Les Apprentis de l’armurier/03

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Librairie Ch. Delagrave (p. 205-225).


La Vierge du Sabotier


I


Hans Verner était le plus habile sabotier de Steinbach, petit village des Vosges, sur la lisière de la forêt. Nul ne donnait à ses sabots une courbe plus savante, un talon plus coquet, une pointe plus élégante. Aussi les jolies filles des environs s’arrachaient-elles sa marchandise, et le brave ouvrier ne chômait-il jamais.

Quand il mourut, ce fut un deuil général, et pour ses pratiques, et pour sa corporation, dont il était l’honneur et la gloire.

Après l’avoir conduit au petit cimetière de la montagne et lui avoir dit un dernier adieu, les anciens du métier se réunirent pour tenir conseil.

Hans laissait un fils de dix ans, sans parents, sans ressources.

Comment le défunt, qui gagnait de si bonnes journées, ne laissait pas un sou vaillant ?

Verner avait donc un vice ?

Non, mais une passion, un amour, une adoration (le mot n’est pas trop fort) pour son petit Frantz.

L’enfant avait perdu sa mère dès le berceau, mais, bien sûr, l’âme de la pauvre morte était passée dans celle de son mari ; car la mère la plus tendre n’aurait pu avoir des soins plus touchants, plus délicats, plus maternels.

Frantz tout petit avait fait une chute et était resté boiteux. Cette infirmité, mal vue généralement des gens de campagne, qui apprécient mieux les qualités physiques que les qualités morales, le rendait encore plus cher à son père, qui travaillait sans relâche pour donner au pauvre déshérité toutes les joies, tous les plaisirs qui pouvaient compenser sa triste position.

Faible et chétif d’ailleurs, le petit garçon ne se mêlait pas aux jeux des camarades de son âge ; mais, assis des heures entières près de l’établi de son père, il le regardait, taillant, rognant, sabotant ; et le brave homme ne sentait ni lassitude, ni fatigue, tant que le doux regard de son fils était posé sur lui.

« Sois tranquille, petiot, disait-il souvent en passant sa main calleuse dans les boucles blondes de l’enfant, je travaillerai tant que tu n’auras pas besoin de travailler, toi ! »

Pour arriver plus vite à son but, le sabotier ajouta une seconde corde à son arc.

Comme les pâtres des Alpes, il savait faire mille jolies choses avec son couteau. Il songea à utiliser ce talent et se mit à sculpter des statuettes de saints, de saintes, etc., qu’il essaya de vendre.

Mais le sculpteur eut moins de succès que le sabotier.

« Pourquoi perdre son temps à ces babioles quand on a un bon état ? » disaient les bonnes gens incapables d’apprécier le mérite réel de Verner.

Lui, piqué, laissa dire et n’en continua pas moins à ciseler ses figurines, qu’il allait vendre à la ville ; et, quand on l’interrogeait railleusement sur ce qu’il gagnait, il se bornait à répondre :

« Qui vivra verra. »

Et les questionneurs s’en allaient en haussant les épaules.

Hans avait cependant un admirateur, un admirateur enthousiaste dans son fils.

« Que c’est beau ! père, que c’est beau ! » répétait le petit infirme, les mains jointes, en voyant, sous le ciseau de l’artisan, le bois grossier prendre quelque forme idéale d’ange aux ailes déployées ou de sainte madone.

Parmi toutes ces statuettes, une surtout avait captivé l’âme de l’enfant : c’était une Vierge au doux sourire, au regard lumineux…

« Il me semble que c’est maman ! disait l’orphelin.

— Eh bien, je te la donne, avait dit le père, touché de ce naïf sentiment ; conserve-la toujours, mon cher petit, ne néglige jamais de la prier matin et soir, ce sera ton plus précieux héritage. »

Le pauvre enfant n’en devait pas avoir d’autre.

