Aller au contenu

Les Apprentis de l’armurier/06

La bibliothèque libre.
Librairie Ch. Delagrave (p. 255-268).


Les Marrons du Feu


Pierre Levers a dépassé la cinquantaine, mais en dépit des fils d’argent qui se mêlent à son abondante chevelure noire, rejetée en arrière et découvrant un large front de penseur et d’artiste, il a encore bon pied, bon œil ; et lorsqu’on le voit, suivi de son vieux chien, gravir lestement le coteau, portant allègrement son chevalet et sa boîte de couleurs, et parcourir tout le jour son cher bois d’Écouen dont il connaît les moindres replis, on peut, sans désavantage, le comparer à ses jeunes confrères, qui, pour la plupart, n’ont ni sa vigueur infatigable, ni son jarret de fer.

Au physique, Levers est grand, robuste, sa barbe grise encadre des traits énergiques éclairés par des yeux bleus très doux. Au moral, c’est un cœur d’or, une âme sans fiel ; il a toutes les qualités de l’artiste sans aucun de ses défauts.

Sa vie, toute d’honneur, peut être donnée comme modèle à ceux qui n’admettent l’art que légèrement débraillé, et il a su conquérir l’estime, le respect et l’affection de tous.

Son unique travers est de rêver parfois tout éveillé et de se créer, pour lui tout seul, des tableaux… en Espagne ; mais, au réveil, il en accepte si philosophiquement l’écroulement !

« Levers, c’est un jobard ! disent en leur argot d’atelier certains rapins qui ne sont pas les derniers à exploiter cette faiblesse, il tire les marrons du feu, et il les épluche pour le plaisir de vous les voir manger. »

Et c’est vrai.

Se démenant pour placer le tableau d’un ami, réclamant la croix pour celui-ci, une pension pour celui-là, soutenant l’un, relevant l’autre.

En revanche, d’une insouciance absolue pour ses intérêts ; il peint pour peindre, parce que cela lui est naturel, comme les oiseaux chantent pour chanter, et qu’il y trouve un plaisir extrême, mais il attend que les acquéreurs viennent le chercher ; incapable de discuter un prix, il vend ses œuvres la moitié de leur valeur, au grand bénéfice des marchands dont il fait la fortune, et si le ruban rouge orne sa boutonnière, c’est qu’on l’a décroché pour lui.

Il habite, depuis plus de quinze ans, le joli village d’Ecouen dont les sites pittoresques attirent chaque année une colonie de peintres.

Son chalet est caché dans le bois à quelques pas de la Légion d’honneur ; et, de son belvédère, il aperçoit parfois la silhouette des jeunes pensionnaires au milieu des arbres du parc, ce qui lui a inspiré une de ses plus gracieuses compositions : Mes voisines, laquelle, après avoir remporté une médaille au Salon, a été gracieusement offerte par l’auteur (déclinant les offres les plus brillantes) à Madame la Surintendante pour orner le parloir de ses modèles.


✽ ✽

Levers, assis devant son chevalet, donnait les derniers coups de pinceau à une petite toile représentant un frais et riant vallon au bas du coteau boisé, traversé par un ruisseau bordé de peupliers et par la ligne du chemin de fer dont les rails d’acier couraient sur le sable comme d’interminables couleuvres.

La maison du garde-barrière, avec son toit aux tuiles rouges, son mur blanc, et un vieux moulin délabré tout en ruines, aux portes défoncées et aux volets pendants, peuplaient le paysage éclairé par un de ces ciels lumineux et doux dont le peintre avait le secret.

Sur un petit pont de bois, une belle jeune fille, appuyée au bras de Levers lui-même contemplait ce site sauvage.

De temps à autre, l’artiste jetait un coup d’œil à un second tableau accroché au mur et dont l’autre semblait à première vue la reproduction.

Mais si le décor était le même, les détails étaient changés et les années avaient coulé entre l’œuvre ancienne et la nouvelle, mettant leur griffe aux êtres et aux choses, creusant davantage une lézarde, enlevant une cheminée déjà branlante, arrachant la fenêtre derrière laquelle on voyait jadis une vieille figure toute ridée et parcheminée, la grand’mère, sans doute, des deux enfants qui, au premier plan, occupaient la place de Levers et de sa compagne.

C’était un gamin d’une douzaine d’années, propre et soigné, dans sa blouse noire d’écolier, avec un visage intelligent et sérieux, et une fillette de quatre à cinq ans, adorable sous ses haillons qui s’harmonisaient parfaitement avec ses traits mutins, ses cheveux ébouriffés et ses grands yeux aux cils veloutés.

Lui, très grave, comme un magistrat, tenait un livre sur ses genoux et faisait épeler la petite dont l’application ne répondait pas au zèle du professeur, si l’on en jugeait par certain regard en coulisse suivant le vol d’un brillant papillon ou d’une élégante libellule.

