Les Assises de la Cité prochaine

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Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 1-8).

Les assises de la Cité prochaine

Conférence donnée à Berne le 19 avril 1932



Messieurs les Conseillers fédéraux,

Monsieur l’Ambassadeur de France,

Monsieur le Ministre de Grèce,

Mesdames, Messieurs,

Très touché des paroles qui ont été dites cette après-midi et ce soir, je vous en remercie de tout cœur. Vous avez voulu, les uns et les autres, rendre hommage à mes initiatives passées. Permettez que je partage cet hommage avec ceux qui m’ont aidé et soutenu, avec les chers amis disparus, notamment — eux dont le souvenir continue de vivre en moi fidèlement.

Et maintenant, si vous voulez bien, Messieurs, je vous parlerai de l’avenir — de l’avenir qui fut toujours et demeure plus que jamais l’animateur principal de mon travail.

Mathématiquement le présent n’existe pas. Les mots que je viens de prononcer sont déjà du passé ; la forme que je vais donner à ma pensée est encore de l’avenir. Mais du point de vue de la personnalité humaine, ce présent inexistant prend au contraire une valeur tyrannique. Nous lui donnons un nom derrière lequel se massent tous nos égoïsmes individuels ou collectifs. Nous l’appelons aujourd’hui.

Or, Messieurs, il y a des « aujourd’huis » procurant à ceux qui les vivent une impression d’ensemble confiante et sereine ; ils ne s’en aperçoivent pas toujours ; mais fut-ce inconsciemment, ils en goûtent le charme continu et la stabilité relative. D’autres générations connaissent des « aujourd’huis » moins calmes où s’évoquent des évolutions possibles qui apporteraient de troublant aléas. Il en est enfin dont l’horizon s’est brusquement assombri sous la menace de la tempête. On s’alarme alors en songeant aux organisations futures et aux fondements ébranlés qui en porteront l’architecture incertaine.

Nous sommes, à l’un de ces tournants du destin, l’un des plus décisifs peut-être de toute l’histoire. N’écoutons point les prophètes prompts à prédire des secousses apocalyptiques. Repoussons d’autre part la tisane d’illusion que veulent nous verser les utopistes. Mettons simplement en pratique cette devise du présent siècle, donné à mes jeunes collaborateurs ; regarder loin, parler franc, agir ferme.

Tel est l’esprit dans lequel je me propose d’aborder le sujet dont j’ai choisi de m’entretenir avec vous ce soir : les assises de la cité prochaine.


i


Et pourquoi la Cité ? Le terme est antique. Il ne fut pas toujours précis.Civitas ce n’était point la ville, urbs ; ce n’était pas non plus res publica, l’État. Cela tenait de l’un à l’autre. Plutôt cela allait de l’un à l’autre, la notion s’élargissant ou se rétrécissant selon les époques. Cette imprécision subsiste. Un dilemme se tient devant nous. Il y a au fond du creuset où s’élaborent les destins politiques une sorte de conflit entre les doctrines de l’impérialisme d’État et celles de l’autonomisme municipal. C’est en vain qu’à cet égard les futuristes se flattent de découvrir des formes nouvelles. Ils seront conduits malgré eux à utiliser les principes de ces deux formes anciennes par ce motif qu’après tout il n’en existe pas d’autres. Poussez votre investigation à travers les temps historiques, des tribus africaines aux clans nordiques, du chinois à l’aztèque, de l’anglo-saxon au slave, vous retrouverez toujours le double germe que Rome et l’Hellade ont simplement fait fructifier avec un tel éclat que leurs noms y demeurent attachés.

Mais cela ne veut pas dire que des accommodements ne puissent surgir et que les termes du dilemme soient contradictoires. Le passé en est garant. L’intégration de la cité grecque dans l’empire romain est un des phénomènes les plus instructifs de l’histoire et il est regrettable qu’un nouveau Fustel de Coulanges ne se soit pas rencontré pour en scruter et en mettre en relief les phases successives.

