,

Zaïre (poursuit). — Pour de bonnes raisons, disait-on, la sœur Incarnation[209] était rentrée dans le monde ; ce couvent se trouvait fort compromis, grâce à tes folies et à celles de ma chère tante ; car votre bon exemple avait été généralement suivi. Eulalie[210] elle-même n’avait guère pu se soustraire aux suites inévitables que devaient avoir tant de scandales. Mais ayant du caractère et sachant qu’une jolie femme peut tout lorsqu’elle est prête à se trousser en faveur de qui peut la servir, elle intrigua puissamment. Bientôt elle obtint une meilleure abbaye. Je l’y suivis. À douze ans, elle cessa de me traiter en morveuse. Je fus son enfant gâtée. Dès qu’elle me jugea propre au doigt de cour, je le faisais : on me le rendait, et de reste ; mais à seize ans, je n’avais pas encore eu la félicité de voir de près un homme. J’avais tout au plus deviné, mais très-confusément, que s’il y avait entre vous et nous quelque différence, ce devait être par cet instrument de supplice duquel tu m’avais fait peur, et qui valait apparemment à votre sexe l’attribut commun d’avoir le droit du plus fort.

Le Commandeur. — Serviteur au calembour.

Zaïre (gaiement). — L’observation n’est pas juste, car il me semble que ce que je tiens est incontestablement le droit de l’homme. (Un baiser.) On pressait pour que je prisse enfin le voile. Cependant, une belle nuit, mon merveilleux frère, en faveur de qui la passion de ma mère était de me déshériter, se fracassa la tête en versant avec un wisky des plus extravagants où il avait la sottise de se laisser conduire par sa coquine au retour de certaine orgie[211]. Me voilà donc fille unique. Ma méchante mère survécut peu de temps à la perte d’un ingrat dont elle s’était crue exclusivement aimée, et qui l’avait mise dans le cas d’éprouver tous les genres de repentir quand l’illusion de leur débauche se serait évanouie. Monsieur de la Gaudissonnière, un ex-fermier du haut vol et mon plus proche parent, se trouva devenir mon tuteur. Habile en affaires, il est tout au moins aussi débauché. J’allais être retirée du couvent. On me cherchait un mari. Ma tante, qui pense à certains égards le mieux du monde, voulut préalablement me mettre au fait du pour et du contre de ce fameux sacrement qu’on croit être l’indispensable vernis d’une femme ; paradoxe à tout moment démenti, qui pourtant, depuis tant de siècles, ne cesse de faire des dupes… Il paraît à ton état, mon cher, que cet avis est aussi le tien ?

Le Commandeur. — Sans doute, puisque sans frère ni sœur, et le dernier de ma race, je n’ai pas voulu quitter Malte, et me suis engagé par des vœux…

Zaïre (agitant gaiement le boute-joie). — Dont tu observes bien surtout le vœu de chasteté. (Elle lui jette vivement un baiser, pour le consoler de cette épigramme.)

Le Commandeur. — On fait bien de m’apaiser. J’écoute.

Zaïre. — Tout bien considéré, je ne me sentis nullement capable de supporter le joug du mariage. “ Dans ce cas, me dit ma bonne tante, il convient que tu t’empares de ton tuteur. Fais qu’il t’aime. Une fois que tu l’auras subjugué (je t’aiderai pour cela de mon expérience et de mes conseils), il ne pourra t’empêcher d’être ta maîtresse. „

Le Commandeur. — On ne peut mieux raisonner.

Zaïre. — La Gaudissonnière m’eut à peine vue, que la tête lui tourna. Pour couper court, je te dirai que, d’après l’excellente politique de ma peu scrupuleuse tante, j’ai fait à mon tuteur, un bout de temps convenable, l’intéressé sacrifice de mes premières grosses faveurs, au prix que je serais désormais parfaitement libre ; que, chez lui, je serais tout à fait chez moi ; que j’aurais pleine jouissance du principal de mes biens, Fortconnin et ses dépendances, et qu’il administrerait tout le reste à mon profit, plutôt comme intendant que comme tuteur.

Le Commandeur. — Voilà qui s’appelle un pucelage bien placé.

Zaïre. — Vraiment, il fit bien de le prendre tout chaud au sortir de la grille, car j’avais déjà dans la tête que le premier coureur de cachet, ou coiffeur, ou… que le premier porte-culotte, en un mot, m’apprît ce qu’il y avait de différence entre des jeux de nonnes et ceux dont le monde fournit les solides moyens. Bref, mon arrangement avec La Gaudissonnière dure depuis près d’une année. Parfaitement honnête homme, il est incapable de me faire tort d’une pistole, et compte avec moi de clerc à maître. Assez bien de figure, assez aimable pour ne me causer aucune répugnance, il est d’ailleurs si blasé, que bien rarement il me prie de quelque complaisance pour certain petit nain de vit[212] dont à peine j’ai l’honneur de m’apercevoir. Sur ce pied, je suis parfaitement heureuse. Ma liste est admirable, tant en hommes qu’en femmes, car j’aime aussi ces dernières avec fureur…

Le Commandeur (se récriant). — Tudieu ! quelle luronne ! Mais comment enfin as-tu percé jusque dans notre sanctuaire ?

Zaïre. — Sans l’ombre d’une difficulté. J’ai pour ma meilleure amie la marquise de Mélembert[213], ta Lolotte, fripon. Elle jouit dans l’ordre de la plus haute considération. Comme on s’y est un peu relâché maintenant sur la rigueur des anciens statuts, elle a obtenu, tout d’une voix, des dispenses que sollicitait d’ailleurs l’aperçu de l’extrême utilité dont je pouvais devenir parmi vous. Depuis un mois, je suis affiliée. Mes amis me flattent qu’on me nommera membre, et peut-être dignitaire, à la première promotion. Je n’ai contre moi que les jeudis, dont je n’ai pu encore me résoudre à mériter les suffrages.

Le Commandeur. — Oh bien ! je veux te recommander pour cet objet à Culigny ; c’est mon intime.

Zaïre. — À la bonne heure ! Mais c’est qu’il y a des formalités baroques… sur lesquelles je n’ai pas encore pris tout à fait mon parti… Parlons d’autre chose. Sais-tu que ma tante faillit mourir de chagrin quand tu couchas sur le carreau son fier champion, monsieur Rolandin, qui croyait au moins te forcer à épouser une catin de sœur[214], s’il ne te faisait mordre la poussière ?

Le Commandeur. — Je me suis toujours douté qu’Eulalie m’avait suscité cette querelle.

Zaïre. — Je t’en réponds, et qu’elle avait payé le voyage, et qu’elle avait promis une forte somme au Rolandin pour fuir, après une victoire dont le fanfaron ne paraissait pas douter…

Le Commandeur. — Le bon petit cœur de femme.

Zaïre. — J’ai su tout cela, moi, car on ne se gênait pas devant une morveuse de dix à onze ans que j’avais alors. Mais je dois ajouter, pour l’honneur de ma tante, que bientôt, détestant le crime de sa passion, et maudissant le vil escroc qui l’avait si violemment aigrie contre toi, elle ne cessa de gémir, de te regretter…

Le Commandeur. — Parce qu’elle n’avait plus personne…

Zaïre. — Tu te trompes : elle avait ses laquais. Surtout elle se creusait la tête pour deviner où tu pouvais t’être retiré après ton victorieux combat.

Le Commandeur. — Voulait-elle m’adresser quelque nouveau Sacrogorgon ? J’étais tout uniment à Malte. Depuis bien longtemps j’ai reparu dans Paris. Je voulus d’abord y épouser la veuve de mon très-cher oncle, ta bonne amie, madame de Mélembert, riche de mes dépouilles, car sans son fichu mariage j’aurais hérité de tout le bien dont son vilain époux l’a mise en possession ; elle me refusa cruellement.

Zaïre. — Je sais qu’elle a le mariage en horreur.

Le Commandeur. — Au surplus, elle n’a cessé d’avoir à mon égard des procédés admirables. Je suis certain qu’elle me fit toucher, chaque année, plus de la moitié de son revenu.

Zaïre. — C’est ce qu’elle ne m’a jamais dit[215] ; mais je lui connais l’âme la plus généreuse, et souvent elle m’assure que, sans t’accorder maintenant aucun sentiment de préférence, elle te conserve pourtant une éternelle tendresse.

Le Commandeur. — Je ne suis à Paris que depuis hier, et j’ai volé à son hôtel, mais elle est à la campagne.

Zaïre. — Je la crois de retour pour se trouver ici ce soir… Et tu viens, je gage, de ce maudit pays du Rhin ?

Le Commandeur. — Je l’avoue. Absent de Paris depuis un siècle, je ne suis pas au courant, et vais y avoir tout à fait l’air d’un débarqué du coche.

Zaïre. — Si cela se pouvait, tu serais à la mode. Les gens de l’autre monde tiennent le haut bout à présent. D’ailleurs, moins on a de manières et moins on a de dangers à courir. Ta seule coiffure donnerait peut-être de l’humeur à quelques sans-culottes. Il serait possible que, pour ce crime de lèse-nation, on te coupe le cou fort proprement. Mais est-il vrai, mon cœur, que par là-bas il règne un désordre épouvantable ? Ici, on crie terriblement au scandale contre vous.

Le Commandeur. — Les scandaleux vous le rendent bien ; partant, quittes. Cependant la sphère où je me suis fixé n’est point celle contre laquelle on murmure à juste titre. Attaché, dans les premiers instants de la Révolution, à ceux des Bourbons qui sont les protecteurs héréditaires de ma province, je les suivis des premiers à Worms, et n’ai plus quitté cette respectable famille, premier fanal autour duquel commença de se former un rassemblement d’abord composé de vrais chevaliers. Bientôt, nombre d’ambitieux, d’aventuriers, d’étourdis et de gens dont les périls de l’intérieur éprouvaient trop le courage équivoque, vinrent se joindre à ces fidèles serviteurs ; mais l’asile des Condés n’a pas cessé d’être ce qu’il fut dès les premiers jours, c’est-à-dire la source des bienfaits et de cette affabilité noble qui leur donne encore plus de prix.

Zaïre. — Mon père servit autrefois les Condés ; j’aime à t’entendre faire leur éloge.

Le Commandeur. — Dès que, non loin de là, certain météore s’éleva promptement au-dessus de l’horizon, les gobe-mouches ne manquèrent pas de le prendre pour un nouveau soleil. Alors, on vit s’ébranler et défiler à petit bruit tous les valets de la faveur. Aussitôt, l’intrigue dressa ses tréteaux alentour du nouveau phénomène. Ce fut à qui aurait l’honneur de le voir de plus près ; bientôt, à qui se fixerait au centre des prétendus honneurs, grandeurs et richesses. Tel fut, de bonne heure, étouffé dans la cohue et foulé aux pieds ; tel autre, en attendant les grandes faveurs de l’idole, eut la douceur de fouiller dans ses poches. Le prestige a peu duré ; déjà l’édifice de carton menace ruine, et chaque jour le feu prenant quelque part, le temps et les soins suffisent à peine à l’éteindre. Que de fous auront enfin un pied de nez et ne sauront où cacher leur honte, où déplorer la plus sotte bévue dont l’orgueil et l’égoïsme aient pu donner le funeste conseil ! Assez heureux pour m’être fait de mon attachement pour les Condés un intérêt personnel, j’avais vu, sans être tenté, un essaim d’extravagants et d’ingrats prendre l’essor. Content près de mes chevaleresques et modestes bienfaiteurs, j’ai préféré leur obscurité volontaire, leur frugalité, leurs fatigues, à la Cocagne éphémère des théories de Coblentz. Il est vrai que depuis longtemps je suis désabusé sur le chapitre de l’émigration, la plus impolitique sottise par laquelle le diable peut nous induire à servir nos ennemis ; mais je tiens par le cœur à mes héros, vraiment contrariés par le destin. Ils luttent contre ses coups avec tant de courage que, même certain de périr avec eux, je ne me résoudrais point à m’en séparer.

Zaïre. — Te voici cependant à Paris, d’où j’espère que tu ne sortiras plus.

Le Commandeur. — Tu t’abuses, mon amour. Dès que j’aurai mis en règle quelques affaires qui m’y amènent, au péril de ma vie, je rejoindrai mes chers Condés. Je gagerais tout ce que je possède qu’en vain essayera-t-on, comme on le publie, de dissoudre la masse des infortunés émigrés : nos Bourbons, nos bienfaiteurs, nos amis, demeureront encore entourés d’une élite qui ne voudra pas plus renoncer à leur mauvaise fortune qu’eux-mêmes ne voudraient abandonner ceux qui s’y seraient attachés…

Dans ce moment, un pétard fort bruyant éclate. C’est l’avertissement de se réunir.

Aussitôt le gouverneur est debout, mais Zaïre, qui le tient toujours par le gouvernail, le force à se rasseoir, et, l’enfourchant, elle exige encore quelques minutes d’audience… — “ Dépêchons, dépêchons ! „ dit en s’agitant sur lui comme un démon cette brûlante héroïne. Elle baise, elle mord, elle rit, chatouille et jure tour à tour. Leur poste est aussi bientôt courue…

Ils se rajustent, volent, et sont pourtant à peu près les derniers arrivés à la rotonde, lieu du rendez-vous général.


ON JOUE DE SON RESTE.




TROISIÈME FRAGMENT.




Le correspondant initié qui s’était chargé de nous fournir de suite des matériaux pour ces intéressants mélanges, vient de nous prévenir qu’il se préparait pour l’ordre une espèce de révolution qui ne tarderait pas à se manifester et briserait probablement la riante chaîne dont tant de brûlants individus sont liés encore. Nous voilà donc dans le cas de craindre de ne pouvoir remplir l’objet que nous nous étions proposé d’abord, de pousser, avec le temps, jusqu’à cinquante ou soixante cahiers la collection des faits et gestes des Aphrodites ; ou s’il nous convient de borner, peut-être même dès maintenant, notre spéculation, il n’est plus à propos d’entrer dans de longs détails descriptifs de lieux communs et de cérémonies dont nous ne pourrions plus fournir les applications. Ce sera donc très-sommairement que nous parlerons tout à l’heure de la grande rotonde et de ce qui doit s’y passer de grave relativement à l’ordre vénérable, avant qu’on procède à la résurrection de Zéphirine, dont il est convenu que seront suivies ces jours-ci les importantes délibérations pour lesquelles on a convoqué l’assemblée générale. Mais si nos aperçus sont justes, le schisme sera court ; les Aphrodites qui survivront en état de corps à la dissolution de l’actuelle fraternité ne tarderont pas de s’établir quelque part, où certains de leurs plus recommandables personnages leur ménagent un sûr et riant asile. L’essaim pour lors épuré, de moins en moins mystique, moins opulent sans doute, mais plus libre ; moins accablé de cérémonies, mais plus amusé, fournira sur nouveaux frais une ample matière à la curiosité des amateurs et présentera surtout des exemples plus séduisants, plus faciles à suivre, dès qu’on se sera dépouillé, comme on se le propose, de ce cynisme qui compose bien plus le délire d’une secte de maniaques enfiévrés que la voluptueuse ivresse d’une société d’épicuriens aimables.


La grande rotonde est une espèce de temple sans aucune décoration apparente au dehors. Un corridor de neuf pieds de large, flanqué de deux petites nefs proportionnées, conduit, par une double file de douze colonnes, du péristyle, fort simple, à l’entrée principale. On se trouve alors dans une enceinte vaste, formée d’un cercle de vingt-quatre colonnes de la plus belle proportion composite ; distantes de centre à centre de neuf pieds, elles supportent l’entablement convenable, que couronne une élégante balustrade. Derrière les colonnes isolées tourne un espace large de neuf pieds dans œuvre, des plinthes des bases au mur. Ce trottoir donne accès dans différentes pièces. Nous aurions eu plus d’une occasion de parler de leurs objets variés, mais si près d’être forcé à nous interrompre, nous devons épargner au lecteur la sécheresse de ces détails. La coupole hardie qui couronne cet important édifice est tellement ordonnée qu’elle représente le dôme d’un berceau d’arbres fort élevés, dont les branches jetées avec art se bornent irrégulièrement à quelque distance du point de centre, pour former une ouverture vague et fermée de vitrages. Le feuillage est aussi partout crevassé, de manière à laisser à la lumière beaucoup d’accès, ce qui fait que l’édifice est aussi bien éclairé que s’il était construit au milieu de quelque place élaguée dans une forêt véritable. Ici l’art du peintre trompe tout à fait l’œil à cet égard, de sorte que d’abord on est tenté de se croire en plein air. Les colonnes sont censées élevées sur un haut socle, relativement à la hauteur de la salle, tandis que leurs bases sont de niveau avec le trottoir.

Contre le socle, à l’intérieur, sont adossés des rangs de gradins concentriques, en amphithéâtre, et fixes, coupés en quatre endroits, pour qu’on puisse descendre et se distribuer dans les gradins. L’espace du milieu, qui se trouve être une plate-forme de soixante pieds de diamètre, suffit aux plus nombreuses assemblées, lorsqu’il s’agit de danses et de cérémonies qui exigent du développement ; ce qui se passe alors dans cet intérieur est parfaitement vu des gradins et des trottoirs qui le dominent. Au besoin on se resserre sur le centre par des cercles de banquettes mobiles.

Au moment dont nous rendons compte, il s’agit d’une séance à peu près semblable à celle d’une académie. Autour d’une table circulaire placée au centre sont assises douze personnes, six dames et six cavaliers. Ce sont les dignitaires.

À quelque distance de ce cercle sont, sur des siéges ou debout, environ cent Aphrodites, qui veulent bien ici observer plus de recueillement et de silence que parfois on n’en accorde au grave tripot des Quarante[216]. C’est que chez les Aphrodites chacun a l’intérêt de son unique passion ; c’est que tout ce qui s’y traite a pour objet ce qui convient à tous ; c’est que personne n’y pérore en vue de faire briller, à tort ou à travers, comme au Louvre, ce qu’il a d’esprit, au hasard de beaucoup ennuyer une multitude bigarrée de jaloux, de froids ou de légers auditeurs.

Monsieur de Saint-Longin, orateur perpétuel, ouvre la séance par différentes annonces. Il apprend à l’assemblée :

1o La mort glorieuse de madame de Conbanal (doyenne des vieilles), expirée dans les bras d’un huitième carme, essayé ce jour fatal sur un certain lit électrique[217] dont elle jouissait depuis quelques mois. C’était pour se faire servir sur ce bizarre, mais dangereux autel du plaisir, qu’elle venait de rassembler à sa terre vingt-quatre des plus renforcés ex-moines qu’on avait pu recruter pour elle sur le pavé de Paris, et de la part desquels, grâce à la vivifiante machine, elle avait lieu d’espérer une bien riche récolte de jouissances. Elle venait au contraire d’y trouver la mort ; mais tel est l’esprit de l’ordre que, loin d’accorder un triste regret à ce trépas, à peu près violent, on en témoigna son admiration par un applaudissement bruyant et général.

