Les Aspects des « Salons » de 1922

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Robert de la Sizeranne
Les Aspects des « Salons » de 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 556-581).
LES ASPECTS
DES « SALONS » DE 1922

Les Salons de peinture prennent insensiblement, d’année en année, la physionomie de galas cosmopolites. Nous ne nous en plaignons pas : c’est la seule chance qu’ils aient de nous attirer. Non assurément que nos artistes de France aient cessé de faire de bons tableaux. Mais nous n’avons plus besoin des Salons pour les voir. Ils paraissent, tout le long de l’année et le long des rues, dans une foule de petites galeries fort bien aménagées pour les mettre en valeur, où la lumière, le recueillement, le choix des exposants attirent les amateurs et les édifient copieusement sur les tendances de l’art moderne. Les petites chapelles font tort à la paroisse. Quand les Salons s’ouvrent, on a déjà tout vu : les principaux portraits |ont paru dans les expositions des cercles mondains où l’artiste comme le modèle ont subi l’épreuve la plus redoutable : celle des amis et connaissances.

Il est vrai que ces expositions ne sont pas absolument publiques. Mais elles n’en attirent que plus de monde. Les paysages, les scènes de genre, les panneaux décoratifs, les études de toute sorte, les natures mortes ont été visibles dans des expositions organisées par les artistes eux-mêmes groupés comme des Académies, selon des affinités d’art, ou de sujets, ou tout simplement de métier, et offrant au public la primeur de leurs œuvres de l’année, absolument comme s’il ne devait pas y avoir de Salon. Il est plaisant de noter à ce propos, comme les actes démentent les théories. Parlez de ressusciter le Salon fermé de l’ancienne Académie royale ou de l’Institut, avec un jury qui se recrute lui-même et prend la responsabilité de ce qu’il montre au public, vous soulèverez une protestation unanime. Car il est entendu, sans examen et comme un axiome, que les œuvres les plus puissantes du XIXe siècle ont été refusées aux Salons par les jurys de l’Institut. Après quoi, chacun va, dans son particulier, s’affilier et donner la primeur de ses œuvres à une société tout à fait fermée, recrutée par elle-même, qui n’est autre chose qu’une petite Académie royale ou un petit Institut. Le public l’encourage en visitant ces expositions avec beaucoup plus de soin et de curiosité qu’il ne fait les Salons. Il se sent devant un choix, un programme, il n’est pas éperdu de tintamarre et d’embrouillamini, recru de fatigue, il ne succombe pas sous le nombre : il éprouve, comprend et admire plus volontiers. C’est ainsi que, cet hiver, il est allé voir les Aquarellistes français à la Galerie Georges Petit, les envois de la Société de la Gravure sur bois originale, au Pavillon de Marsan, où M. Pierre Gusman exposait des camaïeux où il a très fortement exprimé le caractère du pin parasol et du mont à Pompéi.

De leur côté, les graveurs à l’eau-forte ont fait une exposition aux galeries Simonson, et le groupe dit de la Cimaise, à la galerie Devambez, a réuni des œuvres délicates, de petites dimensions, avec l’attrait d’une exposition particulière de l’excellent paysagiste qu’est M. Marcel Bain. Bien d’autres groupements encore, tels que les Peintres de la montagne, la Société internationale de peinture et de sculpture, l’Effort moderne, ont fait entendre toutes les notes de la symphonie, même les plus discordantes, avant le lever du rideau. On pourrait citer tel jeune aquarelliste, dont on a vu les œuvres, cet hiver, dans quatre expositions de groupes différents, — et qu’on revoit une cinquième fois aux Champs-Elysées. On ne s’en plaint pas, car il est bon à voir, mais il est difficile d’espérer que le Salon apporte sur son œuvre une foudroyante révélation.

Enfin, nombre de solitaires font leur Salon à eux tout seuls. Les amateurs les suivent, attirés par l’extrême variété des sujets et des techniques. On fait le tour du monde, en leur compagnie. Cet hiver, M. Communal d’abord, puis M. Majorelle nous ont donné de saisissants aspects du Maroc où les fervents Africains, de plus en plus nombreux, ont aimé à rapatrier leurs souvenirs. M. l’abbé Calès, compatriote et successeur de l’abbé Guétal, nous a menés dans la vallée de Graisivaudan, qu’il interprète avec plus de vigueur que son maître dauphinois. M. Loÿs-Prat a découvert le Rhône, torrent lumineux et tragique jusqu’ici fort peu connu des peintres, M. Lucien Mainssieux nous a conduits en Tunisie, M. André Vautier dans le Morvan, M. de Marliave parmi les ruines d’Augkor et les splendeurs de la cour de Hué. M. Octave Morillot a rapporté d’un long séjour à Taha-ha près de Tahiti, tout un cycle d’impressions océaniennes d’une acre saveur. M. Georges Bruyer, jadis dessinateur d’admirables poilus, s’est révélé peintre, graveur et céramiste. M. Paul Thomas, sans quitter des Intérieurs bien clos, a découvert autant de nuances subtiles dans les thèmes de l’intimité que les globe-trotters lancés à la poursuite d’humanités mal connues et d’étoiles nouvelles. M. Cornélius a tenté d’inaugurer un symbolisme vigoureux appliqué aux choses du jour. Cent autres ont ainsi peuplé de visions l’imagination du rêveur avant que s’ouvrent les Salons. Ce serait miracle qu’il s’y trouvât du nouveau. A part les auteurs de « grandes machines, » et les statuaires, bâtisseurs de monuments équestres, ou de tombeaux, qui ne sauraient où loger leurs montagnes, si le Grand-Palais venait à leur manquer, — on le voit : nos artistes ne trouvent plus les Salons ni nécessaires, ni suffisants pour se manifester.

Reste les étrangers. Ils se manifestent peu d’ordinaire par de petites expositions spéciales, bien qu’on en ait vu récemment une d’art irlandais aux galeries Barbazanges où Sir John Lavery et M. William Connor montrèrent, l’un de beaux portraits, l’autre un émouvant effet de foule et de lumière : les funérailles du lord-maire de Cork, — et qu’à la galerie Simonson, la Société internationale de la peinture à l’eau ait montré d’excellentes aquarelles ou des sépias de Mme Florence Esté et de M. Walter Gay. D’autre part, à la galerie Georges Petit, M. Bernard Harrison a donné la primeur de ses délicates impressions du lac d’Orta et d’Urbino. La plupart, pourtant, attendent les Salons pour montrer ce que devient le plant américain ou britannique en cru français. Au Salon de la Société nationale, avenue d’Antin, ou plutôt avenue Victor-Emmanuel III, et bien que les pays ennemis pendant la guerre n’aient rien envoyé, on constate une immigration formidable : un tiers des exposants de peinture est étranger. Il en vient de Gareloch, il en vient de Matsuye, il en vient de Nijni-Nowgorod, il en vient de Trébizonde. Ne nous en plaignons pas : ils apportent des ferveurs de néophyte de plus en plus rares chez nos nationaux. Dans leurs lointains pays, le Salon n’a pas perdu tout prestige. Et puis, ils font de la bonne peinture. L’Ecole française peut être fière de sa légion étrangère, car la plupart ont étudié chez nous : il y aura de belles controverses chez les conservateurs à venir des musées de l’Europe, quand il s’agira de les classer... Où mettre cet Américain, né en Russie et élève de MM. Lucien Simon, René Ménard, Albert Besnard et Aman Jean, dont il expose d’excellents portraits au pastel ? A quel pays rattacher cet Anglais, né à Milan, habitant Bruxelles et qui fait manifestement de la peinture française ? Les bonnes méthodes et le classement rationnel, en honneur aujourd’hui dans les musées, seront d’un bien faible secours pour résoudre ces problèmes.