Laissons donc de côté la question de l’évolution de l’étatisme. Dut-il s’orienter vers un absolu auquel pour ma part je ne crois guère, le rôle de la cité moderne en serait à peine diminué. C’est qu’elle puise sa force grandissante non dans des aspirations ou des raisonnements, pas même dans une législation en passe de s’établir, mais dans des réalités acquises et dans des nécessités inéluctables. Songez à la situation inattendue qu’ont créée la T.S.F., les avions, l’automobile, les progrès de la chimie pratique d’une part — et de l’autre, l’uniformisation de l’existence et la substitution d’une classe unique aux divisions sociales jusqu’ici prédominantes.

De cet état de choses encore inachevé mais déjà fortement dessiné, une vue hâtive ou superficielle porterait à conclure que la cité va sortir diminuée en cohésion, en personnalité, C’est tout le contraire, on s’en aperçoit déjà. La logique du reste le confirme. Les inventions susdites, par les applications dont elles sont susceptibles créent de la mouvance, de la sociabilité, de l’interpénétration… c’est entendu. Mais elles créent en même temps de l’indépendance, donc de l’autonomie renforcée. La cité n’était pas maîtresse du chemin de fer, du télégraphe, du téléphone… elle l’est ou peut l’être de ses autos, de ses avions, de sa T.S.F. La chimie tient en réserve pour elle des facilités singulières qui, sans atteindre au degré prédit par Berthelot, pourront jouer dans son alimentation un rôle considérable.

Parallèlement sa pépinière de desservants et de dirigeants croit en nombre et aussi en qualité pratique. Viennent des circonstances troublées qui la vouent à un isolement relatif et plus ou moins durable, elle sera bien mieux à même de se suffire que ne le fut sa devancière du iiie siècle par exemple lorsque commencèrent de craquer les cadres de la civilisation étatiste.

J’ai parlé de « nécessités inéluctables ». Ce qui va bientôt dominer partout c’est l’obligation de l’économie. Or, par une conséquence de cette uniformisation des habitudes d’existence que je vous signalais, la dépense individuelle s’est accrue considérablement et de telle manière que ni l’arrêt du gaspillage administratif ni le refrènement du luxe inutile ne sauraient y apporter de réelle compensation. Il faudra donc recourir à l’introduction d’un principe nouveau, d’une méthode inédite. Ce principe c’est celui de l’intermittence que je me souviens d’avoir déjà, à Lausanne, signalé il y a trois ans comme seul capable d’arrêter la course à la débâcle qui s’est déclenchée et s’accélère sous nos yeux. On est aveugle, Messieurs, en vérité. On l’est parce qu’on s’est accoutumé à des raisonnements et à des calculs d’une rigidité mathématique sans tenir compte de la pesée des impondérables pas plus que des forces psychiques dont la qualité mathématique — si elle existe — échappe à notre appréciation. L’opinion s’est habituée à peu près partout à l’idée de ressources indéfinies et à la conclusion qu’un productivisme intégral et une répartition rationnelle auront raison de toutes les difficultés. C’est ainsi qu’après que la question politique a longtemps dissimulé aux regards des gouvernements et des gouvernés la question économique, celle-ci à son tour cache actuellement la question sociale laquelle à mon avis est à la base de tout le désarroi présent. Or, ne l’oublions pas, la question sociale est une question d’ordre passionnel rendue dangereuse par ce que j’appelerai les haines sédimentaires dont nul n’est maître de supprimer le dépôt ni même d’en apprécier l’épaisseur.

Pour en revenir à ce principe d’intermittence, notre civilisation ne cesse de multiplier les fondations nouvelles : instituts, académies, écoles, offices, bureaux… Il en résulte la construction ou l’aménagement d’édifices pour les abriter et la désignation de fonctionnaires pour les administrer. S’il y en a de contestables quant à leur opportunité, admettons que la plupart sont issues d’un louable dessein où répondent à quelque besoin. Mais toutes jusqu’ici sont établies sur le principe de la permanence : permanences ruineuses. Pour les créer, il se rencontre encore quelques Mécènes dont la générosité ira en s’amincissant. Mais pour entretenir ou restaurer leurs façades, pour maintenir le personnel nécessaire, pour solder les surplus imprévus… qui paiera et avec quoi ?

