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Les Arts industriels en France et l’exposition de 1863

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Les Arts industriels en France et l’exposition de 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 986-1001).
LES
ARTS INDUSTRIELS EN FRANCE
ET
L'EXPOSITION DE 1863

Il y a quelques années, la supériorité de la France dans l’art industriel n’était guère l’objet d’un doute. Dans ce domaine, où l’habileté matérielle ne saurait régner que disciplinée et corrigée par le goût, nous ne connaissions pas de rivaux. A l’exposition de 1855 encore, le privilège des tentatives ingénieuses et des créations élégantes nous était resté. Cependant l’année dernière un fait remarquable s’est produit : l’art industriel français avait trouvé à l’exposition universelle de Londres un concurrent, un émule inattendu, presque un vainqueur : c’est l’art industriel britannique. Comment expliquer ce soudain triomphe de nos voisins? Par quel secret avaient-ils en cinq ans conquis les qualités précieuses dont nous étions si justement fiers? Telle est la question que ceux qui prennent intérêt à une alliance plus étroite de l’art et de l’industrie en France ne se posaient pas, il y a un an, sans une légitime inquiétude. Aujourd’hui cette question se représente, et il semble qu’à l’exposition ouverte depuis quelque temps aux Champs-Elysées l’art industriel français lui-même ait voulu, en présence de son nouveau rival, s’interroger sur ses propres forces, soumettre au jugement du public ses plus nouvelles créations, rechercher quels ont été dans ces dernières années les progrès accomplis, et se demander quels progrès il lui reste à faire. Cette préoccupation du progrès dans quelques branches de l’art où nous avions longtemps cru être supérieurs n’est certainement pas à blâmer; elle témoigne d’un vrai sentiment des exigences de notre époque. Nous vivons dans un temps où les rangs se déplacent facilement, où il faut (et il en est des peuples comme des individus), si l’on veut conserver la position acquise, redoubler d’efforts en se tenant toujours dans la direction vraie. Est-ce assez cependant que de se connaître, de compter avec orgueil les richesses qu’on possède, de constater avec regret celles qu’on a perdues? Non sans doute, et la France, il faut bien le dire, abuse un peu trop des expositions. Des exhibitions répétées à de courts intervalles ne sauraient avoir une influence bien sensible sur l’art. Nos voisins procèdent avec moins d’apparat et plus de logique, et ici nous sommes ramené à la question que soulevait l’exposition universelle de 1862. Celle-ci du moins nous apprenait un fait important : c’est qu’en dix années à peine l’Angleterre nous avait presque dépassés dans la voie des applications de l’art à l’industrie. Or l’explication de cette heureuse fortune de l’Angleterre est dans la part qu’elle a faite non aux expositions, mais à l’étude même de l’art. Ces années, ce n’est point à s’admirer elle-même qu’elle les a passées; c’est à s’instruire, à se fortifier devant les grands modèles; c’est à développer en un mot chez elle l’enseignement de l’art industriel dans les plus larges proportions.

A la suite du grand concours international inauguré par l’exposition de Londres en 1851, l’Angleterre avait eu le sentiment de son infériorité dans cette portion du domaine industriel qui relève plus particulièrement de l’art. Un noble esprit, dont la mémoire est justement honorée, le prince Albert, signala courageusement les causes de cette infériorité, et prit l’initiative de ces améliorations, qui en dix années devaient presque complètement changer la face des choses. L’Angleterre possède aujourd’hui huit ou neuf cents sociétés dont la mission est de propager le sentiment de l’art et du goût. Ces sociétés libres comptent 200,000 membres, qui mettent en mouvement 100 écoles d’art et près de 300 écoles pour l’industrie privée. Des musées de toute sorte ont été créés pour chaque industrie, avec enseignement public et exposition spéciale pour chaque genre de fabrication. Puis à ce déploiement d’efforts est venu s’ajouter l’achat des livres, des dessins, des gravures qui peuvent servir de modèles et de renseignemens. Ce vaste ensemble entraîne dans sa sphère une masse considérable de fonds et toute une pléiade d’hommes intelligent, dévoués à l’art, qu’une juste rémunération attache solidement à ces institutions. Nous avons vu en 1862, dans la Cité de Londres, quelques spécimens des travaux de ces nouvelles écoles d’art industriel, et nous devons convenir que, si les élèves ne sont pas plus adroits que ceux de nos écoles, ils arrivent, grâce au choix heureux des modèles, à une incontestable supériorité.

En regard de ce beau mouvement des écoles d’art industriel que nous présente l’Angleterre, où en est aujourd’hui la France? L’exposition de 1863 nous l’a montré, car on a eu la pensée heureuse, et qui mérite d’être encouragée, d’appeler les écoles de tout le pays à ce concours industriel. Eh bien! il faut que la France sache reconnaître ce que l’Angleterre s’est avoué il y a dix ans : c’est que son enseignement de l’art industriel est à réformer complètement. L’étude de la nature et des maîtres, la seule féconde, qui se manifeste en Angleterre par de si importans résultats, nous n’en trouvons dans les dessins d’élèves exposés aux Champs-Elysées que de bien faibles traces. La plupart de ces dessins trahissent les procédés fâcheux qu’on applique à l’éducation de nos jeunes artistes industriels, retenus d’ordinaire dans une salle close, en face d’un ennuyeux plâtre ou de ces lithographies pénibles et tourmentées dont l’enfant doit imiter avec soin pendant des mois la fabrication laborieuse. Que de temps perdu à faire ces hachures symétriques en forme de filets, qui font oublier et le but du dessin et le sujet même qu’on copie! Si encore ils avaient autour d’eux les objets élégans et précieux qui décorent les palais, peut-être leur imagination, éveillée par la comparaison du beau, ne sortirait pas des règles du goût ; mais ce milieu froid de l’école ou de l’atelier n’est guère fait pour donner à la jeunesse ce goût pur et élevé que la grandeur des œuvres divines peut seule inspirer. Ce n’est qu’au dehors qu’on trouve ce soleil vivifiant qui révèle aux yeux les mystères de la couleur, ces arbres et ces gazons qui les reposent des noires vapeurs du charbon, ces parfums de fleurs, ces baumes de vie qui relèvent l’esprit abattu et lui donnent l’enthousiasme et la force[1].