Un matin, en se mettant au travail, Verner tout à coup lâcha son outil et s’affaissa sur le sol. Il était mort.

Qu’allait devenir l’orphelin ?

La question s’agitait au sein de l’assemblée.

« Écoutez, dit tout à coup maître Wonguen, un des principaux du métier, Hans était un bon compagnon, la main ouverte comme le cœur, trop peut-être. Il ne sera pas dit que le fils du meilleur sabotier du pays n’aura pas un toit où reposer sa tête. Nous ne sommes bien riches ni les uns ni les autres, et si une bouche de plus n’est pas une affaire, cela compte pourtant quand on a déjà, comme vous tous, des douzaines de marmots qui demandent la becquée. Moi, je n’ai qu’une fille ; j’offre de me charger du petit, je lui apprendrai notre état ; et, avec l’aide de Dieu, j’espère qu’il deviendra un maître ouvrier comme son père. »

Tout le monde applaudit à la générosité de Wonguen, et, sans plus tarder, il emmena l’orphelin à son logis.

Frantz n’était jamais sorti du village. Son nouveau maître habitait dans la forêt, et les grands arbres aux feuilles jaunissantes, laissant à peine entrevoir des coins de ciel gris et plombé, ce silence solennel de la nature que ne troublait même pas le bruit de leurs pas étouffé par un épais tapis de mousse, tout cela augmentait encore la tristesse du petit garçon. Sa petite main dans celle de son protecteur, il faisait de grandes enjambées pour le suivre, mais il se sentait bien désolé, bien épuisé, bien las…

Soudain, derrière un rideau de verdure, apparut une vaste clairière et une riante maisonnette au milieu. Un chien aboya et, à ce signal, une gracieuse enfant s’élança au-devant de maître Wonguen, en criant :

« Papa ! voilà papa ! »

Frantz la regardait tout ébloui…

Il était impossible de voir une plus gentille créature…

Des cheveux bruns, frisant naturellement, retombaient sur son front en boucles folles, cachant à demi deux yeux noirs pétillants de malice ; et toute sa petite personne avait une vivacité mutine qui séduisait et qui charmait à la fois.

Elle sauta au cou du bonhomme ; mais quand il lui dit gravement :

« Voilà le fils de Hans Verner. C’est un frère que je t’amène, petite. »

Son visage mobile prit aussitôt une expression sérieuse, et tendant la main au petit garçon :

« Je t’aimerai bien, » dit-elle.


II


Frantz, si gâté, si choyé par son père, se trouva d’abord bien dépaysé.

Michel Wonguen était un des premiers du métier, non comme Verner par le fini et l’élégance, mais par sa nombreuse clientèle, et il occupait plusieurs ouvriers.

Frantz serait devenu un des meilleurs, sans une lenteur excessive, qui tenait surtout au soin minutieux qu’il apportait à son ouvrage et qui contrastait avec ses compagnons abatteurs de besogne.

En réalité, il avait hérité des goûts artistiques de son père et ce travail grossier le rebutait. Mais il s’en cachait soigneusement et mettait tous ses efforts à mieux faire pour récompenser son bienfaiteur de sa charité.

Et puis son infirmité le rendait gauche, maladroit, impropre à mille petits services ; et souvent les railleries de ses camarades, bons de cœur mais rudes d’écorce, lui faisaient verser des larmes amères.

Heureusement l’enfant avait une protectrice et une amie qui le consolait de toutes ses misères : la fille de maître Wonguen, qui lui était apparue lors de son arrivée comme une radieuse vision et qui s’était constituée son bon ange.

Suzel avait sept ans. Ainsi que Frantz, elle était privée de sa mère ; et son père, qui l’adorait, ne la contrariait en rien, la laissant reine et maîtresse dans la maison.

Il en résultait que la petite fille était assez mal élevée : capricieuse, volontaire, déjà coquette, elle faisait damner les ouvriers et le vieux Michel lui-même ; mais elle rachetait ses défauts par un si bon cœur et tant de gentillesse, que personne ne pouvait lui en vouloir.

