Les Architectes des cathédrales gothiques/Chapitre II

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 20-35).

II
Les maîtres d’œuvre.

Dans les rares monuments figurés qui les mentionnent, dans les peu nombreux documents d’archives où leur nom apparaît, les maîtres d’œuvre chargés de la direction des travaux de nos grandes églises gothiques portent des dénominations variées. Pendant l’époque romane, à quelques exceptions près, nous ne savons rien de ces artistes, dont il est impossible de déterminer le champ d’action ; nous ne sommes pas même en droit de considérer comme tels des personnalités dont le souvenir apparaît sous cette forme : Robertus me fecit, car, dans la latinité du moyen âge, ce verbe signifie tout aussi bien « m’a fait faire » que « m’a fait » ; et l’on risquerait trop souvent de prendre pour architecte qui n’était qu’abbé, moine ou simple desservant de paroisse. De même, on est trop volontiers porté à croire que le titre de magister operis, magister operum, accolé au nom d’un religieux, lui donne droit de cité parmi les constructeurs ou directeurs de travaux : à moins d’une certitude absolue, nous ne verrons là que des chanoines ou des prêtres réguliers chargés d’encaisser les sommes destinées aux travaux d’édification, de payer les

Photo Neurdein. Laon. — Façade de la cathédrale.
Photo Neurdein. Laon. — Façade de la cathédrale.
Photo Neurdein.
Laon. — Façade de la cathédrale.


Photo Neurdein. Chartres. — Façade de la cathédrale.
Photo Neurdein. Chartres. — Façade de la cathédrale.
Photo Neurdein.
Chartres. — Façade de la cathédrale.

ouvriers, de surveiller leur présence, et de régler d’autres dépenses qui n’avaient aucune relation avec l’architecture : le frère Adam, bénédictin, maître de l’œuvre de Saint-Benoît-sur-Loire vers 1150, le frère Robert, cistercien, maître des œuvres à La Ferté-sur-Grosne vers 1202, Guillaume de Riom, maître de l’œuvre à Déols en 1318, ne sont pas nécessairement des architectes, bien que dans le nombre de ces religieux il ait pu s’en trouver qui fussent professionnellement capables de remplir le rôle de directeurs de travaux. Mais que penser en présence de ce maître de l’œuvre de l’église Saint-Cyr-de Nevers, qui en cette qualité reçoit quelques sous pour « faire ardoir le grant cierge à tous les grands festes », et de ce chanoine de la Sainte-Chapelle de Bourges, Pierre Dorsanne, nommé maître de l’œuvre aux lieu et place d’un chapelain décédé ? Dans la majeure partie des cas, pour ne pas dire toujours, il faut voir en eux de simples trésoriers de fabrique, dont les fonctions essentielles n’exigent que des connaissances spéciales en comptabilité[1]. L’un d’eux, un certain Aymeri, est qualifié d’operarius dont le sens, malgré les exemples fournis par le Glossaire de Du Cange, pourrait peut-être prêter à discussion : il ne s’agit pas toujours là d’un maçon. Ne voit-on pas, dans la cathédrale d’Elne, l’operarius fabricæ avoir pour fonction principale de régler les obligations de chaque officier du diocèse depuis l’évêque jusqu’au simple bedeau ? À Mende, les operarii, membres du collège des chanoines, étaient chargés de la police. De même à Bordeaux. Tout cela est étranger aux questions d’art.

Il en va tout autrement des qualificatifs latins de lathomus, de cementarius, d’apparator, de magister ædificiorum, des désignations françaises de maître maçon, d’appareilleur, et (dans le Midi) de mestre peyrier. Le mot lathomus (du grec λατόμος) et son équivalent lapicida ont originairement désigné le tailleur de pierre, mais à l’époque gothique ils servent le plus souvent à distinguer les architectes les plus célèbres, ceux qui occupent les plus hautes situations. On en peut dire autant du mot cementarius qui, pris à la lettre, pourrait faire supposer de plus humbles fonctions. L’apparator ne correspond pas toujours à un office subalterne, si l’on en juge par ce passage d’un registre capitulaire de la cathédrale de Rouen en 1362 : « Johannes de Piris, lathomus, juravit se fideliter exercere officium apparatoris secundum consuetudinem legalem hujus officii » ; passage d’autant plus intéressant à citer que ce titre fut donné audit architecte pour distinguer sa fonction de celles de deux chanoines de la cathédrale qui sont dénommés maîtres de l’œuvre dans le même registre capitulaire (la confusion, on le voit, ne date pas d’hier). À Rouen encore, au milieu du xve siècle, on trouve, travaillant sous les ordres de l’architecte Jean Roussel, un certain Jean Poly qui est qualifié de « lathomum preparatorem