Au-dessous, on lisait :

« Chauffour, 1875. »

✽ ✽

Il y avait quinze ans de cela. Levers, nouvellement installé dans le pays, en parcourait les environs en compagnie de son chien, Turco, jeune aussi alors, croquant ici un coin de forêt, là un coucher de soleil, feuilletant à loisir cet inépuisable album aux cent aspects divers qui s’appelle la Nature, et qui s’ouvre tout grand devant qui sait le lire !

Ce soir-là, il revenait de Saint-Brice, cheminant au hasard de sa fantaisie, quand il s’arrêta charmé par la beauté du paysage qui se déroulait sous ses yeux : c’était le hameau de Chauffour.

La vue surtout de l’écolier et de sa compagne, si naturels, si gracieux dans leur pose sans apprêts, séduisait son imagination ; et, dressant, en un tour de main, son chevalet, il se hâta de tracer une esquisse de cette scène champêtre.

« C’est mon Antoine que vous peignez là, dit une grosse voix, et, ma fine ! il est joliment ressemblant. »

Le garde-barrière s’était approché, son chapeau de toile cirée sur la tête, son drapeau rouge à la main : le train venait de passer, roulant vers la station dans un grondement de tonnerre !…

« Ah. ! c’est votre fils ?…

— Oui, et un rude gaillard, plus savant que père et mère, il décroche tous les prix à l’école, dit l’homme avec un naïf orgueil, et ces messieurs du chemin de fer ont promis de le mettre à celle ousqu’on apprend pour devenir mécanicien, ingénieur, chef de gare !

— Mes compliments ; c’est peut-être un futur Stephenson que je croque là… ; au fait, cela ne vous contrarie pas ?

— Au contraire, monsieur, ça me flatte et le gars est tout à votre service.

— Merci, j’userai de la permission.

— Je serai très content de le voir là-dessus, et, si c’était un effet de votre bonté de faire un tout petit bout de portrait pour moi, oh ! pas plus grand que l’creux d’là main, ajouta le brave homme avec la conviction évidente que la valeur d’un tableau se mesurait à sa grandeur !

— Pourquoi non ? répondit Levers en riant,… et cette petite est-elle aussi à vous ?

— Non, monsieur, quoique le fieu l’aime quasiment comme une sœur. Elle n’a plus ni père, ni mère, ni personne que sa grand’mère, une pauvre vieille impotente qui demeure par tolérance dans cet ancien moulin ; et bien que ce ne soit guère un abri pour des chrétiens, elles sont toujours mieux là quà la belle étoile.

— Et de quoi vivent-elles ?

— De tout et de rien, monsieur, la petite ramasse des fagots dans le bois ; puis elle est obligeante, serviable, elle fait volontiers les commissions, c’est une occasion de lui donner quelques sous ; car la bonne femme est fière, elle a été éduquée dans son temps, elle ne souffre pas d’aumônes, en argent s’entend ; pour une assiettée de soupe, un morceau de pain, cela ne se refuse pas quand c’est offert de bon cœur : entre braves gens il faut bien s’entr’aider.

— Vous avez raison, mon ami, et vous êtes en effet un brave homme, dit le peintre tout ému… Mais j’y pense, c’est bien le moins que je demande à la grand’mère l’autorisation de portraiturer sa petite-fille.

— Ah ! ces artistes, tous les mêmes, le cœur sur la main et la main ouverte, marmotta le garde-barrière, en voyant Levers se diriger vers l’asile de la paralytique, dans une intention facile à deviner : voilà une bonne aubaine pour la mère Brulay. »

Meilleure encore qu’il ne le supposait. Le jeune homme touché par les malheurs et la résignation de l’aïeule, la gentillesse et la grâce de la fillette, vint souvent et trouva moyen, avec l’ingénieuse délicatesse des bons cœurs, d’apporter un réel soulagement à leur misère sans froisser un sentiment de dignité qu’il comprenait et respectait.

Grâce à lui, les dernières années de la bonne vieille s’écoulèrent dans une aisance relative, sans souci du lendemain, et, quand elle mourut en le bénissant, elle n’hésita pas à lui confier l’orpheline. Le peintre se montra digne de ce dépôt sacré ; il emmena la petite Madeleine qui pleurait bien fort en disant adieu à son cher Antoine ; mais lui-même partait pour le collège, la séparation était donc inévitable ; d’ailleurs la mignonne aimait de tout son cœur « bon ami », comme elle appelait gentiment son tuteur ; elle mit volontiers sa main dans la sienne, et le suivit à sa maison où l’attendaient une jolie chambrette et un bon dîner, avec toutes sortes de chatteries.