Or, disais-je dans le Rapport général sur les travaux de l’Union Pédagogique Universelle : « Que l’on cesse d’enraciner au sol les dites institutions, qu’on leur donne une organisation intermittente et comme un vague relent de campement, les voilà non seulement allégées d’entraves, déchargées de maints soucis mais encore accommodées au goût du jour. Ce goût du jour n’est point issu d’un caprice, mais d’un instinct. La vitesse règne. L’existence est rendue trépidante aussi bien par la coopération incessante de la mécanique que par le recours continuel à la tension de l’organisme humain. L’homme se trouve par là soumis la tyrannie des courants à haute fréquence dans presque tous les domaines. Car de tels courants ne sont supportables que s’ils s’interrompent et efficaces que s’ils se répètent. De là la diffusion de l’idée de « session » qui, directement ou sous des déguisements, s’infiltre de tous côtés. La session périodique contient de la sorte en germe la solution de quantité de difficultés présentes. »

La doctrine de l’intermittence, Messieurs, est d’une application relativement aisée mais non pas par l’État, personnage trop ventru et assis trop loin. Le municipalisme est bien mieux à même de se servir d’un tel outil ; il possède pour cela une souplesse autrement grande.

Ainsi notre modernisme même, les inventions géniales dont nous sommes justement fiers, le bien-être général qu’elles ont engendré, la situation économique à laquelle nous sommes arrivés, tout — bien ou mal — concourt à nous orienter vers un retour à la prépondérance municipale. Et sans doute faudra-t-il revenir en même temps à cette notion greco-romaine du citoyen reconnu apte à des fonctions variables, transitoires, parfois conjointes d’après son mérite ou les circonstances… tout le contraire du mandarinat auquel peu à peu nous nous inclinions ; manquement aussi au culte dont était l’objet l’idole du jour, le spécialisme… Tout mouvement, toute force, a dit une fois Ferrero, rencontre dans l’excès sa propre limite et s’y épuise…


ii


Lorsqu’on prétend innover, il faut prêcher d’exemple. C’est ce que nous avons fait, quelques amis et moi, en créant le 15 novembre 1925 l’Union Pédagogique Universelle laquelle, ayant achevé sa besogne en cinq ans, s’est dissoute à la fin de 1930 laissant simplement subsister une Commission technique de propagande chargée de diffuser ses principes et ses méthodes.

L’œuvre de l’U.P.U. s’est déroulée sur un double plan. Reprenant les travaux de l’Association pour la Réforme de l’Enseignement fondée en 1906 et que les approches de la guerre avaient interrompus, elle les a poursuivis en modifiant d’après les circonstances nouvelles leur courbe générale. Elle a ainsi établi des programmes d’enseignement d’un aspect entièrement inédit pour les ordres secondaire et post scolaire, laissant de côté, pour des motifs qu’il serait trop long d’exposer ici, l’ordre primaire et l’ordre supérieur. En outre, elle a précisé le rôle pédagogique de la Cité moderne. Ce fut l’objet d’une conférence internationale qui s’assembla à Ouchy en septembre 1926. Cette conférence fut amenée à proclamer notamment ce qu’on a appelé le Droit au sport et le Droit d’accès à la culture générale. Voici le libellé du premier : « Il existe pour chaque individu un droit au sport et il appartient à la Cité de pourvoir le plus gratuitement possible le citoyen adulte des moyens de se mettre puis de se maintenir en bonne condition sportive sans qu’il se trouve obligé pour cela d’adhérer à un groupement quelconque. Et voici le second : L’adulte qui n’a pu, faute de loisirs ou de moyens, participer à la vie supérieure de l’esprit, est autorisé à attendre de la Cité qu’elle lui assure un contact avec la culture générale et désintéressée lui permettant non d’en parcourir le domaine mais d’en prendre une vue d’ensemble en dehors de toutes préoccupations utilitaires et professionnelles.