2o La nouvelle d’un autre deuil fit aussitôt parodie, et fut aussitôt honorée de riants applaudissements. Il s’agissait d’un âne mort enfin de vieillesse. Ce respectable animal appartenait à la petite comtesse de Mottenfeu, à notre prétendue magicienne. Jadis, elle l’avait violé, c’est-à-dire qu’elle en avait arraché les dernières faveurs[218]. Le grison n’était à cette époque qu’un obscur commensal dans l’écurie de certaine marquise, très-amie de la petite comtesse. En vain cette dernière, après sa passade, avait-elle offert de l’âne à bonne fortune un prix fou, jamais la marquise ne voulut le céder. Ces dames furent même longtemps assez en froid à cause de lui. Mais la propriétaire, sur le point de mourir, et désabusée pour lors des vanités de ce monde, légua le baudet à la comtesse. Celle-ci, reconnaissante envers le quadrupède qu’avait anobli son caprice, l’a fait exister de la manière la plus agréable jusqu’au dernier instant, quoique depuis longtemps il ne fût plus bon à rien. La petite folle avait absolument voulu se donner le ridicule de faire mettre feu son âne sur le tapis à la séance que nous décrivons.

3o L’on publia les retraites volontaires de mesdames de Vaginasse, de Confourbu, de la Babinière et de Foutenun. Ces dames, charitablement averties qu’il était question de les déclarer invalides, avaient généreusement envoyé leur démission.

4o On lut des avis par lesquels messieurs de Bondoncourt et de Molengin[219] étaient priés de retirer leurs fonds et leurs personnes, l’ordre féminin ayant témoigné que leur adoption, forcée dans le temps par la faveur, n’avait été justifiée par aucun service agréable, loin de là !

5o On lut une circulaire qui signifiait à messieurs de Fornicault, Baudard (frère du directeur de madame de Montchaud), Loup-garou, Paillardin, Conami et quelques autres, que, malgré leurs talents et le zèle avec lequel l’ordre ne disconvenait pas d’avoir été servi de leur part, on les remboursait[220], et les priait de s’exclure, le parti sans-culotte, qu’ils avaient embrassé dans les troubles, ne permettant pas qu’ils fussent désormais regardés comme frères parmi de vrais Français qui se piquaient du plus pur royalisme. L’orateur fit à ce sujet un court et délicat éloge de dom Ribaudin, cet officier national déjà cité, ce surprenant tapeur qui, sous une forme détestée, déguisait les plus nobles sentiments : “ Ce nouveau frère Jean des Entommeures, ce nouveau père Jean du Compère Mathieu, disait l’orateur, est du petit nombre de ces hommes périlleusement courageux qui se sont mêlés aux ennemis de la cause royale exprès, afin de la mieux servir, afin de découvrir les secrets ressorts de l’infernale machine et de pouvoir combiner avec connaissance de cause les moyens de la briser. „ On apprenait en un mot que dom Ribaudin, lorsqu’il était encore étranger à l’ordre, l’avait prévenu d’un complot affreux, machiné par de perfides membres jacobins, en secret, et andrins la plupart. Ceux-ci, sans doute, avaient eu vent du projet de les retrancher de l’heureuse liste des Aphrodites. Dom Ribaudin soutenait une si belle façon de penser de si puissants moyens de faire honneur à la fraternité, la force de son caractère et de son bras promettait d’ailleurs un appui si solide, qu’il n’est pas étonnant que, malgré son effrayant uniforme, on l’eût d’emblée affilié. C’était à cette faveur qu’il avait dû l’accès libre dont il jouissait déjà dans l’hospice, et le bonheur de faire faire à l’écureuil de la petite sorcière le déjeuner glouton dont nous avons enrichi notre galerie de tableaux lubriques.

6o L’occasion était belle pour prendre en considération le travail du mitigé Culigny, concernant les rétroactifs. Il avait frappé, dans un mémoire plein de force, les abus de cette vicieuse superfétation de l’ordre. Il démontrait que vingt-huit frères, presque tous démocrates, manquant tous d’amabilité, stériles, ne devaient pas être ménagés, quand un nombre vingt fois plus grand (dont le beau sexe outragé faisait partie) était réellement déshonoré par ces vilains[221]. La lecture de cet excellent mémoire dura douze minutes ; il était fortifié de quatre-vingt-quinze signatures provisoires. Toutes les personnes présentes qui n’avaient pas encore signé crièrent unanimement leur approbation. Il fut arrêté, au bruit des applaudissements les plus vifs : 1° Que les vingt-huit excréments de l’ordre seraient remboursés et biffés des registres ; 2° que le local particulièrement affecté à messieurs les jeudis demeurerait fermé jusqu’à nouvel ordre ; que par conséquent le prétendu service fixé par les statuts au jour du grand Jupiter serait suspendu et n’aurait lieu désormais qu’autant que les femmes daigneraient y concourir ; 3° Culigny fut prié de présider à cet objet de police et d’inspecter les frères de ce bord, de même que la grosse présidente de Confessu aurait l’inspection des sœurs, puisque malheureusement il y en avait beaucoup, et même de fort aimables, qui donnaient dans ce travers.

Célestine, à qui convenait encore mieux l’emploi qu’on venait de confier à madame de Confessu[222], ne pouvait en être gratifiée, vu celui bien plus important de première essayeuse, qui l’occupait beaucoup, et dont elle s’acquittait avec la plus grande distinction.

7o Comme lors de la précédente assemblée on avait recueilli les suffrages pour différentes promotions, l’orateur annonça qu’il allait déclarer la grande-maîtresse et le grand-maître donnés à l’ordre, la première par les frères, le second par les sœurs : c’est l’invariable usage. “ Grande-maîtresse, cria-t-il, la belle Eulalie, madame la baronne de Wakifuth, à la majorité de 137 voix contre 26, partagées entre mesdames de Fièremotte et de Bandamoi ; grand-maître tout d’une voix, sans exception,… l’illustre dom Martin-Christophe Ribaudin de la Couleuvrine, ci-devant très-vénérable abbé de l’ordre de Cîteaux, actuellement militaire… „, acheva l’orateur en baissant le ton, comme s’il eût craint de dire une sottise.

Le cas était unique ; Ribaudin était un intrus[223]. Presque coup sur coup affilié, novice, profès, franchissant à grands sauts toutes les barrières dont les grades étaient séparés, tout à coup il se plaçait fièrement sur le trône des Aphrodites ! Quelques prétentieux frères pouvaient bien en murmurer tout bas, mais les sœurs marquaient leur satisfaction avec ivresse. L’élévation de Ribaudin était leur glorieux ouvrage. Certaines actives cabaleuses avaient habilement accaparé les voix : les perfections multipliées du personnage avaient fait le reste. Que ne peut pas, sur l’excessive sensibilité d’un sexe fin appréciateur du mérite, la réunion d’une âme élevée, d’un imperturbable courage et d’une santé rayonnante, joints aux beautés d’une stature gigantesque, carrée, musculeuse, le tout couronné, par l’heureux hasard, d’un boute-joie de dix pouces neuf lignes, brûlant, infatigable, auquel plus des trois quarts des votantes avaient d’avance quelque obligation !

À la suite de cet important travail, il y eut récréation pendant une heure. Je laisse ici libre carrière à l’imagination du lecteur.


Un grand concert rassemble de nouveau les assistants dans la rotonde. Comme on ne peut guère avoir la sensibilité raffinée des organes du plaisir de l’amour sans avoir aussi la passion de la musique, celle-ci fut avidement écoutée. Des frères, des sœurs qui chantaient ou jouaient des instruments avec un talent rival de celui des virtuoses de profession, recueillirent un juste tribut d’admiration et de caresses. Plus d’un éclair lancé de l’orchestre avait allumé des feux qu’il fallut courir éteindre au boudoir.

À neuf heures, réunis encore, on vit l’entrée des couples qui passaient ce jour-là de la classe des affiliés à celle des profès[224]. Zaïre, à son grand étonnement, était du nombre. On l’avait en vain cherchée partout pendant qu’elle était si solitairement occupée avec le commandeur de Lardemotte. Pour ajouter au piquant de la faveur de son adoption impromptu (c’était surtout hors de règle), on n’avait point voulu la prévenir. Mais dès qu’elle avait reparu dans la rotonde, on s’était emparé d’elle, et tout de suite, en lui apprenant la flatteuse promotion, on lui avait imposé le devoir de faire gagner les couronnes[225] au parrain que le sort venait de lui donner en partage. C’était le beau, l’aimable, le surprenant Plantamour[226] ! Pendant trois heures, qui s’écoulèrent pour eux comme les moments d’un agréable songe, l’Adonis, sans aucun tour de force, mérita d’être onze fois couronné. Onze fois : quel honneur et pour lui-même et pour celle qui l’avait secondé si bien !

Le parrain fit aussitôt après son entrée dans le temple, avec une espèce de tiare presque ridicule par sa hauteur, que mesurait de ses regards, encore humides de volupté, Zaïre, involontairement fière de son ouvrage. Le plus décoré à leur suite n’avait pas plus de huit couronnes. C’était le ci-devant abbé de Conaise, dépossédé de ses bénéfices et d’une jolie place à la cour, mais qui se croyait à peu près dédommagé, puisqu’il avait eu le bonheur de percer chez les Aphrodites. Sa marraine était la délicieuse duchesse de Troumutin, la plus vive, la plus folle, la plus magique étrangère qui se soit jamais francisée parmi nous.

Deux couples encore avaient atteint l’ordinaire recommandation des sept couronnes ; on ne les nomme point, ne devant jamais figurer dans cette expirante histoire. Un arrogant capitaine de dragons, en dépit de son beau nom de Boutdefer, n’avait pu gagner que six couronnes dans les bras de la charmante Pinejoie ; celle-ci, distraite, soucieuse, murmure contre le sort qui l’avait si mal partagée. Quant au quadragénaire baron de Fiersec, portant ses cinq couronnes bien juste, il marchait la tête haute, avec une suffisance dont on eût à peine absous l’héroïque Plantamour. Comme la marraine du baron n’était que madame de Chaudevoie, médiocrement jolie, mais archiluxurieuse, et qui, en considération de ses infatigables travaux, était enfin parvenue à l’honneur d’être reçue professe, le fat de Fiersec semblait rejeter sur elle l’exiguïté de ses preuves et dire aux gens : “ Je n’ai pas voulu me donner la peine d’en faire plus. „

Un étrange et risible événement avait fait demeurer en arrière un sixième couple, qu’on s’étonna d’abord de ne point revoir. Deux désignés qui s’étaient accrochés avec la plus vive ardeur venaient d’amasser quatre couronnes. Ils n’avaient pas encore l’avantage de se connaître. S’étant, par malheur, interrogés pendant un entr’acte, il se découvre que l’un est le neveu, l’autre la veuve d’un opulent avare mort en lui laissant un testament équivoque qui met les gens dont nous parlons dans le cas de soutenir un procès très-animé pour la succession. Soudain la haine glace chez eux le désir et les rallume de fureur. Ils se séparent après une longue kyrielle de reproches, d’injures et de menaces. Cette rixe ayant causé quelque embarras, madame Durut, de peur que les projets pour ce jour de plaisir n’en souffrissent, avait pris sur elle de renvoyer de l’hospice les scandaleux plaideurs ; ils dérogeaient aux qualités requises : le parfait désintéressement et l’union des cœurs jurée, dès qu’on avait ensemble les plus légers rapports d’Aphrodites.

Les choses s’étaient bien différemment passées entre les futurs grand-maître et grande-maîtresse qui ne s’étaient aussi jamais vus. On les avait mis, sans affectation, ensemble pour tout le temps de la séance, où ils ne devaient ni entendre parler d’eux, ni gêner par leur présence l’impression que leur exaltation déclarée pouvait causer parmi les assistants. Ribaudin, qui, non plus qu’Eulalie, n’était pas grand causeur, avait préféré le mettre et le remettre sans cesse à cette rare beauté. Quand on vint les rappeler, ils en étaient, sans y avoir mis de prétention, à leur douzième passade. On eut quelque peine à les faire revenir sitôt dans la rotonde, éprouvant mutuellement qu’ils auraient bien encore quelque chose à se dire.

Cependant notre Samson ne fut pas fâché, dans sa position imprévue, de sentir qu’il lui restait encore une petite portion de sa poudre à tirer, puisqu’il se voyait salué par cinq nouvelles professes auxquelles il croyait devoir une accolade plus galante que le simple baiser[227] d’obligation. L’indomptable les eut toutes, à commencer par la brûlante Zaïre, qui, par parenthèse, ne s’en était pas mal donné ce jour-là.

Ribaudin trouva cette jouissance, quoique enfantine, si hors de pair, qu’en lui décochant le jet de son onction si embrasante il la nomma, selon son droit, seconde assistante, ayant déjà disposé de la première place in petto.

De son côté, la grande-maîtresse n’avait pas plus d’envie de faire les choses mesquinement. Elle s’était donc retirée dans un boudoir pour y recevoir l’hommage d’étiquette que lui devaient les nouveaux profès : s’ils tenaient de ne pas se borner à la stricte règle, elle les attendait de pied ferme…

Plantamour, l’admirable Plantamour, qui n’avait jamais eu la félicité de posséder notre divine Eulalie, ne reçut pas l’éclair de son baiser sans se sentir soudain renaître ; il la renversa pétulamment sur la fouteuse[228] et la servit encore en homme capable de gagner bien des couronnes. Son prétendu devoir accompli, le fortuné profès refusa de se retirer, mais il se cacha, jurant que si ses collègues manquaient à s’acquitter de même qu’il venait de le faire, il payerait pour tous. L’excellente Eulalie sourit de ce défi, bien loin de s’en offenser.

Chaque couronné parut à son tour ; aucun n’osa franchir les bornes de la stérile étiquette. À mesure que l’un de ces écloppés se retirait, le fougueux Plantamour s’élançait hors de sa retraite et dédommageait l’honorable baronne. Le seul Fiersec eut l’audace de tenter un effort… Mais ce présomptueux échoua d’autant plus désagréablement, que, comme il abusait un peu de l’excessive complaisance de la grande-maîtresse, celle-ci vint à lui dire : “ Eh ! monsieur, qui vous en priait ? „ À ce trait, le niché Plantamour ne put réprimer un fol éclat de rire, dont Fiersec fut, pour le coup, tout à fait nullifié. Dans sa mauvaise humeur, il articula faiblement quelques expressions un peu légères ; mais Plantamour avait bien un autre souci c’était de venger à l’instant la céleste Eulalie. Sans tenir compte du mortifié baron, il vint, à sa barbe, brûler un encens réel et copieux sur le charmant autel que l’avantageux n’avait enfumé qu’à peine. Ce dernier ne jugea pas à propos d’attendre la fin de la réparation. Eulalie, enfin seule avec l’étonnant Plantamour, se mit, contre son usage, en frais d’éloges, et lui fit compliment pour payer si bien de la sorte, à vue, les dettes de tout le monde. “ Il s’agirait, lui dit-il galamment, d’acquitter avec vous l’univers, qu’un seul de vos regards me mettrait en état d’y suffire ! „ Un baiser d’Eulalie et quelques moelleux mouvements dont elle était, comme on sait, singulièrement avare, furent la récompense de ces douceurs.

La grande-maîtresse enfin, inspirée de même que l’avait été le reconnaissant grand-maître, nomme Plantamour son premier assistant[229], en consommant avec lui le dernier de leurs brûlants sacrifices. Elle voulut encore ajouter à son bienfait une riche épingle de col, que l’heureux Plantamour, n’ayant pu refuser malgré sa résistance, jura du moins de porter le reste de sa vie pour l’amour de celle qu’il faisait le vœu d’adorer jusqu’au dernier soupir.

Un banquet somptueux, et surtout exquis, rappela de nouveau dans la rotonde les frères et sœurs[230] et occupa jusqu’à deux heures du matin, moment fixé pour le dénoûment des mystifications du baronet et pour la résurrection prétendue de son adorée Zéphirine.


VAUT-IL MIEUX ÊTRE SAGE ?




QUATRIÈME FRAGMENT.




Dès que le prétendu suicidé sir Henry avait éprouvé l’effet de cette terrible potion qui devait l’anéantir pour quelques heures, un des Esculapes de l’hospice, vêtu en magicien, s’était établi auprès de lui. Au plus fort du sommeil, on avait emmaillotté le pauvre baronet en façon de trépassé, ne montrant à nu que le bas du visage, afin de pouvoir respirer ; tout le reste était enveloppé de larges bandes de fine toile qui, le serrant de toutes parts, collaient les mains aux cuisses, réunissaient les jambes et les pieds, mais laissaient à dessein une maligne lacune à l’endroit de certain objet… sujet aux variations, et qui, toutefois, ne joue pas un rôle brillant chez les gens accablés de sommeil ou transis de peur. Les yeux, dont il s’agissait surtout d’interdire totalement l’usage à sir Henry jusqu’à nouvel ordre, étaient moelleusement bouchés d’un petit coussinet dont on lui avait ceint la tête. Dans ce mortuaire et gênant costume, notre homme (encaissé à peu près comme la momie adorée, mais avec moins de façons) avait été descendu dans le souterrain de la grande rotonde, au parquet de laquelle il y avait pour lors un trou circulaire de douze pieds de diamètre, entouré de garde-fous. Dans cette occasion, le souterrain dont nous parlons, et qui a vingt pieds de profondeur, est décoré en caverne infernale, construite en apparence de blocs de rochers irrégulièrement entassés, et dont la voûte, à l’endroit où elle était crevée, semble menacer d’écraser dans son inévitable chute ce qui peut se trouver perpendiculairement au-dessous. Plusieurs arcades inégales forment le pourtour et fournissent autant de sombres entrées. Une mousse sèche et d’une triste couleur se mêle à des touffes de ronces et même à des arbustes résineux, pour tapisser les murs lugubres de la coupole de cet horrible séjour.

C’est là que, perclus dans son sépulcre, l’extravagant baronet se trouve couché sur le dos, ne pouvant rien voir, mais très-bien entendre, lorsque enfin il s’éveillera.

Vers une heure du matin, il donne quelques signes de vie. L’Esculape lui porte à l’instant sous le nez des esprits volatils qui doivent achever de dissiper les vapeurs causées par le breuvage ; et tout aussitôt l’assemblée, par un moyen muet dont on est convenu, se trouve avertie que le divertissement de la résurrection peut commencer.

Nul doute que la première idée du patient, quand il se trouve si gêné, ne soit : “ Oui, c’est tout de bon, je suis mort. „ L’horreur des ténèbres,… le silence,… achèvent de l’en persuader… Cependant son compte ne se trouve point encore à ce trépas si courageusement affronté… Qu’est-il donc ? où est-il ? et pourquoi n’a-t-il pas déjà retrouvé celle qui lui a donné là-haut un rendez-vous si positif ? Pendant que ces pensées l’agitent, il entend en l’air l’entretien suivant :

Une Voix[231]. — Tu dis, John, que c’est ce même fou qui promenait par l’Europe cette châsse dans laquelle était l’effigie d’une belle femme ?