Pour nous, présentement, ils ne nous effraient pas. Nous faisons plus que d’accueillir les étrangers, nous les appelons. L’an dernier, les Polonais sont venus faire officiellement une exposition d’œuvres contemporaines au Salon de la Société nationale. Cette année, ce sont les Japonais. Ils colonisent la région du Grand-Palais qui ouvre ses fenêtres sur les Champs Elysées. Il y ont apporté les œuvres actuelles de leurs plus fameux artistes vivants : kakémonos, peintures à l’huile, sculpture, céramique ; ils ont mis d’un côté celles que l’art occidental a manifestement inspirées, et de l’autre, celles qui continuent, en technique et en esprit, l’art japonais d’autrefois. Et, entre les deux, ils ont rappelé cet art ancien par quelques admirables exemples puisés dans le trésor impérial, dans les musées, dans les collections de vieilles familles féodales : kakémonos, laques, brocarts, porcelaines. C’est à eux comme aux autres étrangers qu’on doit les aspects nouveaux des Salons de 1922.


I. — À LA SOCIÉTÉ NATIONALE

Il y a toujours deux Salons, mais personne ne sait plus pourquoi. Les raisons qui firent, il y a quelque trente ans, se séparer en deux camps les membres du Salon jusque-là unique, sont aussi obscures aux nouvelles générations que les disputes des Guelfes et des Gibelins, ou les schismes d’Orient. De raisons esthétiques, à proprement parler, il n’y en a jamais eu. Le Salon nouveau dit de la Société nationale, en réalité beaucoup plus rempli d’étrangers que l’autre, passait pour plus ouvert aux tendances nouvelles et aux fécondes audaces de l’impressionnisme, mais la présence de Meissonier, de Carolus Duran, de Chenavard ou d’Alfred Stevens détournait les imaginations de s’échauffer trop à cette hypothèse. Il entendait du même coup se libérer des médailles, des prix, des bourses, en un mot de toute tutelle de l’Institut et de l’État. Et il est vrai qu’il n’y a pas à ce Salon de médailles, ni par conséquent de concours, ni de hors-concours, et que les exposants ne disent point quels furent leurs maîtres, selon la coutume touchante des vieux artistes d’autrefois, conservée à la Société des Artistes français. Mais on ne remarque point que ces indépendants soient moins décorés que les autres, qu’ils fassent fi des visites officielles, qu’ils repoussent les présents de la Ville ou de l’Etat. Les deux sociétés restent donc officiellement brouillées, comme certaines familles par tradition, pour des griefs oubliés depuis longtemps. Mais sans bruit elles tendent à se confondre. Depuis quelques années, un glissement insensible se fait du Salon dissident au Salon ancien et ramène au bercail des Artistes français plusieurs membres de la Nationale et non des moindres, et même des fondateurs du schisme, de ceux-là même qui allèrent planter leurs tentes loin de leurs frères, jadis, au Champ-de-Mars. Mais ils reviennent bien fatigués. Je doute qu’on ait tué en leur honneur le moindre veau gras. En toute hypothèse, s’ils ont cru, ce faisant, échapper aux « futuristes » menaçants à la Nationale, ils se sont bien trompés, car, même au sanctuaire des Artistes français, environnés du signe rassurant des H. C, ils ont retrouvé, sinon des « fauves, » au moins des apprentis fauves, qui s’appliquent laborieusement à déformer la figure humaine et y parviennent, déjà de façon très encourageante. Les uns l’étirent et l’étriquent, les autres la bouffissent et la rembourrent jusqu’au point où l’anamorphose est assez sensible pour accrocher le passant. Ainsi, les deux Salons sont pour les tendances comme pour les artistes, comme vases communicants. Et ce glissement insensible au début, mais continu, commence à vider un Salon au profit de l’autre. Ajouté à l’absence fortuite, cette année d’exposants notoires comme M. Albert Besnard, M. Cottet, M, Jean Béraud, la Nationale parait fort réduite au premier coup d’œil

Pourtant, c’est encore là que se découvrent le mieux et tout d’abord quelles tendances nouvelles entraînent les artistes. Il en est qui sont nées sans fracas de théories, sans dessein concerté, et qui peu à peu transforment l’aspect des Salons. Tel est le sentiment de l’arabesque, telle est la délectation de la mosaïque, tel est ce qu’on pourrait appeler « l’esprit du vitrail » appliqués à la peinture. Dans nombre de paysages, scènes mythologiques de fantaisie ou de genre, les figures sont découpées par un cerne dur, comme plomb de verrière, les couleurs très violentes plaquées sans dégradation aucune, par larges morceaux ; les arbres, les montagnes, les nuages même profilés comme les morceaux d’un puzzle emboîtés les uns dans les autres. Le peintre ne cherche plus ce qui a été si longtemps son ambition : la profondeur, le clair-obscur, le modelé intérieur et le relief des choses, ni à les plonger dans l’atmosphère, et en faire vibrer tous les atomes. Il se contente d’un effet de décoration plate.

Si l’on regarde les Vieux pins sur le ciel de Mme Florence Esté, les Anciens ports de Carthage de M. Burnside, ou le Daphnis et Chloé de Mlle Chaplin, on verra quelques exemples de cette tendance nouvelle. De même, le Paysage de M. Castellanos, qu’on imagine très bien en vitrail, le Paysage de printemps, panneau décoratif de M. Henri Marret, qui remplit bien son objet, comme ferait une tapisserie, la Suzanne et les vieillards, de M. Jeanès, peinte à tempéra, et les belles études pour fresque de M. Antoni : le Repos de Samson. Dans le même esprit, il faut voir la Route de la grande corniche, de M. Kogévinas, le Jet d’eau, de M. Charmaison, la Matinée d’été à Saint-Tropez, de M. Guillaume Roger, la Résurrection de la fille de Jaïre, de M. Maurice Denis.

Et, en effet, considérées comme décoratives, ces œuvres ont un véritable charme et un ragoût très particulier. Il suffit que l’arabesque soit heureuse et les tons riches ou au moins harmonieux. Le regardant, choqué à première vue de ne pas trouver là ce qu’il cherchait d’ordinaire dans un tableau, n’a qu’à se figurer qu’on lui montre un papier peint, un projet de tapis persan ou le carton d’une mosaïque ou d’un vitrail et il rendra justice à des qualités souvent très heureuses d’ornemaniste et de coloriste. Tout ce qu’on peut objecter, c’est que voilà des effets qu’on peut obtenir avec d’autres médiums que la peinture et qu’il était bien superflu de faire tant de progrès techniques pour s’y limiter. Mais cet interchange des procédés et des buts est un phénomène presque inévitable aux époques de raffinement extrême et où chaque art ne peut plus s’enrichir qu’en empruntant au voisin. Il y a longtemps que nous voyons le bijou devenir de la peinture avec des pierres ou des émaux pour couleurs, la porcelaine se faire aussi opaque et lourde que du bronze, le verre perdre sa transparence, et se sculpter comme du marbre, le bois se mouler comme du métal, ou au contraire s’aplatir en minces lames comme les couleurs d’un tableau. Nous voyons aujourd’hui, en statuaire, tantôt la pierre imiter le bois grossièrement équarri et taillé, tantôt le marbre s’effiler et se tordre en des volutes que le bronze seul peut sans danger réaliser. Partout, d’un bout à l’autre des Salons, est écrite en caractères indéniables, quoique inavouée, cette hantise d’échapper aux effets d’une matière ou d’une technique trop connue.

D’autres cherchent ce rajeunissement dans ce qu’on pourrait appeler le néo-ingrisme. Il était bien difficile qu’après tant de rétrospectives de M. Ingres et de panégyriques, les « jeunes » ne fussent pas tentés de lui prendre quelque chose. Ils lui ont pris ses défauts. C’est ainsi qu’on voit, çà et là, sous couleur de simplifications et de « volumes, » des poupées géantes de bois ou de carton verni, aux jointures épaisses, aux articulations gonflées, qui ne pourraient jouer qu’en se cassant. Nul n’éprouve ni émotion d’Art, ni plaisir, ni intérêt d’aucune sorte à leur aspect, mais on arrête toute critique en la prévenant que c’est « voulu. » Car la préméditation est, dans ces crimes esthétiques, une excuse péremptoire et un signe de prédestiné. On voit encore des paysages faits de morceaux de carton-pâte ou de fer-blanc à figures géométriques, enluminés de couleurs glaciales, qui rappellent les anciens jeux de construction pour enfants. Il ne donnent guère plus la sensation de la nature que les tableaux cubistes.