Plans-types de cathédrales gothiques

Plan de la cathédrale de Chartres.
Plan de la cathédrale de Chartres.
Chartres

Plan de la cathédrale du Mans.
Plan de la cathédrale du Mans.
Le Mans
Plan de la cathédrale de Reims.
Plan de la cathédrale de Reims.
Reims

Plan de la cathédrale d’Amiens.
Plan de la cathédrale d’Amiens.
Amiens

seu gallice appareilleur ». Lorsque la dénomination de magister operis, de « maître de l’œuvre », est accompagnée de l’un des termes techniques qui viennent d’être rappelés, ou quand le contexte permet d’affirmer qu’il s’agit bien de travaux d’architecture proprement dits, le doute n’est plus permis, et la signification est incontestable. C’est, pour la période gothique, le cas le plus fréquent.

Chaque cathédrale a eu son maître d’œuvre, qui a proposé et fait adopter ses plans par le chapitre, qui a dirigé les débuts de l’entreprise et choisi ses collaborateurs ; les monuments secondaires ont été édifiés de la même façon ; mais, tandis que les grandes cathédrales, dont la construction traînait souvent en longueur faute de ressources pécuniaires, eurent toujours ou presque toujours un maître d’œuvre, payé à l’année et même pensionné, qui était chargé de la direction de l’ouvrage et en même temps de la surveillance générale et des réparations, les églises plus petites pouvaient, une fois le plan admis, se passer d’un architecte à demeure, dont l’entretien eût fortement grevé le budget de la fabrique : on se contentait d’appeler, en cas d’accident ou de modifications à introduire, pour une période déterminée, un maître d’œuvre voisin. Ce n’étaient pas d’ailleurs les architectes qui manquaient. Le roi avait son maître d’œuvre ; les princes de sang royal (duc de Bourgogne, duc de Berri, etc.) avaient le leur ; on comptait aussi un maître des œuvres du roi dans chaque bailliage ou sénéchaussée ; l’évêque et la ville de Paris en possédaient un également : c’était quelquefois la même personne qui cumulait ces deux fonctions similaires. En outre on trouvait, dans les grandes villes, des maçons jurés dont les fonctions ne différaient guère et à qui l’on confiait généralement les petites expertises, mais ils étaient loin de jouir de la notoriété qui était dévolue aux maîtres d’œuvre.

Ceux-ci d’ailleurs, bien qu’attachés en titre à un monument, ne se contentaient pas des émoluments, plutôt dérisoires, qui leur étaient payés plus ou moins régulièrement par les fabriques. À Rouen, au xive siècle, le maître d’œuvre de la cathédrale reçoit une pension annuelle de cent sous, auxquels viennent s’ajouter cent autres sous pour frais de vêtements (pro roba), et, quand il est présent, il touche en outre trois sous par jour, alors que les maçons travaillant sous ses ordres sont payés à raison de quatre sous. À Rouen encore, dans les dernières années du xve siècle, la pension du successeur est réduite par suite des malheurs des temps, et le salaire est fixé à cinq sous pour la période d’été, à quatre sous six deniers en hiver. À Troyes, en 1484, le maître d’œuvre de la cathédrale touche, en dehors de sa modeste annuité, un salaire quotidien de quatre sous deux deniers l’été, et de trois sous neuf deniers l’hiver ; à ses côtés, les tailleurs de pierre reçoivent trois sous quatre deniers par jour, et les simples manœuvres deux sous six deniers. À Nantes, en 1450, le maître d’œuvre de la cathédrale touchait par an une robe de la valeur d’un marc d’argent, et gagnait, indépendamment de cette pension, un blanc par jour de plus que les ouvriers dirigés par lui.

Nous possédons aussi quelques exemples pour le


Photo Neurdein. Portail nord de la cathédrale de Chartres.
Photo Neurdein. Portail nord de la cathédrale de Chartres.
Photo Neurdein.
Chartres. — Cathédrale, portail nord.