Il manque donc une bonne direction à nos écoles, et voilà pourquoi sans doute depuis dix ans notre art industriel a vu décroître son ancien prestige. Ce fait bien établi, passons de l’enseignement aux œuvres qu’il produit, et il sera aisé de montrer par quelques exemples caractéristiques ce que l’exposition des Champs-Elysées nous révèle sur les tendances et sur les efforts du génie national dans un domaine où il était si habitué à triompher autrefois.

Au milieu de cette collection considérable de dessins d’ornement exposés dans les salles du premier étage du Palais de l’Industrie, que trouvons-nous? Un seul décorateur dans le vrai sens du mot. Homme de goût et coloriste par excellence, M. Mazerolles a exposé diverses toiles, parmi lesquelles nous citerons de préférence la Belle au Bois dormant, modèle d’une tapisserie exécutée à Aubusson par MM. Braquenié frères. Nous avons vu la tapisserie, et nous n’hésitons pas à dire qu’elle est digne de soutenir la comparaison, au point de vue décoratif, avec ce que faisaient les Gobelins avant la perte des traditions et des secrets de métier. Comment la manufacture d’Aubusson n’a-t-elle pas exposé ce tapis de tenture, au lieu de la monstruosité que MM. Requillart et Roussel offrent à nos yeux attristés : un tapis de salon, représentant une formidable armature de bronze doré qui encadre en haut relief des tableaux de fleurs et des trophées de musique? La porte d’une prison ne serait pas aussi solidement charpentée. Ni le talent, ni le soin, ni l’argent n’ont fait défaut à ce travail ; il n’y manque que le goût et le sentiment du décor. C’est ce goût, ce sentiment, qui recommandent au contraire les travaux de M. Mazerolles, sa charmante frise de Diogène cherchant un homme par exemple, ou son esquisse du plafond du théâtre de Bade. Toutefois dans sa frise pour salle à manger, la Cuisine, il a oublié de changer les pinceaux du peintre contre ceux du décorateur. Ce serait un malheur s’il ne s’arrêtait à temps sur cette pente, car il est le seul, s’il veut choisir entre le style décoratif et le style de la peinture historique, qui soit capable de décorer dignement un théâtre ou un palais. Et d’ailleurs en quoi son mérite serait-il abaissé? Sa composition, son dessin, ont-ils besoin d’être moins purs, sa couleur moins belle? Ce n’est donc que l’abandon du trompe-l’œil et du fini, où viennent souvent se perdre la verve et l’inspiration, que nous voulons lui demander.

Non loin de M. Mazerolles, on remarque des peintures d’éventail d’un goût charmant, les paysages de M. Allongé, par exemple, d’une finesse et d’une couleur exquises. A côté de ces produits, qui relèvent directement de l’art, il en est d’autres où l’industrie domine, et qui méritent également un examen attentif. Il y a certainement dans ces dessins de tapis, de châles, de dentelles, de meubles et de bijoux, qui couvrent les murailles, une habileté extrême; mais tous, dessinateurs, graveurs, lithographes, ciseleurs, nielleurs et émailleurs, s’imaginent que c’est en atteignant dans leur travail le degré suprême d’égalité et de monotonie d’une mécanique, qu’ils arriveront à la perfection. Ils abdiquent toute expression dans leur tracé, et croient toucher le but lorsqu’ils ont rendu leur main semblable à cette tige d’acier de la machine à piquer et à tracer dont ils font un trop fréquent usage. Que de temps perdu, que de peine, pour vaincre ainsi ses muscles, détruire toute manifestation de la vie, de l’esprit, toute inspiration en un mot de cet art suprême qui ne se trouve que dans les œuvres émues, si nous pouvons ainsi parler, c’est-à-dire dans les œuvres où la généreuse agitation du sang se fait sentir et détruit l’implacable uniformité! Cette grande rectitude, qui préoccupe avant tout l’artiste industriel de nos jours, l’empêche de saisir la poésie, la philosophie de son travail, et par conséquent de l’aimer. Ce n’est plus qu’un automate chargé d’exécuter mécaniquement le dessin qu’on lui donne. Là se borne son art, il en ignore complètement les procédés divers. Dès lors comment l’ouvrier peut-il être indépendant de l’entrepreneur? S’agit-il par exemple de faire une simple coupe d’argent, une timbale, un couvert, ou bien une reliure, un coffret, un objet quelconque enfin : il faudra s’adresser à vingt personnes différentes. Celui-là fournit la matière, cet autre donne la forme, un troisième la polit; puis l’œuvre passe en d’autres mains pour les soudures, les guillochés, la gravure des ornemens, celle des chiffres, et ainsi de suite, de telle sorte que chaque ouvrier, habile pour un détail, mais incapable de comprendre l’ensemble, n’est que le rouage infime d’un tout sans caractère et sans unité.