La tristesse du petit garçon, sa tranquillité, son calme, contrastant avec son exubérance et son espièglerie, l’attiraient au lieu de l’éloigner.

Lui, de son côté, était charmé du babil et de la grâce de la jolie enfant, et, ne savait quoi imaginer pour lui plaire et l’amuser.

Sans cesse Suzel venait fourrager dans les outils du jeune apprenti ; et lui, avec sa patience et sa gravité précoces, la reprenait doucement, la grondait quand elle n’était pas sage.

Bientôt il obtint un tel ascendant sur cette petite indisciplinée que l’on prit l’habitude de la lui envoyer lorsqu’on ne pouvait en venir à bout.

« Laisse-moi travailler, va trouver Frantz, » disait le père.

Et Frantz installait sa petite amie à ses côtés, lui contait de belles histoires et lui fabriquait avec son couteau mille petits objets : des animaux, des arbres, des bonshommes, qu’il sculptait avec une habileté et une adresse dignes de son père.

Et Suzel battait des mains.

Le vieux Michel secouait la tête :

« Prends garde, garçon, n’imite pas ton père, car m’est avis que s’il s’était moins tourmenté l’esprit avec ses babioles, il serait encore de ce monde. »

Mais la fillette, intervenant aussitôt :

« Papa, ne gronde pas Frantz, je ne veux pas, moi. Tout ça, c’est bien plus joli que tes vilains sabots, et il m’en fera encore, n’est-ce pas, Frantz, et une belle sainte Vierge comme la sienne ?

— Pour ça, non, je ne saurais pas, » disait le jeune garçon avec un respect religieux.

Et le père s’en allait en haussant les épaules.




III


Les enfants avaient grandi.

Suzel venait d’atteindre ses dix-huit ans, et si elle était toujours belle et gracieuse entre toutes, son caractère s’était considérablement modifié… en bien. Tout l’honneur en revenait à Frantz, avouait franchement maître Wonguen.

Suzel était dans tout l’éclat de sa beauté : grande, élancée, avec un regard tantôt vif et espiègle, tantôt grave et profond, et surtout un sourire d’une grâce malicieuse et d’une douceur infinie.

Que n’eût-on fait pour le voir sans cesse se jouer sur ses lèvres roses !

Le cœur du vieux Michel lui-même en était tout réchauffé, et Frantz restait parfois en extase, suivant des yeux la séduisante créature, oubliant tout… jusqu’à ce qu’un : « Allons donc, rêveur ! » de maître Wonguen ou un quolibet de ses compagnons le rappelât à l’ordre.

Frantz était maintenant un homme, mais il n’avait pas changé. Nature mélancolique et rêveuse, il demeurait isolé parmi les gens grossiers qui l’entouraient, et seule la gaîté de Suzel parvenait à l’égayer.

Il était demeuré chez son bienfaiteur, qui le regardait comme son enfant, tout en lui reprochant souvent son peu de goût pour son art.

« Si tu voulais, tu serais un maître sabotier comme ton père ! »

Mais ce n’était pas là ce que rêvait le jeune homme.

… Cette année-là, comme d’ordinaire, maître Wonguen se rendit avec sa fille à la fête du village. Suzel eut un véritable triomphe. Au bal, tous les garçons se disputèrent la faveur de la faire danser ; et elle-même, flattée de ces hommages, s’abandonna tout entière au plaisir.

Deux jeunes gens surtout se montraient très empressés : Christian Dane et Pierre Ritcher.

Christian était un grand gaillard aux épaules larges, à la voix impérieuse, à l’allure décidée. Il travaillait chez maître Wonguen depuis moins longtemps que Frantz, mais c’était un ouvrier autrement capable, aussi se gênait-il nullement pour le rudoyer à l’occasion.

