Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Conclusion

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Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 149-157).

CONCLUSION


Arrivés au terme de cette longue course, nous pouvons nous retourner et embrasser d’un coup d’œil le chemin parcouru.

Nous avons vu ceci :

Dans les sociétés les plus diverses, les travailleurs se groupent forcément en corporation. Ce n’est pas un accident passager de l’histoire. C’est une loi de l’industrie. Dans Rome encore sauvage cela se fait naturellement. Dans le monde de l’Empire romain on est obligé d’y revenir malgré toutes les préventions. Dans le désordre du monde féodal, le mouvement spontané des choses y ramène les classes ouvrières : de même qu’avec toutes nos libertés modernes, avec notre égalité, les ouvriers sont conduits à reprendre une organisation moins absolue, mais analogue.

Maintenant, ces corporations ont tour à tour les effets les plus divers. Elles donnent ou elles ôtent la vie à l’industrie, suivant une loi constante : libres et indépendantes de l’État, elles ne produisent que des bienfaits ; officielles et prises par la centralisation, qui en fait un de ses mille instruments, elles valent un désastre public.

La raison en est bien simple. Le principe utile des corporations, c’est l’autonomie des classes ouvrières. Cette autonomie, elles l’assurent tant qu’elles sont indépendantes. Elles la ruinent, dès qu’elles deviennent officielles. Elles ne peuvent pas être indifférentes. Elles mettent forcément toute la puissance de l’organisation, soit au service de la liberté, soit au service de l’autorité.

Qu’on le remarque bien : deux faits se présentent comme solidaires et inséparables. Liberté, indépendance, dignité de l’ouvrier (mais on ne peut obtenir pareil état de choses que par l’association, soit qu’il faille lutter contre une oppression politique, comme dans le passé, ou économique comme dans le présent). — Richesse et prospérité de l’industrie entraînant la richesse et la prospérité du pays où elle s’exerce. Plus la classe ouvrière est affranchie plus elle est heureuse (cela va de soi), et son intérêt étant ici l’intérêt public, plus l’industrie de la nation tout entière est riche.

Le court examen historique que nous avons fait (en hâtant la route), permet au moins d’entrevoir ce qui ressort de tous les souvenirs du passé : combien est fausse cette idée répandue, que l’ordre tel que peuvent le donner une autorité très-absolue, un pouvoir très-centralisé, une administration très-organisée, est l’état le plus favorable au développement de la richesse. Cet ordre existait dans l’Empire romain et dans la monarchie du xviie siècle. Il a tué les pays où il s’est assis. Au contraire, les républiques grecques, dans de perpétuelles dissensions intestines, les républiques italiennes du moyen âge, avec leurs guerres civiles sans fin, les États-Unis modernes, avec leurs libertés illimitées, et les écarts et les violences qu’elles permettent, ont dominé, par le développement magnifique de leur prospérité économique, toutes les monarchies voisines si bien ordonnées.

Pourquoi ? Parce que les premières conditions de la prospérité c’est la vie, c’est-à-dire la liberté ; cette vie que toutes les centralisations de l’État gênent, énervent et épuisent. Il faut donc chercher les organisations qui affranchissent le travailleur, au lieu de celles qui l’asservissent. Et ce sont les organisations spontanées qui viennent d’en bas et qui ne sont pas des institutions officielles, car toute institution officielle, fut-elle fondée pour la liberté, et créée même par une insurrection, aboutit forcément à la réglementation et au privilège.


Ces réflexions, qui ressortent si naturellement des faits que nous avons exposés, permettent de juger des déclamations des ennemis du progrès social et de l’organisation ouvrière. Tantôt ils représentent comme une nouveauté ce groupement de travailleurs qui est la chose la plus ancienne, au contraire, parce qu’elle est éternelle. Tantôt, craignant pour leur situation de classe économique, ils feignent de voir un danger affreux et pour la société et pour la richesse, dans le retour à cette organisation des ouvriers par eux-mêmes, hors de laquelle il n’y a eu, dans le monde, que corruption et ruine de l’industrie. À ces hommes, qu’effrayent les moindres symptômes de vitalité dans les classes qu’ils appellent inférieures, nous pouvons montrer le tableau du passé. Partout où la résignation à une incurable infériorité économique et politique, a énervé les travailleurs, le travail a langui et la richesse est morte. C’est dans les pays où l’ouvrier se sent un homme et l’égal de tous, où il veut s’affranchir, où il lutte (alors même que la lutte éclaterait, parfois en explosion), qu’il y a à la fois prospérité matérielle et grandeur intellectuelle. À tous les plus magnifiques moments de la civilisation, on retrouve le travail manuel estimé, et le travailleur jaloux de ses droits.



Parmi les organisations qui témoignent de ces résultats, nous avons été amenés à parler du moyen âge. On se fait du moyen âge l’idée la plus fausse. On veut le considérer comme appartenant tout entière à la royauté et à l’Église. Il serait plus juste de la considérer, au moins à sa belle époque, comme une renaissance étouffée par la royauté et par l’Église.


Que de germes parurent alors qui n’ont pas pu se développer ! C’est le malheur de notre grande révolution, d’avoir été un effort vers la liberté abstraite ; de s’être trouvée séparée des premières traditions d’affranchissement (corporative et communaliste), par des siècles de monarchie absolue et d’oubli ; et de ne s’être pas rattachée à ses ancêtres et à ses débuts. Chose étrange ! La liberté est née chez nous avec les traditions de la servitude ; la Révolution a continué la centralisation monarchique ; elle a copié les exemples du despotisme.


Heureusement on s’est aperçu de l’erreur, et le mouvement qui se produit aujourd’hui en témoigne. On a vu que les libertés ne peuvent pas sortir seulement des théories et se tenir, en quelque sorte, en l’air. Un mouvement s’est fait à nouveau, vers l’organisation de la corporation et de la commune libre. Quelle en sera la mesure ? Où doit-il s’arrêter ? Ces questions ne sont pas mûres. Mais il était peut-être intéressant en ce moment-ci, de revenir sur cette société corporative du moyen âge, qui fournira peut-être des éléments à la société de l’avenir.



FIN