Les Archives nationales sous la Commune (mars-juillet 1871)

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Les Archives nationales sous la Commune (mars-juillet 1871)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 371-390).

LES
ARCHIVES NATIONALES SOUS LA COMMUNE
(MARS-JUILLET 1871)

Les pages suivantes sont extraites de la correspondance d’Alfred Maury : elles apportent un témoignage plein d’intérêt sur l’histoire des Archives Nationales pendant la Commune. Alfred Maury fut nommé, en 1867, par Napoléon III, directeur de ce grand établissement, à la place du marquis de Laborde, et conserva ces fonctions pendant plus de vingt ans. Jusqu’à lui, ce précieux dépôt d’Ordonnances royales, de chartes et de documens historiques n’était guère connu que des érudits et des paléographes. L’organisation du Musée des Archives par le marquis de Laborde (1867) et la publication du Catalogue par son successeur les fit connaître du grand public, qui fut admis, le dimanche, à voir les pièces les plus rares et put, en même temps, y admirer les belles fresques de Boucher, qui décorent les panneaux intérieurs de l’ancien hôtel Soubise. Avec le siège de Paris et la Commune, commencèrent pour le directeur de nouveaux soucis. Bien secondé par son personnel, il fit preuve de sang-froid et de fermeté, et fut assez heureux pour préserver les Archives du bombardement et de l’incendie. Le gouvernement de la République reconnut ses services en le maintenant dans ses fonctions, et, lorsqu’il prit sa retraite, en le nommant directeur général honoraire.

Gaston Bonet-Maury.


Paris, 25 mars 1871. — Quelles seront les élections de demain ? À quelles scènes de désordre donneront-elles lieu ? La manifestation de la place Vendôme a eu un navrant résultat. Le colonel Tiby et M. Baude, ingénieur, frère du diplomate, y ont trouvé la mort. Cependant, on ne paraît pas fort empressé de se battre, de part et d’autre. L’énergie est singulièrement affaiblie dans ce pays ; on ne songe qu’aux satisfactions matérielles immédiates ; on n’a même pas la prévoyance, que comporte le souci raisonné de ses intérêts. Les insurgés ne songent qu’à gobelotter et jouer au soldat ; les amis de l’ordre et les défenseurs de la propriété sont d’une mollesse extrême. Ces bons Parisiens voudraient que la province vînt les délivrer, et la province dit avec raison : « Vous vous êtes mis dans cette triste position, tirez-vous-en maintenant ! » Donc, nous sommes aux mains des Prussiens de l’intérieur ; l’Hôtel de Ville est toujours formidablement barricadé ; on ne rencontre que des bataillons de Belleville, de Montmartre, de Charonne et de Montrouge, et des bandes garibaldiennes. Ce sont les grandes compagnies du Moyen Âge, moins un Duguesclin. C’est cependant, dit-on, sa patrie qui est la plus disposée à marcher : les Bretons s’arment. On parle de concessions ; mais, lorsqu’on lit, dans le Journal Officiel, le programme de la Commune, on reconnaît que ce que réclament les insurgés, ce n’est ni plus ni moins que la démagogie révolutionnaire en permanence. Les élus devront être constamment surveillés par le peuple, le mandat impératif fournira le prétexte à des émeutes continuelles et les agitateurs seront sans cesse à l’œuvre. Et voilà ce que les ouvriers appellent la République ! Ils ne veulent que celle-là : toute autre est pour eux synonyme de monarchie. Lyon est aussi au pouvoir du prolétariat et, si cela dure à Paris, vous verrez que, par l’audace des meneurs, quelque autre grande ville tombera en leur pouvoir : Saint-Étienne, Marseille, Limoges ou Toulouse.

À la gare de l’Est, où j’étais allé conduire A…, il était navrant d’entendre des personnes s’applaudir de ce que les Prussiens fussent encore à Meaux, parce que, du moins, on avait la tranquillité.

Voilà où nous ont conduits les folies des Parisiens et l’imprévoyance d’hommes politiques, qui s’imaginaient que leur seule présence aux affaires arrangerait tout. C’est, de tous côtés, la même légèreté et la même absence d’esprit politique.

Qu’attendre d’une assemblée divisée ? Il est tout naturel que les excès de Paris rejettent plus que jamais les hommes, qui inclinaient vers la monarchie, de ce côté-là. Ici, j’entends déjà des boutiquiers, qui appellent la République : « la ruine publique, » et demandent un roi. Nous ressemblons aux grenouilles de la fable.

Je n’ai encore vu aucun commissaire venir me sommer de me retirer ; mais, comme notre mairie (IIIe arrondissement) a été désertée par le maire, qui, tout radical avancé qu’il est, a pris peur, cela ne peut tarder. Mon voisin Hauréau[1] a été mis dehors par un compositeur de l’imprimerie Paul Dupont, armé d’un grand sabre et ceint d’une écharpe rouge. C’est lui qui dirige, en ce moment, l’Imprimerie nationale… Le spectacle auquel nous assistons est désolant. On circule comme si de rien n’était ; la plupart des boutiques sont ouvertes, la poste fonctionne et pourtant on est en pleine guerre civile, sans tirer des coups de fusil. Passy et les quartiers de la Bourse et de la Banque se gardent contre les hommes du Comité central. Quelle tristesse ! Aussi ai-je bien de la peine à me remettre à l’étude. C’est pourtant là encore le meilleur remède.