Il n’y a pas dans ces deux formules un seul terme qui puisse être retiré, transposé ou modifié sans que le sens et la portée de la formule elle-même ne s’en trouvent atteints. Cette portée, la saisissez-vous bien ? Un de ceux qui avaient voté ces textes revint me trouver peu après et me manifesta quelques scrupules. Mais, lui disais-je, les textes étaient clairs, précis. Ils ont été discutés… Oui, répondit-il, mais je ne me suis pas aperçu tout de suite de leur caractère révolutionnaire.

Il y a révolutions et révolutions selon qu’il s’agit de satisfaire des besoins ou des appétits ; la démarcation est plus facile à tracer qu’on ne le croit souvent. Ici, nul appétit ne se révèle ; mais des besoins lentement développés et profondément enracinés. Si la Cité doit être appelée à tenir dans la Société prochaine la place prépondérante que je prévois pour elle, il faut que la vie musculaire de l’adulte individuel y soit puissamment organisée et que l’instruction de ce même adulte reçoive une impulsion vigoureuse depuis l’heure où il s’est cru instruit, jusqu’au dernier sommet de son activité possible.

L’adulte ?… qui donc pense à lui ? Il est la cellule centrale, il est le maître de l’heure. Tout dépend de lui. Or, on ne songe qu’à l’enfant, on se penche sur l’enfant. On ausculte ses instincts pas même révélés. On aperçoit en lui toutes sortes de devenirs purement fictifs. On va répétant : l’enfant est le père de l’homme. C’est faux. Le père de l’homme c’est l’adolescent, c’est le jeune homme. L’enfant en est tout au plus un grand-père incertain. Les exemples historiques abondent de générations qui ont pris le contre-pied de ce qu’on leur avait insufflé aux années enfantines ; le même phénomène est très rare par rapport à l’adolescence. J’entends ici certaines clameurs de professionnels pour lesquels, en parlant ainsi, je ne suis qu’un amateur audacieux, mais croyez-moi, Messieurs, l’expérience fournie par les milieux sportifs pendant quarante années représente quelque chose d’inégalable, parce que là s’observe le mieux ce passage de l’éphébie à la virilité qui peut être rendu si lumineux, si franc que toute la vie subséquente en demeurera comme éclairée par en-dessous.

Continuez donc, si cela vous plait, de microscoper l’enfance, de l’interroger sur les sujets les plus étrangers à son cérébralisme, de la soumettre à des enquêtes singulières. Je le déplore parce que c’est du temps et de l’argent perdus et qu’aussi bien tout cela lui donne de son importance une idée regrettable. Mais, pour Dieu, n’oubliez pas l’adulte. Aux heures troubles qui approchent, le munir d’un solide équilibre physique et mental importe plus que tout le reste ; ce sera là le plus efficace et peut-être le seul rempart de défense pour la civilisation issue de nos efforts et de ceux de nos prédécesseurs.

Équilibre physique… Messieurs on a fait ces temps de larges griefs au sport à propos des germes de corruption qu’il recèlait. C’est vite dit. Les sportifs eux-mêmes sont beaucoup moins coupables que les parents, les maîtres, les pouvoirs publics, les fédérations et la presse. Mais il y a des abus, c’est entendu. Et comment n’y en aurait-il point ?

