Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Les Associations ouvrières du moyen âge

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Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 70-90).

CHAPITRE VI

Les Associations ouvrières du moyen âge


Qu’est-ce aujourd’hui qu’une association ouvrière ?

Les ouvriers, de notre temps, sont des hommes libres et des citoyens égaux aux autres citoyens. S’ils songent à former des groupes ou des sociétés pour se garantir, soit contre la misère, soit contre les exigences du capital, soit contre les juridictions étrangères à leur classe, c’est individuellement, à leur heure, dans la plénitude de leur liberté. — Ces groupes, y entre qui veut, quand vient le besoin ou la conviction. Ces sociétés, elles ont un but déterminé : celle-ci, l’assurance mutuelle contre la misère, cette autre, la lutte contre les patrons ; et si quelques travailleurs prennent l’initiative, les autres peuvent rester étrangers à leur œuvre, jusqu’au jour où ils en comprennent l’utilité et les bienfaits.

Ce qui se passait au moyen âge était tout différent.

Tous les travailleurs d’une même ville et d’un même métier, soumis à la même oppression, se serraient et s’organisaient pour s’affranchir ensemble. Cette organisation, elle ne pouvait évidemment être limitée, ni à certains travailleurs, ni à certain objet spécial. Tant que les ouvriers ne l’avaient pas conquise, ils n’avaient ni droits, ni libertés, ils étaient serfs. Ils ne pouvaient pas plus former une société pour un but défini, et avec une partie d’entr’eux, qu’un pays ne peut faire une révolution sans qu’elle touche à tout le gouvernement, et sans qu’elle embrasse dans ses résultats tous les citoyens.

De là la nature de la corporation ouvrière au moyen âge : ce n’était pas un groupement de quelques travailleurs, c’était la loi de tous les travailleurs d’une même profession ; comme une petite ville dans la grande, un diminutif de la patrie. On en était naturellement, par cela-même qu’on exerçait le même métier dans la même ville, je dirais qu’on la subissait, si elle n’avait pas été au début un bienfait incontestable, comme on subit la loi du pays où l’on est, comme on subit l’organisation et les charges municipales de l’endroit qu’on habite. C’était une petite nation, avec sa législation, ses magistrats et son territoire.

Aussi chaque corporation est différente de la corporation voisine. Celle-ci est aristocratique, cette autre démocratique ; il n’y en a pas deux dont les règlements soient semblables ; cette réflexion était nécessaire, au début de cette étude, qui aura pour objet de donner, non pas les règles universelles de tous les corps de métiers (il n’y en avait pas), mais les faits généraux qui ressortent de toutes leurs réglementations particulières.

Puis, chaque corporation se défend contre sa voisine, avec la jalousie de toutes les organisations locales. Luttes, dans la même ville, entre les métiers analogues, pour la limite de leur droit de fabrication. (Par exemple entre les drapiers, les tisserands et les foulons.) Luttes, dans le même métier, entre les ouvriers de la ville et ceux des faubourgs. Il serait injuste de reprocher aux ouvriers du moyen âge leur regrettable exclusivisme, qui tenait aux mœurs et aux idées du temps. Dans des siècles où tout était privilège, les ouvriers ne pouvaient pas songer à abolir les privilèges : ils essayaient de conquérir les leurs.

II. — Aujourd’hui, il y a séparation absolue de classe entre l’ouvrier qui produit, le patron qui a l’entreprise de la production et le marchand qui est l’intermédiaire entre le producteur et le consommateur.

Aujourd’hui, la richesse accumulée depuis des siècles, s’est concentrée dans les mains, soit des patrons, soit des gros négociants. Le capital industriel s’est créé peu à peu, a exploité le travail, et la lutte a commencé. Rien de semblable n’existait au début des corporations.