Paris, dimanche 26 mars (2 heures). — La situation s’aggrave. Le vote est commencé depuis ce matin. Les délégués du Comité central se sont fait livrer par les maires les locaux d’élection, les listes électorales ; il n’y a pas eu moyen de refuser notre salle. La mine de ceux qui gardent les salles de vote est repoussante : jamais on n’est tombé plus bas ! On assure que note est prise de ceux qui ne votent pas, pour servir à dresser des listes de confiscation, voire de proscription. Aussi beaucoup de gens vont-ils voter par peur ; l’anxiété commence à se répandre partout. Cependant, certains cafés, dit-on, regorgent d’officiers, de Garibaldiens, de francs-tireurs. Plusieurs journaux se plaignent qu’on empêche leur circulation ; nous sommes inondés de numéros du Père Duchêne et du Cri du Peuple. Le beau temps persistant contraste avec l’aspect sombre de Paris… Encore, si on pouvait compter sur l’Assemblée ! Mais elle a peur, elle sent que le terrain tremble sous ses pieds ; les troupes peuvent défaillir d’un moment à l’autre et je ne serais point surpris qu’elle quittât Versailles. Lyon imite en ce moment Paris et on craint un soulèvement du prolétariat à Saint-Étienne et à Toulouse. Le parti de l’Internationale a des hommes d’une audace inouïe et d’une énergie qui contraste avec la mollesse de la bourgeoisie ; d’ailleurs dans son ignorance des affaires, il ne doute de rien !… Je reprends ma lettre, suspendue à cause de quelques visites. On me dit que la déroute du parti de l’ordre s’accuse de plus en plus. Voilà plusieurs journaux, le Siècle, l’Opinion Nationale, le Constitutionnel, qui commencent à lâcher l’Assemblée… Évidemment, comme en 1793, les modérés ont peur ; cela prend la tournure de la grande Révolution. Une foule de boutiquiers, furieux de se voir abandonnés par l’Assemblée de Versailles, inclinent à se soumettre à l’Hôtel de Ville.

Le Comité central a mis en liberté les généraux Chanzy et Langourian ; il veut sans doute, avant les élections, se donner l’air d’être modéré.


Paris, 30 mars 1871. — Je suis allé avant-hier à Versailles, pour les affaires de mon administration ; cette ville présente le coup d’œil le plus singulier, il y règne une animation tout à fait insolite. Elle est bondée de troupes, dont les tentes sont dressées sur toutes les places et dans toutes les avenues. Cependant, malgré cet appareil formidable, qui commence dès Viroflay, les soldats de ligne ne me font pas l’effet d’être bien solides, ils ont une mine misérable ; on me dit que bon nombre d’entre eux se plaignent du régime et demandent à rentrer dans leurs foyers. Évidemment, il y a dans nos troupes une mollesse et une désorganisation déplorables et inquiétantes… Cependant, la cavalerie et les volontaires, qui arrivent de province, sont beaucoup plus solides. Il est difficile que Versailles soit attaqué par nos Parisiens, qui sont des lâches pleins de jactance. La mascarade politique à laquelle nous assistons serait bouffonne, si elle n’était pas très triste. Paris n’est jamais tombé plus bas : la grande cité est au pouvoir de la canaille de Belleville, de Montmartre ou de Charonne. On en forme, à l’Hôtel de Ville, des bataillons de prétoriens-populaciers à qui l’on donne une haute paye. Pour la fête de la proclamation de la Commune, qui a été une pasquinade révoltante, on a distribué quatre litres de vin par homme. C’était le jour où je revenais de Versailles. À 8 heures du soir, en passant rue Saint-Honoré, devant la barricade qui ferme la place Vendôme, j’entendis les gardes nationaux qui chantaient : ils étaient tous ivres. Il y avait quelques lanternes vénitiennes aux maisons des bons patriotes. Dans mon quartier, une maison se distinguait par une illumination, on y lisait, en flammes rouges, le nom de B***. C’était celui du marchand de vin de ce nom, membre du gouvernement de l’Hôtel de Ville.

Jusqu’à quand cette parodie de 93 va-t-elle durer ? On ignore les plans de Thiers et de la Commission, qui lui est adjointe. On dit à Versailles qu’il veut réunir 200 000 hommes pour cerner les Prussiens de l’intérieur, avec Trochu à l’extérieur ; mais quoi ! refaire le siège de Paris ? j’ai quelque appréhension de tout cela et c’est alors que je crains des désordres.

La même absence d’esprit politique se révèle dans les feuilles les plus conservatrices. Je t’envoie le National qui, au lieu de soutenir l’Assemblée de Versailles, notre unique arme de salut, déblatère contre elle. Ici, on ne sait que critiquer, renverser, on ne fonde rien. Nous avons la mine de devenir une seconde Pologne, crainte que j’ai exprimée dans la Revue des Deux Mondes, dès le 15 décembre dernier[2] et que j’ai répétée le 15 février.

Et quand on songe qu’il y a des journaux assez niais pour soutenir que tout le mal vient de la défiance qu’on montre à l’égard de Paris dans l’Assemblée ! N’est-il pas clair que les rouges voulaient faire venir l’Assemblée à Paris, pour pouvoir la tenir sous le canon des faubourgs afin de l’envahir et de la chasser dès qu’elle ne ferait pas leur volonté ? Faut-il être assez naïf ou d’assez mauvaise foi pour prétendre que Paris s’est soulevé parce qu’on lui refusait un Conseil municipal ! Les prétentions de la Commune ne prouvent-elles pas que tout cela n’était qu’un prétexte pour s’emparer du pouvoir ? Au reste, ces fous furieux incapables vont se déchirer entre eux. Lis dans le National le compte rendu de la première séance du Comité central à l’Hôtel de Ville et tu verras que cela commence déjà. C’est à mettre en pendant de l’article du Journal officiel de la Commune, où l’on prêche l’assassinat. Sous un calme apparent, il règne une crainte extrême dans les classes éduquées, sauf chez quelques sots ou quelques ambitieux. On a fait disparaître plusieurs barricades aux abords de l’Hôtel de Ville, mais les canons sont toujours là. Désarmer cette canaille, voilà le redoutable problème ! L’énergie manque : on hésite à réprimer l’émeute par la force, sous prétexte que ce serait déchaîner la guerre civile. En serions-nous arrivés au point où en sont les Napolitains, qui transigent avec les brigands et font des pensions aux chefs de bande qui consentent à se soumettre ? Pour moi, je reste à mon poste, attendant d’un instant à l’autre la venue d’un délégué de la Commune, qui me mettra à la porte.