Les protagonistes de ces choses se félicitent fort d’avoir enfin rompu avec les enseignements de l’Ecole et de ne rappeler, ni Corot, ni Ruysdael, ni Théodore Rousseau, ni Turner. En effet, ils ne les rappellent point. Mais ils évoquent invinciblement l’idée d’un mauvais élève d’une école primaire de dessin. Le châtiment de ceux qui s’efforcent de ne pas ressembler à un maître, c’est de ressembler à un écolier : ils continuent donc il ressembler à quelqu’un et à ne pas être eux-mêmes. S’ils ne ressemblent pas à quelqu’un qui fait bien, ils ressemblent à quelqu’un qui fait mal : voilà toute la différence. Pour ne ressembler à personne, il faudrait être soi-même et ce n’est pas du tout en le cherchant qu’on le trouve : c’est en cherchant tout autre chose : le développement de toutes ses facultés et la science la plus complète de son métier.

L’artiste original ne fait aucun effort pour voir à sa façon la nature : il ne saurait la voir tout à fait comme les autres, ni pour trouver quelque chose à dire : il est plein et comme étouffe de tout ce qu’il voudrait annoncer et enseigner. Il doit, il est vrai, s’efforcer pour trouver ses moyens d’expression, mais là encore son instinct est plus sûr que toutes les théories, et son instinct le pousse à les essayer tous, à n’en négliger aucun, à déployer toute sa science acquise et celle acquise par les autres, — de laquelle son originalité, fortifiée par tout le reste, émergera. Oh ! la pauvre originalité que celle qui ne peut supporter l’aliment des forts, l’imitation des Maîtres et qui s’étiole au lieu de s’en nourrir ! Tant pis pour celle-là elle ne méritait pas de survivre ! Les Maîtres ont tous été originaux en croyant imiter. En ne le croyant pas, nos « futuristes » ne parviennent pas même au degré de réalisation où l’on commence à voir si une pensée est originale.

D’autres, plus modestement, cherchent des aspects nouveaux, non dans une régression artificielle, mais dans une humanité et une nature peu connues, des races et des plantes inexplorées jusqu’ici par les peintres, surtout vers l’Equateur. Voici venir le Salon « pan-noir, » Mlle Germaine Casse nous montre la coupe de la canne à sucre et des négresses se baignant dans le bassin de la Madeleine à la Guadeloupe, M. Baldoui des effets de nuit à la Martinique et les éclatantes fleurs rouge du Flamboyant, au soleil, dans le même pays. Les choses d’Extrême-Orient abondent. Un grand tableau de M, Kojima nous conduit Vers l’automne à Nanking ; d’autres de M. Galland nous montrent une Pagode au Tonkin et une Rue à Hanoï et une bonne gouache de M. Laurent Gsell, la Danse du serpent à la manière persane. Jusqu’ici, l’originalité et l’intérêt de ces visions sont surtout d’ordre géographique ; l’art y est pour peu de chose. Mais peut-être, que si de bons artistes s’appliquaient à étudier l’académie noire comme ils font depuis des siècles le type grec, ils en dégageraient de nouvelles beautés. Et, de même, les mouvements et inflexions très particulières des races jaunes. L’exotisme tropical et extrême-oriental peut devenir un thème esthétique intéressant.

En serait-ce un que la neige ? Il semble qu’il y ait un concours, cette année, entre artistes de la Nationale pour l’exprimer. Neige jaune sous le soleil d’hiver, neige bleue dans l’ombre, neige blême sous le ciel noir et bas, avec toutes les modalités de sa structure : le linceul qui dessine mystérieusement les formes des choses ensevelies, le feston qui décore joyeusement la forêt et la pare de la plus délicate et la plus fragile des broderies, le capuchon qui tient chaud au toit du montagnard, la banquise qui forclôt l’homme de Chamonix ou de Tiefenkasten, l’ouate qui étouffe tous les bruits de la plaine et protège le mystère de la germination, — toujours un fond neutre, un large ton local, sur quoi éclate en valeur et en couleur, le plus petit insecte, la plus pauvre chose vivante qui passe : — tel est le thème qu’ont traité M. Charlot, dans son Village sous la neige, sans doute dans le Morvan, M. Chotin l’Atelier sous la neige, sans doute à Neuilly, M. Cavaillon, M. Quibel, M. Damien, M. Nigaud, M. Waidmann, d’autres encore. M. Trochain-Ménard est allé étudier la neige dans le Cantal, au Lioran, M. Communal à Montagnole en Savoie, M. Vail à Saint-Moritz, dans la Haute-Engadine, M. Lemonnier à l’Aiguille Verte, dans la Haute-Savoie, M. Roy à la Jungfrau. M. Flandrin, pendant la guerre en Champagne, et ses Cavaliers dans la neige donnent une impression juste du phénomène. « Il ne suffit pas que ta neige soit blanche : il faut qu’elle soit froide, » disait Millet à son fils en lui apprenant à peindre l’hiver dans les champs de Bière. Cela dépend tout de même et uniquement de la couleur. Il est vrai qu’elle n’est pas nécessairement très blanche, mais elle doit faire paraître toutes les autres ce qu’elles sont quand le soleil éclaire sans réchauffer. Quelques-uns de nos peintres l’ont assez bien compris. Et si vous descendez au rez-de-chaussée parmi les peintures sur soie ou sur papier des Japonais modernes, vous trouverez que la neige est aussi un de leurs motifs préférés. Mais là comme en plusieurs autres choses, ils nous ont, dès longtemps, précédés. La poésie de la neige est un thème dont ils ne se lassent jamais.

Ce qui modifie l’aspect des Salons, peu à peu, ce n’est pas seulement ce qu’on y trouve, mais ce qui manque, de même qu’une physionomie morale, se compose d’autant de vides que de pleins. Un des grands traits qui distinguent les Salons d’aujourd’hui de ce qu’ils étaient autrefois, c’est l’absence complète, de « sujets, » non seulement d’histoire et de guerre, mais de sujets déterminables et racontables, quels qu’ils soient. Quelle évolution, si l’on songe que, jadis, il fallait, pour figurer parmi les artistes officiels, être « peintre d’histoire, » et que M. Ingres méprisait tout autre nom ! Même les sujets sentimentaux font à peu près défaut, et toute action anecdotique, si mince qu’elle soit, toute affabulation est abandonnée. Quand un artiste expert à ordonner des lignes nobles et de belles harmonies, comme M. Aman Jean, veut nous montrer mieux qu’une étude d’après nature, il fait défiler des bestioles costumées devant une belle dame étendue, dans un jardin, sous des ombrages retombants, et intitule cela Répétition, sans qu’on puisse discerner de quoi il est question, et de quelle comédie c’est le prologue. Quand M. Tonnelier intitule Premières Tendresses une figure de femme adorant une poupée, il est clair que le titre n’a rien à faire avec le sujet, lequel est purement esthétique. Tout le reste n’est qu’impressions heureusement rendues : par exemple, le Matin au balcon de M. Lebasque, d’une extrême fraîcheur lumineuse, la Nature morte de M. Giraud, harengs et eucalyptus, l’Intérieur de Mlle Bessie Davidson, d’une finesse et d’une justesse admirables dans des jeux de soleil très compliqués, le Plafond de M. Edelmann, conçu à la manière des plafonds circulaires d’Italie, notamment celui de Mantoue, avec des figures curieuses qui se penchent au balcon et un trou vers le ciel. Il y a, ainsi, sans un seul sujet, une infinité de bonnes peintures.