John (parlant du nez et prononçant comme ceux qui ont un chancre au palais). — Oui, milord, c’est lui ; c’est ce sir Henry Harisson, dont on se moquait si fort à Rome du temps où nous y étions, le même qu’un jeune Français se flattait d’avoir fait cocu récemment à Paris, avec l’original très-vivant de la copie inanimée, objet de tant d’amour et de regrets. J’ai reconnu cette figure d’homme tout de suite. Braquez d’ici votre lorgnette, milord, et prenez bien garde de tomber dans le trou…

Milord (feignant une extrême attention). — Tu as, ma foi ! raison : c’est lui !… c’est notre baronet en personne ! Encore un extravagant de plus parmi nous. Mais il n’est point défiguré !… Quel genre de mort a-t-il donc choisi ?…

John. — Le poison, dans du vieux vin de Hongrie.

Milord (soupirant). — Il a été mieux avisé que moi, qui me suis si gauchement brûlé la cervelle et me vois condamné, pour tous les siècles, à repousser la beauté par ma tragique laideur, tandis que l’heureux état où je me trouvais au moment du trépas me force à brûler de la soif des faveurs du beau sexe…

John. — Détournez ces idées, milord.

Milord (avec douleur). — Ô ma petite Cléophile ! je me suis tué pour toi par jalousie, la rage dans le cœur, mais le désir autre part ! Tandis que tu me cocufies du matin au soir dans Paris, je bande vainement chez les morts, poursuivant, sans jamais en atteindre aucune, des vierges folles suicidées à leur manière, qui fuient dès que je parais à leurs yeux avec mon crâne démoli, sanglant et privé d’un œil… Que Lucifer confonde l’amour et toutes celles qui l’inspirent, aussi bien sur terre que dans les enfers !

John. — Là, là, milord, calmez-vous.

Milord. — Tu en parles bien à ton aise, heureux coquin ! Mort de la vérole sublimée, que tu cherchas dans les coulisses du boulevard, afin de rejoindre ton maître par un détour, parce que tu n’avais pas eu le courage de prendre comme lui le plus court chemin, ici du moins tu peux t’en donner à cœur-joie ; rongé de toutes les vilenies qu’on ramasse en barbotant dans les cons ulcérés, distillant de ton bec-à-corbin cramoisi la verte et corrosive essence du virus, tu t’assortis ici, sans crainte de pis, avec des damnés du peuple et de la cour aussi maléficiés que toi. Tu jouis dans l’ordure, et moi j’enrage dans le sentiment, et nous en voilà, chacun dans notre genre, pour une toute petite éternité !

John. — J’avoue, mon cher maître, que pour un empire je ne retournerais pas là-haut, dussé-je y être aussi beau garçon et aussi riche que vous l’étiez de votre vivant. Je ne conçois pas, par exemple, comment cette superbe créature qui fixe en ce moment l’attention de tout l’empire souterrain a pu se résoudre à subir l’épreuve des enchantements de Nécrarque. On ne sait par quel micmac, tandis que l’angélique Zéphirine faisait des efforts pour remonter, son imbécile d’adorateur s’est si fort pressé de descendre. Il y a du malentendu dans tout ceci.

Milord. — Idiot ! ne te souviendras-tu jamais que Nécrarque et ses adeptes du même genre, qui ont le secret d’agiter la nature jusque même parmi nous, sont en horreur à toute la hiérarchie infernale et n’entreprennent rien sans éprouver de la part de celle-ci les plus contrariantes oppositions ?

John. — J’ai fait aussi peu de cas de ces bruits que des fables dont on nous berçait sur la terre.

Milord. — Ici, mon pauvre John, on ne plaisante point ; tu verras aujourd’hui, dans toute sa force et sa fureur, la guerre des enchanteurs de la terre avec les esprits chargés de la police des enfers. Évoquer les ombres, leur enlever la douceur du repos, seul bien de celles à qui leur jugement l’a permis, c’est déjà mortifier bien sensiblement nos puissances souterraines ; mais prétendre arracher tout à fait de leur domaine l’être qui y est descendu, c’est mettre le comble à l’outrage, et Bandamort, dont la béatitude consiste à éteindre ici-bas les feux de toutes les beautés de sa caste décédées en état d’amoureuses, l’ardent Bandamort a la rage dans le cœur, se voyant menacé de restituer peut-être Zéphirine, la perle de ses houris et la plus délicieuse de ses jouissances. D’énormes paris sont ouverts. Les uns prétendent que Nécrarque, en dépit de son immense pouvoir, aura du dessous dans cette affaire ; par contre, les esprits envieux du trop favorisé Bandamort penchent à croire que l’infatigable Nécrarque sera la plus forte. Il faut voir l’événement.

John. — Goddem ! voilà bien du tintamarre à propos de rien ! car ces gens-là, s’ils retournent là-haut, n’y jetteront pas un beau coton. On assure d’abord que le bijou de noces de la belle morte fut tout désorganisé quand on l’embauma, et que d’ailleurs on ne pourra jamais réparer l’énorme brèche par où l’on arracha les parties sujettes à la corruption, avec lesquelles il était impossible de la conserver et qui sont absolument détruites.

Milord. — Qu’à cela ne tienne : on a réuni ici tout cela dans le meilleur état possible ; si Bandamort est vaincu, il ne dépendra pas de lui de démolir l’admirable ouvrage de Conifex[232]. Mais c’est en faveur du malheureux Henry lui-même que tout l’art de la magie ne pourra plus rien, puisque son pauvre engin est mort tout simplement, sans aucune dégradation, après avoir été inconsidérément dépouillé de sa dernière étincelle électrique. Regarde en quel honteux état voilà sa tripe inutile, exprès livrée à la risée des enfers. Qu’il remonte là-haut ou qu’il reste parmi nous, le pauvre diable est éteint dans cet endroit-là pour l’infinité des siècles…

Vers la fin de cette insidieuse conversation, dont l’infortuné baronet n’a pas perdu une syllabe, il a été fort incommodé du bruit qu’ont fait autour de lui des gens qui semblaient arranger des bûches… Un coup de tonnerre terrible part, à faire trembler la caverne… “ Fuyez, profanes ! „ crie alors une voix dont le timbre et la gravité forcent à la terreur… La même voix, qui semble être descendue dans le caveau, continue avec moins d’éclat : “ Esclaves, hâtez-vous ! Je n’ai plus qu’une minute. Allumez le bûcher : c’en est fait si Nécrarque survient avant que leur dépouille mortelle soit consumée ! „ (On agit. Le baronet sent qu’on le soulève… La voix continue :) “ Non, détruisons d’abord les éléments matériels de celle-ci ! „ On entend alors

Zéphirine (articulant faiblement). — Barbare ! l’oseras-tu ?… Est-ce là le prix de tant de sacrifices arrachés…

La Voix (avec véhémence). — Tu m’abandonnais… brûle, perfide : je te condamne au néant. Esprits, qui m’êtes soumis, obéissez !

Le baronet entend alors comme la chute de la caisse de sa chère momie sur une pile de bois, qui en serait même un peu dérangée. Il entend pétiller comme des brins de fagots qui commenceraient à s’allumer. “ Forcez le feu ! „ crie la voix. Alors du papier et de la paille dont on irrite la peu considérable flamme en la soufflant font un bruit qui semble à l’Anglais être celui d’un violent et subit embrasement. On a entendu par-ci par-là quelques gémissements. Ce sont ceux de la victime Zéphirine. Il ne peut plus douter que ce ne soit de sa part quand elle a crié deux fois, avec sentiment : “ Adieu donc, sir Henry, adieu pour l’éternité ! „ Quant à lui, comme à son tour on le déplace et l’élève, il commence à beugler de toute sa force… Peut-être l’outrance de cette épreuve le ferait-elle expirer, si soudain il ne se faisait en l’air (relativement au patient enfoncé de vingt pieds), c’est-à-dire s’il ne se faisait au niveau du sol de la rotonde un fort grand bruit d’applaudissements et de cris de joie mêlés de : “ Vive Nécrarque !… Ils sont sauvés ! Vive, vive Nécrarque ! „ C’est toute la société joyeuse qui a la complaisance de se prêter à ce nouveau coup de théâtre.

Pour lors, tout près de l’oreille du juché baronet, qui s’attend à chaque seconde à sentir l’ardeur du bûcher sur lequel il se croit étendu, la grosse voix de Bandamort, car quel autre pourrait-ce être que ce mauvais génie ? Bandamort, disons-nous, profère d’un son étouffé : “ Puissances du ciel ! Nécrarque ! et l’on m’abandonne… Serai-je donc vaincu ?… „ De l’eau versée à grands flots, et qui fait mugir les matières enflammées, distrait le pauvre baronet d’autant plus désagréablement, qu’il reçoit sa bonne part de cet afficieux déluge. Mais si la fraîcheur du fluide ranime ses esprits près de l’abandonner, il est au moral encore bien mieux ravivé quand il reconnaît la voix de sa prétendue protectrice, qui, supposée fondre dans le souterrain, prononce avec une emphatique vigueur… “ C’est moi ! (Le tonnerre qui gronde sourdement accompagne ses paroles.) Tu te flattais donc, esprit impur, de balancer mon suprême pouvoir ?… Tu vas apprendre à connaître Nécrarque ! „

À ces mots commence un fracas horrible : la foudre fait retentir de ses éclats le souterrain ; dans le haut, on applaudit avec tumulte, en exaltant le pouvoir de Nécrarque. Un bruit affreux d’esprits (apparemment), hurlant et traînant après eux des chaînes, annonce le châtiment de l’audacieux Bandamort.

“ Ministres de mes vengeances, poursuit la fée du ton du triomphe, chargez de fers cet esprit rebelle, en attendant que j’ordonne de son sort. „ Tandis que le bruit qui se fait semble confirmer qu’on exécute cet arrêt, la fée polissonne, et plus qu’espiègle en ce moment, s’est portée, jambe de çà, jambe de là, au-dessus de la face du mystifié sir Henry, et l’arrosant de sa brûlante urine[233], elle articule d’un ton mystique : “ Loin de mon protégé les funestes influences des maléfices, et que cette eau lustrale le purge du venin de tous les enchantements du perfide Bandamort ! „ Puis elle détache le bandeau funèbre dont les yeux du compissé[234] baronet étaient bouchés… Il voit pour lors la fée remonter sur une espèce de nuage. Il est frappé de l’horreur qui l’entoure,… il frémit à la vue de cette affreuse caverne, dont les murs et la voûte croûlante sont faiblement éclairés par quelques rares lampions à l’esprit-de-vin ; il mesure toute l’étendue de ses périls, voyant autour de lui les pièces de ce bûcher dans lequel apparemment il devait être réduit en cendres. Cependant il remonte lui-même insensiblement avec sa caisse vers cette ouverture lumineuse par laquelle la toute-puissante Nécrarque a pris son essor… À mesure que l’angle visuel s’élargit pour le baronet, la scène change et s’embellit. Alors se développe à ses regards l’imposante architecture de la rotonde ; il y voit circuler la plus brillante jeunesse des deux sexes, élevant les mains et la voix vers la fée, qui semble planer au-dessus d’eux dans son nuage. Cette foule d’êtres charmants est revêtue par-dessus ses habits de longues draperies blanches de gaze ou de mousseline, descendant du haut de la tête, où elles sont fixées par des couronnes de fleurs : c’est ainsi qu’on a eu l’intention de représenter un ravissant essaim d’ombres heureuses. Elles ont l’air aussi de prêter à l’ascension du baronet le plus obligeant intérêt et de lui témoigner toute la joie qu’inspire à de belles âmes la délivrance d’un innocent opprimé. C’est du moins ainsi que l’Anglais, dans la crise qui l’égare, interprète les ris et les mouvements convulsifs qu’occasionne dans le temple la ridicule apparition d’un sot, emmaillotté, la face mouillée d’une ablution qui fume encore, mais du reste transi dans ses langes humides.

Dès qu’il est au niveau de la plate-forme (d’où les garde-fous ont déjà disparu), l’ouverture se referme, et la caisse sépulcrale se trouve reposer sur une estrade exhaussée de quelques marches, qui ne ressemblerait pas mal à un petit catafalque, si le tapis de velours qui le recouvre était noir et bordé de cierges, au lieu d’être vert et garni, le long des marches, de deux rangs de coussins de satin lilas. Cependant notre prétendu mort (qui n’est pas encore trop sûr de ne l’être pas, et qui du moins se croit tout de bon au sombre séjour, où du Ténare il vient apparemment de passer dans l’Élysée), sir Henry, disons-nous, cherche des yeux, parmi la troupe folâtre, sa chère Zéphirine, et ne jouit point encore du bonheur de la revoir. Mais il doit préalablement avoir un moment d’entretien avec Nécrarque qui descend en sa faveur de son char aérien. Elle est vêtue à la grecque, du plus fin linon blanc, parsemé de paillons et bordé de riches franges d’or. Un plastron carré, rayonnant de pierres précieuses, décore son buste ; sur sa tête elle porte une toque de déesse, où brillent sept étoiles de diamants surmontées d’un panache de fleurs. La troupe des ombres heureuses trace autour d’elle, à quelques pas, un demi-cercle dans lequel se sont avancées seulement deux nymphes ; à ses côtés et par derrière, deux petits êtres masculins, en guise de pages (ce sont des camillons de l’hospice), supportent de loin l’immense queue d’une mante verte richement brodée d’or.

“ Eh bien ! sir Henry, dit alors la fée d’un ton naturel et gai, sans déroger à la dignité, nous nous retrouvons encore… „ Le pauvre diable, interdit, ne sait que répliquer. “ Rassure-toi, poursuit-elle ; tes malheurs touchaient à leur comble ; mon art t’en a délivré. Ta Zéphirine te sera rendue ; mais parle : où veux-tu désormais fixer avec elle ton séjour ? Tu te trouves parmi les ombres, tu peux y demeurer ; mais je ne pourrais m’occuper de tes intérêts avec assez de suite pour que tu fusses constamment garanti des maléfices qu’essayerait sur toi le vindicatif et frustré Bandamort, dont la punition ne peut être éternelle. Veux-tu plutôt que, te donnant une nouvelle preuve de mon pouvoir infini, je te replace sur la terre ? Mais Zéphirine alors pourrait ne plus vouloir t’y accompagner. Renoncer à la félicité de l’Élysée, se soumettre à souffrir, sur nouveaux frais, la rigueur des grossiers éléments qui ravageront en peu d’années la beauté contre laquelle au contraire le temps ne peut plus rien ici-bas, c’est un sacrifice dont il est inouï qu’une amante ait été capable. Eurydice elle-même, à moitié chemin, se ravisa. Parle, sir Henry, que choisis-tu ? — Hélas ! répliqua en grelottant le pauvre baronet, s’il se pouvait, grande fée, que préalablement je fusse délivré de ces enveloppes où j’étouffe ; si l’on daignait essuyer cette eau salée qui s’insinue dans mes yeux et me fait craindre d’ouvrir la bouche, il me serait plus facile de répondre à votre aimable invitation. „ D’un signe alors Nécrarque permit que le déconfit sir Henry recouvrât l’usage de ses membres. Il fut essuyé, lavé, séché, non sans divertir extrêmement les espiègles témoins de sa froide toilette. Il est enfin affublé d’une simarre fourrée et coiffé d’un ridicule bonnet qui lui donne tout à fait l’air d’un échappé des Petites-Maisons. Un soin non moins essentiel que celui de la purification venait d’être pris par certain maître des cérémonies (le docteur-magicien) qui n’avait cessé de se tenir à portée. Cet homme avait fait avaler au baronet un petit verre d’on ne sait quelle liqueur, verte, odorante, suave, exquise, mais d’une force à peine supportable. N’est-il pas tout simple que dans l’autre monde on ait d’autres liqueurs que nos huiles et nos crèmes de Phalsbourg ? Une vivifiante chaleur fut en vain le prompt effet de ce merveilleux breuvage ; elle ne faisait encore du bien qu’à l’estomac, et cependant le baronet continuait de chercher des yeux, dans la foule, l’objet adoré pour lequel il avait consenti à courir tant de hasards et subi de si cruelles épreuves… “ Je te comprends, dit au baronet la fausse Nécrarque, riant sous cape, de même que le troupeau malin qui l’entourait, tu demandes Zéphirine. Mais le charme qui doit te remettre en possession de cette beauté ne s’accomplit point encore ;… ton aimant est mort… Il n’est pas de mon pouvoir de le ressusciter seule. Cependant Phallarque[235] est mon amie, je vais l’invoquer, et j’aurais lieu de tout espérer si, parmi ces ombres aimables, il en était d’assez généreuses pour lui offrir, à ton intention, le sacrifice ordinaire par lequel on implore sa faveur… — Nous !… nous !… nous !… crient aussitôt, de différents côtés, douze couples, qui s’avancent et viennent se ranger sur des piles de coussins distribués autour de l’estrade… Alors sur un fauteuil, qui a remplacé la caisse disparue, on porte sir Henry, de nouveau surpris par cette cérémonie dont il ne sait quel doit être le dénoûment. Ensuite, les deux acolytes de Nécrarque viennent, en souriant à peu près épigrammatiquement, attacher de leurs jolis doigts douze brins de soie verte au refrogné bigarreau de l’engin du baronet.

Qu’il a de honte de faire, au milieu d’un public si nombreux, la plus ridicule figure ! À l’autre extrémité des brins tiennent douze anneaux d’ivoire de fort calibre, à travers chacun desquels une ombre masculine passe son vigoureux boute-joie, qui tout aussitôt se plante chez une beauté de moitié dans le délicieux holocauste. Ces sacrificateurs volontaires et pénétrés d’une sainte ferveur sont : messieurs de Beauguindal, de Durengin, de Longvit, de Fièrepine, de Foutenville, de Beaudard, de Vitaimé, de Poussafond, de Pinange, les comte, vicomte et chevalier de Limefort[236], sur mesdames de Cognefort, de Fièremotte, de la Rigolière, de Polimont, de Troumutin, de Mignonval, de L’Andouillée, de Conchaud, de L’Enginière, de Vadouze, de Fraissillon et de Mottefine, la plupart déjà connues du lecteur. En même temps, Nécrarque agite en l’air sa longue baguette, élevant ses regards vers le ciel et marmottant des paroles, tandis que le reste de l’assemblée, un genou en terre, rit, s’embrasse, ou fait d’autres agaceries, ou parodie tout de bon le sacrifice solennel, le tout selon le degré de zèle ou de folie dont chacun se trouve inspiré.

C’est pour le coup que l’émerveillé sir Henry ne doute plus d’être un fortuné citoyen de l’Élysée. Or, quand il vient de prendre le plus terrible stimulant que puisse fournir l’art chimique ; quand sous ses yeux se passe la plus pétulante mêlée où la fougue des désirs puisse prêter son fard aux belles formes, à la fraîcheur, aux grâces de la jeunesse ; quand l’air qu’il respire est embrasé des soupirs et des accents d’un cercle qui sacrifie si passionnément autour de lui, peut-il ne pas renaître tout entier, et Phallarque aura-t-elle été sourde à des sollicitations si pressantes ? L’œil de sir Henry s’allume, son visage se colore, son cœur palpite, et son médiocre aimant enfin ne fut jamais aussi glorieusement ressuscité !…

Tout le monde se lève aussitôt ; la voûte feuillée du temple retentit de nouveaux applaudissements ; les noms de Nécrarque et de Phallarque sont célébrés à grands cris ; un peloton s’avance, s’entr’ouvre, et laisse voir enfin à l’éperdu baronet sa chère, sa belle et, pour comble de bonheur, sa très-existante Zéphirine…

Peigne qui pourra le délicieux instant dont jouit alors un homme dont tout le ridicule n’eut pour cause que son excessive sensibilité ! Qui vit sa joie, qui vit avec quelle crainte mêlée d’extravagants transports il interrogea de sa main tremblante, guidée par Nécrarque, le cœur de celle dont il pleura si longtemps le malheur d’être séparé ; qui fut sensible en un mot, lui pardonna soudain toute sa bizarrerie. La petite comtesse elle-même, attendrie jusqu’au fond de l’âme, se reprocha de n’avoir envisagé que du côté ridicule un mortel extraordinaire qu’il convenait au contraire de beaucoup estimer.