Paris, 8 avril 1871. — Je suis toujours à mon poste, où personne n’est venu encore m’inquiéter. Une véritable panique règne dans tout Paris. Hier, à 6 heures après-midi, j’ai traversé le quartier de la Banque et de la rue de Richelieu : toutes les boutiques étaient fermées, on ne rencontrait qu’un petit nombre de passans, çà et là quelques gardes nationaux, revenant du feu, armés ou sans armes, harassés et beaucoup ayant l’air découragé. En effet, les troupes de Versailles étaient arrivées tout près de la porte Maillot et de l’Arc de Triomphe, où il est tombé un obus. Un témoin oculaire m’a dit qu’on voyait le feu des pièces des Versaillais. La majorité des gardes nationaux, qui combattent, sont de pauvres faubouriens, qui servent pour leur solde et leurs vivres. Comme les uns ne se soucient pas de travailler et que les autres savent qu’ils trouveront difficilement un emploi, ils se sont faits soldats de la Commune, à laquelle ils obéissent aveuglément. Cette nuit, de 2 heures à 5 heures du matin, on a entendu la fusillade à l’Est, croit-on, dans la direction de Charonne. Les arrestations se multiplient et le dépôt de la préfecture de police se remplit, ce sont surtout des ecclésiastiques qu’on arrête. J’ai appris hier l’arrestation du curé de ma paroisse, vieillard septuagénaire[3]. On m’a donné sur la situation de ces détenus des détails navrans. Ce matin, on dit qu’on empêche de sortir de Paris, car une foule de jeunes gens s’enfuient pour échapper à la levée de tous les hommes de dix-neuf à trente-cinq ans, qui, par un décret de la Commune, vient d’être étendue jusqu’à quarante ans. Beaucoup de nos employés ont déjà disparu, petits et grands ; cependant, grâces à Dieu, on n’a fait jusqu’ici aucune perquisition, ni réquisition aux Archives. Notre quartier est calme ; on n’entend même pas, pendant le jour, le canon et la fusillade. Nous sommes donc parmi les favorisés.

Beaucoup de journaux, opposés à la Commune, sont interdits ; on ne peut avoir de renseignemens sérieux que par un petit nombre : le Siècle, le Bien Public, la France, le Petit Moniteur. Mais les rédacteurs de ces feuilles ont été menacés d’arrestation. Les Halles commencent à être beaucoup moins fournies que les jours précédens ; nous revenons au triste temps du siège… L’homme est ainsi fait qu’on s’habitue à tout, même à ces émotions violentes. Pauvre Paris ! Quelle terrible leçon il reçoit en ce moment ! Mais la crise est trop forte pour pouvoir durer. On ne saurait combattre indéfiniment, quoique l’animation soit forte des deux côtés. Dans notre quartier on n’a pas relevé les barricades et l’on circule librement jusqu’au Palais-Royal et aux grands boulevards. On a, jusqu’à présent, du pain sans difficulté. L’action se concentre dans le quartier des Champs-Elysées, où a lieu la principale attaque des troupes de Versailles.


Paris, 15 avril 1871. — Je suis toujours seul ici, m’attendant avec résignation à tout ce qui peut m’advenir… Tu sais, par les journaux, dans quelle affreuse situation est Paris… Les arrestations arbitraires se sont tellement multipliées, qu’on s’attend, d’un instant à l’autre, à être arrêté. Plusieurs de nos amis n’y ont échappé que par la fuite ; on a aussi cherché à se soustraire à la levée des hommes de dix-sept à quarante ans. Il ne me reste plus qu’une dizaine d’employés ; plusieurs de nos garçons de bureau ont aussi fui. Mais je dois rester à mon poste, tant qu’on ne m’aura pas relevé de mes fonctions, je dois donner l’exemple de l’observation du devoir.

Charles C*** a été arrêté par un des graisseurs de chemin de fer du Nord, devenu commissaire de police ; il a été heureusement relâché. Une foule de prêtres sont en prison, plusieurs églises fermées, des maisons religieuses fermées et rançonnées. Toute résistance est paralysée. Les fédérés ont une sorte d’organisation et à leur tête quelques chefs qui ne sont pas dépourvus d’aptitude militaire. La lutte peut se prolonger encore et les ruines devenir effroyables. Des affiches blanches, c’est-à-dire officielles, annoncent que la Commission des barricades fera, au besoin, miner et sauter les égouts. L’animation des fédérés est incroyable dans les faubourgs ; les femmes se font remarquer par leur exaltation. Les vivres commencent à devenir rares.

Paris est morne : hors quelques grandes artères, les rues sont désertes, les boutiques fermées. Cependant les barricades ont disparu du centre de la ville et les omnibus circulent librement. On rencontre peu de gardes nationaux, parce que ceux qui ne se dérobent pas au service militaire sont aux remparts ou dans les forts d’Issy et de Vanves. La population ouvrière de Paris est affolée, et l’on n’entend de sa part qu’injures contre les Versaillais. Il serait imprudent de contrecarrer le premier garde national venu, ceux-ci règnent en souverains. Ils gardent les portes de la ville, et on ne sort pas sans un laissez-passer, qu’il faut aller chercher à la préfecture, où l’on risque d’être arrêté, pour peu qu’on ait l’air suspect. La Commune a sa police, qui rôde partout. Il faut lire le Père Duchesne, étudier l’attitude des fédérés, pour se convaincre que les rêves des républicains modérés sont cruellement déçus. Maintenant, crier : « Vive la République ! » est presque un cri séditieux, il faut crier : « Vive la Commune ! » Enfin, on a écroué hier à la prison Mazas, près de l’archevêque de Paris[4], G. Chaudey, rédacteur au Siècle, ce républicain de l’avant-veille, ancien ami de Proudhon. Des femmes même ont été arrêtées à la place de leurs maris.