Pierre Ritcher, petit, vif, alerte, toujours de bonne humeur, contrastait absolument avec Christian. Insouciant et flâneur, on ne l’estimait guère dans les ateliers, mais on le recherchait dans toutes les fêtes, qu’il animait de son intarissable verve.

Pendant ce temps, Frantz, assis dans un coin, se sentait triste et malheureux. Il souffrait de voir Christian enlever comme une plume sa danseuse dans ses bras robustes ; il souffrait plus encore de la voir rire et plaisanter avec Pierre.

Comme tous deux passaient devant lui sans l’apercevoir, il entendit le joyeux garçon dire à sa compagne :

« Vous ne devez pas trop vous amuser, entre ce grand escogriffe et ce vilain boiteux ?… »

Frantz n’entendit pas la réponse, mais il ressentit une douleur affreuse et quitta le bal.

Il étouffait et marchait droit devant lui, l’âme désolée. Jamais son infirmité ne lui avait pesé si lourdement.

Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il avait ?

Il s’interrogeait, cherchant une raison à son désespoir.

Ne devait-il pas se réjouir de la joie de sa petite amie ? Qu’y avait-il d’étonnant à ce qu’on la trouvât belle ? Elle était d’âge à plaire, à se marier.

Se marier !…

Il sent un grand froid au cœur et cache son visage dans ses mains.

Se marier !

… Les larmes coulent chaudes et pressées entre ses doigts.

… Il comprend qu’il aime Suzel, qu’il l’aime de toutes ses forces… et qu’il est bien malheureux !…




IV


Le malheur s’est abattu sur la maisonnette.

Maître Wonguen, frappé de paralysie, est cloué sur son fauteuil ; et avec la maladie, la gêne, la misère, les dettes sont venues de compagnie.

Les pratiques diminuent et disparaîtront tout à fait le jour où Christian s’établira à son compte, selon son intention.

C’est lui maintenant qui fait marcher la maison ; et il mène rudement Frantz ; qui travaille tant qu’il peut et supporte tout sans se plaindre.

Le pauvre garçon avait bien souffert depuis cette triste nuit de fête où il avait lu dans son cœur ; et, devant les assiduités de Christian et de Pierre, devant la faveur que Suzel témoignait à ce dernier, il avait songé à partir.

Mais les jours mauvais étaient arrivés et le brave enfant était resté. Oubliant sa souffrance pour ne songer qu’à celle des autres, il s’était dévoué corps et âme, se multipliant pour soigner le vieillard, consoler son amie et faire double besogne.

Un matin, entrant à l’atelier, il entendit Christian gronder avec colère :

« Quand je serai le maître, je ne garderai pas ce maudit boiteux !

— Comment, quand tu seras le maître ?

— Sans doute, quand je serai le mari de Suzel…

— Tu épouses Suzel !

— Dans un mois. Tu ne le savais pas ? »

Frantz était devenu pâle comme un mort.

« Eh bien, tu ne me fais pas ton compliment ?

— Si, et de tout mon cœur, répondit-il doucement, j’espère que tu la rendras heureuse comme elle le mérite, Christian. Seulement, tu n’auras pas la peine de me chasser, ce qui ne serait pas d’un bon camarade ; c’est moi qui partirai…

— Parce que ?

— Parce que, si je ne gagne pas ma vie, comme tu me le dis si souvent, je ne veux pas manger ton pain comme celui de maître Wonguen ?

— À ton aise, » dit Christian en se mordant les lèvres, car Frantz lui était réellement très utile.




V


Le lendemain, Frantz était seul à l’atelier quand Suzel entra.

Elle était pâle et ses yeux rougis indiquaient qu’elle avait pleuré…

« Vous partez, Frantz ? » dit-elle.

Il l’interrogea du regard.

« J’étais là hier ; j’ai tout entendu. Christian est rude, il ne faut pas toujours faire attention à ses paroles.