Cependant il fallait encore entretenir pendant quelques instants l’honorable erreur du baronet, et tirer un dernier parti de la tortueuse manœuvre.

Déjà la pauvre Zéphirine était douloureusement avertie que son fatal moment arrivait. Elle n’avait plus que quelques instants pour achever son rôle. Voici ce que, pour sa dernière scène, on lui avait dicté : “ Ô sublime bienfaitrice, dit-elle en tombant avec précaution aux pieds de la prétendue libératrice, définissez-moi donc mon état ! Examinez-moi ! D’où vient cette enflure ? d’où vient que je souffre un si cruel déchirement ? Se pourrait-il que, mille fois victime des transports du tyrannique Bandamort, je portasse dans mes flancs… — Rassure-toi, ma fille, interrompit avec bonté la rusée magicienne ; il est vrai que tu touches au moment d’être mère ; mais tu n’as rien à te reprocher. La faute en est à moi seule : sachant par quels terribles ennemis j’allais être contrariée à ton sujet, et combien était douteux le succès du prodige de te rappeler sur la terre, j’ai voulu fortifier tes principes de vie, ou plutôt les suppléer par des principes absolument sympathiques, empruntés de celui qui n’était qu’une moitié de toi-même survivant à celle qui ne respirait plus. Me défiant trop de la supériorité de notre art, j’ai fait la bévue d’outrer la force de mes enchantements, et cette essence dérobée que j’ai fait pénétrer dans les ruines de ton individu matériel, au lieu de s’y subordonner à la marche lente de la nature, a précipité le développement de la fécondité : nouveau prodige qui me prouve qu’au bout de cinquante siècles d’expériences il me restait encore quelque chose à savoir ! Dans un moment tu seras mère ; mais, encore une fois, rassure-toi, Zéphirine : tu n’as outragé ni la nature ni l’amour, et surtout l’exécrable Bandamort, pour qui je suis de moitié dans ta bien juste haine, n’offensa jamais que l’ombre de cette belle dont le fortuné sir Henry va retrouver la très-réelle possession. „ Zéphirine alors s’abaissant jusqu’aux pieds de la consolante fée, l’ébahi baronet crut machinalement devoir imiter ce religieux transport de respect et de reconnaissance…

Il était temps que finît cette scène magico-burlesque. Les trois quarts des assistants, bien loin de se contraindre, pouvaient tout gâter par quelque subite explosion de fou rire.

La déesse elle-même avait failli dix fois éclater. Mais par bonheur Zéphirine, que ses mouches émoustillaient de plus en plus vivement, faisait diversion. Elle inspirait un intérêt général : on oublia le reste pour faire des vœux en sa faveur. Elle disparut. Quant au baronet, que l’on retenait sous le prétexte de le féliciter de son heureuse fortune, le topique vert l’avait tellement allumé et presque enfiévré que (son bienfait devenant inutile vu la position de sa moitié chérie), l’Esculape crut à propos d’opposer à cet effet violent celui d’une collation légère, suivie d’un calmant qui ne manquerait pas d’amener un assoupissement naturel bien différent de celui qui avait favorisé la prétendue descente du patient au royaume des ombres, sir Henry n’ayant pas encore une idée, ne sachant s’il était esprit ou corps, s’il avait éprouvé quelque chose, si tout ce dont il se souvenait était réel, ou n’était pas plutôt un de ces songes pendant lesquels on se dit : Je dors. Dans cet état sir Henry fit tout ce qu’on voulut, suivit longtemps dans les ténèbres l’Esculape et deux ombres qui le soutenaient sous les bras, réfléchit, n’osa reparler de Zéphirine, soupa, but et dormit. Mais tout cela s’était passé dans un local absolument inconnu. N’importe : il ne lui en coûtait plus rien de passer d’illusion en illusion, de prodige en prodige.

Le lendemain, ce ne fut pas un prestige quand on le conduisit refait, sain de corps et d’esprit, à certain petit pavillon qu’il reconnut pour sa demeure ordinaire, et dans lequel, à la même place que ci-devant occupait la châsse lugubre, était un beau lit où respirait la chère Zéphirine, entourée de madame Durut, de Célestine, d’une garde et d’une nourrice donnant ses soins à un marmot tout à fait bien venu. C’est pour le coup que notre homme faillit devenir encore plus fou que la veille, et qu’il fit jouir le petit nombre qui se trouvait là de la vraiment excellente comédie. Mais l’état de la ressuscitée ne permettait pas que cette scène durât plus d’un moment ; on conduisit l’émerveillé, riant, pleurant et délirant baronet dans une pièce un peu reculée, où, veillé de près par Célestine et madame Durut, il put donner un libre cours à ses extravagances.

Il est inutile d’apprendre au lecteur comment finit pour l’assemblée de la rotonde une fête dont la farce infernale de la résurrection était le dernier acte. Chacun retourna chez soi, riche de plus ou moins de plaisir et de gloire. Heureux en pareil cas celui qui ne s’est pas piqué de voir tout à fait le fond du sac !

À bon compte, le délicat sir Henry tint exactement toutes les paroles qu’il avait données, et fit même encore au delà, surtout en faveur de la belle Célestine, pour laquelle il n’avait rien promis d’abord. Certain d’avoir été mystifié, jamais il n’en a fait à Zéphirine une question dont elle pût être humiliée : il l’aime, il la possède, il chérit l’enfant auquel elle a donné le jour ; il a fait de la petite comtesse une véritable amie, et ne l’a pas un instant boudée pour avoir été si méchamment compissé par elle dans l’infernal caveau.

Loin de là ; peu de temps après cet excès de sa toute-puissance magique, elle se trouva gratifiée d’un superbe service complet en argenterie, du dernier goût, que jamais le noble sir Henry n’a voulu convenir d’avoir fait porter chez elle. De tels procédés et toute la conduite de cet homme singulier demandent bien grâce sans doute pour ce que sa passion lui a fait montrer de ridicule folie.


FIN DU NUMÉRO HUIT ET DERNIER


POST-FACE DES ÉDITEURS.




Dès la fin de 1791, les Aphrodites de Paris et de la province se préparaient à se dissoudre. Quantité d’individus des deux sexes s’étaient d’avance expatriés. De ce nombre le prince Edmond, que des circonstances infiniment heureuses avaient rappelé dans son pays, et la nouvelle grande-maîtresse Eulalie, qui, par des circonstances inutiles à déduire, se trouvait dans le cas d’accepter enfin, sans manquer à la délicatesse, le riche legs que le malheureux comte de Scheimpfreich lui avait destiné ; cette dame, disons-nous, et le prince, s’étaient passionnément occupés de préparer à ceux des Aphrodites qui étaient dignes de survivre à la fraternité de Paris, un asile en pays étranger et les moyens de placer avec avantage ce que l’ordre conserverait encore de richesses, après que tous les confrères (soit volontairement dégagés, soit congédiés) seraient remboursés. Les comptes scrupuleusement apurés par des frères financiers d’une probité à toute épreuve, l’ordre survivant se trouva riche encore de 4,558,923 livres que des frères banquiers trouvèrent moyen de faire sortir adroitement du royaume. L’industrieux M. du Bossage s’était chargé, de plus loin, de dénaturer en fait de constructions tout ce qui caractériserait l’ordre et ses divers objets, de même que de faire parvenir à sa nouvelle destination tous les détails transportables de décoration et d’ornement. Comme presque rien n’était réel que les machines, surtout difficiles à renouveler en pays étranger, l’entreprise du transport était moins difficile que minutieuse ; son utilité infinie l’emportait d’ailleurs sur toute espèce de considération. Madame Durut, Célestine, Fringante et quelques camillons des deux sexes suivirent à la file les fréquents envois, où Ribaudin signala dans la conduite secrète de cette partie de l’opération son excellente tête, sa présence d’esprit, sa vigueur de caractère, et justifia parfaitement l’honneur imprévu qu’on lui avait fait en se rangeant unanimement sous sa loi. Quand tout l’ordre fut écoulé, corps et biens, sa feue Révérence sortit la dernière ; elle porte aujourd’hui le nom de Martinfort, et continue à prouver qu’on peut être de très-nouvelle noblesse, avoir porté par système un uniforme odieux, avoir même précédemment été moine, sans être, comme certains dédaigneux le pensent, un homme vil, parce que l’on n’aurait pas été fait pour monter dans les carrosses du Roi.

La journée funeste du 10 août 1792 suivit de bien près le départ de l’héroïque Martinfort. Plusieurs Aphrodites réformés périrent dans cette bagarre ; un plus grand nombre d’eux encore, dont même quelques dames, subirent les horreurs du 3 septembre suivant ; mais, par bonheur, nul frère, nulle sœur, de ceux et celles que nos cahiers ont fait connaître, ne furent du nombre des victimes. En général, aucun de nos acteurs n’a mal tourné, sinon le pauvre Trottignac. Son mauvais ton, quelques propos indiscrets en faveur de cette liberté qui promet tant aux gens sans élévation d’âme et sans fortune, ayant déplu, sur les bords du Rhin, à quelques fougueux émigrés, envieux d’ailleurs du sort d’un pied plat, étalon de quatre jolies femmes, ces messieurs, disons-nous, se persuadèrent que l’écuyer Trottignac était un propagant. En conséquence, ils le jetèrent, pour le laver, dans le fleuve : il s’y noya. On les blâma fort. Tant de zèle était diamétralement au rebours des vues d’union et d’humanité qu’avaient les chefs de l’émigration, et dont ils n’ont cessé de recommander l’observation à leurs nobles cohortes. Mais il y avait bien d’autres abus, on n’y remédiait point, et Trottignac, à bon compte, était ad patres pour la plus grande gloire de la contre-révolution.

Les Aphrodites, rénovés, ont maintenant, dans un pays que nous ne pouvons nommer, un asile délicieux, des statuts épurés et des sujets d’élite. On nous a flatté d’une prochaine concession de matériaux pour la suite de notre histoire, ou plutôt pour une histoire tout à fait nouvelle. Nous comptons d’autant plus sur la solidité de cet engagement, que M. Visard, notre ami particulier, conserve, en partage avec un homme de lettres du pays, aussi de nos amis, son précieux emploi d’historiographe.


FIN.

  1. De deux mots grecs dont l’un signifie folie et l’autre sagesse. Ainsi les Morosophes sont des gens dont la sagesse est d’être fous à leur manière : Insanire juvat.
  2. 1° Le mélange du dialogue au récit nous a paru plus propre que l’un ou l’autre exclusivement à prendre dans ce genre-ci. — 2° Comme le simple nom d’un personnage qu’on introduit sur la scène n’apprend rien au lecteur, afin que l’imagination n’ait aucune peine et ne se mette pas en frais de fausses idées, nous définirons exactement chaque acteur au moment où il sera fait mention de lui. — En conséquence : le Chevalier, vingt ans ; charmant jeune homme fait à ravir ; une de ces physionomies si rares qui allient à la noblesse la douceur, l’expression et la vivacité. Il revient de Malte, ayant fait ses caravanes. Absent de France depuis quelques années, il a tout le savoir-vivre, toute la candeur dont ses pareils, surtout ceux de la défunte cour, ont eu, depuis ce temps à peu près, l’affectation de se dispenser.
  3. Cette combinaison de deux portiers dont chacun est privé d’un sens fort nécessaire fut imaginée par les anciens Aphrodites, et les vieux serviteurs ont été conservés. La plupart des choses qu’on voudrait tenir secrètes sont ébruitées par les valets, s’il y en a dans la confidence. Comment pourrait-il transpirer au dehors que madame une telle, monsieur un tel, sont venus, si, de deux personnes nécessaires à leur introduction, la première ne voit point, et si la seconde, fixée dans l’intérieur, ne peut recevoir ni faire aucun rapport.
  4. Madame Durut, trente-six ans, brune, blanche, dodue, irrégulièrement jolie, très-bien conservée et fort piquante encore ; fille d’une femme de charge, elle fut nourrie dans la maison du père du chevalier. Non-seulement elle a soigné l’enfant de celui-ci, mais elle s’est fait son précepteur d’amour ; quand il a eu seize ans, elle lui a ravi ses désirables prémices. Madame Durut est bonne, vive, étonnamment active, non moins intrigante, et dominée par un indomptable tempérament, qui a décidé de sa vocation quand elle a brigué le pénible mais amusant et lucratif emploi de concierge de l’hospice des Aphrodites.
  5. Messieurs les roués pourront se moquer de cet attendrissement de la part d’un agréable de vingt ans ; mais patience, on verra qu’un bienfait (comme dit la vieille chanson) fait toujours un bon effet.
  6. On s’engage avec le lecteur à lui épargner dans ce récit toute expression incongrue, mais on ne peut lui promettre de faire parler un acteur autrement que le comportent soit son éducation, soit le délire dans lequel une situation violente peut le jeter. Madame Durut, par exemple, n’est pas femme à user de périphrases, et dans un emportement de colère ou de joie elle lâche fort bien un foutre, un bougre, ou nomme quelque chose d’indécent par son vilain nom.
  7. Voilà un de ces traits malheureux pour lesquels le rédacteur lui-même n’a pas moins d’aversion que le lecteur. Mais comment se résoudre à défigurer le caractère prononcé d’une femme qu’on verra continuellement sur la scène ! Après tout, ceux qui liront ces feuillets verront bien qu’ils ne sont ni des sermons ni des pièces académiques.
  8. Il n’est alors que onze heures du matin.
  9. La duchesse de L’Enginière, très-grande femme, proportions fortes, sans épaisseur et sans mollesse. Traits et caractère de Junon. Grands airs, principes hardis, conduite imprudente. Belle peau, belles dents, superbes cheveux chatain-brun. Tempérament moins ardent qu’exigeant et capricieux. En tout une femme infiniment agréable pour ses favoris et pour les femmes dont le goût est de s’écrire sur la liste de ses amants ; mais peu goûtée des hommes qu’elle traite moins bien, et cordialement détestée de tout le reste de son sexe. L’âge ? À peu près vingt-trois ans, dont on avoue dix-neuf.
  10. Le Jockey. — ébauche d’un joli subalterne, timidité, petits moyens. — Chez madame Durut, quiconque fait le service domestique est tenu à d’autres complaisances encore. On en avertit une fois pour toutes le lecteur, afin qu’il accorde à ces êtres en sous-ordre un peu d’intérêt.
  11. Madame Durut prend à ce Loulou un intérêt particulier, et, le gardant pour elle jusqu’à nouvel ordre, elle n’a garde de s’offenser des reproches que va lui faire la duchesse d’avoir un balourd qui ne devine pas les caprices des belles dames à demi-mot.
  12. 1790. Ce fut la nuit de ce fameux jour qu’une poignée d’ivrognes biffa sans retour toute la noblesse passée, présente et à venir. Quel immortel service !
  13. Il est bon de rappeler aux minutieux que maintenant les affaires de plaisir se traitent en très-petits caractères, tracés avec des plumes de corbeau : ainsi l’avis de madame Durut a pu tenir tout entier sur une carte.
  14. Le Comte : ce que cet homme a de plus remarquable est son extrême suffisance ; il n’est d’ailleurs ni bien ni mal ; mais il était ci-devant de la cour, et d’une liste dans laquelle les femmes telles que la duchesse choisissent volontiers leurs amis de boudoir.
  15. Membre de cette fameuse Assemblée qui s’est orgueilleusement chargée d’une besogne fort au-dessus de ses forces, le comte est tellement indifférent pour la chose publique, qu’il n’a pas été tenté un seul moment de jouer un rôle. Borné d’ailleurs (moins faute de quelque esprit que faute d’instruction), il a vainement été frappé sans cesse : jamais il n’est jailli de lui la moindre étincelle. Par ton, pourtant, il est du côté droit ; au surplus homme à femmes, et même libertin ; car enfin il faut bien être quelque chose !
  16. Célestine : à peine 20 ans, grande et belle blonde au plus frais embonpoint, richement pourvue de toutes les rondeurs et potelures que peuvent désirer tous les genres d’amateurs. Célestine a de grands yeux bleus plus animés que ne le sont habituellement ceux de cette couleur, et qui semblent demander à tout le monde l’amoureuse merci. Sa bouche riante, ses lèvres légèrement humides ont le mouvement habituel du baiser. Cette fille est parmi les femmes ce qu’est, parmi les fruits, une belle poire de doyenné tendre et fondante. Célestine, désirée de tout le monde, aime tout le monde ; aussi jamais cette bienfaisante créature ne put répondre non à quelque proposition qu’on ait eu le caprice de lui faire. Elle a de plus la gloire d’avoir remporté au concours la place de première essayeuse. On rendra compte en temps et lieu des fonctions et prérogatives de cet important emploi.
  17. Pardon, cher lecteur.
  18. On saura par la suite pourquoi ce jour était particulièrement celui des grandes cérémonies des Aphrodites, ou plutôt on devine déjà que ce choix était un hommage à Vénus.
  19. Et les duchesses aussi, parfois, ont de ces gaietés ; j’en appelle aux lecteurs qui peuvent en avoir l’expérience.
  20. L’univers sait que l’équivoque marquis de Villette est le président perpétuel du formidable club des citoyens rétroactifs, partant zélé partisan de la Constitution où tout est sens devant derrière.
  21. Ce mensonge a pour but à la fois et de vexer le comte et de prévenir une affaire d’honneur.
  22. Le comte a raison. Cette salle existe en original chez une dame fort célèbre, que les deux sexes déchirent également, les femmes par hypocrisie, car elles ont son amour et lui prodiguent le leur, les hommes par un sot amour-propre, car près d’elle ils sont rarement heureux. Mais qui peut juger sans passion cette Sapho moderne ne peut s’empêcher de l’admirer et de l’aimer, et s’étonne de lui voir concilier de la manière la plus naturelle les goûts et les habitudes de la femme à la fois la plus légère et la plus réfléchie, la plus frivole et la plus essentielle, la plus capricieuse en fait de plaisir, et la plus invariable en fait de sentiments.
  23. C’est ainsi que Célestine trahit son goût bizarre, et fait sentir au comte qu’il a perdu, le matin, une belle occasion.
  24. Entre sœurs on ne se gêne pas.
  25. Chez les Aphrodites on nomme jeudis ces messieurs qui, tout au moins partagés entre l’œillet et la boutonnière (c’est-à-dire, une fois pour toutes, le cul et le con), avaient pour jour de solennité le jeudi, en l’honneur de Jupiter, le Villette de l’Olympe, comme tout le monde sait. Les femmes qui avaient la complaisance de se prêter au goût de messieurs les jeudis étaient connues sous le nom de Janettes (de Janus), à cause de leur double manière de faire des heureux. Les amateurs de ces sortes de femmes se nommaient en conséquence Janicoles. Les Andrins, en petit nombre, étaient ceux qui, ne faisant cas d’aucun charme féminin, ne fêtaient que des Ganymèdes.
  26. Un statut de la dernière rigueur supprimait les mauvais payeurs. Les délais étaient très-courts.
  27. Elle est un peu friponne, cette madame Durut.
  28. Zoé, la négrillonne dont il est parlé au premier numéro, le plus piquant museau qu’aient jamais fourni les moules camus de la Côte-d’Or. Noir d’ébène, œil phosphorique, dents admirables ; taille non formée encore, mais svelte et pleine de grâces. De la sensibilité, des désirs et de l’espièglerie. Zoé, déjà depuis six ans en France, est bien élevée, n’a plus le jargon de ses semblables. On connaît Loulou.
  29. Allusion peu respectueuse à certaines particularités qui avaient lieu parfois entre eux.
  30. Le portier sourd était l’inexorable exécuteur de toutes les fessées que madame Durut se croyait en droit de faire appliquer à sa marmaille domestique.
  31. La marquise de Fièremotte : vingt et un ans ; brune, grande, svelte. Taille de Minerve, traits gracieux et fins, aux yeux près, qui sont longs, à fleur de tête et décorés de prunelles brûlantes, si grandes, qu’on n’en voit jamais que les deux tiers dans les moments de la plus pétulante vivacité. Le nez, fin, bien dessiné, n’est ni aquilin, ni en l’air ; un méplat piquant le termine. Certain duvet noirâtre à la lèvre supérieure donne a cette physionomie un air de guerre amoureuse qui n’est point menteur ; jolis pieds, jolies mains ; beaucoup de cheveux, peu de gorge, et tout juste le degré d’embonpoint qui précède la maigreur. La marquise est d’ailleurs petite-maîtresse sans le savoir. Exigeante, mais bonne ; très-fière avec les gens qu’elle ne connaît pas ; excessivement familière quand elle a fait connaissance et qu’on a le bonheur de lui plaire.
  32. Ce cousin est apparemment quelque fameux maître d’escrime que nous n’avons pas l’honneur de connaître.
  33. Non pas un dominicain, mais un de ces Jacques Clément (ou incléments) du Manége.
  34. C’est le mot d’étiquette, afin que le petit serviteur se prête à tout ce qu’on pourra lui prescrire.
  35. Limecœur : belle figure dans la genre robuste et prononcé. Traits mâles sans dureté, physionomie grave sans tristesse, adoucie par le caractère sensible des yeux et spirituel du sourire. Jambe musculeuse, mais déliée du bas ; poitrine élevée. En tout, une tournure plus voisine de celle des gens de la cour que de celle des piliers de garnison ; vingt-cinq ans.
  36. Nous sommes convenu, une fois pour toutes, avec le lecteur, que madame Durut a son franc parler.
  37. Le masque aveugle n’est qu’un quart de masque de cire, noir, qui, portant sur la saillie du nez, les pommettes des joues et les tempes, laisse voir d’ailleurs la naissance des cheveux, l’ovale du visage, la forme du nez et la bouche en entier ; mais à l’endroit des yeux il n’a point d’ouverture. C’est proprement pour priver de la vue, sans défigurer ni gêner, comme le fait un mouchoir, que ce masque fut imaginé. On l’applique à toute personne, n’importe de quel sexe, qui doit subir un examen. Il est à ressort comme les portefeuilles, et organisé de manière qu’on ne peut soi-même s’en délivrer. Il faut une clef que madame Durut, seule en possession de poser cette sorte de masque, a soin de remettre à qui il convient, afin que, selon le jugement, la personne examinée puisse recouvrer l’usage des yeux, ou soit renvoyée sans en avoir joui. — Les examinateurs usent aussi, selon l’occasion, d’une espèce de masque, à leur disposition, plus ou moins trompeur, à proportion de l’intérêt qu’ils peuvent avoir à se rendre indéchiffrables. — La marquise, dans cette aventure-ci, prend elle-même un masque, mais fort découpé (pour que ses beaux yeux puissent au besoin jouer avec tous leurs charmes) et qui laisse la bouche absolument libre : un masque moins commode nuirait à ses vues du moment.
  38. L’objet de cet ouvrage étant de faire connaître à fond les usages des Aphrodites, il faut que le lecteur ait un peu d’indulgence pour les détails purement descriptifs. Le rédacteur a promis de ne revenir nulle part sur ce qu’il avait une fois défini. (Note de l’Éditeur).
  39. Dans cet hospice, où rien n’est ordinaire, on nomme fouteuse un meuble qui n’est ni un sopha, ni un canapé, ni une ottomane, ni une duchesse, mais un lit très-bas, qui n’est non plus un lit de repos (il s’en faut de beaucoup), et qui, long de six pieds, sanglé de cordes de boyaux comme une raquette de paume, n’a qu’un matelas parfaitement moyen entre la mollesse et la dureté, un traversin pour soutenir la tête d’une personne, et un dur bourrelet pour appuyer les pieds de l’autre. On a trouvé bon de nommer fouteuse cette espèce de duchesse, d’abord parce que duchesse et fouteuse sont synonymes, ensuite parce qu’on nomme dormeuse une voiture où l’on peut dormir, causeuse une chaise où l’on cause, etc.
  40. On ne sait souvent où une langue va puiser ses richesses. J’ai vu bien des Français se creuser la tête pour trouver l’origine du mot gamahucher, et dire ensuite qu’il était de pure fantaisie. — Point du tout, messieurs ; il existe au fond de l’Égypte une secte de bonnes gens qui rendent un culte à l’ami de Priape. Je ne cite ni l’ouvrage où j’ai trouvé ce renseignement important, ni l’auteur trop grave et trop national pour ne pas se courroucer s’il se voyait nommer dans des écrits bouffons qui décèlent évidemment la futilité d’un esprit aristocratique. Je prie donc le lecteur de m’en croire sur ma parole, comme j’ai cru le voyageur sur la sienne… Or, il me semble que le mot Quadmousié, apporté d’Égypte en France, peut fort bien s’être altéré pendant la traversée. L’essentiel est que le culte lui-même se soit exactement transmis et sans doute perfectionné parmi nous. Quant à la racine de l’expression, elle peut bien être adopté sans difficulté par une nation qui de Rawensberg a fait Ratisbonne ; Liège, de Luttick ; La Haye, de St Gravenhague, etc., et qui d’après ses conventions alphabétiques, nomme Shakespeare le génie que nos voisins, d’après les leurs, nomment Chekspir. Il convient, dis-je, que cette nation reconnaisse cette savante étymologie. Je réclame de plus contre l’innovation de l’ignare abbé Suçonnet, qui ne fait dériver son terme que du grec, tandis que les Grecs auxquels il fait l’honneur de l’invention (V. p. 90) même, pourraient fort bien n’avoir fait qu’emprunter des Orientaux une pratique qui ne pouvait, au surplus, être connue nulle part sans y être adoptée et maintenue avec ferveur.