Vendredi dernier, je suis encore allé à la séance de mon Académie[5]. Nous ne sommes plus que onze à Paris, tout le monde a fui. Paris se dépeuple ou se détruit, les obus ont entamé l’Arc de Triomphe, et la Commune vient d’ordonner la démolition de la colonne Vendôme.

Enfin, ce qui console, en ces tristes épreuves, c’est le sentiment du devoir accompli. Que deviendrons-nous ? Je l’ignore. Mais, après tout, qu’est-ce que la vie, quand elle se poursuit dans un tel état ? Il faut mourir un jour : tâchons, du moins, de mourir en rachetant par notre conduite les torts que nous avons pu avoir. Je suis résigné à tout. Si, à mon tour, on me saisit comme otage, ainsi qu’on l’a fait pour une centaine de personnes, je me prépare à mourir en bon citoyen et en homme de bien. C’est la doctrine que j’ai prêchée, avant-hier, au petit nombre de ceux qui sont restés ici, aux Archives, à leur poste, et dont quelques-uns laissaient percer leur effroi… On n’ose faire de provisions, parce qu’on craint les réquisitions. C’est un peu comme en décembre dernier et ; comme alors, on entend sans cesse, et même de plus près, le canon. Les détonations d’artillerie sur les remparts font trembler les vitres. Les trois dernières nuits, la canonnade a été incessante. En ce moment, le bruit de l’orage se mêle à celui du canon.

Le peuple est dans un vrai délire, il confond dans une haine commune et irréfléchie Badinguet (comme il appelle l’Empereur), Thiers, Jules Favre, le général Trochu et toute l’Assemblée de Versailles. Louis Blanc, lui-même, ne serait pas en sûreté ici.

Je relisais hier, dans l’admirable histoire de la Révolution française par M. de Sybel, ce qui a trait à la Commune de 1792 et 1793 : on dirait un récit de ce qui se passe sous nos yeux. Chose affreuse ! le peuple en veut beaucoup plus aux Versaillais qu’aux Prussiens… Hier des paysannes, venues au marché, faisaient l’éloge des Prussiens. « Ce sont des gens fort polis et très bien, » disaient-elles. Quant aux Versaillais, on ne les traite que de monstres et d’assassins. On a institué des cours martiales et une sorte de tribunal révolutionnaire. Le fait est que les classes pauvres se figurent que la Commune les rendra riches et leur donnera du bon temps. Quant à une République, comme forme politique, elles s’en moquent et ceux qui ont cru qu’elles étaient républicaines sont des dupes ! Elles sont révolutionnaires. Infatuées de leurs espérances, elles tiennent pour ennemis tous ceux qui se refusent à partager leurs rêves socialistes ; elles en veulent surtout aux républicains de gouvernement, qu’elles accusent de trahison. On a arrêté aussi des bonapartistes connus et saccagé leurs maisons. Comment l’Assemblée de Versailles se tirera-t-elle de tout cela ? Même en cas de victoire, quels embarras ! Quelle détresse ! Gare à la première dictature !

… Je ferme ma lettre au bruit du canon qui gronde avec fureur. Les fédérés sont toujours à la Porte-Maillot et à l’entrée de Neuilly. De ce côté, les troupes de Versailles occupent le pont de Neuilly, l’île de la Grande-Jatte et leurs batteries sont postées sur les hauteurs de Courbevoie. Les fédérés se battent avec acharnement et beaucoup ne savent pas ce que c’est que la Commune. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils ont maintenant une haute paye et des vivres en abondance et qu’une fois la Commune tombée, ils n’ont plus que la misère en perspective. Ce sont les journées de juin 1848 sur une grande échelle.


Extrait du Journal de M. Maury.

L’Imprimerie nationale et le Jardin des Plantes avaient reçu de la Commune de nouveaux directeurs. Je m’étonnais et m’applaudissais tout à la fois de voir qu’elle eût oublié les Archives. Cependant, le jour de l’Ascension, comme j’observais le matin ce qui se passait dans nos cours, le concierge vint me prévenir qu’un envoyé de la Commune demandait à me parler. Je me doutai que ce devait être le citoyen B. Gastineau, ancien journaliste et homme de lettres, que le gouvernement insurrectionnel avait chargé d’inspecter les bibliothèques. Mon confrère Léon Renier, demeuré comme moi à Paris, m’avait rapporté, le vendredi précédent, qu’il avait reçu sa visite à la Sorbonne et qu’il lui avait fait l’effet d’un homme inoffensif. J’aimais mieux avoir affaire à un tel individu qu’à l’un de ces ridicules imitateurs des représentans du peuple en mission, qui se donnaient des airs dictatoriaux et farouches.

Je me décidai donc à recevoir ce personnage et allai au-devant de lui. Je me trouvai en présence d’un petit homme, coiffé d’un képi, et vêtu de la vareuse, uniforme des Communards. Le citoyen Gastineau me présenta un papier assez sale, timbré de la Commune et attestant les pouvoirs dont il était investi comme dellegué (sic) de l’Instruction publique. Je lui répondis que j’étais prêt à lui montrer l’établissement dont j’étais le directeur et qui, malgré les événemens, n’avait pas cessé d’être ouvert au public. Je le promenai d’abord dans les bureaux en répondant aux questions qu’il m’adressait sur les papiers politiques que nous pouvions posséder.

Comprenant le danger de ces questions, je lui fis remarquer que nos documens avaient surtout un caractère historique et, pour lui en donner la preuve, je lui proposai de le conduire dans nos dépôts. Comme il semblait médiocrement enclin à cette visite, alléguant le peu de temps dont il disposait, je lui dis que le n’avais pas l’intention de le mener dans toutes nos salles et que je voulais simplement lui donner une idée des documens conservés dans notre établissement. Accompagné du commis d’ordre, car, ce jour étant férié, tous les archivistes étaient absens, je menai le citoyen Gastineau dans la section judiciaire ; où je fis ouvrir devant lui un registre des Olim[6] et quelques autres vieux registres, et j’insistai sur la nécessité de connaître la paléographie, pour les consulter. Et puis, je le reconduisis jusqu’à l’entrée des Archives.