Est-ce un luxe bien enviable que de posséder la plupart des choses que nous examinons ici? Voyez tous ces bronzes, ces pendules, ces statuettes, ces candélabres : quelle fatigue dans l’agencement et quelle prétention! Comme tous, à bien peu d’exceptions près, sont tourmentés! Quel oubli absolu des lois d’unité, d’harmonie, qui doivent relier les diverses parties et en faire un tout, un monument enfin! Hélas! chaque morceau est fait à part et en vue de quelque autre objet. Ce pied de lampe va servir à un calice, à une torchère, à un chandelier; cette statuette peut à volonté se tordre sur une pendule, ou supporter une corbeille dorée, un vase, que sais-je encore? Si le goût est borné, l’imagination en ce genre1 est fertile. Tous ces objets brillans d’or et d’argent sont-ils en cuivre, en fer ou en zinc? Approchez, et vous verrez au-dessous galvanoplastie, alfénide, orfèvrerie Christofle, zinc d’art, etc. On le voit, le fabricant, fier de ses résultats industriels, ne cherche plus à tromper l’acheteur; c’est ce dernier qui aura le soin dans son salon de tromper ses amis, et de leur faire croire à un luxe qui dissimule souvent bien des misères, mais ne cache assurément pas le mauvais goût.

Ce n’est pas que nous voulions interdire à la foule ces petites vanités qui appartiennent, dans toutes les conditions, à la race humaine. Nous sommes loin de repousser en lui-même le métal économique, nous regrettons seulement l’abus qu’on en fait. Avec du zinc ou du plomb, du fer ou du cuivre, il n’est pas impossible souvent à un artiste de goût d’obtenir de plus beaux résultats qu’avec de l’or. Le zinc est assurément un métal assez laid à l’œil : il a une couleur terne, une oxydation froide, qui ne se prêtent nullement à des œuvres d’art, si l’on ne lui donne pas galvaniquement les tons des métaux riches; mais alors l’avantage qu’il avait sur le cuivre ou le bronze par la modicité du prix se trouve sensiblement diminué. Et puis de l’or, toujours de l’or ! Rien n’est plus antipathique à l’art véritable que cette dorure éparpillée partout. Qu’on se représente la Vénus de Milo dorée tout entière : à cette seule pensée, un artiste frémira. Cherchons donc, pour remplacer ce faux luxe, des alliages où le zinc, l’étain, le cuivre, le plomb, l’argent, le fer, l’aluminium, les divers métaux enfin puissent se combiner, et nous aurons des vases, des ustensiles, des bijoux, mille objets où le goût, domptant la matière, charmera les yeux par l’harmonie des formes et des couleurs. Examinez ces métaux si habilement alliés que les Chinois et les Japonais appliquent à toute chose : ici ce sont des jaspures d’or dans un bronze florentin, là une poussière d’argent fixée par un enduit d’abord, ensuite au feu, dans le sillon d’une gracieuse arabesque, si finement gravée qu’on ne saurait comprendre comment la main humaine a pu faire de pareilles incrustations. Parlerons-nous de ces aciers tordus ensemble et redressés au marteau, dont les moirures, les zébrures et les alliages donnent aux vases et aux armes de Perse et de Syrie un aspect si précieux? Ces bijoux du Tonkin avec ces animaux et ces fleurs en relief, où l’acier noir et irisé, l’or et l’argent se combinent harmonieusement, ne montrent-ils pas quel parti on peut tirer des métaux les plus communs pour en faire des objets d’art? car c’est la main-d’œuvre et non la substance qui doit ici servir à fixer la valeur. En Égypte, en Perse, en Syrie, en Chine, les plus grossiers ustensiles sont pour les yeux de l’artiste une source inépuisable d’étude et d’admiration. Toujours les lois de la forme et de la couleur y sont respectées, toujours on y reconnaît l’œuvre inspirée, c’est-à-dire obéissant aux vrais instincts du beau, qu’une fausse civilisation n’a pas éteints. Ce vase a poussé comme pousse l’herbe des prés, et si vous demandez à l’enfant qui vient d’en modeler l’argile et de le mettre au soleil pour le faire durcir sur quel modèle il l’a copié, il vous regarde en riant et comme étonné d’une question si naïve. Il n’y a donc rien de ce qui est exposé ici en matières premières, — métaux, bois, tissus, si communs qu’ils soient, pourvu qu’ils obéissent aux conditions de la durée, qui est une loi primordiale, — rien qui ne mérite et nos études et notre admiration. Lorsque les moyens nous manquent pour avoir ce luxe d’or et d’argent, de marbre et de porphyre, qui se répand partout, remplaçons-le par le zinc, par le simili-pierre et le simili-marbre, par les terres cuites et les émaux, ou par toute autre matière que les inventeurs nous déclarent indestructible ; mais au moins que la forme, la couleur, le goût, président à la construction et à la décoration de nos maisons, de nos meubles, ainsi qu’au tissu de nos étoffes. Un simple morceau de marbre poli pour faire une pendule ne vaut-il pas cent fois ce Serment des Horaces en clinquant, qui ferait prendre en haine tous les bronzes et toutes les pendules? On fait depuis longtemps un abus déplorable de la nature humaine dans l’ornementation. Pourquoi ne pas mieux respecter notre image, qui se prête d’ailleurs fort mal au style décoratif, et qui devient insupportable lorsqu’elle n’est pas l’œuvre du génie? La preuve est surabondamment fournie par ces chevaliers en vert-de-gris, ces Vénus rouges, ces Callot avinés qui s’étalent sur tout un côté du Palais de l’Industrie ; le burlesque, le laid et le difforme semblent ici la devise des auteurs. La renaissance avait abusé de la figure humaine, mais sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI les arabesques, les fleurs, les oiseaux, les amours, qui ne sont pas tout à fait des humains, entrèrent à peu près seuls dans l’agencement des meubles, des bronzes, des décors en un mot. C’était à la fois d’une exécution plus facile, plus élégante et moins coûteuse; il était aisé de varier les détails, tandis qu’une statue en pied doit se reproduire par centaines, si l’auteur et le commerce veulent en tirer parti, et dès lors ce poncif, trop souvent médiocre, fatigue et rebute. On ne saurait trop le répéter, le bien-être et le luxe ne consistent pas dans ces inutilités prétentieuses qui encombrent les meubles, tachent les murs, et ne permettent aux yeux de se reposer nulle part.