     (Note du censeur, maître de la Société des Antiquités de C…)

  41. Comment donc est entrée Zoé dans cette pièce, où l’on ne voit aucune apparence de porte, car on nous a promis une histoire et non pas des contes de fées ? — Pointilleux observateurs, Zoé, comme tout le monde, a passé par une glace… — Encore ? — Laissez donc parler les gens… Une glace (de six pieds de haut, jusqu’à l’imposte d’une arcade, dont le cintre est un autre morceau de glace) tient lieu de porte, glissant au moindre effort sur l’un des côtés. Qui n’a pas vu l’espace ouvert ne peut imaginer que la glace soit là pour autre objet que celui de procurer aux gens le plaisir de se voir des pieds à la tête. La niche du lit est en face de cette ouverture déguisée. Si vous m’interrompez encore par de pareilles questions, je vous renverrai tout uniment à l’architecte.
  42. Ici madame Durut tutoie. Elle est naturellement familière, mais dans cette occasion-ci elle ruse. Il s’agit d’attraper Limecœur : elle affecte à dessein d’outrer l’amitié.
  43. Il y a douze de ces boudoirs progressivement galants ou riches, et tous d’un goût original. — Nous les connaissons. L’occasion naîtra d’en décrire quelques-uns, ainsi que les principaux, lieux destinés aux grandes cérémonies.
  44. Trottignac : trente ans, traits marqués, brun basané, larges sourcils, barbe bleue, taille moyenne, épaules énormes, corps musculeux, jambe de courrier. — Un grand chapeau à la vieille mode militaire, avec les restes d’un plumet noir rougi par les ans ; mauvais uniforme des anciennes milices. Rapière de bretteur ; chaussure ignoble. — Mais Trottignac décrassé, façonné, ne sera pas sans prix.
  45. Cette lettre est bonne à lire pour avoir une idée du profond mépris que certains nobles du haut vol ont pour ceux qui, manquant de fortune demeurent confondus dans leurs obscurs foyers avec ce que les mêmes demi-dieux nomment des manants. N’en déplaise à l’insolent vicomte, peu de hobereaux d’aucun pays de France s’accrocheraient comme Trottignac à la plus vile ressource et justifieraient ce que dit cette lettre de sa très-dérogeante docilité.
    (Note de l’Éditeur.)
  46. Madame Durut a bien voulu nous mettre à même de satisfaire plus amplement la curiosité du lecteur, à propos de l’anecdote dont elle vient de toucher un mot en passant. Certain jour de carnaval, au temps où chez le peuple on se masquait pendant quelques jours pour s’amuser, comme maintenant on est déguisé toute l’année pour commettre des crimes, certaine nuit, disons-nous, madame Durut s’étant fourvoyée à la Courtille, elle eut le bonheur, ou le malheur, de tomber sous la main de six chie-en-lit qui s’étaient défiés, trois contre trois, à qui le ferait en honneur, le plus de fois à une femme. Madame Durut rechigna bien d’abord un peu contre son élection forcée ; cependant, de peur d’essuyer quelque insulte, elle se soumit ; bientôt elle prit goût à la chose, et servit les deux partis avec une chaleur, une égalité, qui font tout l’honneur possible à son caractère. Il se trouva que trois de ces messieurs, qui n’étaient que des dragons, l’eurent solidairement dix-sept fois, mais les trois autres, plus importuns, la prirent vingt-deux fois en tout à la même épreuve. Ceux-ci étaient de jeunes carmes échappés du noviciat, et qui le lendemain devaient prendre la cocarde. Toute cette débâcle (tant madame Durut s’évertua pour sortir plus vite d’affaire) ne dura que de onze heures du soir jusqu’à sept heures du matin. Madame Durut avoue qu’elle rentra chez elle un peu fatiguée ; cependant, elle observa qu’elle l’eût peut-être été davantage si elle n’eût fait que de danser avec la fureur qu’elle mettait alors à cet exercice. Au surplus, elle ne parle de cette aventure que comme d’une erreur du moment, mettant, comme toutes les femmes délicates, la qualité dans ce genre fort au-dessus de la quantité.
    (Note de l’Éditeur.)
  47. Il fallait priver le lecteur de cette scène ou défigurer madame Durut. On n’a pu s’y résoudre. Il faut aimer ses amis avec leurs défauts. À trente-six ans, la jureuse Durut n’est plus corrigible.
  48. C’est ici l’occasion de faire observer à quel degré madame Durut a su établir l’ordre et le secret dans l’hospice des Aphrodites. Plusieurs domestiques, employés tant au souper qu’à la toilette, savaient fort bien qu’elle était en ribote. Ils ont entendu murmurer, conjecturer, aucun n’a dit un mot, pas même à Célestine. Née homme, cette madame Durut aurait pu devenir un grand général, un habile ministre.
    (Note de l’Éditeur.)
  49. Voyez la fin d’une note, page 42, premier numéro.
  50. Voyez page 126, second numéro.
  51. On a eu l’honneur de le présenter au lecteur, page 106, second numéro.
  52. Fille inscrite qui s’est attachée à l’établissement et y sert sans gages. L’universalité de ses infatigables services, qu’elle rend par goût et dont elle se plaint toujours qu’on ne fait pas assez d’usage, lui a valu le sobriquet ridicule qu’on vient de citer. On regrette d’ailleurs que madame Durut, ayant de si bonnes qualités et une excellente politique, tolère une impertinente qualification qui dégrade un sujet essentiel, auquel il semble qu’elle devrait au contraire beaucoup d’égards et de reconnaissance.
    (Réflexion de l’Éditeur.)
  53. Madame Durut avait pour son compte, au delà des jardins, un pavillon où elle tenait quelques pensionnaires. C’était à Paris que se faisaient les arrangements. On était transporté, de nuit, dans une voiture sans glaces et scrupuleusement fermée, où l’air était renouvelé par un ventilateur. Arrivé, on se trouvait dans un lieu fort agréable, mais d’où l’on ne découvrait ni Paris ni le moindre village. Le pensionnaire jouissait là de tout ce qu’on peut souhaiter au monde, excepté de la liberté. Il payait, comme on le voit, par jour, à proportion de ce qu’il pouvait avoir exigé lors de sa convention. Dès qu’il voulait retourner, on le renvoyait avec les mêmes précautions. On usait des narcotiques dans le cas d’une retraite involontaire. Sur ce pied, le baron, d’ailleurs amené dans un moment d’ivresse, devait se retrouver à Paris chez lui, sans qu’il lui fût possible de savoir par quel chemin il y aurait moyen de revenir à la pension fortunée. Il était seul pour lors ; la chanoinesse avec laquelle il en avait décousu la veille n’était qu’une promeneuse aspirante, mais non encore Aphrodite.
  54. Coblentz n’est point cité, parce que ce fameux foyer n’existait alors que depuis quelques semaines.
  55. À ce serment sacré, on reconnaît que madame Durut était inspirée : il n’est pas étonnant qu’elle ait prophétisé.
  56. Qui ne connaît pas l’excellent mot de Ninon faisant cocu le bien-aimé La Châtre !
  57. On saura dans le temps ce que c’est que l’Ermitage.
  58. En cas d’oubli, voyez page 5, premier numéro, la note concernant madame Durut.
  59. Je déteste (comme sans doute tous les lecteurs délicats) ces malheureux moments où des femmes dont on a la meilleure opinion, et qui ont été bien élevées, s’abaissent aux indécences, à la brutalité du plus ignoble vulgaire… Je prie les gens d’esprit et ceux qui auront l’expérience de ces sortes de conjonctures de m’adresser quelques tournures du bon ton, quelques jolies phrases qui, sans affaiblir les situations, puissent suppléer à des obscénités, véritables taches dans cet historique et très-moral ouvrage. Nous avons essayé de triomphez donc… d’achevez ma défaite… de faites-moi mourir,… etc. Tout cela ne nous a pas paru valoir cette énergique foutre ! mets-le donc !… Quel dommage qu’on ne puisse accommoder la bienséance qu’aux dépens de l’expression ou de la vérité !…
    (Note de l’Éditeur.)
  60. Voyez page 21, troisième numéro.
  61. On ne donne point ici leur signalement, parce qu’ils n’ont dans ce fragment qu’un rôle à peu près passif.
  62. Voyez numéro premier, page 6.
  63. Pardon pour madame Durut, cher lecteur.
  64. Tout ce qui était affaire, spéculation, compte, commerce, pari, par conséquent, se faisait chez les Aphrodites le mercredi, à cause de Mercure, qui gouverne ce jour de la semaine.
  65. La différence qu’il y a, chez les Aphrodites, entre les intimes et les auxiliaires, est à peu près la même que chez les francs-maçons entre les maîtres et les servants.
  66. C’est à regret que nous allons excéder peut-être le lecteur de détails descriptifs, mais heureux, sans lesquels il lui serait impossible de se représenter fidèlement la scène archi-priapique que nous entreprenons d’esquisser. L’être peu sensible aux effets des arts, à ce résultat harmonieux qu’on nomme magie, cet être frivole qui ne lit nulle feuille que pour courir après quelque gaillardise de fait ou de mot, peut franchir ici tout ce qui menacera de l’ennuyer. D’autres lecteurs aiment à se rendre compte de ce qui sollicite leur attention ; il est bon que ceux-ci ne trouvent rien d’obscur dans une orgie compliquée, dont le seul piquant n’est assurément pas de mettre sept étalons à deux pieds aux prises avec sept insatiables Messalines. Nous devons des ménagements aux personnes délicates qui, susceptibles d’indulgence pour toutes les folies que la séduction des circonstances peut justifier, s’effarouchent avec raison des cochonneries dont on peut les assaillir à brûle-pourpoint. Nous rappellerons à tout le monde que les Aphrodites ou Morosophes font profession d’être fous à leur manière, que par conséquent leur histoire est celle d’une secte de fous ; mais ce ne sont pas des brutes. Il convient donc d’établir avec soin tout ce qui milite en leur faveur et peut donner un sens à leur bizarre mais délicieux délire.
    (Note du censeur, réviseur des feuilles)
  67. Monsieur Visard, fils et petit-fils d’historiographes des Aphrodites, était en fonction depuis très-peu de temps. (Le censeur.)
  68. Je répète ici les paroles de l’architecte : puisse-t-on les entendre mieux que moi ! (L’historiographe.)
  69. Il faut avouer que ce monsieur du Bossage est un cruel homme, avec ses mesures et ses termes de l’art !
    (Note du lecteur)
  70. Le même local (susceptible, comme l’on voit, d’être combiné de bien des manières) devant être le théâtre de plus d’une scène dont parleront nos feuilles, la corvée du lecteur est faite. Il n’entendra plus parler, du moins quant à ce lieu-ci, de hauteur, largeur, parois et diamètre.
  71. Pourquoi pas frictif de friction, comme accusatif d’accusation ; justificatif de justification ; fictif de fiction. etc. ?
  72. Fin de l’extrait.
  73. Il n’a été que nommé ; mais comme il prend maintenant un rôle actif, son signalement devient nécessaire. Belamour achève sa seizième année. Quand la marquise l’a traité de brunet, elle n’a voulu parler que des cheveux et des sourcils, qui sont d’un noir d’ébène ; mais il a la peau d’une blancheur éblouissante. Grands yeux bruns, joli front, nez carré, bouche riante, dents blanches et courtes, des fossettes au menton et aux joues, les plus vives couleurs ; taille qui promet beaucoup, ensemble charmant, petit pied. Tant de perfections n’a rien d’étonnant quand on sait qu’il est le fruit du caprice d’une Jeune demoiselle, amateur de peinture, pour un de ses modèles. Belamour est cependant menacé d’avoir un jour quelque chose de monstrueux, puisque, si jeune, il est déjà porteur d’un gros boute-joie, long de cinq pouces dix lignes. Madame Durut ignorait parfaitement cette difformité, lorsque Loulou chassé, Belamour, ambitieux, et qui convoitait la survivance, vint décliner sa prétention et son titre. Mais madame Durut, qui pense bien, n’y eut point égard, trouvant le trait ingrat envers Célestine, quand celle-ci s’est donné tant de peine pour l’éducation de ce blanc-bec.
  74. Le beau sexe est nommé le premier, comme de raison. Le plus âgé des garçons n’a pas seize ans, le plus jeune en a quatorze. La plus âgée des filles touche à treize ; la plus jeune en a onze. On ne donne point ici le signalement de tous ces petits êtres, de peur d’ajouter à l’ennui de tant de détails.
  75. Nous pouvons d’autant moins nous dispenser ici de dire un mot à propos de ces personnages, qu’ils reparaîtront de temps en temps dans le cours de cette précieuse histoire.
  76. La comtesse de Troubouillant, vingt-trois ans, brune colorée, nez en l’air, œil brûlant, sourcil impérieux, bouche un peu grande mais étonnamment fraîche ; agréablement spirituelle ; formes rondes, dodues et fermes ; beaucoup de tétons et de cul ; le pied, la main, charmants ; une forêt de cheveux noirs et crépus : jugez du reste !
  77. Le chevalier de Limefort, trente et un ans, beau, grand, musculeux, pectoré ; chevalier de Malte ; traits romains, port noble, jambe à étudier pour un artiste. Limefort met peu du sien dans une société où l’on se pique de fine galanterie ou de bel esprit, mais il est si parfaitement l’homme qu’il faut au boudoir, qu’on lui pardonne, ou plutôt qu’on lui sait gré de n’être bon à rien hors de là. Il ne faut pas le confondre avec des parents du même nom, plus aimables, mais qui n’approchent pas, à beaucoup près, de son mérite. Huit pouces dix lignes ! (Entende qui pourra !)
  78. La vidame de Cognefort, vingt et un ans, beauté du diable, ni brune, ni blonde ; ni jolie, ni laide ; ni grande, ni petite. Yeux pers, belles dents. Grasseyement qui donne à cette femme l’air de niaiserie le plus trompeur ; luxure d’enfer. Talent de l’Opéra, santé tuante. On la connaît chez les Aphrodites sous le surnom de madame Encore. Elle est, au surplus, si bonne jouissance, que ses amoureux n’en ont jamais assez.
  79. Le chevalier de Boutavant, vingt-quatre ans, grand flandrin bien tourné, que le hasard de son heureuse conformation a mis à la mode. Cet homme est un sans-souci qu’on épaule à son insu, et dont les femmes veulent faire, tôt ou tard, un personnage. À son régiment (qu’il a quitté, ne voulant pas jurer), on le nommait Gimblette ou Croquignole, parce qu’il ne marchait jamais sans une provision de ces fragiles anneaux faits à sa mesure. Il est plaisant de lui entendre conter comment pas une des femmes qui ont exigé parfois qu’il s’en mit cinq ou six n’a fini sans les avoir toutes cassées, fût-ce sans y mettre le doigt. C’est ainsi que, dans le genre du chevalier, les monstres font toujours à ces dames plus de peur que de mal. Dix pouces onze lignes (tout autant) sur six pouces deux lignes !
  80. La marquise de Bandamoi, superbe femme ; sœur cadette d’un an de la duchesse de l’Enginière, et lui ressemblant si parfaitement, qu’on les prend souvent l’une pour l’autre. Mais la marquise a moins de caprices, et se met plus volontiers en frais d’amabilité. Il est vrai qu’elle vit depuis bien peu de temps dans le tourbillon où se gâtent les femmes. Elle avait suivi bourgeoisement son époux à une cour étrangère où il était envoyé. Ce galant homme est mort du chagrin de l’atteinte qu’un nouvel ordre de choses portait à la considération dont jouissait ci-devant le corps diplomatique. La veuve se console comme elle peut, dans le sein des Aphrodites, le seul asile qu’il y ait peut-être encore en France pour le bonheur !
  81. Le marquis de Bellemontre, vingt-sept ans, l’un des plus aimables débauchés de Paris ; haute stature, physionomie douce, spirituelle et gaie ; teint de jolie femme, tournure d’Apollon, cheveux d’un agréable châtain clair ; de l’enjouement, de la galanterie, du faste et tout ce qui s’ensuit, comme l’inconduite, les dettes, etc., mais le marquis tient à tout, ce qui, par malheur, est aujourd’hui ne tenir à rien ; huit pouces quatre lignes. Quelques dames Aphrodites ont eu la cruauté de lui reprocher que son beau nom n’est pas dignement soutenu, mais dans un monde ordinaire cette idée n’est venue à l’esprit de personne.
  82. La duchesse de Confriand, dix-neuf ans, jolie poupée blonde, mais ayant tout l’aimant, toute la vivacité d’une brune. Le duc son époux (qui sur ses vieux jours avait pris par air un s entre les deux syllabes de son nom) avait épousé cette enfant de la robe par une passion folle. Elle n’a duré que six mois, attendu qu’il en est mort. La prévoyante duchesse avait, même du vivant du cher duc, essayé de plusieurs de nos aimables, espérant d’en trouver enfin un qui fût digne de succéder au moribond ; mais rien n’ayant pu la fixer, elle a pris le parti d’épouser l’ordre des Aphrodites, et, telle qu’Alexandre, elle y fait voir que dans un petit corps la nature s’amuse parfois à renfermer un grand courage.
  83. Le marquis de Foutencour, trente ans. Né pour être aimable, le vent de la cour véreuse l’a gâté. C’est maintenant un comte de Tufière, aussi vain, aussi mal partagé du côté de la fortune. On ne sait ce que peut devenir un homme aussi démonté, par les orages du temps qui court ; il lui reste de l’impudence, une belle figure, et neuf pouces deux lignes !
  84. La vicomtesse de Pillengins, vingt-sept ans, brune, aussi grande qu’il est possible de l’être sans ridicule ; marche et maintien d’un cavalier doué de grâces, goût, (rare chez les femmes) pour les plus violents exercices du corps. Il faut la voir de bien près pour reconnaître qu’elle a mille beautés féminines qui n’empêchent cependant pas nombre d’amateurs de se méprendre avec elle, tant elle flaire le beau garçon. La vicomtesse traite la douce affaire comme la chasse et l’équitation : elle y est infatigable ; son allure lui a fait donner chez les Aphrodites le sobriquet de l’Escarpolette, à cause des grands balancements qu’elle fait éprouver à ceux qui ont l’honneur de la servir.
  85. Le baron de Mâlejeu, vingt-trois ans. Le premier homme, peut-être, qui ait imaginé d’avoir un album amicarum. (Dans certains pays on nomme album amicorum un livre à feuillets blancs où l’on recueille des témoignages d’amitié offerts ou accordés par les amis et les connaissances. C’est ordinairement une sentence, une strophe, ou un emblème dessiné, avec la signature des gens.) Le baron a eu l’adresse de se faire donner de ces sortes de certificats par une infinité de femmes, dont plusieurs sont très en crédit dans le genre dont les Aphrodites font estime. À la vue de cent quatorze noms révérés, qui tous attestent que le baron ne parle que par huit, neuf, dix, il a été reçu Aphrodite (comme je l’ai dit ailleurs) par acclamation. (Voyez le numéro 3, page 87.) Ces prouesses sont le passe-port d’une figure assez ordinaire, dont neuf pouces huit lignes sont le seul trait qui mérite un détail.
  86. Milady Beaudéduit, vingt-quatre-ans. On a déjà parlé d’elle, numéro 3, page 84, mais on doit ajouter que jamais femme ne mérita mieux qu’on lui appliquât le vers de la Pucelle :