— Oh ! ce n’est pas cela, Suzel, mais je sais depuis longtemps que je ne suis pas bon à grand’chose ; maître Wonguen ne me l’a jamais fait sentir, et, avec lui, je n’avais pas de fierté, mais avec… votre mari, ce serait différent. Je dois partir, je pars en vous bénissant de toutes vos bontés et en vous souhaitant tous les bonheurs… »

Suzel eut un sourire navré.

« Merci, Frantz, je sais que si mon bonheur dépendait de vous…

— N’êtes-vous pas heureuse ? »

Elle secoua la tête.

Pourtant, dit le brave garçon, Christian n’est pas méchant, il vous aime, vous l’aimez… »

Suzel garda un instant le silence, puis gravement, froidement :

« Christian, dit-elle, est habile et laborieux ; il sauvera mon père de la misère, il lui paiera ses dettes, il lui fera une vieillesse heureuse et respectée… »

Frantz la regarda avec admiration.

« Oui, je comprends. Vous faites bien, Suzel, vous êtes une fille courageuse et dévouée. Plût à Dieu que je fusse assez riche pour que vous épousiez celui que vous aimez…

— Que voulez-vous dire ?

— Que je sais maintenant pourquoi Pierre ne vient plus ici et pourquoi vous avez de la peine ; mais Dieu vous bénira. Suzel… »




VI


« Qu’est-ce que tu fais encore là à perdre ton temps ?

— Mon ouvrage est fini, Christian, et ceci est à moi.

— C’est toi qui as fait cette machine-là ?…

— Non, c’est mon père… »

Le jour du mariage approchait. À la prière de maître Wonguen, Frantz avait consenti à y assister.

« Tu es le frère de Suzel, garçon, avait dit le vieillard, tu me remplaceras auprès d’elle. »

Triste et content à la fois, le jeune homme avait accepté, et depuis lors il cherchait quel présent il pourrait faire à sa petite amie.

Il était si pauvre ! il n’avait rien à lui, rien qui ne vînt de la générosité de maître Wonguen.

À force de se creuser la tête, il avait songé à cette statuette de la Vierge, seul héritage de son père, que Suzel avait souvent admirée et priée avec lui dans sa piété enfantine… C’était tout ce qu’il possédait et il s’était bien promis de ne jamais s’en séparer ; mais en faveur de la douce créature qui l’avait tant de fois consolé, le cher mort lui pardonnerait, bien sûr, de manquer à sa promesse…

Il prit la sainte relique et la contempla longuement…

Toutes ses peines, il les lui confiait chaque soir ; et toujours l’angélique sourire de Marie le fortifiait, le soutenait.

Bien ardemment il la pria d’être pour son amie, qui en avait tant besoin, l’appui et la consolation qu’elle avait été pour lui.

Mais alors il voulut ajouter à ce cadeau quelque chose de lui ; et, le cœur ému, comme s’il commettait une profanation, il cisela, en secret, le socle de bois, reproduisant avec une perfection surprenante son arrivée chez maître Wonguen et la délicieuse apparition de Suzel accourant au-devant de son père et accueillant l’orphelin…

Malgré la naïveté de l’artiste, les ligures étaient si admirablement sculptées que l’on reconnaissait aisément la mine paterne du bon Michel, l’expression mutine de la petite fille, la gravité mélancolique de Frantz et la maisonnette elle-même se détachant au fond sur les grands arbres.

Il mettait la dernière main à son œuvre lorsque Christian bavait grossièrement apostrophé :

« Peuh ! ça n’est pas merveilleux…

— J’aurais voulu mieux faire ; mais Suzel, j’espère, n’en verra que l’intention…

— Comment, Suzel ? dit l’autre en fronçant le sourcil…

— Oui, avec votre permission et celle de maître Wonguen, ajouta-t-il en se tournant vers le vieillard qui, de son fauteuil, suivait tristement cette scène, je compte lui offrir pour son mariage…

— Tu es un bon garçon, Frantz, dit Michel avec émotion, j’accepte ton présent pour Suzel et je t’en remercie. »

Christian, lui, ne dit rien ; mais feignant de prendre un lourd marteau placé au-dessus de l’établi de Frantz, il le laissa tomber maladroitement… ou adroitement sur la statuette.