Quand on évoque, par le souvenir, ce qu’on voyait il y a quelque quarante ans au Palais de l’Industrie, et qu’on le compare à la peinture actuelle, il n’y a pas de doute que les paysages, les scènes de genre, les natures mortes, les intérieurs, tous les aspects familiers de la nature et de la vie soient infiniment mieux rendus aujourd’hui. Pour le Portrait, on hésite. Il y a peu de bons portraits cette année à la Nationale : il n’y en a pas d’excellent. Il y a celui de Mlle Vacaresco par M. Jacques Blanche, d’un coloris savoureux, d’une facture magistrale, d’un mouvement imprévu. M. Jacques Blanche parvient toujours à voir son modèle dans une attitude nouvelle, juste, caractéristique : il n’y a peut-être pas, dans la longue galerie de portraits contemporains qu’il laissera, deux figures qui viennent à nous de même. Sa couleur aussi est d’un coloriste véritable. Au rebours de la plupart des portraitistes de notre temps, qui font de la couleur avec des valeurs, il fait ses valeurs avec des couleurs mêmes, comme les Anglais du XVIIIe siècle, dont on le rapproche souvent. Et la preuve que chez lui le coloriste n’a pas besoin du psychologue pour nous intéresser, nous est donnée par les fleurs et les objets inanimés qu’il expose cette année.

Il y a, dans ce Salon, quelques autres portraits bien écrits : il y a celui d’une dame âgée, en noir, debout, appuyée sur une canne, dans sa chambre, par M. Boutet de Monvel. Il y a celui d’un monsieur assis, coiffé de ce haut-de-forme en passe de devenir fabuleux, et qui paraît déjà aux petits enfants quelque chose, selon le mot de Mallarmé, « de sombre et surnaturel, » par M. Hugues de Beaumont. Il y a celui de M. Aman Jean, posé par Mlle Grégoire, dans une espèce de repliement et de résignation qu’on devine bien observé. Il y a celui d’une jeune femme peintre ou, tout au moins, embarrassée d’une palette, une de ces palettes immenses à la mode aujourd’hui, qui ressemblent à des plateaux à thé, par M. Raymond Woog. Les bleus violacés, les noirs, les roses en sont riches, la facture habile, le tour vif, aisé, gracieux. Il y a un portrait de femme, intitulé le Canapé rouge, par M. John Crealock, et le portrait d’une danseuse, intitulé Carnaval se passe, par miss Dawson. Il y a encore, dans la salle des dessins, un portrait de Mgr Baudrillart, par M. Félix de Goyon, très consciencieusement observé et curieusement fouillé, de bons portraits d’enfants par M. Henri de Noihac et ceux de quatre peintres contemporains, MM. Lucien Simon, René Ménard, Albert Besnard et Aman Jean, par M. Perelma, très heureusement caractérisés.

Les autres sont ou mauvais ou inférieurs à ce qu’on peut attendre de leurs auteurs. Le pinceau de M. Boldini, par exemple, est encore capable des prouesses étincelantes qui firent tant pâmer d’aise sa clientèle mondaine au temps déjà lointain des fêtes de M. Robert de Montesquiou, mais aujourd’hui, dans le Portrait de Mme E. et de ses enfants, il semble s’être parodié lui-même. Quant aux portraits de M. Van Dongen, M. X... et M. Pierre Lafitte, ils n’ont d’autre intérêt que les théories qu’ils suggèrent et ces théories n’en ont pas. Il importe fort peu que cette peinture fasse au passant interloqué l’effet d’être plus « moderne » ou plus « avancée » qu’une autre. Les portraits de Champmartin ou de Winterhalter étaient tenus pour modernes et avancés au regard des portraits de Fragonard, et nous avons connu un temps où la jeune critique saluait ceux de M. Carolus Duran comme inaugurant la peinture de l’avenir en face de M. Ingres voué à l’oubli. Ils n’en sont pas meilleurs pour cela et ceux de M. Ingres comme ceux de Fragonard, quoique démodés en leur temps, paraissent plus jeunes et plus vivants aujourd’hui que ceux de Winterhalter ou de Carolus Duran.

Les paysages, à ce Salon, sont nettement supérieurs aux portraits et les étrangers aux français, bien que ce soit encore des Français qui ont signé les plus émouvants témoignages sur la nature : MM. Le Sidaner, René Ménard, Dauchez. Les trois tableaux de M. Le Sidaner : Jets d’eau, Fenêtre sur le port et Automne, ressemblent à des tapisseries passées et d’autant plus harmonieuses, d’ailleurs, selon le sentiment décoratif que je signalais plus haut. Mais c’est un heureux sentiment. On demeure longtemps devant ces jets d’eau, faits comme des arbres liquides, qui se défeuilleraient goutte à goutte, et ces hauts arbres des allées de Versailles faits comme des jets d’eau qui resteraient suspendus avec leurs ramures transparentes, frissonnantes et prêtes à se dissoudre, et ces balustrades aux rinceaux qui semblent prêts à se dérouler et se perdre dans la mouvante et palpable atmosphère.

Une curieuse innovation de M. Le Sidaner, c’est qu’il s’est décidé, en ses Jets d’eau, à représenter les nappes qui retombent successivement du faite liquide, comme elles le sont dans la réalité, c’est-à-dire cohérentes dans le sens horizontal et non pas, comme on les représente d’ordinaire, en filaments verticaux. Elles ont l’air, ainsi, des étages d’une pagode chinoise et étonneront un peu ceux à qui ces effets ne sont pas familiers, pour n’avoir pas perdu des heures à guetter les aspects de la nature. Mais une fois prévenus, ils les pourront voir.

Les admirables pages de M. René Ménard : Bucoliques, Baigneuses au crépuscule, Héraclès tueur de lions, sont tout autre chose que des paysages, puisqu’il les peuple de dieux ou au moins de statues dans le style adopté par les anciens faiseurs de Dieux, mais quand il n’y aurait que la montagne et la mer, elles suffiraient à les évoquer. Lorsqu’on parcourt les rives méditerranéennes, là où elles sont encore désertes et inviolées, et qu’on se retrouve devant les horizons de sérénité lumineuse qu’il aime à représenter, on s’étonne de ne pas voir surgir de figures antiques et l’on se demande ce qu’elles font dans les musées. M. René Ménard ne nous surprend pas en nous les montrant. L’impression de solitude en est à peine atténuée.

C’est une grande témérité que de tenter encore de faire de l’Art religieux, pour bien des raisons dont quelques-unes tiennent à l’Art lui-même, d’autres à la Religion, et les dernières au sentiment populaire, sans lequel on ne saurait concevoir l’utilité d’une telle entreprise. Plusieurs l’ont tentée cependant, au Salon de la Nationale : M. Montenard avec sa grande page décorative, le Christ et la Samaritaine, qui n’est peut-être dans sa pensée qu’un paysage des environs de Toulon animé par la présence de deux figures prises sur le vif, M. David Burnand avec son Adoration des Mages, bonne composition un peu froide, où manque le caractère qui souligna plus d’une fois les œuvres d’Eugène Burnand, Mme Peugniez, avec son Offrande des bergers et son Annonciation, M. Georges Desvallières avec son Saint Michel, M. Daras avec sa Jeanne d’Arc, Saint Michel et Sainte Catherine, M. Maurice Denis, avec sa Résurrection de la fille de Jaïre et Mlle Valentine Reyre avec son Ascension et son Angélus du matin. C’est beaucoup pour un Salon qui ne contient aucun tableau d’histoire à noter, ni même de bataille de la dernière guerre. De ces essais, il n’y en a que trois à retenir, ceux de MM. Desvallières et Maurice Denis et de Mlle Reyre.