Celui qui visiterait l’exposition actuelle en s’inspirant de tels principes trouverait à chaque pas l’occasion d’exprimer son blâme ou ses regrets. Après avoir signalé le défaut commun à la plupart des objets exposés, il pourrait cependant s’arrêter devant quelques tentatives où l’on reconnaît le désir de concilier sérieusement les exigences de l’art avec celles du luxe moderne. Dans cet ordre d’essais recommandables, on rencontre quelques meubles en ébène pour bibliothèque et salle à manger d’une proportion charmante, sobres de détails, sans maigreur, et dignes en un mot de servir d’exemple. Ce sont les seuls à peu près sans défauts que nous puissions citer. Mme veuve Fossey d’une part et M. Jeanselme de l’autre, qui les exposent, feront bien, dans leurs compositions, de s’en tenir à cette élégante simplicité. Nous avons remarqué aussi les bronzes de M. Choiselat. Ils se distinguent par l’ampleur, la bonne composition et l’absence du tourmenté, du compliqué, qui est le type de notre moderne fabrication. Il y a là un souvenir des meilleurs groupes de Versailles. De beaux enfans, des amours, c’est tout comme, grimpent après une sorte de palmier qui forme le candélabre. Tout cela, de grandeur naturelle et de vrai bronze, compose une décoration magistrale qu’on aime à citer.

Dans un genre tout opposé, les bronzes émaillés de M. Legost sont dignes d’attention. Quoique imités de ces émaux cloisonnés qui, depuis la prise du palais d’été de l’empereur de Chine, sont devenus presque communs en France, ils en diffèrent sur bien des points; ainsi l’émail cloisonné chinois, presque d’une seule pièce, a pour but d’imiter un vase en porcelaine. Le cuivre qui forme les alvéoles où se coule l’émail n’apparaît que comme une fine niellure. Ici au contraire le métal domine et enchâsse les émaux comme il le ferait pour des pierres précieuses. Les produits de ce travail s’appellent émaux affleurés, et non pas émaux cloisonnés. Nous avons remarqué particulièrement un petit chandelier à deux branches, d’une couleur exquise, et dont le travail est exécuté comme le serait une œuvre de bijouterie. On doit reprocher à M. Legost ses formes parfois un peu lourdes; mais, pour l’harmonie de ses couleurs, il ne mérite que des éloges. Ce qui frappe généralement, à vrai dire, parmi les bronzes exposés au Palais de l’Industrie, c’est moins l’absence que l’abus du talent, c’est l’effort et la recherche au lieu de la simplicité. Ainsi MM. Barbedienne, Delesalle, Carrier-Belleuse et tant d’autres ont assurément dans leur exposition des objets qui prouvent l’étude et le savoir-faire. Qu’y manque-t-il donc? Ce goût épuré, cette distinction que recherche une société autre que celle trop connue maintenant sous le nom de demi-monde. Nous préférons à ces objets pompeux le simple étalage d’un serrurier, M. Vigneron, qui nous montre dans un cadre des guirlandes de fleurs en fer relevées au marteau, des heurtoirs de porte, des girandoles et des clés en fer forgé et soudé sans brasure, d’une simplicité et d’un fini précieux.

Le goût prétentieux dont l’empreinte est si visible dans les meubles d’ornement et les bronzes se retrouve dans les étoffes et les papiers peints. Le petit nombre de spécimens qu’on rencontre en ce genre à l’exposition attirent l’œil par des tons durs et sans vibrations, qui rendent impossible toute harmonie. Les étoffes pour meubles, rouges, vertes, jaunes ou bleues, offrent comme nouveauté une imitation de dentelle noire qu’on croirait cousue sur l’étoffe. Les châles français révèlent, comme les papiers, la plus malheureuse entente des couleurs. On se demande comment des industriels qui ont sous les yeux ces cachemires de l’Inde, les plus beaux et les plus harmonieux du monde, lorsqu’ils ne sont pas faits d’après des dessins européens, peuvent fabriquer avec tant de soin des tissus aussi mal teints, des dessins aussi vulgaires et des combinaisons de couleurs aussi pauvres ! Faut-il attribuer cette impuissance à la lumière affaiblie de notre soleil, ou ne serait-ce pas plutôt la prétention de faire mieux qui nous aveugle tous?

En arrivant à la céramique, nous nous rapprochons de l’art véritable. La céramique occupe sans contredit la place la plus considérable à cette exposition, et la faïence y joue le principal rôle. En porcelaine, que trouvons-nous cependant? Qu’y a-t-il en verrerie? Aucune fabrique importante n’a voulu se montrer. Sèvres comme les Gobelins ont laissé leurs produits enfermés, ne daignant pas se mettre en ligne avec de si pauvres adversaires. Les verreries de Baccarat et de Clichy ont suivi cet exemple. Parmi les rares exposans d’objets en porcelaine, nous n’en apercevons pas un seul qui ait le sentiment de la forme et sache se tenir dans les limites assignées par le goût à l’art décoratif. Assurément, dans les porcelaines-biscuit de M. Gauvin, il y a de grandes difficultés vaincues ; mais l’effet général n’en est pas moins fâcheux. Tantôt c’est un portrait vigoureux et comme peint à l’huile, dont le fond noir, entouré d’une surface claire, perce de part en part le ventre du vase qu’il est chargé de décorer; tantôt une forme impossible vient détruire tout ce qu’il y a de mérite dans la décoration. Que de forces mal dirigées et perdues ! Quelle fatigue inutile ! Quel oubli même des convenances! Pensez-vous donc qu’un vase ne soit fait que pour être regardé sous un globe de verre? Ceux-là mêmes qui sont des objets de luxe ne doivent-ils pas contenir soit des fleurs, soit des lampes, ou des candélabres, en un mot être utiles en même temps que beaux? Mais ces goulots étroite, de forme pompéienne plus ou moins pure, qui avaient certainement leur raison d’être jadis, ne sont plus aujourd’hui que des inutilités et perdent dès lors leur seul mérite.