Mais Levers avait pris son rôle au sérieux et ne devait pas se borner à gâter sa pupille : aussi, malgré le plaisir qu’il éprouvait à la voir trottiner dans son jardin, dès la semaine suivante il la plaçait dans un pensionnat de Milliers-le-Bel, d’où elle ne sortit que son éducation achevée.


✽ ✽

… Il restait là, le pinceau en l’air, songeant à toutes ces choses, déjà lointaines, et à la place immense que cette enfant, recueillie par charité, avait prise dans sa vie…

« Quinze ans !… comme on vieillit ! murmura-t-il.

— Heureusement, bon ami », dit une voix rieuse.

Une gracieuse jeune fille, l’original des deux portraits, lui tendait son front à baiser.

« À ton âge on dit tant mieux ! au mien, tant pis ! mignonne…

— Pourquoi cela, bon ami ? vous n’êtes pas vieux, au contraire.

— Hum ! Enfin ! as-tu aussi bien dormi dans ta petite chambre que dans ton grand dortoir, et le chocolat de ma vieille Ursule vaut-il celui de ta pension ?

— Oh ! oui, bon ami.

— Alors tu ne t’ennuieras pas ici ?

— M’ennuyer avec vous !

— Tu ne regretteras pas tes compagnes ?

— Non, certes. D’abord moi, vous savez, j’ai toujours été un peu sauvage ; petite mère (c’était le titre que l’on donnait à la directrice) me le reprochait assez, j’avais de bonnes camarades, mais pas d’amies. Pourquoi faire ? je n’aurais aimé personne autant que vous !…

— Alors tu ne regrettes rien, bien sûr ?

— Très sûr. J’étais très bien là-bas, ces dames étaient excellentes et me traitaient en enfant gâtée, mais enfin, la pension !…

— Oui, cela rime presque avec prison… »

Elle rit en montrant ses dents blanches ; lui la regardait, admirant cette belle jeunesse, qui illuminait l’atelier tout poudreux de son rayonnement.

« Comme vous travaillez, bon ami !

— Il le faut bien, mignonne, te voilà presque une femme, il te faudra bientôt une dot et un mari. Tu as beau secouer la tête, c’est la vie ; le vieux nid ne te gardera pas longtemps, et tu t’envoleras comme un petit oiseau dont les ailes sont poussées, loin, bien loin…

— Oh ! non, je ne veux pas m’éloigner de vous, de ce cher Écouen où je laisserais tant de bons et chers souvenirs…

— Cependant, petite, ton mari…

— Je ne veux pas me marier loin de vous. »

Levers resta muet un instant, semblant hésiter, puis brusquement : « Allons, va t’habiller si tu veux venir avec moi jusqu’à Chauffeur, j’ai une retouche à faire à ce tableau…

— À Chauffour, oh ! oui, dit-elle, devenue toute rose, je suis prête tout de suite ; attendez-moi… »

Et, tandis que, légère, elle montait à sa petite chambre, Levers, assis à son chevalet, retournait pour la dixième fois cette question : « Un homme de mon âge, épousant une jeune fille du sien, ne commettrait-il pas une folie et une mauvaise action ? » Il demeurait perplexe, pesant scrupuleusement le pour et le contre…

Après tout, combien de mariages plus disproportionnés ! il n’était pas vieux, c’était elle qui l’avait dit, elle ne voulait pas le quitter… : cela signifiait-il qu’elle l’aimait ? pourquoi non en somme ?… il n’était ni grognon, ni bourru, ni désagréable… ; et puis ce serait l’avenir assuré.…; et pour lui quelle douce vieillesse !



« Prends garde, murmurait une autre voix, elle est bien jeune, elle-même peut se tromper sur ses sentiments, prendre la reconnaissance pour l’inclination et faire son malheur. Tu es son tuteur, son père, c’est à toi d’y veiller… Défie-toi des pensées égoïstes et lâches, oublie que tu l’aimes, et ne songe pas à ton bonheur, mais au sien… »


✽ ✽

« Me voilà, bon ami, je n’ai pas été longue. »

Elle était ravissante dans sa simple toilette, le sourire aux lèvres, l’air radieux.

Ils s’en allèrent, bras dessus, bras dessous ; les bonnes gens les saluaient, disant : « Voilà monsieur Levers et sa demoiselle… »

Ces mots amenèrent un nuage sur le front de l’artiste, mais il disparut bien vite au gai babil de sa compagne.

Elle était toute joyeuse ce matin-là, et Levers, qui l’observait à la dérobée, ne l’avait jamais trouvée si jolie, si expansive, si confiante.

Elle trouvait des phrases exquises pour lui dire la gratitude qui débordait de son cœur ; elle semblait mesurer pour la première fois ce qu’elle devait à l’homme généreux qui l’avait recueillie, pauvre orpheline, au chevet de sa grand’mère morte et l’avait comblée de bienfaits.