Le nom illustre et aimé de M. le Conseiller fédéral Motta demeure attaché à un document qui fut communiqué l’an passé à Genève au cours d’une séance dont il avait bien voulu accepter la présidence. Ce document, la Charte de la Réforme sportive, a eu un large succès de circulation puisqu’il est traduit en maintes langues et qu’affiché au seuil de l’Hyspa, il y a récolté d’abondants suffrages. On s’exerce timidement à en faire des applications partielles. Que si vous relisez les dix-neuf paragraphes qui le composent, vous constaterez que la plupart sont malaisés à appliquer par l’État, aisés par la Cité. En tête figure la distinction essentielle entre l’éducation physique, l’éducation sportive et la compétition. De la première rien à dire ici. Elle est pour tout le monde et relève du domaine scolaire. La seconde n’est organisée nulle part sinon sur le papier dans quelques localités de bon vouloir. C’est celle-là que vise le « droit au sport » et c’est à son intention que l’U.P.U., creusant le sujet, a rédigé son projet de rétablissement du gymnase antique, bien entendu modernisé au gré du jour, c’est-à-dire d’un établissement où tout adulte pourra pratiquer selon son caprice, à l’heure et dans la mesure qui lui agréeront, le sport ou les exercices spéciaux préparatoires au sport de son choix. Un tel établissement coûtera cher, très cher… Non, pas tellement. Et puis, au besoin, il y aurait à portée le grand remède que tout à l’heure je vous indiquais, l’intermittence, la « session » libératrice de tant de difficultés matérielles et propre à tant alléger les budgets. Pourra-t-on l’appliquer ici ? Pourra-t-on faire des sessions d’éducation sportive, d’entretien sportif ?… Et pourquoi non ? Ce serait en même temps instituer une cure de sport d’une si haute valeur thérapeutique et d’un emploi encore si peu fréquent. Mais dans les villes le pouvant, la permanence du gymnase s’impose évidemment. Bien des moyens existent d’ailleurs de l’établir sur des bases économiques. L’enseignement mutuel ne serait pas à écarter… Ce qui importe surtout, ce sera de la préserver du double péril que représentera pour lui le voisinage, sur ses confins, de l’École et de la Société sportive. L’une et l’autre en y pénétrant le feraient aussitôt dévier de son objet et neutraliseraient son action principale. Il doit demeurer le domaine aussi exclusif que possible de l’adulte envisagé isolément ; et celui-ci doit s’y sentir préservé à la fois du contrôle et du concours. Ni l’éducation physique ne remplira sa mission à l’École sans l’aide de la discipline et du contrôle ni la société sportive ne demeurera vivante et prospère sans concours et sans records. Mais le gymnase à son tour ne jouera son rôle que si ceux qui le fréquentent sont soustraits à l’action de l’un et de l’autre élément.

Un des abus inquiétants actuellement en matière sportive, c’est la multiplicité des championnats. Sans doute l’appauvrissement général y remédiera mais par le mauvais bout si j’ose dire. D’autre part, la compétition est nécessaire au maintien de la sportivité. Le sport sans elle s’affaiblirait, l’instinct sportif s’étiolerait et se fanerait comme une plante en laquelle la sève ne monte plus. Les Jeux Olympiques, au sommet, pourvoient à cette nécessité. Ce qui nous alarme, c’est dans l’intervalle des Jeux, cette continuité d’allées et venues d’équipes en balades lointaines : perte de temps, gaspillage d’argent et aussi formation d’un état d’esprit flottant, sans racines qui n’est pas très fameux pour la jeunesse parce qu’il la détache du travail quotidien. Et bien, Messieurs, là encore le municipalisme nous apporte du secours. C’est entre les cités et non entre les nations que devrait s’organiser la compétition sportive ordinaire, celle qui entretiendra l’activité sportive sans trop détendre le travail. C’est de ville à ville, de collège à collège, de région à région que les challenges ont leur plus grande raison d’être sans qu’il faille franchir à tout moment les frontières et multiplier par là ces spectacles internationaux, ces appels à la foule, ce battage qui ne sont bons ni pour les spectateurs ni surtout pour les acteurs. Encore une fois, les Jeux Olympiques suffisent. Leur action quadriennale suffit…


iii


Si le « droit au sport » a renforcé le projet déjà déposé devant l’opinion d’une restauration devenue nécessaire du gymnase antique, le « droit d’accès à la culture générale » nous ramène vers une institution jadis mal comprise, mal lancée et dont l’éclipse va prendre fin : c’est l’université populaire. Elle succomba il y a environ trente-cinq ans sous le fantaisisme naïf auquel s’étaient abandonnés ses initiateurs. Que voulaient-ils ? Ils ne savaient pas au juste. Distraire simplement. En fait, ils ahurissaient des auditoires composites mis sans méthode et sans suite en contact avec un tohu-bohu d’idées seulement esquissées et de sensations artistiques inattendues. Dès alors pourtant — je pourrais vous citer un document qui, il y a exactement 42 ans convoquait à la Sorbonne pour une pléiade d’hommes à l’esprit ouvert pour en conférer — dès alors, certains se préoccupaient de la cellule de paix sociale et internationale que constituerait l’université populaire bien comprise et méthodiquement organisée. Des circonstances adverses, des agitations multiples, détournèrent l’attention. On ajourna. Puis s’élevèrent les brouillards de la guerre approchante et ensuite la fumée des incendies et ensuite encore le voile de la grande illusion.