Frantz poussa un cri ! Il croyait la vierge brisée.

Il n’en était rien ; mais, sous la violence du coup, le socle s’était ouvert, laissant voir un ressort caché, et un rouleau de papier jauni venait d’apparaître…

Frantz le saisit et lut : « Pour mon fils. »

Il l’ouvrit ; une liasse de billets de banque s’en échappa…

« Qu’y a-t-il donc ? interrogea Suzel qui entrait au bruit.

— Il y a, dit le vieux Michel, que nous étions tous des sots de nous moquer de Verner et de ses statuettes et qu’il avait raison de dire que Frantz n’aurait pas besoin de travailler. »

Christian, saisi, regardait Frantz compter son trésor.

Jamais il n’avait vu tant d’argent.

«. Oh ! mon père, mon père, comme je te remercie ! grâce à toi, je vais pouvoir sauver ceux qui t’ont remplacé près de moi ! »

Et déposant toute sa fortune sur les genoux du vieillard :

« Prenez, mon maître, tout cela est à vous, payez vos dettes, vivez heureux et tranquille. Suzel, ma chère sœur, vous ne serez plus forcée d’épouser Christian. Voilà votre dot, et maître Wonguen consentira à votre mariage avec Pierre Ritcher ; il n’est pas riche, mais vous l’êtes maintenant pour deux, et je travaillerai jusqu’à mon dernier jour pour vous et vos petits enfants ! »

Il riait, il pleurait, le brave garçon, s’oubliant pour ne songer qu’à celle qu’il aimait.

« Ah ! çà, mauvais boiteux !… »

Mais Suzel intervint :

« Assez, Christian, vous savez bien que je ne vous aime pas, et vous avez si durement abusé de ma tendresse filiale pour violenter mon cœur que je n’ai pas pitié de vous… Vous n’avez eu ni la noblesse, ni la générosité de Frantz, de Frantz qui m’aime bien plus que vous et qui ne pense pas à lui, qui se sacrifie, sans réclamer aucun salaire ! Seulement, vous vous trompez, Frantz, ajouta-t-elle doucement ; celui que j’aime, ce n’est pas Pierre Ritcher, c’est vous ; et c’est vous que j’épouserai, mon ami, si mon père y consent et si vous le voulez bien. »

S’il le voulait bien ?

Pauvre Frantz ! Il ne pouvait croire à tant de bonheur ; il baisait mille et mille fois les petites mains de son amie ; il lui répétait qu’il l’aimait depuis longtemps, depuis toujours.

Puis tous deux s’agenouillèrent devant le fauteuil du vieux Michel, qui les bénit en pleurant de joie.

Quant à Christian, il sortit en frappant la porte avec colère ; mais, dame ! le bonheur des uns fait souvent le malheur des autres.




VII


Le mariage eut lieu au jour indiqué ; il n’y avait que le marié de changé.

Suzel était rayonnante dans sa parure de mariée…

Pour Frantz, le pauvre boiteux était plus fier qu’un roi.

Ils vécurent heureux et contents dans la maisonnette de la forêt qui avait abrité leur enfance.

Frantz ne fit plus de sabots, et ses statuettes se vendirent bientôt plus cher que celles de son père.

Aux pieds de la sainte Madone, auteur de leur mariage, Suzel avait déposé son bouquet de mariée, et Frantz recommanda à ses enfants de conserver toujours pieusement comme une relique cette Vierge bénie qui, dans les plis de sa robe, lui avait apporté le bonheur.