On sortait d’une misère et d’une oppression commune, on ne connaissait pas les grandes situations industrielles et commerciales. Le fabricant avait lui-même sa boutique, où il vendait ses produits ; là il était à la fois patron et marchand. Son commerce et sa fabrication étaient restreints. Puis, avant d’être patron, il fallait qu’il eût été ouvrier. Il avait eu le sort du très-petit nombre de travailleurs qu’il employait. Il était de la même classe sociale qu’eux. Il s’était affranchi avec eux. Bref, les différences, les exploitations, les luttes, qui se sont fait jour depuis, étaient encore ignorées.

Les corporations ouvrières, où se rencontraient les industriels, les négociants, et jusqu’aux changeurs et aux banquiers, organisés comme les autres, tant les situations changent ! les corporations ouvrières contenaient trois états divers, moins trois classes séparées que trois grades successifs, en quelque sorte.

Le premier était celui des « apprentis. » Le temps de l’apprentissage, qui variait suivant les métiers, était généralement fort long. Il pouvait aller jusqu’à douze ans. Les parents de l’enfant qu’on plaçait comme apprenti passaient un contrat avec le patron chez qui il entrait. L’apprenti payait à son patron une somme annuelle, dont le minimum était fixé par les coutumes ou les règlements de la corporation. Quelquefois, il pouvait faire son apprentissage gratis.

Une fois engagé, il ne pouvait plus quitter son patron, mais celui-ci devait le loger, le nourrir, l’entretenir. Il avait dans la maison une position à la fois d’élève et de serviteur. Cette dernière était naturelle, à une époque où les fonctions domestiques étaient dévolues à la jeunesse, et où le fils des plus nobles commençait par servir aussi. L’apprenti n’était pas sacrifié, tant s’en faut, par l’organisation ouvrière du moyen âge. Le grand soin des corps de métiers semble avoir été de lui assurer une éducation industrielle sérieuse. Le maître est tenu de la lui donner ; il ne peut prendre qu’un nombre fixé et très-restreint d’apprentis par cette raison qu’un seul maître enseigne mal un trop grand nombre d’élèves.


Son temps fini, « l’apprenti » devient « valet, » c’est-à-dire ouvrier. Que cette expression de valet n’étonne pas. Elle n’avait nullement, à cette époque, le sens qu’elle a pris depuis ; on n’y peut attacher spécialement aucun sens de domesticité. Les règlements sont si susceptibles sur ce point qu’un d’eux interdit même d’employer les apprentis devenus assez instruits pour travailler, au service de la maison. « Quand un apprenti sait faire son chef-d’œuvre, dit le règlement des « chapuiseurs, » c’est raison qu’il se tienne au métier, qu’il soit en l’atelier, qu’on l’honore plus que celui qui ne sait pas le faire, et que son maître ne l’envoie plus en ville chercher son pain et son vin, comme un garçon. »

Chaque maître pouvait employer autant d’ouvriers qu’il en avait besoin. Il passait avec eux un engagement. Si l’ouvrier ne pouvait plus rompre cet engagement, le maître, de son côté, ne pouvait plus le renvoyer sans de bonnes raisons. Dans les cas où il y avait contestation, c’étaient les magistrats de la corporation qui décidaient ; et ces magistrats étaient pris, dans beaucoup de corporations, en nombre égal parmi les ouvriers et les patrons.

Si le patron avait des droits vis-à-vis l’ouvrier, l’ouvrier en avait vis-à-vis du patron. D’abord celui qui était de la corporation devait être employé de préférence à tous ceux qui venaient de dehors. Tant qu’un seul « valet » du lieu restait sans ouvrage, les patrons n’avaient pas le droit d’employer des étrangers. Puis, quand les patrons frustraient les ouvriers dans leurs intérêts, dans les cas qui amèneraient aujourd’hui une grève, il y avait des juges professionnels pour discuter leurs griefs et leur donner satisfaction.

Sur quelques points seulement, les règlements étaient très-sévères. Les corps de métiers exigeaient des ouvriers qui participaient aux privilèges et à tous ceux que les patrons employaient la moralité et des vêtements convenables. Le dernier détail paraît un peu bizarre aujourd’hui ; mais on remarque le premier. Il prouve combien les associations ouvrières étaient jalouses de leur dignité.