Aujourd’hui sonne un nouveau tocsin. Le temps n’est plus aux tergiversations. Et puisque ce soir, je me trouve dans l’impossibilité de même résumer la mise au point des universités populaires telle que l’a opérée l’Union pédagogique universelle, je veux du moins vous dire de mon mieux quelle en est la base philosophique.

Durant que se préparaient des conflits inféconds, un grand événement s’est produit qui ne fut guère remarqué des assistants. N’est-ce pas toujours ainsi ? On s’attache à ce qui frappe par des contours accusés et on laisse passer le fait dont il faudrait réfléchir pour comprendre l’importance L’événement dont je parle est celui-ci. En histoire et en géographie le cercle jusqu’alors discontinu s’est soudé. L’homme s’est trouvé possesseur des secrets ultimes de la configuration de sa planète, ainsi que de la courbe des siècles historiques accumulés derrière lui. En même temps, le monde sidéral ouvrait devant lui des perspectives soupçonnées mais non encore aperçues et l’électricité déjà attelée à son service lui livrait toute une portion de ses merveilles dont l’utilisation allait lui fournir des possibilités imprévues. Vous entendez bien n’est-ce pas, que je ne reprends pas pour la commenter ici la parole malheureuse échappée naguère des lèvres d’un grand savant : il n’y a plus de mystère — parole du reste dont on a méconnu le véritable sens. Des mystères, certes, il y en a et plus que jamais pourrait-on dire puisqu’ils croissent au fur et à mesure que les connaissances s’étendent. Mais, comment dire ? ce sont des mystères de détail. Il reste certes infiniment de choses à scruter pour l’humanité ; elle n’en a pas moins franchi une étape comparable à celle qui tout à coup au sortir d’une longue montée ouvre devant nous un panorama aux vastes horizons. Je sais que beaucoup de ceux qui m’écoutent ne saisissent pas bien ce que j’exprime-là. Tant mieux pour eux ; c’est le privilège de leur trop grande jeunesse tandis que c’est celui de mes 70 ans — et je fais appel à la mémoire de ceux qui ont à peu près mon âge — d’avoir connu un temps où le dit panorama n’était pas visible sinon par des échappées brèves que coupaient de longues et hautes parois d’obscurité. Mettez par la pensée une date sur toutes les explorations, les exhumations archéologiques, les expériences scientifiques qui ont enrichi notre patrimoine de connaissances depuis seulement trente-cinq ans. Mettez la surtout sur les années où les résultats de tout cela ont commencé d’être absorbables par la collectivité (il y a toujours un moment pendant lequel la notion nouvelle hésite à prendre forme) vous comprendrez ce que je veux dire lorsque je parle d’étape décisive.

Eh bien Messieurs, en face de ces révélations la pédagogie n’a pas bougé. Elle est demeurée telle quelle. Elle n’a changé ni ses méthodes ni même ses aspirations ; elle s’est contentée d’allonger ses programmes et en les chargeant, d’en alourdir dangereusement le poids. Là où il fallait devenir presbyte, elle est restée myope.

C’est pourquoi dès 1906, aidé par un ami, l’illustre savant Gabriel Lippmann, j’ai entrepris la préparation de programmes nouveaux répondant à un état de choses nouveau. Nous avons longuement tatonné. Hélas ! il a été enlevé avant que je n’aie pu avec son appui précieux, toucher le terme. L’Union pédagogique a enfin abouti. Permettez que je me réfère au message par radio transmis lors de sa fondation le 15 novembre 1925.