Celle-ci a très heureusement placé son Ascension dans une de ces régions méditerranéennes, au sommet d’un de ces coteaux, où se découvre le plus beau pays du monde, — qui se trouve en même temps avoir été celui du Christ. Les campagnes heureuses et fertiles, mamelonnées, les têtes rondes des oliviers, les villages baignés de lumière, font déjà de ces pays les propylées du ciel, et l’on sent que le Sauveur a peu de chemin à faire pour y monter. Mlle Reyre a ainsi dérivé vers son œuvre ce que Renan appelle « la fraîcheur de l’idylle galiléenne, éclairée par le soleil du Royaume de Dieu. » Ses figures aussi expriment bien l’extase, la ferveur, la surprise et l’indécision entre la peine et la joie. Celle du Christ, comme tirée dans les cieux par une main invisible, la tête penchée encore vers ceux qu’il est venu sauver, inerte et sans la volonté, semble-t-il, de les quitter, est très touchante. Et, le mouvement hélicin de la draperie, extrêmement habile, quoique fort naturel, rend bien l’action physique de l’ascension. La Résurrection de la fille de Jaïre, de M. Maurice Denis, est également, même si l’on ne tient pas compte de ses qualités supérieures de coloriste, une chose très touchante. En dépit de certains détails inintelligibles : l’arc-en-ciel à l’horizon, le bouquet d’hortensias sur la morte, elle se comprend parfaitement, selon la logique du cœur. Si l’on pouvait juger à soi tout seul d’un art dont la première condition est qu’il soit intelligible à tous, voilà deux œuvres qu’on aimerait à voir reproduites dans nos églises et notre imagerie pieuse.

Je n’en dirais pas autant de toutes les manifestations récentes de l’art chrétien. Avec les meilleures intentions du monde, l’orientation qu’on lui donne est entièrement fausse et ne peut que le perdre. Cette orientation, tout le monde la connaît : c’est une affectation de naïveté, de gaucherie, de raideur et de dénuement. Et comme tous les systèmes stériles, en Art, comme l’Académisme même, cela vient non d’un enthousiasme pour la Nature, mais d’une réaction contre le passé. « C’est par répulsion pour l’art académique, c’est par horreur du mensonge que nous nous tournons avec tant de force vers ce qui est primitif, naïf, simple, enfantin, vrai, » dit M. Maurice Denis, qui a fort bien parlé de l’Art religieux, au total, mais qui confond, ici, deux choses fort différentes. Ce qui est enfantin n’est pas vrai et ne parait pas tel aux simples. L’art académique est faux, parce qu’il prétend dépasser la vérité ; mais l’art enfantin l’est aussi, pour ne l’avoir pas encore atteinte. Et, l’art le plus faux du monde, est précisément ce pseudo-primitif, ce naïf par système qui détruit les proportions, dénature les perspectives, aplatit les modelés, ankylose les membres et outre les expressions, sous prétexte de simplicité. C’est au contraire le comble de l’artifice. Aujourd’hui, l’artiste connaît fort bien les lois de la proportion, de la perspective, du modelé. Quand il y manque, c’est de propos délibéré. Tandis que, si le primitif y manquait, ce n’était pas faute d’y tendre, et, s’il s’en apercevait, il était désolé !

Nos faux naïfs font de tout point le contraire des trécentistes et des quattrocentistes. Ils cherchent à simplifier quand les Primitifs cherchaient à détailler ; ils cherchent la synthèse. quand les Primitifs s’appliquaient à l’analyse ; ils cherchent à oublier la science acquise avant eux, quand les Primitifs se servaient ostensiblement de tout, ce qu’on avait découvert avant eux, pour y ajouter, s’ils pouvaient ; ils cherchent à cacher l’habileté du faire, quand les Primitifs déployaient leur virtuosité dans tous les sens, trop heureux de montrer leur savoir ; ils cherchent la stylisation, lorsque les Primitifs cherchaient le trompe-l’œil. Ils n’y sont point parvenus, c’est entendu, et nous en louons Dieu tous les jours, mais c’est là qu’ils tendaient de toutes leurs forces et c’est si clairement écrit, dans toutes leurs œuvres, comme d’ailleurs dans le peu de textes conservés, qu’on est émerveillé de voir leurs admirateurs les avoir si peu compris !

Et ce que les artistes du trecento cherchaient, c’est ce que réclamait d’instinct la foule de leur temps, de tous les temps. Seulement, celle de nos jours a vu déjà réalisées des figures qui satisfont ce désir de vérité ou de beauté régulière, elle est dès longtemps instruite des proportions par des images exactes qui l’entourent ; elle demande aux peintres chargés de l’édifier une vraisemblance beaucoup plus grande qu’autrefois. Les vertus savoureuses que nous découvrons dans les œuvres primitives la touchent peu : elle ne voit que leurs défauts. Il suffit de confronter les visiteurs populaires du dimanche au Louvre avec les tableaux de piété réunis dans la salle des Primitifs français et flamands pour être fixé. Et nos curés le sont depuis longtemps, sur toute l’étendue du territoire, qui par hasard ont dans leur église quelqu’une de ces œuvres archaïques : le mieux est que les fidèles ne les regardent pas, s’ils doivent éclater de rire à des scènes de la Passion, par exemple, ou déplorer que la sainteté rende les gens si vilains.

Et il ne sert de rien de dire que le peuple a mauvais goût, car quelque goût qu’il ait, c’est pour lui qu’on travaille, et non pour soi, et s’il n’est pas impératif en tout ce qu’il souhaite, il l’est du moins en ce qu’il proscrit, car ce qu’il proscrit le choque, et le premier devoir de l’artiste religieux est de ne pas choquer, — ici, « scandaliser, » — ceux qu’il s’agit d’édifier. C’est encore un pauvre argument, que de prétendre le former à la longue et faire son éducation à force de lui imposer ce qui lui fait horreur et pitié. Quand ce serait vrai, qu’importe, puisque ce n’est pas à des générations à venir qu’on destine les œuvres demandées pour nos églises reconstruites, ou pour répondre à des dévotions nouvelles : des Sacré-Cœur, des Jeanne d’Arc, des Saint Antoine de Padoue, mais aux générations qui peinent, qui souffrent, qui prient aujourd’hui et cherchent, en levant les yeux vers les murs du sanctuaire, une image consolatrice que les maîtres d’autrefois savaient fort bien leur donner. Si, à la place de telles figures, d’une beauté régulière et d’une expression sereine, qui la mettent en un état d’admiration favorable à la prière, il aperçoit des guignols frénétiques ou nigauds qui excitent son rire ou son dégoût, croit-on que le but de l’art religieux soit rempli ? et qu’il suffise, pour qu’il le soit, de satisfaire les curiosités de quelques riches dilettantes, ou de ces touristes qui n’entrent à l’église que pour s’y promener ! Elle serait bien près de sa fin, la religion qui ne serait plus qu’une aristocratie de penseurs ou un prétexte à subtilités esthétiques !

Et ce qu’il y a de pire dans cette erreur, non plus considérée du point de vue religieux, mais du point de vue esthétique, c’est qu’elle assure et éternise le règne de l’imagerie pieuse, de l’art dit de « Saint-Sulpice, » qu’on voudrait détrôner. Forcés de choisir entre ceci et cela, les fidèles choisiront toujours l’art de Saint-Sulpice ; tandis qu’ils ne choisiraient peut-être pas, d’eux-mêmes, sans guide, mais ils accepteraient tout de suite des Vierges de Raphaël, du Corrège ou de Murillo, voire de Fra Angelico, de vingt autres maîtres, dont la foule comprend et éprouve d’elle-même et a toujours éprouvé, sans éducation préalable, la beauté. Si elle ne s’enthousiasme point pour les productions de nos néo-chrétiens, il n’en faut peut-être pas tirer un argument uniquement contre elle : il se pourrait que c’en fût un contre eux. Voilà ce qu’à défaut d’esprit critique, celui d’humilité, — qui est aussi un « art chrétien, » — leur pourrait suggérer.