Pour devenir à son tour « maître », c’est-à-dire patron, deux conditions étaient exigées de l’ouvrier : « savoir le métier et avoir de quoi ; » c’est-à-dire posséder l’éducation industrielle et les fonds nécessaires pour prendre honorablement un établissement. En se faisant recevoir « maître, » on payait un droit fixé d’avance. Une fois reçu, on n’avait plus qu’à faire prospérer de son mieux son industrie. Cependant les corporations semblaient craindre qu’un établissement ne prit trop d’extension aux dépens des autres, et n’attirât tout à lui. Elles défendaient aux patrons d’accaparer l’industrie, en prenant un trop grand nombre d’ouvriers.

III. — Voici les citoyens de la petite république industrielle. Voyons leurs lois.

Ces lois, au premier temps, on les appelait des « coutumes, » comme presque toutes les lois de l’époque féodale. Coutumes : ce mot signifie qu’elles n’étaient ni écrites ni constatées par un texte, qu’elles consistaient uniquement dans les pratiques suivies par la corporation, dans des habitudes prises naturellement, et qu’elles n’existaient que dans la mémoire de ceux qui avaient vécu dans le métier.

Ces « coutumes » nées d’elles-mêmes, et adoptées spontanément par la corporation, comment n’auraient-elles pas été faites dans l’intérêt de l’ouvrier et de l’industrie ? Aucun pouvoir ne les avait imposées ; aucune pression n’avait influé sur elles ; elles étaient sorties de la liberté industrielle conquise, et en gardaient la trace.

Mais bientôt on sentit le besoin de les fixer par l’écriture, et aussi de leur donner la garantie du pouvoir seigneurial ou royal. Alors aussi, ce fut dans une réunion des plus anciens et des plus considérables du métier que le texte en fut établi. La législation des corporations ouvrières sort donc de ces corporations elles-mêmes.

Quelle préoccupation indique-t-elle ? Méfiance des ouvriers contre les patrons ? Effort des patrons pour asservir les ouvriers ? Non. Encore une fois, ces questions de classes paraissent à peine alors. L’idée principale de l’association ouvrière affranchie est d’être digne de sa liberté, de relever l’industrie et la dignité de ceux qui l’exercent, de moraliser le travail. On y trouve une sorte d’honnêteté naïve et presque puérile par les précautions qu’elle prend.

Nous l’avons vu dans l’organisation des diverses classes de la corporation. L’apprenti, on veut avant tout qu’il devienne un bon ouvrier. L’ouvrier, on tient à ce qu’il soit honnête et de mise décente. Le patron, on exige sévèrement qu’il soit un ouvrier capable, avant de diriger d’autres ouvriers à son tour, et qu’il ait les fonds nécessaires pour fonder un établissement sérieux. Mais ce n’est pas tout : des règlements minutieux, adaptés à chaque métier, entrent dans les détails de la fabrication ; et, chose précieuse et notable ! ces règlements, faits par les ouvriers, ont surtout un grand objectif : l’intérêt des acheteurs. Ce qu’ils proscrivent avec soin et dans des prescriptions circonstanciées, c’est la fraude. Ce qu’ils veulent conserver, c’est la loyauté de la fabrication.

IV. — Pour faire exécuter ces règlements, le corps des métiers a des magistrats appelés, suivant la corporation ou le pays, maires, jurés, consuls, élus, bails, gardes ou maîtres de métiers, etc. Ces magistrats, de nombre variable (généralement quatre ou six), étaient tantôt tous de même grade, tantôt divisés en deux classes ; ceux qui surveillaient, ceux qui jugeaient. Ils sortaient d’une élection dont les formes variaient. Ils étaient choisis, ici, par tout le corps de métier, ailleurs, par les magistrats sortants. Ils étaient souvent pris, également, parmi les ouvriers et les patrons. La corporation des foulons, à Paris, avait même à cet égard une législation ingénieuse. Les patrons nommaient deux ouvriers, et les ouvriers deux patrons, en sorte que les magistrats de chaque classe étaient sympathiques à la classe opposée.