Toutefois, au milieu de ces porcelaines sans goût, il faut distinguer l’exposition d’un genre tout nouveau de MM. Gillet et Brianchon. Les tons nacrés des perles, les reflets irisés des plus belles coquilles sont fixés sur cette porcelaine et charment par la délicatesse des nuances. On dirait que les rayons du soleil ont été surpris et fixés par l’émail en fusion. Malheureusement le choix des formes ne répond pas à la beauté des couleurs. Voilà un progrès réel cependant, que la manufacture de Sèvres n’a pas su faire, et que peut-être même elle ne sait ni voir ni comprendre. Elle aime mieux rester dans l’impasse où la fabrication de la porcelaine dure l’a entraînée. Persuadée, lorsque le kaolin fut découvert, qu’elle ne devait rechercher que le blanc le plus éclatant et le maximum de dureté, elle employa le kaolin pur pour le biscuit, et se servit du feldspath sans mélange comme de couverte. Une telle méthode entraînait nécessairement l’emploi de la température la plus élevée, c’est-à-dire 3,300 degrés, qui dévore toutes les couleurs, le cobalt excepté. Comme cet émail de la porcelaine dure ne saurait se ramollir que sous l’influence d’une chaleur très intense, il devint dès lors impossible de décorer autrement que par touches minces sans hardiesse, sans profondeur, et avec des tâtonnemens de feux multipliés à l’infini.

La porcelaine dure qui doit rester blanche a certainement une solidité que ne possède pas la composition qu’on appelle porcelaine tendre; mais pour l’art la supériorité est tout entière à celle-ci. Si donc la porcelaine dure veut sortir de l’impasse où Sèvres persiste à rester, si elle veut retrouver ses succès passés, il faut qu’elle fasse, comme en Chine, des mélanges de kaolin qui lui permettent d’allier un émail tendre à sa pâte : alors elle unira les avantages de la faïence à ceux du kaolin, avantages qui permettraient de conserver dans cette pâte fine toutes les délicatesses de la sculpture, sans qu’une épaisse et lourde glaçure vienne empâter les détails.

L’exposition nous offre plusieurs pièces destinées à imiter le vieux Japon. On sent tout de suite, en les voyant, que ces imitations, comme celles des fausses pâtes tendres de Sèvres, n’ont d’autre but que d’enrichir les marchands de bric-à-brac. Un connaisseur découvrira facilement la fraude, mais il n’en sera pas de même du public. Pour nous d’ailleurs, le mérite de cette fabrication est sensiblement diminué par la servilité même de l’imitation. On ne peut qu’applaudir tous ceux qui s’inspirent des belles choses que produisent les céramistes chinois et japonais, ces maîtres qu’on ne saurait trop étudier, mais à une condition, c’est que les élèves deviennent à leur tour des créateurs.

Quand on passe des porcelaines aux verreries, on remarque d’abord les produits de MM. Duponchet et Gosse. Ce qui caractérise surtout cette fabrication, c’est le désir d’imiter la porcelaine. Assurément le verre et la porcelaine se touchent de bien près; faites des verres opaques d’un côté, de l’autre des porcelaines transparentes, et la ligne de démarcation est franchie. A quoi bon? La transparence du verre n’en constitue-t-elle pas le mérite, la vertu? Pourquoi donc l’en dépouiller? Du café dans une tasse en verre et du vin dans une coupe de porcelaine nous semblent déplacés. Tous ces renversemens d’idées, par lesquels on croit faire du nouveau, ne sont que de l’anarchie; c’est la route fausse, c’est le non-sens, comme disent les Anglais. Que nos fabricans y prennent garde, l’exposition de Londres nous a fait voir par comparaison l’avance qu’aujourd’hui l’Angleterre a sur nous dans la fabrication du verre. Les salles de Kensington, où l’on vit réunis les plus merveilleux échantillons des verres qui se fabriquaient à Tyr, à Sidon, à Byzance, à Bagdad et au Kaire, à Venise et à Rhodes, ont fait voir à tous comment l’art se marie à l’industrie. Les artisans anglais de la Cité n’ont pas manqué d’en faire leur profit.

Les cristaux gravés par M. Kessler au moyen de l’acide fluorhydrique nous révèlent au moins un procédé nouveau. Je ne connais pas la méthode qu’il emploie, mais je suppose qu’il réserve, comme dans la gravure à l’eau-forte, à l’aide d’une résine ou d’un enduit quelconque, les parties qui ne doivent pas être attaquées. M. Kessler a, parmi ses verres, un petit cabaret à liqueurs en cristal blanc et orange gravé par ce procédé, qui est charmant; nous n’en saurions dire autant de ses impressions bleues et roses qui se trouvent à côté : elles ressemblent aux fleurs d’étoffes perses qu’emploie la potichomanie.