    Et sur son rang son esprit s’est monté.

    Milady, régulièrement belle, est de plus très-jolie. Sa peau est d’une fraîcheur délectable ; elle a tout le maintien, la grâce, et, quand elle veut, les tons et les caprices d’une dame de cour.

  87. Le vicomte de Durengin, vingt-deux ans. Ayant reçu une éducation assez austère, et destiné à l’état ecclésiastique, à vingt ans il ignorait encore à quel objet pouvait être employée certaine partie de lui-même, dont il n’était qu’incommodé, et avec laquelle ses supérieurs (mis dans le secret) avaient terriblement brouillé sa conscience. Mais Lucifer, sous la forme d’une blanchisseuse de rabats, vint enfin éclairer un beau jour le brûlant séminariste. Dès lors celui ci crut avoir deviné les véritables vues que la nature avait sur lui. Il quitta donc brusquement le petit collet et se jeta dans le tourbillon, avec toute la fureur à laquelle les gens passionnés sont sujets. Au bout de deux ans, on n’aperçoit chez Durengin presque plus aucune trace du théologien ni du cafard. Aphrodite depuis trois mois, les registres font foi qu’il a fait, lui seul, la besogne de quatre frères. Cet homme est mieux que mal fait, assez étoffé sans graisse, toujours riant, bon buveur et constamment en arrêt, quoiqu’il en porte un de neuf pouces cinq lignes !
  88. La baronne de Vaquifout. (On orthographie ici ce nom, pour la commodité du lecteur, comme on sait qu’il doit être prononcé. Voir plus haut.) La baronne est une superbe Allemande qui, n’en déplaise aux six autres dames, a plus de charmes qu’aucune d’elles, mais il lui manque leur pétillante vivacité. Cette femme est un modèle dans le goût de ceux dont Rubens aimait à occuper ses pinceaux. On ne vit jamais une plus belle tête. Des cheveux d’une rare longueur et épais à proportion, qui seraient plus admirés en France, si on n’y avait pas, en général, une sotte prévention contre le blond un peu vif. Celui de la baronne est justement à la dernière teinte possible avant le roux. Comme jouissance, la baronne est d’abord alarmante par sa distraite inaction ; mais bientôt on est agréablement rassuré, lorsqu’on sent que son aimant intérieur supplée à tout, et que dans ses bras on se trouve plus souvent et plus longtemps homme, qu’avec nos sauteuses en liberté. On voudrait seulement qu’elle réformât la mauvaise habitude qu’elle a de fermer ses superbes yeux dans les instants décisifs. C’est trop de privation pour ses amants. Quelque-uns s’en sont effrayés, croyant qu’elle mourait tout de bon ; mais les amis particuliers de la baronne sont parfaitement tranquilles sur cet accident, qui peut lui arriver, sans le moindre danger, quinze ou vingt fois par jour.
  89. Le chevalier de Pinefière, dix-neuf ans. Mis au monde, et dans le monde, par la plus adorable petite maîtresse de Paris, le fripon lui a dérobé toutes ses grâces, son esprit, son charme et son délicieux libertinage. Pinefière est blond comme sa mère, mais il n’en est pas moins vif jusqu’à la pétulance et ardent comme le feu. Une malheureuse aventure à Malte l’ayant fait surnommer le chevalier M… (*), il quitta la croix et se proposa de se marier. Mais lancé parmi les Aphrodites, chez qui sa mère tient un rang distingué, il renonça bientôt au projet de prendre aucune espèce de chaîne. Il est tout simplement homme à bonnes fortunes, en attendant de faire une fin. Beau, joli, fait au tour, il faut que les yeux voient absolument tout pour être sûr qu’il n’est point une femme ; mais on n’en doute plus quand il a montré sept pouces neuf lignes !

    (*) Ici était nommé un charmant acteur, peut-être injustement accusé de quelque chose dont tout le monde ne rit pas. Nous avons supprimé ce nom.

  90. Fringante, fille aussi magique dans le genre de la brune que Célestine dans celui de la blonde. Fringante a dix-neuf ans, elle a figuré quelque temps à l’Opéra, mais elle s’est dégoûtée de ce tripot parce qu’elle est sans intrigue et dominée par un vorace tempérament qui lui gâtait toutes ses affaires d’intérêts. Assez heureusement née pour ne priser dans l’homme que sa virilité, inaccessible à ces petites répugnances qui ne font grâce ni aux années ni à la laideur, ayant d’ailleurs dans les yeux on ne sait quel charme qui produit des miracles sur certains individus jusque-là condamnés à ne plus se sentir renaître, cette étonnante créature a été une trouvaille pour madame Durut. Fringante n’a pas, à beaucoup près, l’intelligence et le liant de Célestine, mais elle répare ce désavantage par un zèle qui se conçoit à peine et dont chaque jour madame Durut entend répéter l’éloge. Fringante, un peu moins en chair que Célestine, est aussi un peu plus grande. Ces dignes collègues s’aiment avec tendresse, et s’évertuent à l’envi pour la plus grande prospérité de l’établissement.
  91. Ici ces qualifications sont une plaisanterie : on désigne chez madame Durut cette jeunesse domestique par le nom de camilles. Les garçons sont camillons, les filles camillonnes. Les gens instruits savent que ces dénominations ne sont pas de pure fantaisie : “ Camilli et camillæ, ita dicebantur ministri et ministræ impuberes in sacris. „
  92. TABLEAU DES SEPT ASSAUTS.
    N° 1
    Madame de
    Troubouillant
    N° 2
    Madame de
    Cognefort.
    N° 3
    Madame de
    Bandamoi.
    N° 4
    Madame de
    Confriand.
    N° 5
    Madame de
    Pillengins.
    N° 6
    Madame de
    Beaudéduit.
    N° 7
    Madame de
    Wakifuth.
    Premier.
    Second.
    Troisième.
    Quatrième.
    Cinquième.
    Sixième.
    Septième.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
  93. Un très-recommandable ex-abbé de l’ordre de Cîteaux, à qui la Révolution a tout fait perdre, excepté son terrible mérite, avec lequel il se console, où il peut, des étranges malheurs arrivés à ces bons descendants de saint Bernard.
  94. On se souvient qu’ils l’ont à leurs cheveux.
  95. Honni soit qui mal y pense ! nous citons.
  96. On n’a pas parlé de ces sortes d’exclamations de la part des autres personnages, mais c’est que, cela va sans dire, ce trait n’est singulier que vu l’individu cité, dont, par nature, l’excessive sensibilité était jusque-là demeurée concentrée dans l’intérieur. Que le poëte charlatan ne manque pas de bigarrer ses récits de batailles des cris de la fureur, des douloureux accents de la mort, du hennissement des chevaux, de la fière sonnerie des trompettes, du tonnerre de l’artillerie, etc., ce bavard fait son métier. Le devoir d’un historien est de se borner aux simples faits, sans courir après la ressource des insidieux ornements ; mais aussi doit-il ne pas négliger, quelque minutieuse qu’elle puisse paraître, une circonstance de caractère : en un mot, il doit parler de tout ce qui, faisant événement (comme ici), donne dans ses fastes plus de force aux couleurs de la vérité.
    (Note du censeur.)
  97. Nous espérons qu’aucun de nos lecteurs ne s’étonnera des hauts faits que nous venons de raconter. Nous leur souhaitons, au contraire, à tous, d’être capables des mêmes prouesses. Que s’il plaisait à quelque incrédule (dans le goût du comte parieur) de nous chicaner ici sur la vraisemblance, en dépit de ce beau vers : “ Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. „ nous faisons d’abord des vœux pour que sa femme, ou, qui pis est, sa maîtresse, lui donne (comme la baronne à son jaloux) une preuve pleinement démonstrative de l’existence de ces messieurs pour qui sept ou huit ne sont qu’un badinage. Ensuite, pour notre justification personnelle, nous citerons le véridique Brantôme, qui assure que Mahomet, époux de onze femmes, ne mettait qu’une heure à les bistoquer toutes. Comparés avec le prophète, nos héros ne sont encore que de bien petits garçons.
  98. C’est le nom de notre parieur-perdant. Le comte est un petit maigre, élégant blondin conservant un léger goût de terroir ; traits passables, mais qui ne composent point une physionomie. Quant au mérite essentiellement estimé chez les Aphrodites, on doit en supposer peu pourvu un homme qui croit difficilement à certain degré de talents, et choisit si mal quand il parie.
  99. Le chevalier de Tireneuf, garde du roi du temps qu’il y en avait ; cinq pieds dix pouces de haut. L’Hercule-Farnèse à vingt-quatre ans, et francisé. Les femmes et le jeu mettent cet enfant de Paris au pair avec un ordre de gens dont son peu de fortune voudrait le séparer. Il est, a-t-on dit, grand causeur ; voici comment : ses discours sont, pour l’ordinaire, divisés en neuf, dix, ou plus de points ; cependant ils n’ennuient jamais ces dames. C’est l’effet de la magie de l’organe oratoire, du style et du geste, à la beauté desquels prêtent beaucoup dix pouces forts !
  100. Maison où l’on enferme les fous à Londres.
  101. Le prince, vingt-neuf ans. Cette fois la nature n’a point fait de quiproquo : c’est bien l’âme d’un prince qu’elle a placée dans une enveloppe du plus noble modèle. Edmond est à la fois brave, galant, affable et généreux. Plein d’esprit, il est peu jaloux de briller ; cependant il entraîne tous les suffrages. Persuadé qu’un seul ami console de vingt ingrats, il sert, il oblige avec un zèle infatigable. Heureux avec beaucoup de femmes, jamais aucune n’eut à se plaindre de lui ; c’est compléter son éloge, dans un siècle affreux où la clique des hommes à bonnes fortunes semble exercer cette profession moins pour leur propre agrément que pour le supplice des malheureuses qui les ont bien traités. Sexe charmant, puissent les Furies, détruisant jusqu’au dernier de ces monstres, faire place enfin à des hommes dignes de toi, qui sachent cultiver, au lieu de l’abattre, ce bel arbre dont il est si doux de manger le fruit !
  102. C’était le même que le comte se souvenait d’avoir vu.
  103. Son idée est que, gagnant ainsi du temps, elle saura bien, au bout de l’année, trouver quelque nouveau moyen d’éviter un homme qui lui est froidement odieux.
  104. Chez les Aphrodites on nomme vieille toute femme qui passe quarante ans ; mais ces dames ont droit d’assister jusqu’à ce qu’elles ne marquent plus. Alors, à moins d’un relief, elles perdent leurs entrées, excepté le jeudi, pour le service de ces messieurs dont il est fait mention dans une note du numéro deux, page 86, et le samedi, pour des raisons que l’occasion naîtra de déduire ailleurs. Madame de la Bistoquière : brune, grisonnante, a de beaux et grands restes, assez bien conservés, à l’entretien desquels elle n’épargne ni ses soins ni sa bourse. Elle a pour réparation cinq ou six affidés-maçons, de la force de Tireneuf.
  105. Synonyme diminutif d’escroc.
  106. Le commandeur de Concraignant : trente-sept ans, charmant petit-maître à ruban vert. Les plus délicieuses fortunes de la cour l’ayant successivement accommodé pis que ne l’auraient fait celles des coulisses, par un beau jour il proféra le terrible serment de ne plus s’exposer à de si cuisants repentirs. Dès lors, ayant du caractère, et ses modestes six pouces et demi ne l’ayant pas mis dans le cas d’être réclamé du souverain oriental, il sert l’occidental avec autant de constance que de zèle. Là se borne son hérésie, car où l’objet de sa terreur (non de sa haine) ne se trouve pas, il n’y a point de plaisir pour ce galant homme.
  107. Puisse-t-on, hélas ! ne pas dire bientôt la dernière.
  108. Les douze enfants de chaque sexe qu’on sait être attachés à l’établissement étaient seuls employés au service, les filles fixées en dedans du fer à cheval, les garçons errants autour de la table. L’une, ou de madame Durut, ou de Célestine, ou de Fringante, tour à tour présidait aux fonctions : il y régnait un ordre admirable. Bien entendu qu’on soupait au bruit des instruments d’harmonie.
  109. Leurs portraits arriveront à mesure qu’elles figureront dans des scènes particulières.
  110. Ceux qui savent le grec comprennent à merveille ce que cela veut dire : académie où l’on travaille du con, du cul, du vit et de la langue. On est bien malheureux d’être obligé, sous peine de passer pour ignare, à donner de semblables explications ; c’est un soin que les écrivains eux-mêmes devraient bien épargner aux éditeurs.
  111. Plantamour était agréé depuis six mois, mais non reçu, son grand air de jeunesse et sa proportion, qui n’excédait pas sept pouces neuf lignes, ayant fait naître quelques difficultés.
  112. Madame de Montchaud, vingt-quatre ans, ni grande, ni petite, d’ailleurs grosse et succulente dondon, aux cheveux châtain-blond, en énorme quantité ; cette dame commence à être un peu molle, mais ses traits ont beaucoup d’agrément. Elle a conservé quelque chose de béat dans le maintien : on saura pourquoi. Ses yeux, un peu petits, étincellent de luxure, son sourire est charmant. La main et le pied sont ce qu’elle a de mieux.
  113. Madame de Valcreux, d’un an plus jeune, cousine maternelle de l’autre, elle lui ressemble un peu ; mais madame de Valcreux est brune et plus ferme, sa physionomie a plus de caractère. Elle a aussi plus de couleur, la peau plus fine, et toute la blancheur que peut comporter le brun très-foncé des cheveux. La pauvre femme a un bien grand défaut : c’est d’être si vaste, si profonde ! cela fait pitié, et cependant on la verra se moquer de ses semblables ! On ne se connaît pas… Ces dames n’ont pu devenir qu’assistantes chez les Aphrodites : on saura ce que c’est.
  114. Pénible confidence qui s’échappe, comme la fumée, à travers une brûlante éruption d’amitié !
  115. Nous avons vu la description d’une machine à peu près pareille dans un manuscrit du fameux docteur Cazzone, qui de son vivant avait le diable au corps. On ne sait pas à propos de quoi ses héritiers, au bout de trois ans, n’ont pas encore accompli ses dernières volontés, qui étaient que, tout de suite après sa mort, on imprimât ses intéressants ouvrages (*)
    (Note de l’Éditeur.)