Ajoutons qu’il y avait des corporations dont l’affranchissement n’était pas si complet, et sur lesquelles pesait encore le pouvoir féodal. Pour celles-là, le magistrat, le « maître de métier » c’était le patron qui fournissait le seigneur, ou l’ouvrier qui travaillait pour lui. Dans d’autres les magistrats étaient nommés par le « prévôt des marchands » (nommé lui-même par le seigneur, et son représentant).

V. — Les corps de métiers étaient, comme les collèges romains, capables d’acquérir et de posséder. En outre, ils levaient des cotisations ; ils imposaient des amendes ; ils percevaient des droits. Ils avaient un véritable budget. Ce budget, une grosse part en était employée à secourir les membres de la corporation hors d’état de se suffire à eux-mêmes. Ainsi les « cuisiniers » de Paris consacraient le tiers des amendes à entretenir « les pauvres vieilles gens déchus par faits de marchandise ou de vieillesse. »



Telles étaient dans leurs traits essentiels les associations ouvrières du moyen âge. On a pu juger leur caractère : ce sont, non pas des sociétés fondées pour un but spécial, mais de véritables petites républiques industrielles, où les travailleurs s’administrent eux-mêmes et font leurs lois et leur police, sans que l’autorité s’en mêle.

Que ces républiques fussent exclusives et jalouses, comment s’en étonner ? Dans le morcellement du moyen âge chaque coin de territoire s’arrangeait de son mieux et gagnait ce qu’il pouvait de liberté ou de droits, à part des autres. Si l’on tient compte de cette circonstance, l’organisation des corps de métiers ne paraîtra pas à dédaigner.

Les travailleurs une fois affranchis, quelle est leur première idée ? — Assurer la loyauté de l’industrie, surveiller la moralité de l’ouvrier et du patron ; exiger une solide éducation professionnelle. Un pareil exemple semble indiquer que l’autonomie des classes ouvrières ne peut amener que d’excellents résultats ; il fait comprendre pourquoi l’affranchissement des ouvriers profite si puissamment aux progrès industriels et à la richesse publique.

Comparez le collège romain, réglé par l’État, avec toutes les garanties de l’ordre, et le corps de métier du moyen âge, né spontanément d’une sorte de révolte. Le premier est impuissant à conjurer la ruine de l’industrie : le second la relève avec une étonnante rapidité. La comparaison n’est-elle pas instructive ?

À côté des « corps de métiers » qui comprenaient la classe tout entière des travailleurs, il y avait de véritables sociétés : « les confréries. » Les confréries étaient fondées soit par les membres d’un corps de métier, soit par une partie d’entre eux, soit par plusieurs métiers, soit même avec l’appoint de personnes étrangères, dans un but à la fois de religion, de fêtes et de charité. Avoir sa chapelle, son saint et ses messes spéciales, célébrer de grands et fréquents banquets où l’on buvait beaucoup, figurer en corps, soit aux enterrements des confrères, soit aux solennités publiques, représenter et festoyer de toutes les façons ; tel était le fond de la confrérie, que nous ne citerions que pour mémoire, sans ses institutions de charité qui étaient fort étendues. La première société de secours mutuels connue, peut-être, fut une confrérie mieux organisée que les autres : celle des « corroyeurs de robes de vair » à Paris. Les ouvriers qui voulaient participer à ses avantages payaient un droit d’entrée et une cotisation mensuelle, moyennant quoi, s’ils étaient malades (car la confrérie ne visait que le cas de maladie), ils avaient droit à trois sous par semaine de maladie, trois sous par semaine de convalescence, et autant pour avoir le temps de se remettre. Il est inutile de dire qu’entre notre « sou » actuel et le « sou » du moyen âge il n’y a d’autre ressemblance que celle du nom ; et que la valeur du sou était alors très-sérieuse.