II. — AUX ARTISTES FRANÇAIS

De ce côté du Grand-Palais, on est surpris de ne voir aucune œuvre d’un bon artiste qui y expose d’ordinaire, M. Sabatté. Il y en a pourtant une : le Salon tout entier, le Salon de peinture, dont on lui doit l’ordonnance à la fois logique et avenante, sans rien de la rigueur administrative, où l’on se retrouve pourtant mieux que dans les autres. Car il y a une logique de la sensation, que connaissent d’instinct les artistes et que MM. les Conservateurs de musées ne soupçonnent même pas. Ainsi, l’on voit des pastels, des aquarelles, des dessins rehaussés introduits dans les salles de peinture à huile, quand ils s’y apparentent et c’est si naturel qu’on n’y prend même pas garde, au premier coup d’œil. Autant que c’est naturel, c’est instructif. Rien de plus curieux que de comparer le portrait à l’huile peint par M. Marcel Baschet avec les quatre pastels dont il est cantonné. Différences et ressemblances s’y décèlent beaucoup mieux que s’ils étaient séparés pour la régularité d’une comptabilité-matière. Il est instructif aussi de voir la petite exposition rétrospective de Rosa Bonheur, à propos du centenaire de sa naissance, entourée des peintres animaliers actuels, exposants de 1922. Quand on la voit seule, on se dit : « N’est-ce que cela ? » Mais quand on a vu les autres : « C’est un maître ! » Car nulle époque, peut-être, n’a moins observé les animaux, j’entends pour les peindre et je dis les familiers, car pour les abscons et les sous-marins, ils ont trouvé, çà et là des interprètes. C’est une bonne idée, également, que d’avoir consacré une salle et une des plus grandes et des plus lumineuses aux Orientalistes : c’est un petit Salon dans le grand et qui, à lui seul, vaut une visite. Tandis qu’à la Nationale ou dans les expositions de groupes « avancés » on explore la Polynésie, ici l’on n’en est encore qu’à l’Orient classique, surtout à l’Algérie, à la Tunisie, au Maroc. Delacroix exulterait. « C’est un lieu tout pour les peintres, écrivait-il de Tanger à son ami Villot, en 1832. Les économistes et les saint-simoniens auraient fort à critiquer sous le rapport des droits de l’homme et de l’égalité devant la loi, mais le beau y abonde ; non pas le beau si vanté des tableaux à la mode. Les héros de David et compagnie feraient une triste figure avec leurs membres couleur de rose auprès de ces fils du soleil, mais en revanche, le costume antique y est mieux porté, je m’en flatte. Si vous avez quelques mois à perdre quelque jour, venez en Barbarie ; vous y trouverez le naturel qui est toujours déguisé dans nos contrées, vous y sentirez la précieuse et rare influence du soleil qui donne à toute chose une vie pénétrante. »

II n’a guère fallu plus de quatre-vingts ans pour que l’appel de Delacroix en faveur du Maroc fût entendu. Nos artistes y vont maintenant en foule, et malgré le mépris bien naturel de l’artiste romantique pour les contingences de la politique, avouons-le : les progrès qu’y ont fait les Droits de l’Homme ou la sécurité publique y sont bien pour quelque chose. On verra, dans la salle des Orientalistes, le Souk aux cuirs à Rabat, de M. Lanternier, et la Rue couverte à Fez, par M. Styka, deux effets de quadrillage ombré, habituels dans ces villes, un Ksar à Figuig, de M. de Broca, et un Marché de M. Beaume. Mais les grandes pages inspirées par l’Afrique du Nord sont d’abord le défilé de femmes blanches, devant un coteau couvert de tombes, le long d’un étalage d’oranges et de sucreries : Au Cimetière d’El-Kettar, par M. Dubois, ensuite l’impression faite par le Cimetière de Monastir en Tunisie, à M. Dabadie. Il faut citer enfin le Jour de marché à Ghardaia, par M. Bouviolle où la foule mouvante est admirablement saisie, les Toits de Touggourt, dans une lumière voilée très fine, par M. Poole-Smith, et les grands panneaux de M. de Buzon : le Printemps en Kabylie, la Caravane, en Kabylie pendant l’automne, et Femmes et villages de Kabylie. Traitées avec un parti pris décoratif, dans l’esprit du vitrail ou de la mosaïque, ces trois pages pleines, intéressantes, harmonieusement colorées, transportent l’esprit dans un monde lointain, grave, reposant, et lui parlent longuement.

C’est ce qu’on voudrait trouver précisément dans la salle tout entière consacrée à M. Henri Martin, où trois immenses panneaux occupent trois parois, le reste meublé par les études qui ont servi à les faire. Ce sont des images de la vie ouvrière et paysanne : des gens remuent des choses sur un quai, à Marseille sans doute, d’autres moissonnent dans une plaine du Nord. Destiné à décorer le nouveau palais qu’on a édifié dans une rue si étroite qu’il masque et opprime une église voisine et ne se laisse pas voir lui-même, cela s’appelle : la France laborieuse se présentant devant le Conseil d’État. Voilà de ces clartés qu’il fait bon trouver dans des catalogues ou des guides : qui donc, tout seul, s’en aviserait ? En fait, ces gens se « présentent » presque tous de dos et courbés sur leurs tâches utiles. Sauf un promeneur, égaré dans une interminable forêt, qui celui-là ne fait rien que d’essayer de comprendre peut-être ce qu’il vient de lire, car il tient un livre derrière son dos et en parait tout courbatu. Il ne se « présente » pas plus que les autres devant le Conseil d’État : il s’en va... Mais qu’importe la donnée ? C’est la peinture qu’il faut voir. Elle est lumineuse et robuste. Avec M. Henri Martin, comme on le sait, le pointillisme est de l’art et non de la découverte scientifique. Il ordonne, il dessine et il peint. Il n’a peut-être pas retrouvé, dans sa moisson, la spontanéité, ni la fraîcheur de ses Faucheurs d’il y a une quinzaine d’années. C’était une page admirable où tout s’unissait pour nous émouvoir. Et puis, il semble bien qu’on aperçoive maintenant, au fond de son tableau, une faucheuse mécanique... Mais il y a encore le soleil, et M. Henri Martin sait le faire voir. Il est, à ce Salon, de ceux très rares qui sauvent la mise de l’Institut.

Les « tendances nouvelles » ont aussi leur salle où on les a rassemblées. Ce qui y manque le plus, c’est la fantaisie. La succession de Gaston La Touche est toujours ouverte, bien que manifestement les candidats soient nombreux à la recueillir. Mais n’est pas fantaisiste qui veut. Notre époque est, par excellence, une époque de théories esthétiques, et ce n’est pas signe de spontanéité. Pourtant, il y a dans les Pigeons blancs de M. Dupas, sorte de composition archaïque rappelant beaucoup M. Ingres et très peu Boecklin, quelque saveur due à de curieuses rencontres de couleurs. Il y a une salle provençale, où M. Olive nous rappelle l’existence de la Pointe Saint-Hospice, au Cap Ferrat, un des derniers rivages restés intacts de cette côte méditerranéenne saccagée par l’esthétique hôtelière, et M. Doigneau nous remet devant les yeux les Gardiens de Camargue, devant les murailles d’Aigues-Mortes, suprêmes vestiges des figurations de Mireille.

Jusqu’aux prélats qui ont leur salle ! On y a réuni les portraits de Benoît XV, par M. Umbricht, où les blancs du costume et l’expression du visage sont assez ternes, et de Mgr de la Villerabel, par M. Renard, où, au contraire, le violet romain de la soutane s’éclaire de quelques reflets de pourpre cardinalice. Il y a, ainsi, un certain nombre de salles spécialisées : il y a même des salles consacrées aux « croûtes. » On les découvrira sans peine ; elles sont plusieurs et des mieux remplies. On n’a pas consacré une salle spéciale aux étrangers. On aurait pu le faire : ce n’aurait pas été la plus mauvaise. Il est même à craindre qu’elle n’eût retenu l’attention plus que les autres. On y aurait mis le beau portrait de vieille dame de M. Ronald Gray, où les noirs et les blancs rappellent un peu la savoureuse et riche matière des maîtres anglais du XVIIIe siècle ; l’enfant dans un fauteuil par M. William Carter et son profil de femme dans l’ombre, portrait de la fille de lord Wolverton ; tous deux dans de beaux tons sourds, pleins de résonances et d’harmoniques lointaines ; le portrait de M. Lucien Guitry par M. Oswald Birley, fortement caractérisé, sobrement peint ; le portrait en pied d’un personnage fort âgé, bien connu en Angleterre, comme militaire, homme d’État et yachtman, tout constellé d’ordres, assis dans son fauteuil, auprès d’une petit nef d’argent, qui rappelle ses triomphes nautiques. C’est The Earl of Dunraven, par M. Arthur Cope, portraitiste attitré des grands de ce monde et lui-même vétéran de la Royal Academy, où il expose depuis 1876, et où il a donné de meilleures œuvres assurément que celle-ci. On y aurait mis encore le portrait de Mme Shanks, par M. Shanks, gracieuse harmonie en noir ; le portrait du baron de L. V., par M. Stoénesco, un peu à la manière noire de Ribot, bien oublié aujourd’hui ; la toile intitulée Avant le Bal, par M. Rosenfield, où le sombre reflet de la femme debout devant une glace, les accents d’un coffret rouge, des perles éparses, la toilette composent une harmonie en sourdine très attachante ; la Jeune fille et son chien, de M. Bigelow-Tilton, portrait ébouriffé et enlevé à la manière de Hoppner ou de Romney, avec beaucoup d’éclat et de vie.