Le délégué de la Commune, qui avait écouté assez silencieusement ces explications, se déclara satisfait et se borna à quelques généralités qui laissaient assez percer son ignorance de tout ce qui nous concernait. Il me demanda, entre autres, si Michelet n’avait pas été à la tête de notre établissement et il ajouta : « Celui-là est un grand historien, qui était ici bien à sa place. » Cependant on entendait gronder le canon. « Il faut que je me hâte, dit alors le citoyen Gastineau, les obus commencent à tomber dru, il me faut encore aujourd’hui inspecter la bibliothèque du château de la Muette. » Sur ce, il nous quitta, emportant les notes qu’il avait prises, d’après mes renseignemens, et me disant qu’il adresserait son rapport au citoyen Vaillant, délégué à l’Instruction publique. Il disparut et nous n’en entendîmes plus parler.


Le mardi 23 mai, nous nous trouvâmes tout à fait bloqués dans notre quartier et enfermés au palais Soubise. Le canon et la fusillade, qu’on ne cessait d’entendre gronder dans Paris, ne laissaient pas de doute : le combat était engagé dans les rues, nous allions être délivrés ; mais à quel moment ? Impossible de le prévoir. Vers sept heures du soir, j’étais monté dans ma chambre à coucher, quand on vint m’avertir que deux envoyés du Comité de Salut public demandaient à me parler et étaient entrés au bureau de l’Agence. Je descendis en toute hâle et trouvai dans ledit bureau deux hommes encore jeunes, revêtus du costume des officiers d’état-major de l’armée fédérée, ayant l’écharpe rouge et le revolver à la ceinture, portant de grands sabres et affectant un air d’importance et d’autorité. Le plus âgé des deux me déclara être le citoyen Debock, directeur de l’Imprimerie nationale ; il venait, disait-il, me remettre un ordre du Comité de Salut public, m’autorisant, en qualité de directeur des Archives nationales, à repousser toute tentative, qui pourrait être faite pour incendier ou détruire nos bâtimens. Je pris le papier, qui portait le timbre de la direction de l’Imprimerie nationale (sous la Commune bien entendu) et, comme je ne l’examinai point avec une scrupuleuse attention, ignorant la forme et la teneur des actes du Comité de Salut public, je m’imaginais que cette pièce en émanait en effet. Je m’étonnais de l’existence d’un tel ordre, qui révélait chez les fédérés l’intention de brûler les établissemens publics, car ces incendies ne pouvaient en rien servir à leur défense.

J’interrogeai le citoyen Debock pour savoir d’où pouvaient venir ces dangers d’incendie ; il évita de s’expliquer catégoriquement et me dit que l’ordre apporté était à la fois dans l’intérêt de l’Imprimerie nationale, à la tête de laquelle il était placé, et de l’établissement que je dirigeais. Je le remerciai de l’attention qu’il avait eue de me remettre lui-même cette pièce et il m’exprima le désir que je lui en délivrasse un reçu nominatif. Je ne fis aucune difficulté de satisfaire à ce désir. Tandis que je le rédigeais, à la pâle clarté du jour, prêt à s’éteindre, le bruit de la canonnade allait se rapprochant, Debock regarda d’un air inquiet son compagnon, qui semblait plus résolu que lui. « Ce sont nos batteries, repartit ce dernier ; leur tir vient de ce côté, je crois. » En effet, quelques fragmens d’obus étaient tombés dans la cour et plusieurs de nos gardes nationaux levaient les yeux, pour reconnaître la direction des obus. Je remis le reçu aux deux délégués supposés du Comité de Salut public, qui se retirèrent en me faisant un salut militaire.

Cette visite avait excité la curiosité de plusieurs habitans des Archives, qui furent émus à la nouvelle que ces délégués étaient venus nous fournir les moyens de repousser les incendiaires. Le bruit courait, en effet, que le Ministère des Finances était en feu ; le langage tenu par le citoyen Debock donnait à penser que c’étaient des hommes de la Commune qui avaient prescrit ou dirigé ces incendies. La plupart de nos garçons de bureau s’armèrent, sur mon conseil, afin de prêter main-forte, au besoin, à nos gardes nationaux et de repousser les malintentionnés qui tenteraient de pénétrer dans nos bâtimens pour y mettre le feu.

Pendant que notre personnel s’apprêtait ainsi à la défense, y compris plusieurs de ceux qui étaient venus loger aux Archives depuis les événemens, je me rendis au poste de nos gardes nationaux et là, en présence de leur commandant, M. A. Jolly, je leur donnai lecture du papier que m’avait remis le citoyen Debock. Je leur dis que je comptais sur leur concours, pour empêcher ces tentatives criminelles, qui mettraient certainement en péril leurs propres demeures, puisqu’ils étaient gens du voisinage. Leur attitude me convainquit que je pouvais compter sur eux. Cependant la canonnade continuait, et déjà nous étions obligés de nous garer, pour n’en point recevoir des éclaboussures.

Je n’étais pas plutôt remonté dans mon appartement, qu’un de mes garçons vint me dire que le citoyen Alavoine, celui qui avait accompagné Debock, réclamait pour lui un second reçu de l’ordre du Comité de Salut public, apporté trois quarts d’heure auparavant. C’était un ancien typographe de l’Imprimerie nationale, que Debock s’était adjoint en entrant en fonctions. Compositeur à l’imprimerie Paul Dupont, Debock ignorait naturellement l’organisation et les détails du vaste établissement, où il s’était installé au nom de la Commune. Tous les chefs et sous-chefs de service de l’Imprimerie nationale n’avaient pas tardé à suivre le directeur, M. Hauréau, et s’étaient rendus à Versailles. Le citoyen Debock, dans son embarras, s’était adressé à l’un de ses coreligionnaires politiques, un peu au fait du service. Alavoine avait été comme élevé à l’Imprimerie nationale, où son père était depuis longtemps compositeur. Il faisait partie du Comité central de la garde nationale et avait été un des organisateurs de l’insurrection.