Il y était dit ceci : « Conçus en un temps où les connaissances scientifiques étaient limitées et les rapports internationaux restreints, nos systèmes d’instruction n’ont plus la capacité suffisante pour contenir ce qu’il faudrait aujourd’hui savoir. L’apprendre par les vieilles méthodes est impossible. Les deux tiers de la vie y suffiraient à peine. Il faut donc instaurer des méthodes nouvelles. Quand on n’a pas le loisir d’explorer une région, le pic à la main, en gravissant lentement ses sommets, on la survole. L’enseignement, désormais, doit devenir une aviation au lieu d’être un alpinisme. »

Une aviation intellectuelle. C’est bien cela. On survolera le domaine de la connaissance. Donc premièrement, il faudra le reconnaître, ce domaine de la connaissance et puis le cadastrer de façon que le voyage aérien en soit facilité. Mais il y a beaucoup de degrés dans la manière de survoler un territoire. On peut en prendre une vue d’ensemble rapide ; on peut la prolonger par des ralentissements, des évolutions, des rapprochements du sol… on peut enfin atterrir plus ou moins longuement sur des points déterminés. On peut aussi répéter le survolement plusieurs fois de façon à bien se pénétrer de ce que la première vue a révélé. Quelle élasticité engendrera l’application à la pédagogie de pareils procédés. Encore n’en faut-il pas abuser. Après l’excès de myopie, il ne faut point verser dans l’excès de presbytisme. C’est pourquoi comme je le disais tout à l’heure, les réformes que nous préconisons ne touchent ni l’École primaire où s’apprend le maniement des outils servant à la culture ni l’École supérieure ou universitaire qui distribue le spécialisme pratique ou scientifique. Mais entre les deux nous prétendons, disions-nous déjà avec Lippmann, il y a bien des années, encarter « une ère d’idées générales embrassant l’ensemble du monde matériel et de l’évolution humaine afin que tout homme possède ainsi, au seuil de la vie active un aperçu du patrimoine dont il est à la fois bénéficiaire et responsable ».


iv


Cette aviation intellectuelle susceptible d’une gradation si nuancée, l’université populaire peut y participer. Ce survolement du domaine de la connaissance, ses auditeurs peuvent y prétendre, Les règlements que nous avons préparés y ont pourvu ; ils sont stricts, sévères même. Il faudra empêcher l’institution de dévier ; elle doit garder quelque intransigeance hautaine pour demeurer uniquement pédagogique. À cette condition, elle sera vraiment une des assises de la cité prochaine.

Le temps est court pour expliquer ces choses. Je veux tenter de les illustrer par un exemple. Prenons l’histoire qui me concerne plus particulièrement. L’Union pédagogique lui fait une place considérable dans ses préoccupations mais à l’Histoire universelle préalable. La réforme des études historiques se synthétise pour elle en une formule qui sans doute a déjà passé sous vos yeux mais dont la valeur a pu vous échapper. La correspondance Havas la reproduisait encore ces jours derniers à propos d’une lettre dans laquelle j’avais prié M. le président Hymans d’en vouloir bien saisir ses collègues de l’Assemblée de Genève :

« Tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines : ainsi l’habitude des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit dans l’esprit et y demeure. En conséquence, l’histoire d’une nation et celle d’une période ne peuvent être utilement enseignées que si elles ont été préalablement situées dans le tableau général des siècles historiques. »

Qu’un pareil principe ait rencontré la coalition des préjugés courants inspirés par la routine et des intérêts professionnels, il n’y a pas lieu d’en être surpris. L’opposition jusqu’ici a été plus sournoise que déclarée. Le bon-sens et la loyauté finiront par en avoir raison.

Qu’a-t-on objecté ? que certains nationalismes à tendances aggressives s’en verraient émoussés. Cela on le pense et c’est exact ; mais on n’a pas osé le dire. On a plutôt argué d’une prétendue incapacité de l’adulte non cultivé où de l’adolescent à pouvoir saisir les ensembles. Il lui faudrait toujours s’élever du particulier au général ; vieille querelle de mots que la mordante ironie d’un Toppfer s’amusait déjà à ridiculiser. Et pourquoi cette incapacité ? Sur quoi la base-t-on ? Elle n’est pas logique et de plus, elle n’est pas exacte. En ce qui concerne des auditoires ouvriers, l’expérience a été faite. Elle va l’être sur des auditoires scolaires.