Portail de la Calende, cathédrale de Rouen
Portail de la Calende, cathédrale de Rouen
Photo Neurdein.
Rouen. — Cathédrale, portail de la Calende.


xiiie siècle. Dans le marché passé en 1261 avec le maître Martin de Lonay pour l’achèvement de l’église de Saint-Gilles en Languedoc, cet architecte touche une somme fixe de cent sous tournois par an à titre d’indemnité d’habillement, et reçoit un salaire de deux sous par journée de travail quand il la commencera avant midi ; pour tous les jours de l’année sans distinction, il a droit à la nourriture pour lui et son cheval, et viendra s’asseoir à la table de l’abbé ou prendra ses repas dehors à son gré, sauf les jours maigres où il ne sera admis qu’à la cuisine, avec une pitance égale à une fois et demie celle d’un moine ; il habite une ville voisine, Vauvert, et ne doit résider à Saint-Gilles qu’en été, mais il lui faudra venir en toute hâte chaque fois que le travail l’exigera. L’architecte en titre du comte de Bourgogne, Colard, reçoit en 1245, ainsi que sa femme, une robe par an, sa vie durant, avec une pension annuelle de dix livres estevenans à perpétuité. À la même époque (vers 1260), Renaud de Montgeron, architecte d’Alphonse de Poitiers qui l’emmena peut-être à Toulouse, touche de ce prince une pension annuelle de six livres. Même en tenant compte de la valeur relative de l’argent, le métier d’architecte, à cette époque, n’enrichissait pas son homme.

Aussi la plupart cherchaient-ils une amélioration à leur sort, soit dans le cumul, soit dans l’expertise. Il n’était point rare de les trouver surveillant la construction de plusieurs édifices à la fois, dans des localités plus ou moins éloignées ; on les voyait alors se faire remplacer par des chefs de travaux subalternes, mais capables cependant de diriger la construction d’après les plans dessinés d’avance et étudiés à fond. C’est ainsi, par exemple, que le célèbre Raimond du Temple, à la fois maître des œuvres de maçonnerie du roi et maître de l’œuvre de la cathédrale de Paris (de 1363 à 1404 environ), abandonne souvent ces deux fonctions absorbantes pour aller en mission ou en expertise dans des provinces très différentes ; mais en même temps il y avait au moins un maçon juré de l’église de Paris, dont la présence (il se nommait en 1388 Colin Gille) ne peut s’expliquer qu’en le considérant comme suppléant désigné en cas d’absence du maître. Ce paraît avoir été aussi le cas de maître Berthaut, « juré de l’œuvre » de la cathédrale de Chartres en 1316. Pons Gaspar, auteur du chevet de la cathédrale de Mende, est qualifié maître de l’œuvre, mais ne réside pas même dans cette ville ; dans le traité qu’il conclut avec le chapitre, il s’engage à se présenter dans la huitaine, chaque fois que le chapitre croira devoir faire appel à ses lumières pour trancher des difficultés non prévues ou prendre d’importantes décisions ; or on sait qu’il vint assez rarement et que le véritable architecte fut un sous-ordre, Jean Durant, qui paraît tous les jours sur le chantier, manie le ciseau et le marteau, à la fois ouvrier et architecte. Un des principaux maîtres d’œuvre de Rouen au xiiie siècle, Robert Roussel, prend l’engagement solennel de consacrer son temps et ses talents au service de l’abbaye de Saint-Ouen, et promet en même temps de ne s’occuper d’aucune autre œuvre de maçonnerie, pour qui que ce soit, sans autorisation expresse de l’abbé. Tant de précautions

Photo des Monuments historiques. Chœur de la cathédrale de Beauvais.
Photo des Monuments historiques. Chœur de la cathédrale de Beauvais.
Photo des Monuments historiques.
Beauvais. — Chœur de la cathédrale.

prouvent surabondamment que les architectes cherchaient à utiliser leurs talents de plusieurs côtés à la fois, même quand ils avaient le souci et la responsabilité de travaux aussi considérables que nos grandes églises gothiques.



  1. Aussi M. Bauchal a-t-il eu grand tort de donner asile, dans son Nouveau Dictionnaire des architectes français, à des personnalités telles que Henri de Saxe (improprement dit de Sassoine), médecin et chanoine de Nevers, Guillaume Toisier, chanoine de la cathédrale de Moulins, Aymeric et Pierre, tous deux chanoines de la cathédrale de Toulouse. Étienne d’Azaire, chanoine de la cathédrale d’Angers, Guillaume Périou, chanoine de la cathédrale de Quimper, et beaucoup d’autres, pour lesquels le doute n’est point permis.