On comprend que le citoyen Debock eût trouvé en lui un précieux lieutenant. Mais, malgré leur exaltation, qui puisait sa source dans l’ambition, Debock et son adjoint avaient assez de bon sens pour apercevoir l’odieux des incendies ordonnés par les plus violens de leur parti et, comprenant que la cause de la Commune était perdue, ils voulaient se mettre à couvert et se faire un mérite du service très réel qu’ils rendaient en s’opposant à l’incendie. Ce second reçu, que je délivrai sans plus de difficulté que le premier, me fit deviner le vrai motif qui les avait amenés aux Archives. Plus tard, en regardant de près le prétendu ordre du Comité de Salut public, laissé entre mes mains, je reconnus que la pièce émanait simplement de la Direction de l’Imprimerie nationale et, par conséquent, du citoyen Debock lui-même. Les incendiaires s’étaient présentés, avec du pétrole, pour mettre le feu à l’Imprimerie nationale et Debock avait eu grand’peine, aidé de son personnel, à détourner ces enragés de leur projet, qui aurait eu pour conséquence d’enlever le pain à 7 ou 800 ouvriers. C’est après cela qu’il était venu me trouver, sachant très bien que, vu la contiguïté des Archives, l’incendie de l’une se communiquerait aux autres. Voilà ce qui résulte des conversations que j’ai eues, après les événemens, avec les citoyens Debock et Alavoine.

Ces deux individus se sont, en effet, cachés plusieurs mois dans Paris, dépistant les recherches de la police. Alavoine m’envoya d’abord sa femme et son beau-père, compositeur comme lui à l’Imprimerie nationale, afin de me sonder et de savoir s’il pouvait compter sur mon appui. Je ne suis pas un homme à dénoncer autrui, surtout pour des faits politiques, et, quoique je condamnasse de toutes mes forces l’insurrection de la Commune, je regardai comme un devoir d’aider, dans le malheur, des hommes qui avaient contribué au salut des Archives et à mon salut propre. Je fis donc savoir à M. Alavoine que je le recevrais ; je lui donnai une lettre pour M. Carro, imprimeur à Meaux, et lui indiquai les moyens de s’y rendre sous un faux nom. Alavoine put, de la sorte, sortir de Paris, travailler quelque temps chez Carro, et ne quitta Meaux qu’après avoir été reconnu par un de ses anciens camarades. Il revint alors à Paris, où il était fort exposé ; je le revis et lui donnai de nouveaux conseils sur la manière de passer la frontière. Peu de temps après, il se rendit à Genève, où son beau-père le rejoignit, et reprit sa profession de typographe.

Le service que je lui avais rendu engagea son collègue Debock, qui, lui aussi, avait réussi, pendant plusieurs mois, à dépister la police, à venir me trouver. Il me fut amené par un rédacteur du Siècle, M. Richardet, ex-représentant de la Nièvre, et que je ne connaissais pas. Il ne me fut pas difficile de faire comprendre à M. Debock qu’il y avait pour lui grand danger à demeurer dans Paris où il serait infailliblement arrêté, et lui indiquai la route la plus sûre pour sortir de la capitale. Debock, qui était d’origine belge, voulait se rendre à Bruxelles ; mais, craignant d’être reconnu au chemin de fer du Nord, il était fort perplexe sur la route à suivre. Je l’engageai à se rendre à Argenteuil ; à gagner de là Pontoise, puis Amiens. Je lui donnai une lettre pour M. Dauphin, maire de cette dernière ville, aujourd’hui sénateur et beau-frère de mon vieil ami Obry. Debock, en suivant cet itinéraire, parvint heureusement à gagner la frontière.

La pièce, timbrée de la Commune, que m’avaient remise les citoyens Debock et Alavoine, ne nous fut pas inutile. La nuit même, qui suivit la visite de ces deux délégués, un officier, commandant un assez grand nombre de soldats fédérés, tenta de forcer l’entrée des Archives. Ils furent courageusement repoussés par le concierge, aidé de plusieurs garçons de bureau ; fort de l’ordre que j’avais reçu, notre commis d’ordre M. Delasaussois leur enjoignit de se retirer. Mais la position des Archives convenait aux fédérés pour leur défense et, le lendemain matin, ils renouvelèrent leur tentative. J’étais alors dans la cour, et j’opposai à l’officier fédéré, qui s’était fait ouvrir la porte et qui était accompagné de ses hommes, l’ordre en question dont je lui donnai lecture. Il parut y ajouter peu de foi et me répondit : « Mais, nous avons des ordres contraires ! » Toutefois, la vue du personnel armé qui m’environnait produisit son effet ; il se retira avec ses hommes et on lui referma la porte au nez.

Ces deux tentatives des insurgés pour pénétrer dans les Archives ne se renouvelèrent pas. Cependant, cette nuit même du mardi 23 au mercredi 24 mai, le feu s’était tellement rapproché de nous, qu’on était exposé dans nos cours à recevoir des projectiles, et que déjà divers habitans des Archives, notamment les femmes, avaient dû passer la nuit dans les caves ; c’étaient des alertes continuelles, car, malgré notre réclusion, quelques nouvelles plus ou moins vagues nous étaient apportées du dehors.