Tous ces artistes ne crient pas de toutes les forces de leur dessin et de leur couleur : je ne suis pas français ! Pourtant, ils se décèlent à première vue Anglais, ou au moins Américains, — les Etats-Unis étant, comme on le sait, beaucoup moins loin de nous que Fulham ou Kensington. Ils parlent notre langue, mais avec un léger accent étranger. Cet accent est même imperceptible chez les paysagistes. Ainsi, faut-il savoir que M. Hughes-Stanton est Anglais, pour ne pas attribuer à l’Ecole française son beau paysage de dunes à Equihen, un effet qu’il a souvent étudié, qu’il sait fort bien rendre, quoique très subtil et en nuances quasi insaisissables : la teinte légèrement livide que prennent les choses, en été, par un temps chaud, lorsque le soleil est éclipsé un instant par un nuage. De même, c’est un effet très particulier qu’a rendu M. Edward Chappel, Anglais lui aussi, dans son grand paysage du Comté de Buckinghamshire, vu l’après-midi, par un tel jeu d’écran nuageux que toute la lumière occupe les lointains ou le ciel. Il faut, pour y parvenir, la longue contemplation qui le fait bien pénétrer, en guettant le retour du même phénomène, et les essais renouvelés qui amènent à la parfaite traduction, — sans à peu près. Nos artistes s’en sont montrés toujours capables, mais les Anglais ont cela dans le sang. On sait qu’ils ont aussi l’originalité. Les deux imaginations les plus curieuses de ce Salon sont l’Amour et le vent d’Ouest de M. Reginald Frampton et The dwarf, le Nain, de M. Oswald Moser, d’après un conte de l’artiste lui-même. Ce dernier tableau, sorte de mosaïque d’un éclat sombre, conçu comme un vitrail, est d’une extrême richesse coloriste. Celui de M. Frampton, au contraire, de teintes plates, claires, souvent argentées, est d’une fantaisie compliquée, fine, charmante, où se retrouve le sens bien perdu aujourd’hui du Préraphaélisme.

Il n’y a pas à ce Salon de galerie des batailles, parce qu’il n’y a pas de batailles ; pour tout souvenir de la guerre, on ne trouve que la Relève du 48e territorial au pied de la côte des Eparges, par M. Pierre, vision simple et émouvante de gens s’en allant d’un pas tranquille, dans la nuit claire, sous les menaces de la mort, remplir leur tâche salutaire, comme ils iraient à la moisson. Mais il y a de nombreux maréchaux et généraux. On a bien fait de ne pas les réunir en une salle spéciale : elle n’eût guère fait honneur à l’art de notre pays. La France, qui a trouvé les chefs qu’il fallait au danger, ne trouve pas les peintres qu’il faudrait à la victoire. La Providence donne rarement à la fois Turenne et Philippe de Champagne. Quand Henri Regnault peint, qui passe devant lui ? Le maréchal Prim. Quand Rembrandt peint, le capitaine Cocq, et assurément, la statue de Verrocchio est la seule victoire qu’ait jamais remportée le Colleone. Au contraire, lorsque paraissent des chefs véritables, acteurs dans les plus grandes péripéties de guerre que le monde ait connues, l’artiste défaut qui les figurerait dignement. Aucun de nos maréchaux n’a trouvé ni le Rubens ou le Jordaens qu’il eût fallu pour l’un d’eux, ni le Clouet pour l’autre, ni l’Holbein ou le Philippe de Champagne pour le troisième, ni pour un quatrième, l’aptitude à fixer ce mélange de vigueur et de sensibilité, d’élégance et de décision où sut maintes fois triompher Vélasquez.

Et parmi les autres physionomies de grands chefs, que la foule guette et nomme au passage, qui nous rendra la bienfaisante lumière de tel regard, dans le visage bronzé du vieux troupier qui n’a jamais cessé de faire campagne, ou la ténacité de tel tempérament de risqueur et de lutteur, qui ne lâche pas prise, ou la bonhomie de telle solide tête de campagnard français, dont toute la science guerrière n’a pas entamé la simplicité, ni l’abnégation effacé la finesse ? Ce sont, là il est vrai, des traits psychologiques, et la peinture ne se saisit que des apparences. Mais, précisément, tous ces soldats se trouvent avoir des physionomies si caractéristiques et si révélatrices qu’il n’est nullement besoin de scruter les consciences : il suffit de lire les visages. Jusqu’ici, qui l’a fait ?

Les civils ont été plus heureux. Le Portrait de M. Millerand par M. Marcel Baschet, est un bon ouvrage, solide et qui ne déçoit pas. Un homme trapu, large d’épaules, debout, vous regarde, les poings aux entournures de son gilet. « On regarde toujours les mains de celui qui tient le pouvoir, » dit Tolstoï. Ici le peintre n’y perdra pas : elles sont admirablement dessinées et modelées dans l’ombre. Tout, d’ailleurs, est si étoffé et lié ensemble dans cette figure, le relief si fort, les valeurs si justes, qu’on ne se demande même pas si M. Marcel Baschet est un coloriste. Il n’y a pas d’accessoire : seulement un bout de bureau, et sur ce bureau, un volumineux dossier que, sans doute, son modèle vient d’étudier : le dossier de la France. Autrefois, averti par la grande bande diagonale rouge, le passant disait : « Ça, c’est un président de la République. » Il dit aujourd’hui : « Ça, c’est un homme d’Etat, » ou si sa clairvoyance ne va pas jusque-là : « C’est un homme ! » — Depuis le Thiers de M. Bonnat, exposé au Salon de 1817, tous les Présidents semblaient « posés » par le peintre : celui-ci paraît surpris dans une attitude qu’on suppose accoutumée. Cela fait une grande différence. Depuis, et sauf M. Thiers, aussi, ils avaient tous, quoique ressemblants et différenciés, un trait commun : celui du repos, de la quiétude, de la béatitude, ce qui leur donnait un air de famille, plus boutonné chez M. Grévy, plus grave chez M. Carnot, plus en dehors chez M. Félix Faure, plus éveillé chez M. Loubet, plus rassis chez M. Fallières. Etait-ce une illusion ? On y sentait la fonction plus que l’homme. Le portrait de M. Millerand, comme celui de Thiers, nous met en présence d’une individualité concentrée, attentive, prête à se manifester, de quelqu’un qui ne s’est pas encore retiré sur la montagne ou ne dit pas : « La tempête est belle à voir du rivage ! »

À côté de M. Millerand, le portrait de M. Boutroux, au pastel, par le même artiste, offre les mêmes solides qualités. Quoi qu’il fasse, M. Marcel Baschet donne l’impression de la maîtrise dans des limites un peu étroites, mais qui suffisent à son objet.

On ne saurait en dire autant de ses plus illustres confrères. Car si l’on déplore l’absence de quelques maîtres à la Nationale, ici, c’est la présence de quelques autres qu’on se prend à regretter.