Les faïences d’art ont pris, en France comme en Angleterre, un développement considérable, qui ne date que de quelques années. Depuis que la porcelaine est venue remplacer la faïence dans les usages de la vie, on ne songeait plus guère à celle-ci; mais les artistes et les amateurs, fatigués du manque de spontanéité et de largeur de la peinture sur porcelaine, ont remis en honneur ces faïences persanes, italiennes et françaises du moyen âge, qui atteignent dans les ventes des prix fabuleux. Cette vaisselle de Henri II si finement incrustée, ces poteries de Bernard Palissy, ces majoliques persanes à reflets métalliques fabriquées en Europe par les Arabes de Majorque, et dont maestro Georgio surprit les secrets, les sculptures émaillées même de Lucca della Robbia, sont aujourd’hui l’objet des recherches des céramistes. Les uns, plus ou moins habiles, mais n’ayant pas l’art industriel pour but, sont entrés dans une impasse et y resteront. Les autres au contraire, s’ils savent concilier nos besoins de luxe avec les lois véritables de l’art décoratif, ont un champ illimité devant eux, et pourront réaliser toutes ces merveilles des contes de fées dans lesquels on voit des palais de rubis, d’émeraudes et de saphirs s’élever comme par enchantement.

Parmi ces derniers, prenons le chef, le céramiste par excellence, celui qui par ses découvertes marche avant tous. Plus d’un visiteur de l’exposition passera peut-être sans s’arrêter devant son modeste étalage. En effet, vous ne trouverez là rien de confectionné comme l’exigent et l’art et le commerce; mais ce que vous trouverez, c’est la base et le secret de ce qui, dans le grand laboratoire de Dieu, se prépare et se combine pour servir à l’application de la céramique. Le potier de Rungis, comme il s’appelle lui-même, chercheur infatigable, chimiste expérimenté, a étudié dans toutes les industries qui constituent la céramique les causes de sa splendeur et de sa décadence. Briquetier, potier, faïencier, porcelainier, verrier, émailleur, il connaît tous les secrets de ces branches diverses de la science-mère. La terre où il se trouve, sur laquelle il marche, est par lui promptement analysée, divisée et reconstituée : cette partie pour l’émail, cette autre pour la coloration, cette autre pour la pâte même du vase, et ainsi de suite. Saisissant le secret de formation dans le laboratoire même où la nature travaille, il constitue les agates, les porphyres, les marbres, les lapis, toutes les pierres enfin, comme elles se constituent elles-mêmes par des agrégations secrètes, et en varie à son gré les jaspures et les nuances. Remarquez bien que ce ne sont pas des imitations de marbres et de porphyres qu’il vous donne, ce sont les marbres, les porphyres, les agates et les jaspes mêmes. Avec ces monestrolithes, car il leur a donné son nom, M. de Monestrol se fait fort de daller les palais ou de les revêtir suivant les caprices du décorateur, en y dessinant, comme sur un tapis de Smyrne, des arabesques de tous les tons et de toutes les nuances. C’est une mosaïque enfin qui, au lieu de se composer de petits cubes de marbre ou de verre, est faite d’une seule pièce. Au lieu d’être ébauchée dans un bloc de marbre ou d’albâtre, une statue sera façonnée, coulée comme un plâtre, et n’aura plus qu’à recevoir le dernier coup de ciseau du maître. Aussi n’est-ce pas une difficulté pour M. de Monestrol de calculer d’avance le retrait des terres à la cuisson ; il peut aller à volonté de 0 pour 100 à 50 pour 100, ou encore, au lieu du retrait, produire une extension considérable. Ces couleurs métalliques, ces rouges de feu, ces nacres, ces cantharides, toutes ces irisations enfin où se reflète et se joue, miroite et flotte le spectre changeant de la lumière, et dont l’Orient avait le monopole, ne sont plus qu’un jeu pour cet enchanteur.

M. Pull, qui est aussi un céramiste sérieux, est assurément moins libre dans ses travaux. Pour cet imitateur patient, il n’y a qu’un maître, Bernard Palissy. Il s’est tellement identifié avec ce genre qu’on serait tenté de croire à la transmission des âmes, et nous avouons en toute humilité que, malgré notre habitude de la céramique, nous serions fort en peine de distinguer l’original de la copie. Les critiques que nous ferions des travaux de M. Pull s’adresseraient au maître et non pas à lui, qui n’a qu’un but, et sait l’atteindre sans tenter d’aller au-delà.

M. Barbizet et quelques autres ont aussi cherché leurs modèles dans Bernard Palissy ; mais ici nous n’avons affaire qu’à de très honorables commerçans qui n’ont pas, je le suppose, d’autres prétentions. Leur tort, dans leur intérêt commercial même, est d’appliquer à toute chose un genre qui ne s’applique plus à rien de nos jours, et dont le seul mérite serait dans la pureté de l’imitation. En effet, à part le talent hors ligne de celui qui inventa ou développa ces faïences rocailleuses à une époque où les plats, les aiguières et les groupes en faïence servaient uniquement à la décoration des dressoirs, qu’y trouvons-nous? Peu de formes élégantes, pas de couleur et vin usage impossible. Qu’un artiste comme M. Pull s’applique à refaire, ces objets d’art avec le scrupule et le respect qu’ils méritent, nous l’approuvons fort; mais qu’on jette dans le commerce en profusion ces vases soi-disant Palissy où des branches de corail peintes en vermillon après la cuisson heurtent l’œil en même temps que le goût, nous ne saurions que blâmer ou passer outre, en regardant cela comme objets de pacotille. M. Barbizet aurait mieux fait de n’exposer que ses pièces principales, qui méritent les égards du critique, lors même qu’elles ne le séduisent pas.