Paris, 28 mai (dimanche) 1871. — Nous sommes enfin délivrés de cette horrible Commune. Jeudi 23 mai, à 4 heures de l’après-midi, les troupes entraient aux Archives, où je n’avais pas arboré le drapeau rouge et où j’avais maintenu le drapeau tricolore jusqu’au 21, malgré les menaces du Comité de Salut public contre les partisans du gouvernement de Versailles. Nous avons été bombardés le mardi, le mercredi et le jeudi matin. On a dû coucher dans les caves et les rez-de-chaussée abrités. Le mardi on avait construit une barricade devant les Archives, à l’angle de la rue Rambuteau et de la rue du Chaume, qui longe nos dépôts. Elle avait du canon. La prise de cette barricade nous a rendus à la liberté et à la France. J’ouvris avec enthousiasme mes portes à un bataillon du 94e ; j’offris à boire et à manger aux braves militaires, qui nous avaient apporté le salut et qui firent des Archives une place d’armes, pour attaquer les barricades voisines. L’Imprimerie nationale avait été occupée une demi-heure avant nous. Depuis lors, nous sommes devenus un quartier général, notre vaste cour est un camp. En ce moment, — il est 8 heures du matin — la fusillade et la mitraillade durent, avec une effroyable intensité, depuis hier à 3 heures, sans discontinuer. J’écris au bruit de ces affreuses détonations, que l’on entend comme si elles se produisaient à 200 mètres. Les soldats de la compagnie qui occupe notre cour m’assurent que l’action a lieu au boulevard Richard-Lenoir et au canal Saint-Martin, où les Fédérés sont acculés et tentent une lutte suprême. Nous avons reçu ici force balles et obus. Une de mes chambres a été traversée par un éclat d’obus, qui a brisé une porte et pénétré dans le corridor, pour aller s’enfoncer dans une armoire. Nous avons reçu une balle dans la salle à manger, un autre obus a écorné une marche de l’escalier. On court à nos dépôts : les obus n’y ont, heureusement, occasionné que de faibles dégâts. Mon jardin et la terrasse ont reçu beaucoup de projectiles.

Quel désastre ! Quel carnage ! On a fusillé une masse de fédérés ; les incendies, allumés par ordre de la Commune, avaient exaspéré la troupe et la population tranquille. Personne ici n’a été blessé.


Paris, 28 juin 1871. — Les idées propagées par la Commune et qui couvaient depuis longtemps dans la classe ouvrière y subsistent toujours. L’Internationale épie l’occasion de tenter un nouveau mouvement, et la répression terrible infligée aux fédérés a laissé de profonds désirs de vengeance. On peut dire que les prolétaires sont plutôt vaincus qu’écrasés ; ils sont encore frémissans. On s’en aperçoit bien dans le mouvement électoral, qui a lieu en ce moment.

J’ai cru devoir m’en mêler, par patriotisme, car il est important de s’unir, sans distinction de nuance, contre le socialisme : je suis donc un des promoteurs du Comité électoral du IIIe arrondissement. Eh bien ! je vois des hommes, ayant un pied dans la Commune, s’agiter et relever la tête. La leçon ne leur a pas profité. Hélas ! les Français en profitent rarement. Et, sous le couvert de républicanisme avancé, des hommes comme B*** qui en dessous main ont soutenu l’insurrection, se portent candidats. Quant à notre rôle, nous n’avons pas autre chose à faire que de soutenir l’Assemblée et M. Thiers, le seul homme d’Etat que nous possédions… Qu’avons-nous après lui ?

Il est bon pour maintenir le statu quo, mais saura-t-il s’affranchir assez des vieilles pratiques, pour être un réorganisateur ? Il sera vite démonétisé, comme cela arrive chez nous à tout homme qui tient le timon des affaires. S’il venait à nous manquer, je ne serais pas surpris qu’on ne fût réduit à élire le Duc d’Aumale. L’Assemblée est monarchique, mais elle sent la nécessité de garder M. Thiers au pouvoir.

On a dit à tort, dans les Débats, que la Commune n’avait pas fait tirer sur les Archives parce qu’elle y avait installé son intendance. Cette dernière n’était pas installée chez nous, mais à côté, à l’École des Chartes, et ce n’est qu’après le départ de l’intendant de la Commune qu’on a tiré sur nous.

Je suis allé l’autre dimanche à Meaux, pour affaires. On y avait encore force Prussiens ; ils s’y conduisent bien. La ville, quoique ayant eu à payer d’énormes contributions de guerre, réussit à s’en tirer. Les fermiers qui vendent des vivres ou fourrages aux Prussiens gagnent, dit-on, beaucoup d’argent, Tant il est vrai qu’il y a, en France, un fonds de richesses, qui serait une bien grande ressource, si l’état moral n’était pas si mauvais. Je crains que nos ennemis ne cherchent à entretenir ce fâcheux état d’esprit, pour profiter de notre abaissement. Il est probable que ma conduite aux Archives, pendant la Commune, m’en fera maintenir la direction. J’ai repris, depuis trois semaines, mes leçons au Collège de France.

Depuis le 25 mai, date de notre délivrance par les troupes nationales, nous n’avons pas cessé d’avoir des troupes. Le général Carteret-Trécourt avait établi son quartier général ici ; maintenant, je n’ai plus qu’une compagnie d’infanterie dont les soldats bivouaquent dans la cour. Je loge dans mon appartement, depuis quatre semaines, un commandant et trois autres officiers. Mais la première semaine, les Archives ressemblaient à une caserne. Ce pauvre général Le Roy de Dais, qui a été tué tout près de chez nous le vendredi 26 mai, avait passé le matin pour me voir… Le combat a été très acharné dans la rue Turbigo près des Halles. Comme nous avons été pris entre trois barricades, armées de canons, dont l’une était contiguë à notre grand’porte, nous sommes restés bloqués trois jours, du mardi 23 au jeudi 25 mai. Du haut de notre terrasse, on voyait les incendies. Au reste, le récit des journaux sur ce qui s’est passé aux Archives est assez exact.

Mon ami Joseph Bertrand a eu à Paris sa maison, ses papiers et ses livres brûlés de fond en comble ; il est inconsolable de la perte d’un travail sur les mathématiques[7]. Il s’en est fallu de bien peu que l’Institut ne brûlât complètement : il a été délivré à temps par les marins. Ceux-ci installèrent, à nos petites fenêtres que tu connais, des pièces d’artillerie avec lesquelles ils tirèrent sur les barricades du Pont-Neuf et du quai de la Monnaie. Nos concierges de l’Institut ont fait preuve d’un grand courage et c’est à eux surtout qu’on doit la préservation du palais… Le fameux peintre Courbet, nommé par la Commune directeur de l’École des Beaux-Arts, n’y est pas venu ; mon confrère, le statuaire Guillaume, est resté en fonctions tout le temps.