Et, dans l’effusion de sa reconnaissance, elle lui prit les mains, dans un élan involontaire, en s’écriant tout émue, les yeux mouillés de douces larmes :

« Oh ! bon ami, que vous êtes bon ! et que je vous aime !

— Mais, moi aussi, Madeleine, je t’aime », répondit-il, très troublé.

Elle le regarda, surprise de l’altération de sa voix…

« Bonjour, monsieur Levers ; bonjour, Madeleine. »

Il se retourna avec un peu d’humeur. C’était un beau jeune homme, l’air distingué, la tournure élégante, la boutonnière ornée du ruban rouge…

« Bonjour, Antoine, vos parents vont bien ?

— Oui, monsieur ; et ils seront bien contents de votre visite. »

Antoine Duford avait tenu les promesses de son enfance ; revenu du Tonkin avec la croix d’honneur, il y avait six mois, il occupait déjà une situation importante au Nord, et ses chefs lui prédisaient un brillant avenir.

Excellent fils, il avait fait bâtir dans ce petit coin, cher aux vieux, une gaie maisonnette, mirant ses volets verts dans la jolie rivière où l’ancien garde-barrière s’amusait à pêcher à la ligne, en regardant machinalement le passage des trains.

Antoine passait là tous ses dimanches, et Levers et sa pupille, dont c’était la promenade favorite, l’y rencontraient souvent.

» Entrez donc vous rafraîchir, monsieur Levers, cria le brave homme, apparaissant sur sa porte.

— Merci, père Duford, tout à l’heure, je tiens à saisir mon effet de soleil. Promenez-vous en attendant, jeunes gens. »

Et il s’installa à son chevalet.


✽ ✽

« Qu’avez-vous donc aujourd’hui, Antoine, j’arrive toute joyeuse et je vous trouve boudeur, mécontent.

— Je n’ai rien…

— Je vous apporte cependant une bonne nouvelle ; mon tuteur nous a devinés, j’en suis sûre, vous pourrez faire votre demande.

— Vraiment.

— Oui, ce matin, il m’a longuement parlé avenir, mariage, cherchant à savoir si je m’éloignerais volontiers d’Écouen, puis brusquement il m’a dit : « Allons à Chauffour… »

— Et il vous a dit qu’il vous aimait ?…

— Lui !!

— Je l’ai entendu.

— Lui ! »

Elle éclata de rire.

« Vous êtes fou, Antoine.

— Non, je suis jaloux…

— De lui ! mon tuteur, presque mon père !

— Jurez-moi que vous ne l’aimez pas !

— Mais si, mon ami, et de tout mon cœur même. Et savez-vous pourquoi je l’aime tant ? C’est qu’il a fait de moi, de l’enfant vouée à l’ignorance et à la misère, une femme digne de vous !… — Et vous l’accusez ? Pauvre père, il se moquerait joliment de vous, s’il vous entendait. »

Ils sont adossés à la passerelle, comme jadis lorsqu’elle prenait sa leçon de lecture, si heureux, si absorbés dans leur bonheur qu’ils ne voient pas le peintre agenouillé sur la berge en train de laver ses pinceaux. Mais il n’a pas perdu une seule de leurs paroles tombant sur sa tête comme une douche glaciale.

Il retourne doucement à son chevalet et demeure là pensif…, regardant alternativement le tableau où Madeleine est appuyée à son bras, et le pont où elle s’appuie au bras de son ami.

« Oh ! jeunesse ! jeunesse ! » soupire-t-il.

 

« Eh bien, bon ami, avez-vous bientôt fini ?

— Tout à l’heure, mignonne, répondit-il, un peu enroué, restez là tous les deux, que je rectifie quelque chose à la pose. »

Ils ne se font pas prier, et, radieux, épanouis, la main dans la main et les yeux dans les yeux, suivent leur beau rêve étoilé, sans soupçonner celui qui s’écroule là, derrière cette toile.

 

« C’est fait, venez voir !… »

Ils accourent :

« Oh ! bon ami !

— Oh ! monsieur ! »

Confuse, rougissante, Madeleine s’est jetée dans ses bras, tandis qu’Antoine lui serre la main à la briser.

Levers a remplacé son propre portrait par celui du jeune homme, et au-dessous a tracé ce titre : « Les fiancés. »

 

« Vous savez, le vin est tiré, crie le père Duford impatienté…

— Si le vin est tiré, il faut le boire », répond gaiement le vieil artiste.

 

Ça été la dernière déception de Pierre Levers.

Après tout, est-ce bien une déception ?

On pourrait en douter à le voir, berçant le premier-né des jeunes époux, qu’il appelle orgueilleusement « mon petit-fils ! »