On ne lit pas assez Racan chez les peintres :


Tircis, il faut penser à faire la retraite…


Il y a beaucoup de Tircis aux Champs-Elysées, et même à l’Institut, et nul Racan ne se trouve pour les avertir qu’il est un moment où une œuvre même glorieuse, surtout glorieuse, doit se clore. Je dis : un moment, et non : un âge. L’âge ne fait rien à l’affaire. Il y a, ici, un peintre, leur aîné à tous, dont la course des jours « est plus qu’à demi-faite, » — qui a exposé dans les mêmes salons qu’Eugène Delacroix, Louis Boulanger, Horace Vernet, non loin des dernières œuvres de Rude, et quand M. Ingres était dans toute sa gloire. Il a vu partir, un à un, tous ses contemporains, d’abord ses maîtres, puis ses camarades, puis beaucoup de ses élèves ; se succéder plusieurs générations d’artistes, venir poser dans son atelier nombre de ligures vivantes entrées aujourd’hui dans l’Histoire et reproduites en des statues éparses sur tout le territoire : il travaille encore. C’est la vieillesse de Titien, de Mignard, de de Troy, d’Hokousaï. À la sculpture, vous trouverez sa statue par M. Segoffin, qui le représente assis, le pinceau à la main, actif et vif comme autrefois. C’est M. Bonnat. Il expose à ce Salon quatre portraits : il apporte inlassablement son témoignage sur ses contemporains, et ce témoignage est aussi précis, véridique, complet, presque aussi brutal que jamais. L’œil n’a pas faibli ; à peine, si la main est moins rude et incisive. Dans le Portrait de M. Widor, par exemple, il n’est pas une des caractéristiques de son modèle qu’il n’ait rendue, y compris les mains qu’il faut toujours faire ressemblantes chez un artiste, parce qu’elles sont les messagères de sa pensée dans son œuvre.

Les autres portraits dignes d’attention sont rares. Quand on aura regardé celui de Mme L..., toute petite toile par M. Friant, et ses crayons à la ressemblance de MM. Gervex, Waltner, de Fourcaud, Majorelle ; les dessins rehaussés représentant divers portraits d’hommes, par M. Maxence, le portrait de Mme M. J... par M. Munier-Jolain, celui de M. Louis Dausset, par M. Dilly, le portrait d’homme, par M. Lavalley, les deux figures de femmes habilement peintes par M. Cayron et le portrait de M. Charles Géniaux par M. Wéry, on aura vu, à peu près, tout ce que ce Salon ajoute à la peinture.

N’y a-t-il donc rien qui le distingue des autres ? Une des vertus qu’on disait propres à la Nationale autrefois, c’était l’accueil qu’elle faisait aux arts du bois et du feu, de l’aiguille, de la navette et du touret : meuble, céramique, verrerie, fer forgé, dentelles, tapisseries, bijou. Les Artistes français, au contraire, étaient taxés de morgue hautaine à leur égard. Cette année, cette dernière dissemblance s’efface. L’absence de ces deux maîtres excellents du feu, MM. Dammouse et Lenoble, appauvrit un peu la Nationale et, par contre, le Salon des Champs-Elysées abrite sous son vélum une exposition complète de la Société des artistes décorateurs. Sous sa cloche de verre, un vaste pavillon abritant tous les arts dits « mineurs » a surgi. Il est bon de le visiter, parce qu’on y prend comme un bain de couleurs tièdes prudemment dosées et qui reposent de la peinture. Une lumière douce s’épanouissant des plafonniers en pâte de verre, ou filtrant le long des linteaux, éclaire discrètement une suite de pièces composées avec goût. Les meubles sont de corail et d’amboine, de macassar et de courbaril, les incrustations de nacre, d’ivoire et d’étain, les panneaux de laque, les appliques de bronze ciselé, les vases de grès flammé, les tentures de tissus « batikés. » O surprise ! Ces objets pourraient servir à quelque chose... Le modern-style a disparu. Il n’y a plus trace des tératologies et des déconforts de l’Exposition universelle de 1900. Les tables n’ont plus tant de pieds qu’on ne sache où mettre les siens, les fauteuils ont retrouvé des bras, les dossiers ne repoussent pas les dos, les canapés vous reçoivent un peu mieux que des bancs de cour d’assises, les commodes sont enfin commodes et l’on peut passer aux alentours d’un buffet de salle à manger sans risquer d’être éborgné par ses protubérances ornementales. Bref, l’on pourrait vivre là-dedans presque aussi confortablement que dans un meuble Louis XV ou Louis-Philippe Ier, C’est un grand point : sous couleur que nous étions gens du XXe siècle, les théoriciens de l’Art nouveau prétendaient nous interdire les formes avenantes et serviables créées pour ceux du XVIIIe, et nous mettre à la question sur divers chevalets de torture créés tout exprès pour nous. Comme si l’homme de notre temps aimait moins ses aises que ses ancêtres, et s’il y avait apparence qu’il les sacrifiât à la vanité de vivre dans un meuble inconnu à Mme Geoffrin ! Nous voici hors de ce cauchemar. Mais alors, il n’y a plus de « style » péremptoirement nouveau, de style XXe siècle, et tout est à recommencer sur de nouveaux frais.

Les artistes ne sont pas encore sortis de cette alternative : ou bien leur meuble est pratique, maniable, serviable, aussi bien adapté à notre vie que les anciens, — et alors, il n’offre pas de formes agressivement nouvelles, qui le fasse connaître pour être du XXe siècle, — ou bien il offre ces formes, mais alors il ne peut servir de rien. Oh ! sans doute, en tout état de cause, il se révèle « moderne » par sa couleur : des incrustations, des choix de bois précieux et diversement colorés, des combinaisons de teintes peu connues jadis. De même, les tissus, les tentures, les papiers peints, les couvertes des céramiques ou la composition colorée des verreries. Là le progrès est acquis, mais il l’est depuis longtemps et nos actuels décorateurs n’emploient même pas les huit cents bois dont se composait la palette de Galle. Mais tout cela, c’est de la décoration plane, et ne suffit pas à constituer un style. On aura beau peindre, ou tendre comme l’on voudra, les murs d’une cathédrale gothique, elle restera gothique ; ou décorer de couleurs nouvelles, même prises dans la pâte au grand feu, un lécythe ou un œnochoé, il n’en restera pas moins un vase grec. On ne peut imprimer à un objet le caractère d’un style nouveau que si l’on en modifie la silhouette extérieure, la forme dans les trois dimensions, — ce qu’on pourrait appeler la décoration cube. Tant qu’on ne l’aura pas fait, et fait heureusement, c’est-à-dire sans rien sacrifier du confort et des aises de la vie moderne, on n’aura pas résolu le problème.

Est-il, d’ailleurs, bien nécessaire de le résoudre ? Nullement. Nous n’avons pas besoin de nouvelles formes, tant que les anciennes s’adaptent exactement à notre manière d’être. Tout au plus, aurions-nous besoin qu’on revêtît de quelque grâce ou d’un soupçon de beauté les engins nouveaux que les artistes du passé ne pouvaient prévoir : l’ascenseur, le téléphone, le radiateur, le dispensateur de lumière électrique, par exemple... Au lieu de s’y appliquer sérieusement, voici vingt ans que les « modern-stylistes » s’entêtent à construire de hautes cheminées, ou des porte-flambeaux massifs, sans s’inquiéter le moins du monde s’ils pourront servir à quelque chose dans les nouvelles demeures sans foyer et sans flambeaux. En fait, leurs œuvres laborieusement modernistes acclamées par la critique comme l’art de l’avenir, s’en sont allées encombrer les musées, sans avoir jamais servi à qui, ni à quoi que ce fût. C’est ce qu’on appelle, sans doute par antiphrase, de « l’Art appliqué. » Il est temps qu’on se mette à de plus utiles besognes. Les artistes décorateurs d’aujourd’hui semblent l’avoir compris. Il y a, enfin, à ce Salon, plusieurs essais de « cache-radiateur ». Il y a des ferronneries, des appareils d’éclairage, des lampes plafonnières, qui peuvent servir. C’est à l’appoint des Artistes décorateurs, comme à celui des étrangers que les Salons, cette année, doivent leur plus sérieux attrait.


ROBERT DE LA SIZERANNE.