M. Thiers a fait beaucoup pour reconstituer l’armée et a déployé une admirable activité, surmontant de grands obstacles ; mais je crains qu’il ne se laisse circonvenir par des gens très arriérés. Au point de vue politique, l’état-major de l’armée est aussi divisé que la nation ; chaque parti cherche à l’attirer à soi. Les légitimistes font la cour au général Ducrot ; les républicains à Chanzy et à Faidherbe ; Stoffel, qui croit la cause impériale perdue, incline vers le principe légitimiste, sans avoir d’ailleurs de sympathie pour le comte de Chambord. Cette division des partis conservateurs contribuera à maintenir la République ; mais que sera une République dans un pays si profondément divisé et sans esprit politique ? De plus, les socialistes s’efforceront, à la première occasion, de s’emparer du pouvoir et de réaliser leurs utopies.

Le clergé se remue beaucoup en faveur du comte de Chambord. Les orléanistes sont plus sur la réserve. Quant aux bonapartistes, on exagère beaucoup leurs menées. Mme C***, d’accord avec le colonel Stoffel, affirme que l’Empereur ne veut pas qu’on agisse pour sa dynastie et engage ses partisans à se tenir dans l’expectative ; il a pris son parti philosophiquement, il n’en est peut-être pas de même de l’Impératrice.


Paris, 5 juillet 1871. — Avant hier, les troupes ont quitté les Archives et j’ai été libéré des logemens militaires. Les élections de Paris sont un peu meilleures que je ne l’avais supposé. Malgré les efforts du Comité électoral du IIIe arrondissement, nous n’avons pas pu arriver à une fusion des divers groupes du parti de l’ordre. Même après cette terrible leçon de la Commune, le nombre de suffrages obtenus par ceux qui ont favorisé les fédérés est encore considérable. Le danger demeure très sérieux. Les exagérations réactionnaires des légitimistes ont rejeté du côté des rouges des hommes qu’on aurait pu en détacher. Les élections des départemens sont, ou en faveur du parti Thiers, ou tout à fait radicales, ce qui prouve que le parti légitimiste a perdu du terrain. L’orléanisme même semble en ce moment moins fort qu’il y a deux mois. L’Internationale continue à conspirer et les ouvriers, que les incendies n’ont pas indignés, se flattent de prendre leur revanche. Ils sont tout fiers d’avoir tenu en échec l’armée de Versailles pendant six semaines.

Ce qui est étonnant, c’est que la Commune, qui a envoyé presque partout des délégués, ne m’en ait pas expédié. Et pourtant, j’avais maintenu le drapeau tricolore à notre grande porte. Plusieurs fois, on a demandé à notre courageux portier si j’étais à Paris et on m’a même envoyé, sous prétexte de consulter des documens aux Archives, un individu qui, d’après la nature des questions, nous a paru être un espion. M’étant rendu en secret le 8 avril, à Versailles, je parvins à obtenir de la Caisse centrale des Finances un virement et un mandat sur le receveur principal des Contributions directes à Paris, qui avait hâte de se débarrasser de ses écus, pour n’être pas pillé par la Commune. Cela me permit de payer mon monde, en lui recommandant le secret. Je fis venir les sacs d’écus dans des cartons, comme si c’étaient des pièces d’archives ; car il fallait être sur ses gardes, la Commune ayant donné l’ordre d’arrêter ceux qui se mettaient en rapport avec le gouvernement de Versailles. Heureusement, j’étais sûr de mes garçons de bureau, qui me sont dévoués, et j’avais engagé notre homme de peine, dont je me défiais, à quitter Paris ; il était parti pour son pays. J’ai donc pu échapper à la Commune et garder mon autonomie, quoique nous vissions sans cesse passer, devant notre porte, des bandes de fédérés, de « turcos de la Commune, » de « vengeurs de Flourens » et des membres de la Commune qui se rendaient au Mont-de-Piété, établissement sur lequel ils faisaient un décret. J’ai tenu les Archives ouvertes au public jusqu’au 21 mai et j’ai eu quelques visiteurs, anciens habitués, même deux hommes qui faisaient des recherches pour le service du « citoyen » Protot, délégué à la Justice, lequel, ayant habité rue de Braque, nous connaissait fort bien. Je sortais peu. Je prenais l’air, tous les jours, après mon dîner, et parcourais les quais et le faubourg Saint-Germain, presque entièrement désert. J’ai, alors, couché dix jours chez Mme D***, par mesure de prudence, car on faisait force arrestations.

Il m’a fallu, durant huit jours, nourrir et payer les gardes nationaux, que j’avais persuadés de rester ici pour nous défendre, et qui ont concouru avec nous à repousser les fédérés, quoiqu’ils fussent la plupart d’anciens communeux du quartier. Tout cela m’a rendu assez populaire, pour qu’un certain nombre d’entre eux m’aient offert une candidature à l’Assemblée nationale.


Alfred Maury.
  1. M. Hauréau était alors directeur de l’Imprimerie nationale.
  2. Voyez 15 décembre 1870 : Une Prusse dans l’antiquité : la Macédoine. Voyez 15 février 1871 : Les guerres des Français et les invasions des Allemands.
  3. Il s’appelait Charles-Félix Garenne et échappa aux fusillades de la Commune ; il est mort en 1878, après quarante-sept ans de ministère, dans la paroisse Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux.
  4. Monseigneur Darboy et Chaudey furent fusillés comme otages, le 27 mai 1871.
  5. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
  6. On appelle ainsi les registres du Parlement, qui renferment les arrêts rendus par la Cour du Roi depuis saint Louis.
  7. C’était un ouvrage en trois volumes sur l’Analyse mathématique. Les deux premiers volumes avaient paru ; le troisième, exposant la théorie des Équations différentielles, était complètement achevé en manuscrit et fut brûlé dans l’incendie allumé par la Commune. (Note communiquée par M. le doyen Appell.)