Près de là, nous rencontrons le pompeux étalage de M. Devers. Cet artiste est plus un sculpteur qu’un céramiste. Il a choisi, lui, pour patron Lucca della Robia. Son rêve est de remplacer la statuaire de marbre par la statuaire de faïence, afin d’adjoindre la couleur inaltérable à la sculpture. Italien lui-même, il est tout naturellement de cette école italienne dont Bernard Palissy a été en France le reproducteur aussi intelligent qu’original. Quel que soit le talent des imitateurs de ces styles divers, nous ne saurions approuver la direction qu’ils suivent; nous la croyons radicalement fausse et absolument en dehors des facultés de l’art céramique. C’est donc aux maîtres mêmes de qui ils procèdent que notre observation doit s’adresser.

Il y eut en Italie, à cette époque de renaissance où l’art cherchait des manifestations supérieures, un engouement pour la représentation de la figure humaine qui, ne pouvant se contenter de la peinture et de la sculpture de grand style, s’intronisa dans toutes les industries. Un manche de couteau ou de fourchette, une pelle, un soufflet, une table, un vase en faïence, tout fut sculpté, modelé, repoussé, tailladé en saints du paradis comme en dieux de l’olympe. En tout et partout, on dépassa le but en mêlant sans circonspection l’art élevé à sa suprême puissance avec l’art décoratif et industriel. Des statuettes en terre cuite où se retrouve, sinon le modelé, tout au moins le premier jet de l’inspiration, passe encore, mais des statues émaillées, c’est un rêve auquel il faut renoncer. Eh quoi! cet art de la représentation humaine, qui demande à s’exprimer surtout par la pureté des lignes que donne le modelé du marbre et du bronze, par la saillie des muscles, le moelleux des chairs, en un mot par la finesse des détails, vous avez la prétention de le réaliser avec un émail épais qui coule et s’amoncelle dans tous les creux et sur tous les penchans des corps, avec une terre qui subit en outre un retrait incalculable ! Vous arrivez tout juste ainsi à reproduire ces bergers et ces bergères en terre cuite, ou ces bustes peinturlurés de rouge et de bleu qu’on aperçoit encore parfois dans les jardins de province. Si, de ces médaillons de Lucca della Robia, de ces vierges entourées de feuilles vertes à fruits jaunes, ou de ces chemins de croix, vous retranchez le mérite du sculpteur, que reste-t-il donc ? Absolument rien comme couleur, un ton froid et blafard, un aspect lourd et monotone. À quoi bon alors revêtir d’un habit si pauvre un travail qui aurait gardé toute sa finesse et sa valeur, s’il était exécuté en marbre, en bois, en pierre ou même en terre cuite ? Vous appelez cela ressusciter les bonnes traditions, et parce qu’un artiste de talent, qui appartient à cette époque de la renaissance dont on se croit obligé d’admirer toutes les œuvres, a eu le caprice d’appliquer à son art les procédés d’une industrie, vous en concluez, sans trop réfléchir, que ces procédés tout personnels doivent être repris et continués ! J’ai entendu d’habiles joueurs de violon qui imitaient parfois la flûte avec leur archet, mais je n’en suis pas moins persuadé que pour jouer de la flûte il vaut mieux ne pas se servir de violon.

De M. Jean, céramiste d’un autre genre, nous n’avons pas grand chose à dire. Il invente trop souvent des formes, et parfois même, lorsqu’il en prend de pures et de magistrales comme celles de son grand sebil arabe, il y ajoute sans scrupule des pieds de marmite. Ce sont là ses compositions ! La plupart de ses ornemens, empruntés au style de la renaissance, sont disposés par un habile dessinateur des Gobelins ; puis il revêt cela d’un cobalt si épais et si uni de ton, qu’il apparaît noir. Les rinceaux jaunes et verts, découpés par un trait de manganèse, forment une association de couleurs qui hurlent ensemble. La rectitude, la sécheresse même d’un dessin trop exact lui donnent cet aspect d’impression mécanique qui est le défaut de l’art moderne. Toutefois son grand candélabre et sa fontaine ont des détails charmans, et le sculpteur qui les a modelés mérite des éloges.

M. Deck n’est pas non plus un harmoniste ; il trouve souvent moyen de faire dur avec les tons les plus tendres. La mauvaise qualité de son émail donne un aspect gommeux à tous ses revêtemens, et par son craquelé involontaire révèle un désaccord complet avec la terre qu’il emploie. Il y a néanmoins dans son exposition quelques plats peints hardiment par des artistes comme MM. Hamon, Ranier et Gluck, qui sont d’une très bonne entente décorative au point de vue de la couleur. Il faut le répéter sans cesse à propos de M. Deck et de tant d’autres, l’industrie cherche trop aujourd’hui des moyens nouveaux, et tombe ainsi dans cette divagation qui se fait sentir en tout et partout. Le bon goût ne demande pas tant d’efforts, et à tous ces fabricans de secrets importans que chacun croit posséder seul, celui-ci un bleu inconnu, cet autre un rouge mystérieux ou un jaune à reflets métalliques, nous dirons : Il ne suffit pas d’avoir du rouge, du vert ou du bleu, il faut surtout savoir s’en servir.