Ce que nous proposons pour l’histoire, nous le proposons pour d’autres sujets ou comme on dit aujourd’hui, non sans cette petite pédanterie dont souffre souvent le style, pour d’autres disciplines : les anciennes comme la philosophie ou les nouvelles comme la biologie. Pour toutes, les cadres d’enseignement ont été dressés dans ce même esprit que définit la charte générale de l’U.P.U. en son article 3 ainsi conçu : « la notion de la connaissance doit être distinguée de la connaissance elle-même, cette dernière pouvant être en quelque sorte inventoriée (c’est-à-dire définie ou cadastrée) sans qu’on en pénètre la substance ». Ce qui signifie que l’on peut faire comprendre même à des incultes en quoi consistent tels ordres de phénomènes ou de spéculations sans qu’ils aient besoin pour cela d’apprendre à en utiliser eux-mêmes le mécanisme.


v


Un dernier mot. Ces assises de la Cité, ceux qui les édifient travailleront-ils comme je le donnais à entendre tout à l’heure pour la paix ? Oui, pour la paix sociale et accessoirement pour la paix internationale. Et voici comment.

L’enseignement tel que nous le concevons sera un grand producteur de modestie. Et la modestie, à son tour est productrice de pacifisme. La route est indirecte. Il n’est pas certain que ce ne soit pas la plus sûre. Regardons autour de nous, observons les peuples. Jamais on ne s’était autant visité. Jamais on n’avait davantage « pris contact » et « échangé des vues ». Jamais surtout on n’avait fait autant appel à la « chaleur communicative des banquets », cette grande trompeuse. Avez-vous pourtant le sentiment que la compréhension entre les États, entre les professions, entre les consciences, entre les individus ait largement progressé ? Est-ce que vous ne sentez pas régner une sorte d’incompréhension par moments plus redoutable que l’ignorance d’hier par ce que celle-là était plus ou moins consciente et que la première est inconsciente. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet-là et sur la faillite relative du palabrisme. Que de fois en écoutant des discussions courtoises et bien intentionnées, il m’est advenu de songer à ces habitants de Beaucaire et de Tarascon qui se faisant vis-à-vis sur les deux rives du Rhône avaient, dit une légende qui sent déjà son Tartarin, résolu de se partager la dépense d’un pont destiné à les réunir ; malheureusement n’ayant pas pris soin d’amorcer les constructions bien en face l’une de l’autre, les deux tronçons ne se raccordèrent pas au milieu du fleuve.

Messieurs, je crois après avoir bien observé et réfléchi que la vanité est la principale pourvoyeuse de l’incompréhension contemporaine ; vanités professionnelles, vanités de castes… et tout cela repose sur un maigre savoir ridiculement exalté par ceux qui l’ont acquis et qui se croient parvenus ainsi au sommet des plus hautes spéculations spirituelles. Bénis seront les enseignements qui donneront à nos successeurs l’habitude de suivre le contour de ce qu’ils ignorent plutôt que de ce qu’ils savent et réussiront à leur faire éprouver au besoin quelques uns de ces frissons salutaires que provoque par exemple la contemplation des abîmes sidéraux.

Dans la charte de l’U.P.U. déjà citée figure un article 5 ainsi conçu : « On doit viser à subsister au sentiment de vanité satisfaite qu’engendre le demi-savoir celui de l’ignorance humaine, l’instruction donnée pendant l’enfance et l’adolescence ne devant plus être considérée par personne comme suffisant à assurer la formation intellectuelle de l’individu ». Messieurs, je le crois fermement, le jour où pareille doctrine aura prévalu l’humanité réalisera un progrès bienfaisant dans la voie de la paix véritable.


Pierre de Coubertin.