    (*) Nerciat fait ici allusion à son livre le Diable au corps, publié en effet en 1803 sous le pseudonyme du docteur Cazzone, et qui, par une singulière coïncidence avec cette note, ne parut que trois ans après la mort de son auteur, arrivée en 1799.

  116. Dorothée était le nom de demoiselle de madame de Montchaud.
  117. L’une des plus actives héroïnes qu’a célébrées dans son immortel ouvrage le docteur dont fait mention la note qu’on lit à la page 23 de ce numéro. (Note de l’Éditeur.)
  118. Autre héroïne du Diable au corps.
  119. La même dont il est parlé page 174, 4e numéro.
  120. Il se nommait à Paris Weldt-Fager ; c’est celui dont on a commencé de parler page 69 du troisième numéro, et qui est continuellement en scène dans le quatrième. En un mot, l’infortuné témoin des ébats de son Eulalie.
  121. Celui-ci (sans doute on s’en souvient) est ce fieffé buveur que madame Durut renvoya de la pension pour avoir brutalement mis à mal de petits servants de l’hospice.
  122. C’est-à-dire en état de prouver, à la rigueur, seize quartiers de chaque chef. En Allemagne, la moindre mésalliance rompt la chaîne de la noblesse, exclut du chapitre, de certains emplois, et parfois même de certaines amitiés.
  123. Autrefois il était honteux pour un gentilhomme de marcher sans la marque de distinction de son état : depuis quelques années il est ridicule de se distinguer, par le port d’armes, d’un courtaud de boutique ou d’un coiffeur.
  124. La note précédente établit la cause dont voici l’effet. Philosophique désarmement, de quelles nobles ressources nous offre-tu le pis aller ?
  125. Voyez numéro 3 p. 82.
  126. Page 12 du premier cahier du premier volume.
  127. Si ce n’est à Lesbos que fut imaginé le jeu piquant auquel Durut s’amuse, c’est du moins à cette île heureuse que l’histoire du plaisir accorde l’honneur de cette invention.
  128. Jolie petite rousse dont il est déjà parlé page 29 de ce numéro, et dont le portrait est dans le Diable au corps, ouvrage que celui-ci ne doit pas copier.
    (Note de l’Éditeur.)
  129. Madame la comtesse ne se piquait pas de purisme et formait un mot au besoin, sans songer qu’il serait un jour sanctionné ou proscrit par les Quarante.
  130. On ne sait où madame Durut a péché cette version de ce vers si connu :

    Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.

  131. Fameux personnage du Diable au corps.
  132. Les cyclopes ont la réputation d’être fort lascifs, mais celui de la comtesse, quoiqu’il fût très joufflu, qu’il eût l’œil renfoncé et la gueule perpendiculaire au lieu de l’avoir horizontale, était pourtant fort joli et faisait des conquêtes, au bout de vingt ans de services, aussi facilement que le premier jour.
  133. Uno avulso non déficit alter.
  134. On connaît sans doute la fable ingénieuse dont voici l’extrait en deux lignes : “ Vénus, au désespoir, enterre le plus précieux fragment de son cher Adonis au pied d’un cerisier. „ De là les truffes et leur stimulante propriété ; de là cette forme intéressante et fidèle de la cerise, fruit charmant que j’ai vu plusieurs de nos jolies naturalistes ne pouvoir porter à la bouche, les unes sans sourire, les autres sans rougir…
    (Le Rédacteur.)
  135. Le vicomte de Culigny, quarante-deux ans, grand, svelte, on ne peut mieux fait, mais dont la petite vérole a fait du plus joli homme le plus laid, aux yeux de certaines femmes qui comptent pour peu de chose l’ineffaçable beauté de la physionomie. Le vicomte, aimable, galant, enjoué, fut longtemps à la mode, en dépit d’un joujou d’œuvre assez médiocre. Son affreuse maladie lui fit perdre la vogue. Outré de voir que ses succès n’avaient tenu qu’à son visage, tourmenté du triomphe de certains rivaux qui ne lui semblaient pas faits pour devoir l’éclipser, irrité contre un sexe qu’il jugeait dès lors ingrat et peu connaisseur, il abjura, mais avec tolérance et demeurant au point de certains renégats par spéculation qui sont encore plus près d’adorer la croix que de la fouler aux pieds. Le degré d’hérésie du vicomte sera bientôt mieux connu par ses confessions et sa conduite.
  136. Vers d’une ariette d’Iphigénie.
  137. On ne saurait assez enrichir la stérile nomenclature de l’art du plaisir.
  138. Camillon, synonyme de servant ; on l’a déjà dit quelque part.
  139. Cette dernière période n’a pas laissé d’embarrasser le compositeur. Elle était au crayon à la marge du manuscrit, avec un renvoi : pourtant ce n’est pas une note. D’un autre côté, l’exaltation qu’on y remarque n’est ni du ton, ni à propos. Cette invocation, dans une circonstance aussi burlesque, est-elle sérieuse ? est-elle une plaisanterie ? On s’y perd.
    (Note de l’Éditeur.)
  140. C’est pour l’ordinaire aux Enfants trouvés que madame Durut fait la recrue de petits domestiques des deux sexes. Elle ne paraît jamais ; un cafard, sournois affilié, se charge d’arranger toutes choses. Il répond des petits êtres qu’on abandonne à sa bienfaisante protection. Les enfants, au sortir de cet hôpital, où ce cafard est en grand crédit, sont encore tout imbus de la piété dans laquelle on y élève cette jeunesse. Autres lieux, autres idées. (Note du Censeur.)
  141. Les trois descriptions qu’on vient de lire sont copiées mot à mot du journal de monsieur Visard.
    (Note du Censeur.)
  142. Cette dissertation est, d’un bout à l’autre, une satyre amère de l’horrible goût des andrins. Culigny, quoique mitigé, janicole en un mot, n’est pas moins ridicule. On pourrait dire que les vilains andrins sont les jacobins de la galanterie ; que les janicoles en sont les monarchiens-démocrates ; les francs adorateurs du beau sexe sont conséquemment les royalistes de Cythère. Vivent ceux-ci ! Puissent les seconds rentrer dans la bonne voie ! Périssent les sans-culottes et ceux qui les font aller cul nu !
  143. Détestables paradoxes, d’un bout à l’autre de la tirade.
  144. On observe que ces jeudis sont à nous ce que sont les Indiens aux Européens : ceux-ci font le diable noir parce qu’ils sont blancs, ceux-là le font blanc parce qu’ils sont noirs. C’est ainsi que l’apostat vicomte appelle revers ce qui est pour nous, l’endroit, et réciproquement.
  145. Voilà le vicomte pleinement justifié du soupçon intérieur de Célestine.
  146. Il en a été parlé dès le premier numéro.
  147. Voyez le second numéro.
  148. Langayage doit passer si l’on accepte langayer, langayeur.
  149. C’est ce que pensent les trois quarts des femmes (avec bien du bon sens) quand on les a tourmentées pour choses qui d’ailleurs ont de quoi les amuser.
  150. Voyez ce qui est dit à ce sujet dans le numéro cinq.
  151. Quoiqu’en général un peu plus circonspecte que sa sœur. Célestine cependant parfois s’oublie. Il faut qu’on le lui pardonne.
  152. Utile et peu difficile personnage dont il est parlé page 20 du numéro trois.
  153. Ce principe est un peu dur, et mademoiselle Fringante nous y donne l’idée d’une étrange espèce d’égoïsme.
  154. On se souvient que Fringante est, pour cet objet, en partage avec Célestine.
  155. Ici, cela veut dire passer au scrutin.
  156. Madame de l’Enginière avait tenu parole, comme on voit. Dès qu’elle fut soumise au règlement contre lequel sa hauteur avait d’abord regimbé (voir le premier numéro), on la reçut avec transport, et la voilà déjà chargée des commissions de confiance. Cette belle duchesse avait bien été devant son jour !
  157. Tout récipiendaire au-dessous de trente ans est obligé de couler à fond la première classe, c’est-à-dire celle des vieilles. À l’époque de la réception dont on parle, il y avait dix-neuf quadragénaires, dont la doyenne est encore madame la présidente de Conbanal, âgée de cinquante et un ans. La plus jeune, madame de Restez-y, venait alors de compléter son huitième lustre. À ces deux extrêmes de la liste, le nouveau reçu doit tous les devoirs à discrétion, mais pendant un seul jour pour chacune ; avec les autres, il en est quitte pour un seul hommage, au choix de la dame. Une condition plus dure est de passer parmi les Villettes, les quatre jeudis du premier mois de son existence dans l’ordre, mais il s’en trouve dispensé si quelque dame, de son propre mouvement, daigne l’occuper ce jour-là, ce qui arrive toujours, pour peu que le personnage intéresse. Au surplus, s’il se trouve convaincu, soit d’avoir sollicité, soit d’avoir, par quelque manœuvre, éludé l’invitation d’une dame moins agréable pour se faire inviter ailleurs, non-seulement le frère intrigant n’est plus rachetable par les femmes, mais il tombe aux parties casuelles, c’est-à-dire, chez les Aphrodites, qu’il est, pour tous les jeudis de la première année, dévolu aux andrins, où presque tous les exécuteurs de la moyenne justice de l’ordre se piquent d’être inexorables. Pour lors, il n’y a plus qu’une ressource : c’est de recourir à messieurs de Ribaudaise, Trougalant, abbés Andouillet, du Fauxcon, et autres jeunes habitués, qui, moyennant une légère gratification, se sacrifient pour le pauvre condamné. On trouvera sans doute fort sages ces règlements qui pourvoient pour et contre à des intérêts qu’il était difficile de concilier.
  158. Le prélat : trente-quatre ans, brun et appétissant, jolis traits, formes rondes, santé fleurie, petites manières remplies de grâces féminines ; grasseyement, peut-être plus étudié que naturel ; ton béat, qui résulte du facile amalgame d’une indomptable luxure avec une indispensable hypocrisie ; à peine sept pouces.
  159. Dardamour : vingt-sept ans ; moins matériel que le prélat, restes de manières militaires, car le personnage a commencé par servir ; il n’est pas moins luxurieux que Sa Grandeur, mais il n’a pas encore assez l’esprit de son état pour sentir la nécessité de jouer l’hypocrite ; huit pouces forts et de bonne qualité.
  160. Le marquis de Fessange : le même qu’on a nommé page 174, quatrième numéro ; jeune blondin de la plus jolie figure ; sans caractère, capable de tout, faute de principes et par faiblesse. Manquant de fortune, il est commensal du prélat, à titre de neveu à la mode de Bretagne. Il est encore, sous un autre rapport, l’allié de Sa Grandeur, et de Dardamour au même degré.
  161. Voyez la page 174, quatrième numéro.
  162. Mais non pas sans doute pour le lecteur.
  163. Phrase proverbiale que tout le monde ne connaît peut-être pas, mais on n’y peut rien.
  164. Voyez page 46, numéro cinq.
  165. L’aristocratie se sert au besoin de quelques nouveaux termes et, qui pis est, de quelques-unes des manières de son ennemie mortelle. On pourra s’en repentir.
  166. Refrain du vaudeville du Maréchal-ferrant, opéra comique de Philidor.
  167. Le marquis de Limefort : on a parlé, page 106 du numéro quatre, de certains parents qu’a le chevalier de Limefort. Le marquis est cousin germain. Celui-ci est un grand brunet de trente-huit ans, qui plaît sans régularité, fait à peindre, à l’air noble, à la physionomie chevaleresque, vraiment homme de cour, quoique sans morgue et détestant toute espèce d’intrigue ; plus voluptueux que tendre, vrai sybarite, malgré cela, bon militaire. Brûlant pour ses maîtres, mais avec jugement, il n’a pas laissé dégénérer en aveuglement son enthousiasme pour leur cause sacrée : il a donc eu le bon esprit de ne pas se laisser enfiévrer par les charlatans et les bas valets qui lui semblent même gâter les affaires d’outre-Rhin. Comme Aphrodite le marquis est très-ordinaire, car il ne porte que sept pouces, mais d’excellente qualité.
  168. Endroit où il y a des bains chauds, à quelque distance de Coblentz. On y joue comme à Spa, Aix et autres coupe-gorge.
  169. Ce sont ceux des onze camillonnes qui composent avec Zoé, leur chef, la douzaine qu’entretient, de fondation, madame Durut.
  170. L’ordre avait le bonheur alors de posséder six frères de ce nom, qui presque tous étaient dignes de le porter.
  171. Violette : délicieuse brune ; elle est coiffée à l’enfant, avec un ruban vert autour de ses cheveux à peine poudrés, et vêtue d’un simple peignoir garni de mousseline rayée, par-dessus une chemise de toile de Hollande. Tendron pétillant de fraîcheur et de santé ; petit front à sept pointes, yeux médiocrement grands, mais volcaniques, larges prunelles noires, sourcils tracés comme au pinceau ; fossettes aux joues et au menton, couleurs d’une extrême vivacité ; joli méplat au bout d’un petit nez en l’air ; dents courtes, merveilleusement rangées, et de l’émail le plus sain ; légère dose d’embonpoint ; gorge naissante, fière et boudeuse, de neige sillonnée d’azur ; fossettes rosées partout où il est joli d’en avoir ; petons et menottes du plus agréable modèle ; motte relevée, déjà duvetée de filets d’ébène, mais rares et doux : ce qu’on ne peut apercevoir qu’après avoir démuselé la plus mutine de toutes les moniches de l’hospice. Cette cérémonie n’aura lieu qu’à propos ; maison ne veut pas faire languir le lecteur.
  172. Reste des idées premières.
  173. Deux camarades de Violette. Bellotte est celle qui priait à l’ermitage.
  174. Mademoiselle Serrepine, vingt-sept ans ; haute et mince haridelle que la petite comtesse a ramassée sur le pavé de Londres, où cette demoiselle a fait quelques éducations. Elle est née au pays de Vaud, contrée fort sentimentale qui fournit à une partie de l’Europe des mentors philosophes, à l’usage de l’adolescence des deux sexes. L’essentielle qualité de mademoiselle Serrepine est d’être adulatrice au superlatif ; l’hypocrisie du cru marche ensuite. Serrepine a de l’esprit sans jugement, de la culture sans savoir, de la taille sans grâces, des traits sans charmes. Il n’y a qu’heur et malheur dans ce bas-monde. Si mademoiselle Serrepine, au lieu de se marier au jour, à l’heure, s’était fait solidement l’épouse de quelque industrieux courtier, que sait-on ? peut-être jouerait-elle, comme une autre, un certain rôle aujourd’hui. Mais elle adule au lieu d’être adulée ; vile complaisante du premier être qu’elle peut empaumer, elle est toute dévouée aux vices, aux caprices de quiconque peut ajouter aux cent livres sterling de pension qu’on lui a composée à la suite de sa carrière pédagogique, glorieusement conduite d’après les excellents traités de la très-célèbre et très-morale comtesse de Genlis.
  175. Du sieur Curtius, qui réunit chez lui si brillante et si belle compagnie de mannequins.
  176. Un autre endroit encore que l’Ermitage, et qui en fait partie, mais très-séparé du district des pensionnaires.
  177. Non pas du célèbre réformateur, l’introducteur des coups de bâton aux soldats (pour obtenir une excellente discipline militaire, qu’il était si intéressant de subroger à l’honneur français, afin qu’un jour il pût y avoir une bonne défection presque totale de l’armée en faveur des sans-culottes), mais du célèbre adepte, contemporain de Jésus-Christ, et qui lui avait prédit qu’il finirait mal, quoique fils de Dieu. Ce grand Saint-Germain a fini lui-même avec très-peu de lustre dans un petit coin du nord de l’Allemagne, sans avoir laissé d’élèves ou de sectaires plus forts que Cagliostro, perpétuel aussi, ressuscitant les morts, évoquant les ombres, mais qui, s’étant laissé mettre comme un sot au château de Saint-Ange, y a fini, dit-on, de sa belle mort, quoiqu’il fût sans contredit très-digne de mourir autrement.

    Les vers cités sont du rôle de Crispin dans les Folies amoureuses de Regnard. (L’Éditeur.)