Un autre céramiste, M. Longuet, n’a que peu d’objets exposés, mais ils sont d’une réelle valeur. Dans ses plats persans, il faut louer autant la forme que la couleur. M. Collinot est dans la même voie, mais avec plus de variété. C’est en effet à l’art oriental dans ses manifestations les plus diverses qu’il demande ses inspirations. L’Egypte, l’Inde, le Japon et la Chine surtout, ces pays de l’art industriel par excellence, doués d’un sentiment décoratif si parfait, lui fournissent les plus purs modèles de leurs exquises poteries, tandis que la Perse, qu’il connaît, lui sert d’exemple pour la grande décoration céramique monumentale. Persuadé qu’on n’invente pas une forme, il se contente de chercher dans ces pays de la couleur les tons et les harmonies reconnus les plus suaves par tous les amateurs. Il pourrait vous dire l’histoire de tous ses vases : l’un, cette bouteille sassanide, fut enlevé chez un Juif de Constantinople, qui l’avait pris dans la plus ancienne synagogue du Fanar ; l’autre, cette lampe arabe détachée du turbéh célèbre du sultan Kalaoün, toujours victorieux, relate les hauts faits de ce prince ; puis ce bol de Damas, avec ses émaux si habilement faits sur cru et par empâtement, promet, dans ses légendes kouffiques, la paix, la santé à son possesseur, ainsi que la bénédiction de. Dieu. Ce grand plat d’ablution, avec les beaux caractères persans du XVe siècle, recommande au pécheur de purifier son cœur avant de purifier son corps, afin que Dieu satisfait lui donne une longue paix et une courte pénitence. Nous n’en finirions pas, s’il fallait énumérer toutes ces richesses décoratives choisies dans les plus belles collections et portant toutes l’empreinte d’un art supérieur. Cette question de l’architecture polychrome, si souvent agitée et que pas un architecte n’a osé encore aborder, est largement résolue par l’élégante construction que M. Collinot vient de faire au bois de Boulogne. Élevée sur le modèle d’un palais de Téhéran, cette habitation est un spécimen de ce qu’un architecte intelligent pourrait faire à l’aide de cette peinture céramique qui se prête mieux que toute autre à la décoration.

L’exposition des arts industriels vient de nous révéler les causes qui les menacent de décadence et d’infériorité en France. Le mal est dans une anarchie de systèmes et de procédés arrivée à son comble ; mais à côté du mal il convient maintenant d’indiquer le remède. Il est dans la direction qu’on saura donner aux écoles d’art industriel. La véritable médecine n’est-elle pas l’hygiène, et n’est-ce pas la semence qui donne la récolte? Avant donc que ces jeunes cerveaux soient faussés par la vue des objets qui nous entourent, mettez-les au milieu de ce qui est pur, de ce qui est vrai, développez en face de la nature leurs précoces instincts du beau : alors ils marcheront droit, sachant où se renseigner; alors les jeunes artistes, en sortant de l’école, ne penseront pas qu’il suffit d’essayer des sujets historiques et de grand style pour arriver à la gloire. Ils sauront qu’avec du talent et du goût on peut, sans prétendre si haut, arriver à la fortune et à la renommée. Forcés de restreindre leur vol trop ambitieux, ils voueront à l’industrie leur adresse et leur savoir. Nous demanderons aussi aux grands maîtres de l’art de ne pas dédaigner l’industrie et de lui accorder leur concours, de ne pas s’imaginer enfin que l’art n’est pur qu’à la condition d’être inutile matériellement, et que du moment où il touche du pied la terre, il est par là même voué au mépris. Nous leur rappellerons que Raphaël dessinait des arabesques sur les murs des palais, des modèles d’étoffes et de tapisseries pour vêtemens et pour tentures, que Titien, Tintoret, Paul Véronèse, et tant d’autres, agissaient de la même façon, et savaient qu’en imposant aux diverses industries une action magistrale, ils augmentaient l’influence, la gloire et la richesse de leur chère patrie. C’était dans leur atelier qu’ils élevaient et choisissaient les artistes destinés, d’après leurs penchans, celui-ci à la fabrication des mosaïques, cet autre aux verreries célèbres, aux faïences de Murano, de Gubbio, d’Urbino, aux étoffes que les marchands du Rialto vendaient aux princes de la terre, aux armes enfin et aux bijoux recherchés du Ponte-Vecchio, de la Merceria et du Palazzo-Reale. Ayant souci de l’art, ils ne se laissaient pas imposer par des marchands illettrés les formes, les couleurs qu’acceptent et qu’exécutent sans rougir nos artistes industriels, parce qu’ils n’ont dans l’art ni le rang ni la puissance nécessaires pour leur résister. Nous avons en France des forces vitales et des élémens qui ne sauraient nous faire défaut. Cette époque du moyen âge, que le commerce intelligent des républiques italiennes fit briller de tant d’éclat, où l’art ne fut si élevé et si sain que parce qu’il n’oublia jamais de prendre l’utile pour point d’appui, doit nous servir d’exemple. Mettons-nous à l’œuvre avec courage, et que de notre légitime sollicitude à la vue des progrès de l’industrie anglaise l’art industriel français sorte régénéré.


ADALBERT DE BEAUMONT.

  1. Parmi les œuvres des adultes, celles de l’école municipale de la rue Volta, dirigée par M. Lequien, viennent à l’appui de ce que nous avançons par leur contraste même avec les dessins qu’ont envoyés les autres établissemens. Il y a des fleurs d’après nature dessinées sur papier gris bleu, ainsi que des ornemens de panneaux des jeunes élèves Lelong, Huguenin, Kastli, Bourgogne et Fontaine, qui méritent tous les encouragemens, et montrent bien quelle est la route que doit indiquer un guide intelligent. Ce ne: sont là toutefois que des exceptions, et quant aux écoles de province, elles sont dans une direction plus mauvaise encore que celles de Paris. Il faut noter cependant l’école de Charleville, dirigée par M. Blanchard. Il y a là des têtes d’enfans d’après M. de Rudder, où le dessin du maître est copié largement, simplement et sans que la fabrication apparaisse comme le but unique du dessinateur. Sans doute les élèves de cette école ne sont pas plus adroits que les autres; mais le modèle bien expliqué les a conduits dans le vrai chemin.