  178. Sir Henry : trente-trois ans, grand, mince, efflanqué, maigre, brun, mélancolique ; assez de noblesse dans les traits et le maintien ; physionomie qui a pris le caractère de la tristesse ; moyens physiques très-médiocres ; quelque imagination et de l’opiniâtreté ; léger accent anglais, quoique parlant très-bien notre langue.
  179. La petite comtesse était aussi brouillée avec le renom de l’illustre réformateur parce que, pour la plus grande gloire du royaume, il avait fait, en supprimant la maison du roi, le malheur d’une cinquantaine d’individus que cette dame avait alors sur sa liste favorite. Mais un grand homme n’y regarde pas de si près, quand il est sûr de faire le bien.
  180. Elle n’avait pensé d’abord qu’à se dire élève ; mais, sujette à des idées bizarres, elle a trouvé tout d’un coup plus amusant de se forger d’autres rapports. Et c’est bien voir que ce qui n’est absurde qu’à moitié ne réussit pas, à beaucoup près, aussi bien que ce qui l’est au superlatif.
  181. On se rappelle que c’est une ancienne servante de l’hospice.
  182. Voyez page 163, numéro précédent.
  183. Zéphirine : à peine vingt et un ans ; grande et belle brune, claire, d’une extrême blancheur. Traits réguliers et piquants ; en même temps beaux yeux bleus, sourcils noirs, nés de la plus jolie forme féminine, et qui n’est ni aquilin ni en l’air. Petite bouche gracieuse, dents courtes d’un bel émail, nettes et dans un ordre admirable. On voit que, n’étant pas grosse, cette beauté doit avoir une tournure distinguée dans le demi-embonpoint. Les pieds et les mains sont étonnants par leur délicatesse et leur perfection. Motte relevée et tapissée avec luxe.
  184. Elle veut parler de cette magnifique orange qu’on se souvient sans doute que Célestine avait présentée à la comtesse. (Voyez page page 10 de ce numéro.) La prétendue sorcière, cinq jours plus tard, se promenant au jardin avec le baronet, avait mis, comme par caprice, ce fruit dans la terre d’un pot à fleur vide et avait fait semblant de lâcher par-dessus un jet d’urine, en observant de bien arrondir ses jupes alentour. En même temps, à ce pot d’excréments escamotés, Gervais, à travers d’une charmille, substituait un pot absolument pareil et que l’Anglais, qui se tenait à deux pas, le dos tourné par décence, ne pouvait manquer de prendre pour le même qu’il venait de voir. Mais pour le coup il voit de plus un jeune oranger de la plus fraîche verdure. La comtesse lui ordonne d’arracher cette faible plante. Il obéit, sous la racine quelque chose brille ;… c’est un médaillon en or. À l’ouverture, l’émerveillé protégé de la fée est frappé de la fraîche image de sa Zéphirine si chérie. En pareil cas, ne vaut-il pas mieux lâcher la bride à toute la folie d’une absurde superstition que de s’alambiquer l’esprit pour arriver enfin à se dire que tant de plaisir ne se doit qu’à un tour de main ?
  185. C’est le nom du baronet.
  186. Un proche parent de certain mauvais sujet qui brille dans le Diable au corps. — Bon sang ne peut mentir.
  187. Plaisanterie familière à la petite comtesse qu’on sait être rousse et qui n’en rougit pas.
  188. La marquise de Limefort était une Hollandaise plus âgée que son époux et qui, lorsque les Hollandais commencèrent à se désunir, avait transporté chez nous plus des trois quarts d’une grande fortune réalisée en excellents papiers, en diamants et en ducats. Galante, cette dame avait accroché le marquis, serviteur essentiel, honnête ami, pauvre et méritant un meilleur sort. Elle l’avait épousé, non pour posséder cet homme exclusivement et le convertir en mari fidèle, mais pour jeter sur ses propres fredaines un voile décent. Sur ce pied, le couple vivait dans une union parfaite. Madame de Limefort, d’une pétulance étonnante chez une femme de son pays, abusait un peu trop de son esprit fort, de sa constitution robuste et du genre de vie masculin qu’elle préférait à celui qui sied mieux à son sexe. Au retour d’une partie de chasse fort vive où elle s’était considérablement échauffée (les malins ajoutent : de plusieurs manières), elle eut le malheur de se refroidir. Une fluxion de poitrine survint qui lui fit plier bagage au bout de quatre jours. — Avis à nos aimables folles.
  189. Madame Durut sait très-bien que Limefort a eu le bon sens et l’adresse d’échapper de cette toile d’araignée où tant de nobles moucherons se sont désastreusement empêtrés ; mais elle veut avoir le temps de consulter le marquis avant de l’aboucher avec un être auquel elle ne se fie point encore. Elle ment pour avoir de la marge et faire tout pour le mieux.
  190. C’est bien ainsi que sont en droit de définir leurs maussades pères ces aimables qui ne peuvent obtenir, à compte du bien qu’ils savent d’avance être le leur, de quoi jouer un jeu d’enfer, entretenir des filles, parier aux courses de chevaux, etc., toutes choses si nécessaires, afin que la jeunesse du temps qui court existe un peu décemment. (Note de l’Éditeur).
  191. Nom de société.
  192. La mère : son époux, originaire d’Irlande, se nommait ainsi.
  193. “ Un talent appelle le secours de l’autre, et plaide
    à son tour amicalement. „ (Version littérale de ce passage
    de l’Art poétique d’Horace.)
    (Note de l’Éditeur.)
  194. Limefort, qui connaissait très-bien de nom Belamour et l’avait même vu, à la volée, avant d’émigrer, ne pouvait le reconnaître au bout de six mois, le bambin ayant grandi de deux pouces, et l’habit féminin l’exhaussant encore davantage.
  195. Nom supposé que l’étrangère avait pris.
  196. Vandhour : il revient au lecteur le portrait de cet amphibie, qu’il ne convenait pas d’esquisser plus tôt, de peur de gâter la scène d’équivoque, première du troisième fragment de ce numéro. Vandhour, le même que l’étranger, petit en homme, est une assez grande femme, brune de cheveux, mais blanche de peau. Elle est un peu pâle, mais les yeux sont vifs, exigeants, les lèvres fraîches, les dents complètes et blanches, et le mannequin, plus dodu que maigre, aurait de la tournure sous un costume qui ne serait pas le masculin, d’une coupe étrangère, ample à dessein, couleur d’olive et décoré d’un large galon d’or. Le chapeau, retapé à la vieille mode, et la perruque noire à l’anglaise, achèvent de composer l’apparence d’un homme sur le retour. En dépit de tout cela, mademoiselle Fleur d’autrefois, en femme, serait encore digne qu’on fît sa partie avec intérêt. Belamour, au plus bel âge, la fait par devoir, ensuite aussi par besoin, car à seize ans on le mettrait au diable lui-même, s’il montrait un con en belle humeur.
  197. C’est une consolation pour les matrones, que d’imaginer qu’elles doivent, à raison de leur habile expérience et de la multitude de leurs exploits, éclipser ces novices qui n’en sont qu’à l’a, b. c, du métier de catin. Les barbons ont aussi la prétention de se croire plus propres à donner aux connaisseuses des plaisirs dont, à la vérité, ils ne peuvent autant multiplier le procédé que le fait, en se jouant, la brûlante adolescence. Mais la qualité ! c’est sur ce point important que s’échafaude l’orgueil risible des presque invalides cardinaux du clergé de Vénus. Ô folie !
  198. “ Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire, „ va peut-être objecter quelque marquis, jetant le gant pour l’honneur de ses pairs. À quoi bon, en relevant ce sot mariage avec une manipulatrice des Tuileries, dégrader un galant homme pour qui vous nous aviez d’abord inspiré quelque estime ? — Pas un mot à vous répliquer, pointilleux seigneur, pourvu que vous n’ayez vous-même ni agioté, ni prêté sur gage, ni fait banqueroute, ni disséminé de faux billets ou filé la carte, comme l’ont fait de nos jours tant d’illustres que nous ne nommerons point, plus titrés encore que l’honnête libertin dont la dérogance vous courrouce.
  199. Entre amies aussi intimes que ces interlocutrices, il n’y a point de façon, et chaque chose est tout uniment nommée.
  200. Voyez page 24 du précédent numéro.
  201. Voyez page 38 du précédent numéro.
  202. Nécrarque : nom que la comtesse se donnait dans la comédie. Il dérive du grec et signifie : Qui règne sur les morts.
  203. On avait arraché au baronet l’aveu d’avoir, en différents lieux, satisfait les mêmes caprices qu’on sait le distraire dans son séjour actuel, mais le tout en dirigeant constamment ses intentions vers l’adorée momie. Il avait même essayé, par occasion, en Italie, d’un culte absolument étranger et qui lui devait sembler devoir caractériser encore mieux son excessive passion pour l’objet si tendrement regretté. Mais cette grossière erreur ne l’avait séduit qu’un moment : pouvait-elle gangrener un cœur susceptible d’amour véritable, dont l’immuable base est la simple nature, sans aucune modification ?
  204. C’est, en un mot, une mendiante des environs, presque centenaire, qui joue pour quelques écus ce personnage, et doit représenter Nécrarque dans l’état de crise dont Célestine a parlé.
  205. J’entends les plus sensés des fous qui liront ces sottises me dire : Ces moyens ne sont pas fort subtils. — D’accord ; mais qu’on demande à messieurs les martinistes, mesméristes, illuminés, maçons égyptiens, etc., si les leurs sont beaucoup plus fins. Quand il s’agit de mystifier des gens de bonne étoffe, les trois quarts de l’ouvrage sont faits d’avance dans leur cervelle creuse ; avec un peu de jargon et d’adresse, le mystificateur a bientôt fait le reste, car au bout du compte qui que ce soit n’est sorcier. N’importe, on voudra sans fin lire dans l’avenir, vivre des siècles, faire de l’or, etc., etc.
  206. Zaïre de Fortconnin : dix-sept ans, chef-d’œuvre en miniature. Brune assassine, ayant tout le coloris et la fermeté de la plus fraîche adolescence. Traits chiffonnés, enchanteurs, auxquels un heureux accord et de grands yeux volcaniques donnent un air de perfection très-bien soutenu par les formes merveilleuses du reste de la personne. Zaïre est la nièce de certaine Eulalie, ci-devant abbesse d’un couvent de Bernardines, et qu’on connaîtra si l’on a lu Mon Noviciat, ou les Joies de Lolotte, très-instructif et surtout très-véridique ouvrage.
  207. Le commandeur de Lardemotte, de Malte, ci-devant chevalier de Francheville, l’un des personnages principaux de ce Noviciat (*) qu’on vient de citer. Le commandeur atteint à peine sa vingt-septième année ; il est parfaitement beau, bien fait, libertin, à proportion de la vogue que doit avoir dans le monde un aussi surprenant mérite. Il a pourtant le malheur d’avoir l’un des plus effrayants boute-joie de l’ordre ; n’importe ! ce défaut ne l’empêche pas de s’accrocher à des novices à peine formées, qui, par bonheur, ont, du temps qui court, une intrépidité dont ne se piquaient pas autrefois les plus aguerries professes. Ce sont peut-être les anciens succès de Francheville avec Lolotte qui l’ont rendu sans pitié pour la fragilité d’organes des précoces Laïs, telles que celle dont il a dans le moment la joie d’être possesseur.

    (*) En voyant reparaître dans ce livre des personnages du Noviciat et du Diable au corps, on ne peut s’empêcher de remarquer que le grand Balzac aussi s’est plu à faire circuler les mêmes héros dans les diverses parties de la Comédie humaine.

    (Note de l’Éditeur.)

  208. Il fallait qu’une demoiselle eût vingt et un ans et fût autorisée par un proche parent, membre de la société, tout au moins par un dignitaire, aussi de la famille.
  209. Ce fut sous ce nom que le chevalier de Francheville (le commandeur écoutant) prit le voile dans une communauté dont l’abbesse était alors folle de lui. Ils se brouillèrent. Les détails de ces amours et de la rupture se trouvent dans l’histoire, plus vraie qu’exemplaire, qui a pour titre : Mon Noviciat, ou les Joies de Lolotte.
  210. L’abbesse, une de nos dames aphrodites aussi, se nomme Eulalie ; mais plusieurs personnes peuvent porter le même nom. L’ordre avait de même une madame et une demoiselle de Fortconnin qui n’étaient pas parentes.
  211. Cette catastrophe est réellement arrivée.
  212. Léger écart qu’on prie le lecteur de pardonner à la familiarité de l’entretien. D’ailleurs, on assure que Mademoiselle Zaïre est de la meilleure compagnie.
  213. On suppose que nos lecteurs ont lu ou lisent les Joies de Lolotte. On y voit que madame de Mélembert, épouse d’un robin, n’est point marquise ; mais Mélembert était un marquisat. Elle est veuve et fille d’un marquis. Elle a donc voulu se donner un titre. Était-on, sans cela, quelque chose dans le monde avant la Révolution ?
  214. Quand même on n’aurait aucune connaissance du roman auquel se rapporte ce fait, il est toujours bon de le conserver, afin que le lecteur sache quels sentiments peuvent succéder dans le cœur des femmes à cette fièvre qu’on nomme amour, et quelles peuvent être, au contraire, les simples vertus de celles, qui n’ont que du tempérament.
  215. Ce trait seul établirait la différence qu’il y a entre la passionnément amoureuse abbesse, tante de celle qui parle, et la simple libertine Lolotte, madame de Mélembert.
  216. Messieurs les étrangers sont prévenus que les Quarante veulent dire l’Académie française, à qui trop souvent le beau sexe et les aimables étourdis manquent de respect dans leur auguste sanctuaire.
  217. Imitation en petit du fameux lit du docteur Graham dont parle, presque dès le début, certaine édition de la Chronique scandaleuse. Que n’est-elle toute composée d’articles aussi intéressants !
  218. Permets, ô grand Voltaire ! que pour un moment ce galimatias prenne par le bras ton intrépide Pucelle, afin de résister au choc redoutable du courroux des rigoristes et des Zoïles. Ce difficile arrangement de la comtesse avec le baudet est décrit à la fin de la première partie du Diable au corps. On renvoie donc, pour les détails, à cet ouvrage.
  219. Frère cadet du vicomte cité dans le Diable au corps : il chassait de race.
  220. Chaque membre, lors de sa réception, faisait à l’ordre un don selon sa fortune. Il déposait en outre dix mille livres pour lui-même, et cinq mille pour la dame, car les dames ne payaient rien. L’ordre tenait compte de l’intérêt de ces fonds sur le pied de cinq pour cent. Ce revenu demeurait à la caisse, au compte de la dépense de chacun. L’ordre héritait de ces capitaux, à moins qu’il n’eût rejeté quelqu’un de ces espèces d’actionnaires, que pour lors il remboursait exactement de dix mille livres. Le contingent féminin n’était jamais rendu.
  221. Au manuscrit il y avait : Villettes : on a cru devoir rectifier cette erreur. (Le Correcteur d’épreuves)
  222. Chacun des trois enfants qu’avait faits madame la comtesse avait failli lui coûter la vie. Ses deux meilleures amies sages, susceptibles d’un grand amour, avaient péri de la vérole, après avoir favorisé deux héros de roman contre lesquels elle avait fait, pendant six jours, la plus vertueuse résistance. On peut à moins se frapper l’imagination. Madame de Confessu jura qu’on ne lui ferait plus d’enfant. Mais à tout hasard elle céda, par amour-propre, aux jeudis, ensorcelés pour elle à cause d’une mappemonde unique, dont la Vénus Callipyge elle-même aurait pu concevoir du dépit.
  223. Et dans la prélature aussi, car il était né de parents très-obscurs et n’eût été toute sa vie qu’un moinillon, sans les prodigieux titres de noblesse naturelle dont le bizarre destin l’avait gratifié.
  224. On affiliait un à un, mais on n’engageait jamais que deux à deux. Chaque individu d’un couple de profès était respectivement pendant un an parrain et marraine. Des soins approchant de ceux du sigisbéisme d’Italie étaient attachés à cette particulière affinité.
  225. Il était de règle que pendant trois heures, entre parrain et marraine, on fit ce qu’on pouvait ! Le nombre des couronnes rendait compte de ce qui s’était passé. On avait une assez mince opinion du nouveau profès qui n’était pas sept fois couronné. Qui n’avait pu atteindre la cinquième couronne était remis ; ce nombre était de rigueur. Après un second essai de même malheureux, le frère était exclu de la profession et restait désormais simple affilié. Nul moyen de fraude : un incorruptible dignitaire, à portée, ne délivrait chaque couronne qu’après s’être bien assuré qu’on venait de la gagner légitimement.
  226. Voyez ce qui est dit de lui aux deux dernières pages du numéro 4.
  227. Il était commun aux deux sexes sur les yeux et la bouche. Ensuite chaque profès baisait les boutons du sein de la grande-maîtresse, et, ployant les genoux, rendait plus bas le même hommage. Ce dernier baiser était dévolu seul au grand-maître qui, pour épargner aux dames l’humilité de la génuflexion, s’élevait volontiers à leur portée. On conçoit qu’en pareil cas la galanterie du particulier peut se piquer d’acquitter par quelque agréable supplément la dette du dignitaire.
  228. On se souvient que c’est un meuble de boudoir.
  229. Le grand-maître avait deux assistantes ; la grandemaîtresse deux assistants. Ces quatre dignitaires étaient les seconds personnages de l’ordre et jouissaient de bien des prérogatives dont il n’est plus temps d’entretenir nos lecteurs.
  230. On observera qu’indépendamment des préliminaires voluptueux auxquels les simples déclarations des promus donnaient lieu, il y avait encore à leur sujet, lors de l’entrée en exercice, une assemblée bien autrement solennelle. Elle était fixée au premier vendredi de mai. C’est alors seulement que les dignitaires de l’année courante cessaient leurs fonctions et rentraient dans la foule. Cependant ils conservaient, avec quelques attributions flatteuses, le cygne d’émail, entouré d’une couronne imitant le myrte mêlé de roses, décoration qui se portait avec un ruban vert liséré de ponceau, par les retirés en petit ordre ; par les dignitaires effectifs, au col ; par les seuls grand-maître et grande-maîtresse, en grand cordon. Ces derniers, exclusivement, étaient ornés encore : la grande-maîtresse, du signe de la planète de Vénus, brodé en argent sur un fond de satin ou paillon vert clair ; le grand-maître, du signe de la planète de Mars, brodé sur un fond de satin ou paillon ponceau. Autour de ces deux plaques, d’ailleurs égales, brillait une riche auréole à huit pointes de rayons de diamants, de rubis et d’émeraudes, placée sur le cœur. Le bijou d’ordre de la grande-maîtresse et celui du grand-maître étaient aussi les seuls enrichis.
  231. Ces postiches morts vont parler anglais ; mais comme probablement la plupart de nos lecteurs seront Français, nous allons traduire cette scène dans notre langue.
  232. On supposait apparemment au baronet assez d’intelligence pour se représenter, d’après cette conversation, un Conifex, raccommodeur de moules, et un Bandamort, habile à y couler.
  233. Chez plus d’un peuple, les déjections des souverains pontifes jouent un grand rôle dans les cérémonies du culte ; mais il serait ridicule de citer doctement dans un ouvrage tel que celui-ci. L’urine (et pis encore) n’est pas non plus dédaignée de ces sages qui se disent alchimistes, et font… (à coup sûr, comme on sait) de l’or.
  234. Tu m’as tout compissé, puissance abominable ! fait ouïr sur le théâtre Scarron, qui ne fit guère plus burlesque dans son genre que notre auteur dans le sien.
    (Note de l’Éditeur.)
  235. Phallarque : du grec, c’est, en français, reine, ou surintendante des boute-Joie, comme Conifex pour l’autre département.
  236. On se souvient que l’ordre en possède six.